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Portraits


 

Herzog est une légende. A l'évocation de son nom ou de ses films les plus célèbres (Aguirre et Fitzcarraldo en tête), ce sont mille histoires, mille anecdotes qui surgissent. Si l'on peut admettre que quand « la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende », parfois celle-ci occulte trop l'homme pour ne pas être remise en question.

Herzog a si souvent été présenté comme un excentrique, un mégalomane, voire un fou que la perception de son œuvre s'en est trouvée profondément faussée. On sait qu’il a tourné cinq fois avec Klaus Kinski (belle preuve de son insanité !), a fait hisser un bateau en haut d’une montagne (voilà pour la mégalomanie...), qu’il a hypnotisé ses acteurs (… et l’excentricité). Mais si la folie, la mégalomanie, l'excentricité traversent effectivement son œuvre, il est parfaitement réducteur d’associer le cinéaste aux sujets de ses films. Plutôt que de voir dans ses entreprises parfois démesurées une mégalomanie clinique, dans son association à Kinski un rapport qui tiendrait du sado masochisme, il convient plutôt de s’interroger sur les raisons qui l’ont mené à préférer hisser un véritable bateau en haut d’une montagne plutôt que de tourner dans le confort d’un studio, il convient de comprendre que s'il s'est acharné à faire tourner Kinski ce n'était pas pour le plaisir de la confrontation mais parce que dirigé, contrôlé, il était tout simplement un acteur habité au charisme hallucinant. Très (trop ?) rapidement porté aux nues par la critique, présenté comme le grand espoir du cinéma allemand, Herzog a subi le contre coup de cet engouement généralisé.


Ce hiatus entre la perception de l'homme et l'homme lui-même remonte à loin. Très (trop ?) rapidement porté aux nues par la critique, présenté comme le grand espoir du cinéma allemand, Herzog a rapidement subi le contre-coup de cet engouement généralisé. Il bénéficie durant les années soixante-dix d’une aura incontestable. Il incarne, aux côtés de Fassbinder, Schlondörff et Wenders, le renouveau d’un cinéma allemand exsangue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. S’il émerge au même moment que ces cinéastes, son œuvre est totalement à part. En effet, ses films ne sont pas ancrés dans la société allemande de l'époque et n'évoquent guère le monde contemporain : ils sont happés par des images du passé et se situent souvent géographiquement loin de l'Allemagne et même de l'Europe. De plus, en terme de production, Herzog se place complètement en dehors du système classique du cinéma, produisant lui-même ses films (il travaille pendant deux ans dans une aciérie pour financer son premier court, Héraclès) et travaillant avec une équipe fidèle et très réduite. Finalement son œuvre, trop personnelle, trop détachée de cette seule question de la renaissance d'un cinéma allemand qui intéresse alors la critique, déçoit peu à peu la plupart de ses thuriféraires. On note la puissance d’évocation de ses sujets, son audace qui redonne un souffle d’air frais à un cinéma allemand moribond. Mais bientôt les critiques préfèrent utiliser les termes de folie, de grandiloquence et de mégalomanie. C’est la porte ouverte à une vision réductrice de son œuvre que l’on ne perçoit plus qu’à travers ces filtres déformants, la porte ouverte à une relecture de ses films que l’on taxe dorénavant régulièrement de fascisme. En effet, une frange de la critique (surtout de gauche) voit en lui un auteur peu recommandable, obnubilé par la question du surhomme, de la puissance, le dépositaire d'une idéologie rance sentant l'eugénisme voire, pour les plus radicaux, le nazisme. Une lecture qui, à la simple vision de son œuvre, est évidemment aberrante mais qui a joué un rôle important dans l'éclipse subie par le cinéaste.

Dès L'Énigme de Kaspar Hauser (1974), on ne s'intéresse plus que poliment à lui, mais c'est la démesure du tournage de Fitzcarraldo (1982), bien plus commentée que le film lui-même, qui nourrit une fronde critique qui provoque la quasi disparition du cinéaste de l'horizon cinéphile. Mais dès Aguirre (1972), le jeu est faussé. Après l'aventure de ce tournage, la critique (1), telle un spectateur de compétition sportive en manque d'exploit et guettant l'accident, attend d’Herzog une nouvelle folie, une nouvelle œuvre démesurée. Or le cinéaste déjoue cette attente et ne fait plus, à ses yeux, que décevoir les espoirs qu'elle a placé en lui. La versatilité de la critique est à son comble lorsqu’Herzog réalise Fitzcarraldo et qu'elle ne voit dans ce tournage épique qu'une tentative désespérée de sa part pour renouer avec l’aventure d’Aguirre afin de la charmer de nouveau et de retrouver son soutien.

Un autre lieu commun veut que la disparition de Kinski en 1991 ait marqué la fin de sa carrière de cinéaste, comme si Herzog ne pouvait donner sa pleine mesure qu'en se confrontant à son frère ennemi. Or, après leur dernier film en commun (Cobra Verde en 1987) Herzog n'a jamais cessé de tourner et son œuvre s’est constamment enrichie dans les années 1990 et 2000. Il a seulement poursuivi sa carrière à l’écart du système, privilégiant le documentaire, genre toujours moins vu et moins commenté que le long métrage de fiction. Herzog est ainsi tombé dans l'oubli dans les années 1990, ses réalisations n’étant que peu distribuées et, conséquemment, peu vues. On note dans la presse quelques lignes où il est juste répété qu'Herzog n’est plus que l’ombre du cinéaste qu’il a naguère été et lorsque l'un de ses films est distribué, c'est timidement, sans éclat.

Une petite partie de la critique continue cependant à s'intéresser à ses films, mais ceux-ci se retrouvent enfermés le plus souvent dans deux grilles de lecture figées - le romantisme allemand et la mystique - qui ne reflètent en rien la vérité d'une œuvre qui ne cesse de s'ouvrir sur de nouvelles questions et d'offrir une réflexion sur l'homme d'une incroyable richesse. Herzog lui même ne fait rien pour faciliter la tâche de la critique. Ne se souciant guère des frontières entre documentaire et fiction, court ou long métrage, réalisant cinquante-six films en moins d’un demi siècle, il finit par perdre même ses admirateurs les plus acharnés. La plupart de ses réalisations sont difficilement visibles et, petit à petit, les frontières de son œuvre deviennent floues, insaisissables. Or on ne peut pleinement appréhender le cinéma d'Herzog en se contentant des quelques longs métrages (une quinzaine au plus) distribués de manière classique.

En 2009, Beaubourg consacre une intégrale au cinéaste et le public a enfin la possibilité de découvrir l’œuvre dans son ensemble. Dans la foulée, son magnifique roman Le Chemin des glaces est réédité et le récit du tournage de Fitzcarraldo (Conquête de l'inutile) est traduit pour la première fois en français. Les entretiens et les dossiers abondent et Herzog sort de l'ombre pour devenir une figure quasi culte du cinéma contemporain, lançant même sa « Rogue Film School », une école de cinéma pirate et itinérante. Mais si ses dernières réalisations (Bad Lieutenant, La Grotte des rêves perdus, Into the Abyss) retrouvent le chemin des salles, il n'en demeure pas moins qu'en dehors de la rétro à Pompidou, la majeure partie de son œuvre demeurait inaccessible. « Demeurait » car en 2015, grâce au distributeur Potemkine, vingt-sept de ses films sont enfin rendus disponibles sur grand écran dans des copies numériques restaurées ainsi que dans une série de coffrets DVD et Blu-Ray.

Plonger dans la jungle Herzog, c’est découvrir une œuvre d’une incroyable richesse, que ce soit par la diversité des formes utilisées ou par l'étendue des thèmes abordés. C'est découvrir un cinéma en constant renouvellement qui ne se pose et ne se repose jamais. On sent constamment chez Herzog la soif de nouveauté, l’envie d’essayer de nouvelles choses, d’arpenter des territoires inconnus. Cette variété de l'œuvre n'empêche pas sa profonde cohérence et, de film en film, se font jour des thèmes, des images qui existent depuis les premiers pas du cinéaste. L'œuvre d'Herzog repose sur une vision très claire et réfléchie du monde et de l'humain.

Plonger dans la jungle Herzog est une expérience de spectateur à nulle autre pareille, un voyage dont on ressort indéniablement changé...


(1) Par «la critique » nous n'entendons pas mettre dans un même panier toute la presse cinéma. Certains critiques ont une vision très éclairée de l'œuvre d'Herzog et certaines revues continuent à le soutenir, ou du moins à laisser dans leurs pages s'exprimer des opinions contraires. Ce terme est utilisé pour définir une position partagée par la grande majorité, position qui ressort très clairement à la lecture de la presse commentant les sorties des films du cinéaste.
(2) Si ces deux lectures sont effectivement très intéressantes, elles ne seront que peu abordées dans ce dossier car elles ont été l'objet de la plupart des textes et études jusqu'ici consacrés au cinéaste.

Sommaire

1962-1967 Prémisses d’une oeuvre
Héraclès | Surhomme et Force | Images d’une œuvre à venir | La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz

1968 Prison et révolte
Dernières paroles | Prisons (1) | Signes de vie | Révolte |Mesures contre les fanatiques | Absurde et comédie

1969-1970 Herzog et l’Afrique
Les Médecins volants de l’Afrique de l’est | Fata Morgana | Paysages | Solitude | Terre corrompue

1970-1971 Le Handicap
Les Nains aussi ont commencé petits | Prisons (2) | Avenir handicapé | Le Pays du silence et de l’obscurité | D’autres mondes

1972
Aguirre ou la colère de Dieu | Le Son | La Nature | Principes de mise en scène

1974 Ascension et chute
La Grande extase du sculpteur sur bois Steiner | Le Vol | L’Extase | L'Énigme de Kaspar Hauser | Bruno S. | L’Homme et le monde | Bestiaire

1974-1976 Hypnose et Transe
Sur le chemin des glaces (roman) | La marche | How much Wood would a Woodchuck chuck... | Personne ne veut jouer avec moi | Cœur de Verre | États de conscience et rêves

1977 Fins de mondes
La Soufrière | La Ballade de Bruno | L’Amérique (il n'y a pas d'ailleurs) | La Musique

1979 Terres de rêves
Nosferatu, fantôme de la nuit | Expressionnisme et filiation | Une apocalypse de rêve

1979-1980 Le Pouvoir
Woyzeck | Fric et foi | Le Sermon de Huie

1982 Conquérant de l’inutile
Fitzcarraldo | Histoire d’un tournage | Opéra et Stylisation | Conquête de l’inutile (roman)

1982-1985 Errances
Le Pays où rêvent les fourmis vertes | Les Mythes | Les Langues | La Ballade du petit soldat | Gasherbrum, la montagne lumineuse

1987 Entre deux continents
Cobra Verde

1989  ... Voyages
Wodaabe, les bergers du soleil | Échos d’un sombre empire | Jag Mandir | Leçons des ténèbres | Les Cloches des profondeurs | Petit Dieter doit voler | Ennemis intimes | Les Ailes de l’espoir         

Par Olivier Bitoun - le 13 septembre 2011