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Livres

SUR LE CHEMIN DES GLACES

Un livre de Werner Herzog

Broché / 1110 pages
Éditeur : Payot
Collection : Petite Bibliothèque Voyageurs
Date de sortie : 23 septembre 2009
Prix Indicatif : 10 euros

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« A Lotte Eisner qui choisit l’exil comme ses meilleurs compatriotes » (ouverture de L'Énigme de Kaspar Hauser)

Au milieu des années 80, Herzog a pour projet de faire un tour à pied de l’Allemagne. Il veut en suivre les frontières parce que pour lui « seuls les poètes peuvent faire tenir un pays, culturellement, un pays séparé de lui-même, en morceaux, un pays qui n’a plus de cœur ». Il parcourt ainsi près de huit cent kilomètres mais, trop faible et malade, se voit contraint d’abandonner. Plus tôt encore, alors qu’il n’a que dix huit ans, il se lance dans un périple à travers l’Afrique, poussé par le désir de comprendre ce qui se passe sur ce continent en en arpentant les paysages. Il voit dans cette traversée un moyen de se confronter à la réalité africaine, un moyen de comprendre comment des peuples, des gouvernements, des techniques, des cultures ont pu ainsi s’écrouler. Entre les deux, il y a cette marche qu’Herzog entreprend lorsqu’il apprend la maladie de Lotte Eisner.

Eisner, qui a activement participé à la fondation de la Cinémathèque de Paris avec Henri Langlois, est la grande figure de la critique cinématographique allemande. Elle a soutenu Herzog dès ses débuts, voyant en lui le renouveau d’un cinéma allemand brisé par la guerre. Depuis, elle est devenue une proche amie et Herzog décide de parcourir à pied le chemin qui le sépare d’elle, une marche en plein hiver de Berlin à Paris. A son arrivée, il en est convaincu, le mal d’Eisner sera conjuré, elle guérira de son cancer.

C’est ainsi que du 23 novembre au 14 décembre 1974, Herzog traverse un morceau d’Europe enneigé. Il dort dans des granges, des abris bus, des ruines ou pénètre dans des maisons inoccupées avec un petit matériel de serrurier. Lors d’autres voyages, dans les Vosges, en Bretagne, il en pénètrera d’autres, estimant qu’un lieu inhabité appartient à tout le monde. Ce qui meut Herzog dans cette quête pour sauver Eisner est de la même eau que son projet de marche autour de l’Allemagne : il s’agit d’un côté de ressouder son pays, de lui redonner une unité, du souffle et de l’autre de sauver une vie, de porter secours à cette femme qui a cherché à raccommoder les liens brisés du cinéma allemand d’avant et d’après guerre. Faire tenir un pays, sauver une femme… c’est le pouvoir de la marche, c’est une possibilité contenue en chacun de nous de sauver l’humanité. Herzog tire de cette expérience un livre empreint de magie, marqué par le pouvoir des mots. La marche et l’écriture sont pour lui des rituels, des incantations qui touchent au cœur de la vie et de l’humain.

Constitué de fragments, de visions, Sur le chemin des glaces est le récit d’une quête poétique. Herzog nous fait partager les tours et détours de son esprit qui vagabonde, qui erre, qui se perd souvent et parfois revient sur terre. Herzog couche ses pensées, ses divagations, ses rêves, nous fait partager l’expérience tant physique que mentale que représente pour lui cette traversée. Celui qui marche longtemps atteint à un moment un état particulier où tout lui semble être à la fois plus clair et mystérieux, comme si le réel et les songes ne faisaient plus qu’un. C’est que le marcheur est à ce moment là dans un état physique et psychique qui s’apparente à la transe, un état qui lui fait toucher le tissus du réel tout en le maintenant plongé au plus profond de ses pensées. Il arpente un territoire nouveau issu de la friction entre le réel et l’imaginaire, les deux semblant aussi concrets et tangibles l’un que l’autre. Herzog explique ainsi que « Sur Le chemin des glaces n’est pas autre chose que cela : des paysages intérieurs ».

Cette tentative pour décrire l’état du marcheur pourrait aussi être un résumé du geste artistique d’Herzog et il n’est pas étonnant que le cinéaste ce soit toujours passionné pour la marche, activité qu’il présente même souvent comme étant son véritable métier. Lorsqu’il marche, Herzog ne vit pas seulement l’expérience du paysage. Il voit des matchs de foot ou des films se dérouler tout entier dans sa tête. En marchant, Herzog écrit ou réalise et ces créations sont aussi palpables à ses yeux qu’une pellicule véritablement imprimée et des pages noircies. Marcher, écrire ou réaliser un film ne sont pas chez Herzog des démarches complémentaires, mais des actes qui participent tous du même mouvement créateur. Sur le chemin des glaces est une marche et un roman, il aurait pu être un de ses films.

Aux notes concrètes sur les pieds meurtris, le froid, la saleté se mêlent des visions, comme dans son cinéma où les deux régimes, réel et imaginaire, sont étroitement liés, imbriqués. Herzog parle longuement de son rapport à la terre, de ses relations aux paysages, toutes choses qui nourrissent profondément son œuvre de cinéaste. Il parle aussi du corps qui souffre et de la façon dont la douleur peut parfois mener à une forme de libération, d’extase. A un moment, Herzog se trompe de route en prenant ce qu’il pensait être un raccourci. Mais il préfère continuer au risque de commettre une autre erreur plutôt que de faire demi tour. Une anecdote qui raconte tout de son attitude de cinéaste, qui explique comment il a pu concevoir Aguirre ou Fitzcarraldo. Comme ce sera plus tard le cas avec Conquête de l’inutile, Sur le chemin de glace n’est pas un essai isolé de littérature dans l’œuvre d’un cinéaste mais un même acte créateur. Marcher c’est aussi créer. Une création qui se fait par une réappropriation du monde, par un contact physique profond et total avec celui-ci. Lorsqu’il tourne, Herzog a besoin d’expérimenter physiquement les choses pour pouvoir filmer, le concret lui est indispensable pour faire naître des histoires et des rêves.

Le voyage est un élément fondateur du cinéma d’Herzog et de sa vie (rares sont les cinéastes qui auront tourné sur tous les continents). Il lui faut parcourir la Terre pour en épuiser les limites, ou plutôt pour se trouver confronté à son absence de limites. Il faut voyager pour appréhender le monde tout en gardant en tête l’image d’un territoire de rêve. Les héros herzogiens ne parviennent pas à voyager ainsi car ils parcourent le monde pour posséder : Aguirre un royaume, Bruno (dans La Ballade de Bruno) l’american way of life, Cobra Verde la puissance, Nosferatu une femme… tous ne rencontrent au bout de leur périple que l’échec ou la mort. Exception, Fitzcarraldo, qui lui ne voit dans le voyage qu’un rêve, celui d’un opéra s’élevant dans la forêt vierge. C’est le rêve qu’il faut rechercher et aux personnages qui ne peuvent voyager, Herzog offre des visions, des rêves d’ailleurs. C’est ainsi que Kaspar Hauser, Stroszek ou le berger Hias découvrent des territoires inconnus, font l’expérience d’un monde sans limites.

« Elle ne mourra pas, pas maintenant, elle n’en a pas le droit (…) plus tard, peut-être, quand nous le lui permettrons ». Cette phrase du livre rappelle les incantations d’Aguirre qui sent en lui ce pouvoir de faire plier la nature à sa volonté. Herzog parle ainsi de son tournage au Pérou : « Je n’étais jamais allé au Pérou (…) (mais) tout était exactement comme je l’avais imaginé. Les extérieurs n’avaient pas le choix. Il fallait qu’ils se plient à mon imagination, qu’ils se soumettent à mon idée ». Ici, Herzog veut qu’Eisner vive et sa longue marche est un rite pour faire plier le monde. Sur le chemin des glaces annonce des œuvres comme Ennemis intimes ou Grizzly Man, des gestes artistiques qui pour Herzog ont la capacité de défier la mort. Soit en la repoussant comme ici, soit en faisant revivre un être disparu. Geste artistique qui est aussi geste d’amitié, d’amour.

Lotte Eisner survivra miraculeusement à son cancer. Elle s’éteindra dix ans plus tard…

Introduction et sommaire de l'intégrale Herzog

Par Olivier Bitoun - le 17 septembre 2011