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Critique de film
Le film

L'Enigme de Kaspar Hauser

(Jeder für sich und Gott gegen alle)

L'histoire

Un homme, dix-sept ou dix-huit ans, est retrouvé hagard, immobile et sale sur la place de Nuremberg le 26 mai 1828. Il sait à peine marcher, ne connaît qu’une poignée de mots, ne sait pas d’où il vient ni qui il est. Les habitants de Nuremberg, intrigués, finissent par reconstituer son histoire : Kaspar Hauser (c’est son nom) a jusqu’ici vécu enchaîné dans une cave sans fenêtre. Il n’a jamais vu le visage de son geôlier - qui lui jetait sa nourriture pendant son sommeil - et n’a eu aucun contact avec un humain. Après avoir été rendu au monde sans explication, il devient une énigme à déchiffrer. Les scientifiques, les aristocrates, les religieux, les philosophes s’intéressent à son cas. Cinq ans après sa libération, Kaspar Hauser est mystérieusement assassiné. Sur sa tombe est écrit : "Ici un inconnu fut tué par un inconnu".

Analyse et critique

« J’ai pensé qu’il devait avoir soif et je lui ai versé prudemment de l’eau sur la bouche et sur la tête, mais il m’a regardé avec un regard profondément lointain, lancé d’un lieu qui n’avait plus grand lien avec la vie terrestre » (Conquête de l’inutile).

La première étude parue sur Kaspar Hauser (qui sera préfacée par Françoise Dolto en 1985) est publiée par Anselm Ritter von Feuerbach, un érudit qui se penche sur ce cas qui va bientôt devenir l’un des mystères les plus commentés du XIXème siècle. Kaspar Hasuer devient rapidement le sujet d’innombrables livres, études et documents : Les archives d’Ansbach possèdent pas moins de mille volumes qui lui sont consacrés, Peter Handke tire de son histoire une pièce de théâtre en 1967 (qui sera mise en scène par Peter Brook en France), Jakob Wasserman un roman (Die Trägheit es Herzens), Verlaine un poème (Sagesse en 1880)…

Les hypothèses abondent : Kaspar Hauser serait le fils naturel du Prince de Bale (récemment, une étude ADN fut d’ailleurs menée pour vérifier cette théorie). un imposteur, un enfant volé, le sujet d’une expérience scientifique et même un homme tombé de l’espace. Comme pour Aguirre, Herzog ne se plonge pas dans cette montagne de documents pour mener sa propre enquête et il n’entend en aucun cas proposer une réponse à l’énigme de cette vie. Il lit le rapport d’autopsie, l’étude de Feuerbach mais puise l’essentiel de son inspiration dans une courte autobiographie d’une dizaine de pages et dans un poème écrite par Kaspar et qu’il décrit comme étant « très triste parce qu’il essaie de maîtriser le langage ». Herzog ne prend de cette histoire que ce qui l’intéresse, ce qui résonne en lui et l’énigme en elle-même ou le contexte historique ne l’intéressent pas. Quitte à modifier ou tronquer le cours des évènements.

Kaspar est passé par quatre ou cinq familles d’accueils mais Herzog dans son film ne montre qu’un seul tuteur, Daumer. Il imagine par exemple l’histoire du cirque où Kaspar a un temps été exhibé ou encore la séquence où on lui fait passer des tests logiques. Cette liberté prise avec la réalité est constante dans l’œuvre d’Herzog. Ce qui compte pour le cinéaste, ce n’est pas de coller au fait, d’offrir une reconstitution précise et documentée, mais de trouver la vérité de l’histoire qu’il souhaite raconter et ses multiples inventions prolongent par le biais de la fiction la vérité intérieure du personnage telle qu’Herzog la perçoit. La scène de l’église où Kaspar est pris de fureur est ainsi une pure vue de l’esprit, même si effectivement Kaspar avait en horreur les chœurs religieux. De même, pour s’approcher au plus près de l’humanité de Kaspar, Herzog lui invente aussi des rêves, comme il le faisait pour Fini dans Pays de Silence et d’obscurité.

On rapproche souvent l’histoire de Kaspar de celle mise en scène par Truffaut dans L’Enfant sauvage. Or dans ce film, l’enfant a subi l’influence des loups et ce qui intéresse Truffaut c’est de voir jusqu’où l’humain peut disparaître chez un individu privé de socialisation et de voir comment et sous quelle forme il peut réapparaître au contact des hommes.

Kaspar lui n’a subi aucune influence. Il n’a vu personne, n’a contemplé aucun paysage, n’a jamais été en contact avec la nature. Lorsqu’il est relâché, il n’a pour toute connaissance du monde que les murs, les chaînes, sa gamelle et un jouet de bois. Le fondement de l’histoire est toute autre et Herzog en tire des enseignements sur l’humain qui n’ont rien à voir avec ceux de Truffaut. Truffaut qui voit l’éducation comme une élévation de l’homme alors que pour Herzog elle n’est qu’une dégradation de l’état initial de son héros.

Le film s’ouvre sur une scène bouleversante de beauté : une barque file doucement sur l’eau tandis que s’élève l’Aria de Tamino (1). L’intensité qui naît de la rencontre entre l’image et la musique raconte le film : l’élévation quasi divine et le terrestre, la solitude de Kaspar, son besoin d’attention et d’amour. Ce n’est pas une séquence d’introduction destinée à recevoir le générique de début, mais bien uns scène clef du film. Et pour nous signifier son importance, Herzog n’enchaîne pas sur Kaspar mais sur un champ de seigle battu par le vent. Vibrant encore des échos de l’Aria de Mozart, cette image évoque ce que doit être la vision d’une nature qui soudain se dévoile à quelqu’un qui jusqu’ici n’avait pas même conscience de son existence. Une vision qui accompagne une naissance et qui contient la pureté originelle du monde. Le film n’est pas une histoire d’enseignement ou d’élévation mais de chute et il démarre ainsi au plus haut, là où tout est encore pur, intact. Mais Herzog annonce d’emblée la corruption à venir par un carton reprenant une citation de Georg Büchner : « Le moindre silence ressemble à un hurlement ».

Au cours du film, on retrouvera de ces visions d’un monde pur, mais elles sembleront alors décalées, irréelles, inaccessibles. Des visions qu’Herzog obtient en filmant avec un téléobjectif fixé sur un grand angulaire : combinaison qui ne déforme pas l’image mais qui lui confère une étrange aura. Kaspar a vu un instant un monde idéal s’ouvrir à lui. Mais au fur et à mesure qu’il arpente physiquement le monde et découvre sa réalité, cette pureté disparaît et il ne peut plus qu’en percevoir la trace dans ses rêves. Il vit alors dans l’espoir de retrouver cet instant de grâce, mais cette quête sera constamment empêchée par la l’inertie corruptrice de la société des hommes.

La solitude, la quête d’un absolu à travers la musique ou les paysages, l’idée d’un paradis devenu inaccessible… il est vrai qu’avec L’Énigme de Kaspar Hauser (et d’autres de ses films), Herzog s’apparente par certains aspects au romantisme. Les cinéastes allemands qui lui sont contemporains fuient ce courant artistique car il se rattache trop fortement à l’imagerie véhiculée par le nazisme. Herzog, et ce même s’il est souvent définit comme tel, n’est pas un cinéaste romantique (ou pas que), mais il n’a pas peur d’être identifié à ce mouvement, ne serait-ce que pour se réapproprier tout ce pan de la culture germanique confisqué par le nazisme.

Ici, la nature, la musique, la recherche de la pureté et de la grâce lui servent à raconter la douleur de Kaspar. Si L’Énigme de Kaspar Hauser est son oeuvre où s’exprime au plus haut point son art de cinéaste, il lui fallait pour obtenir une telle intensité d’émotion, un tel vertige métaphysique, trouver le corps parfait pour incarner le film tout entier.

Bruno S.

Après sa rencontre avec Klaus Kinski, Herzog trouve en Bruno S. un nouvel interprète qui accroche de suite son regard. C’est un homme solitaire, brisé par les drames, prisonnier de son histoire. Un homme qui porte en lui toute la réflexion d’Herzog sur la condition humaine.

Dès sa naissance, Bruno S. est battu par sa mère, une prostituée qui le rejette et refuse de l’élever. A l’âge de trois ans, il devient mutique suite à une énième correction et sa mère profite de ce handicap pour le placer dans un établissement pour enfants attardés, ce qu’il n’est visiblement pas. Elevé dans la souffrance, il se rebelle et à partir de neuf ans enchaîne les fugues et multiplie les nuits en prison pour vagabondage. Au cours d’une de ses échappées, il entre par effraction dans une voiture pour y trouver refuge la nuit venue. Arrêté, il écope de quatre mois de prison puis est placé à sa sortie en asile psychiatrique. Il est libéré sans explication au bout d’un an et demi d’internement. Il trouve un travail, chante le week-end dans les rues, se met à peindre.

En 1970, Lutz Eisholz réalise un téléfilm, mi-documentaire, mi-fiction, sur lui : Bruno le noir, un soir un chasseur sonnait du cor (certainement le même cor que l’on retrouvera dans La Ballade de Bruno). Herzog est en train de préparer Kaspar Hauser lorsqu’il découvre ce film qui raconte aussi l’histoire d’un homme totalement inadapté à la société. Il rend visite à Bruno S. et sort profondément marqué par cette rencontre. Cet homme qui « a tellement souffert toute sa vie que, quand vous le voyez, vous avez devant vous la souffrance à l’état pur », s’impose au réalisateur comme étant Kaspar Hauser. Bruno S. accepte le projet mais refuse que son nom soit affiché à l’écran, ce qui fait dire à Herzog qu’il est « le soldat inconnu du cinéma ».

Avant d’être un acteur, Bruno S. est aux yeux d’Herzog un individu exceptionnel, unique. C’est également ainsi qu’il juge Klaus Kinski et si le cinéaste s’intéresse à un acteur c’est avant tout pour ce qu’il porte en lui de mystère. Pour filmer un paysage, Herzog doit être happé et il en est de même avec les acteurs. Il doit sentir une aura mais aussi une épaisseur de vie et des territoires secrets à parcourir. Il faut que la caméra ait quelque chose à explorer, à découvrir, à révéler d’eux. Si Herzog ne fera que peu de ces rencontres chez les acteurs professionnels, le cinéma documentaire lui offrira nombre d’interprètes idéaux. Bruno S. se quant à lui se situe entre Kinski et Timothy Treadwell (Grizzly Man), puisant autant dans sa rencontre avec le cinéaste que dans sa propre histoire.

L’Énigme de Kaspar Hauser est ainsi aussi le récit de la rencontre entre Herzog et Bruno. Filmer des personnes avant de filmer des personnages est une des ambitions du cinéaste et ses films avec Kinski ou ses multiples documentaires sont aussi des histoires de rencontres. Herzog pensait d’ailleurs un temps appeler son film « L’Énigme de Bruno Hauser »…

L’Homme et le monde

Si Herzog nous transmet l’infinie douleur de Kaspar par sa mise en scène et la troublante proximité entre le personnage et son interprète, l’aura de mystère qu’il entretient pousse le spectateur à s’investir dans le film pour essayer de comprendre de quoi est fait cette douleur. Herzog est toujours à la recherche de ce qui est derrière les apparences. Ici, les mystères à percer sont (entre autre) ce qui se joue chez un être privé de langage et la façon dont un individu se construit et se définit. Pour creuser ces questions, Herzog ne se repose pas sur la parole mais utilise tous les moyens mis à sa disposition par son art : la musique, les différents régimes d’images, la narration, le corps de son acteur… L’Énigme de Kaspar Hauser ne se contente pas de nous raconter une histoire incroyable, de nous faire partager le destin tragique d’un homme : c’est un film qui poursuit l’œuvre du cinéaste en questionnant de manière profonde notre place au monde. L’histoire unique de Kaspar Hauser fait qu’il transporte en lui des questions tenant à la nature profonde de l’homme et de la socialisation : comment acquiert-on le langage ? Comment se construit notre personnalité ? Comment finit-on par se fondre dans la société ?

Dans ce qui est une formidable étude sur la formation d’un individu, la question de la langue est centrale. Lorsqu’il est libéré, Kaspar ne sait dire qu’un mot, ce « cheval » que son geôlier lui a fait répéter encore et encore pour une raison qui reste un mystère. Le langage ne permet pas seulement de communiquer avec ses semblables, il construit notre rapport au monde, notre vision du réel. La façon dont on nomme quelque chose influe sur la manière dont on l’appréhende, donc sur la manière dont on interagi avec cette chose et, conséquemment, sur la manière dont on perçoit le réel. Le langage passionne Herzog et il a souvent caressé le projet de faire un film recensant les dialectes et les langues du monde entier : pour lui, les multiples langues qui s’éteignent chaque jour sont autant de mondes, de réalités qui disparaissent.

Kaspar naît au monde sans rien en connaître, sans même pouvoir nommer ce qu’il voit. Il découvre un réel pur, vierge de toute trace humaine. Au fur et à mesure qu’il va apprendre à parler, l’univers autour de lui semble se rétrécir et il ne retrouve plus l’extase des premiers instants. La langue tourne autour de considérations purement humaines, considérations dont Kaspar ne fait que peu cas. La découverte du langage est pour lui une joie, mais c’est aussi une malédiction dont peu à peu il prend conscience. Mais, arrivé aussi tardivement au monde des hommes, Kaspar garde en lui une étincelle de cette pureté originelle, un joyau qui n’appartient qu’à lui et que, malgré ses efforts, la bonne société ne pourra lui arracher. La diction si particulière de Bruno S., qui semble parler l’allemand comme une langue étrangère, fait office de barrière : il semble dire à cet entourage qui veut à tout prix le normer qu’il sera toujours Kaspar. Un illuminé, un sot, un fou… qu’importe : il restera Kaspar et gardera ancré en lui cette vision extatique du réel.

Par sa mise en scène, Herzog nous fait ressentir la puissance de cette découverte du monde puis la façon dont cette image accompagne ensuite Kaspar. Que l’on soit dans la tour de Nuremberg - où Kaspar est enfermé après son apparition sur la place - ou dans les différents lieux qu’il vient à habiter, une attention constante est portée aux fenêtres. Celles-ci donnent sur des paysages inconnus de Kaspar. Ce ne sont plus les terres dévastées entraperçues dans Les Nains aussi ont commencé petits, mais des terres vierges, offertes dans leur simplicité naturelle, dans leur nudité, des terres qui portent des promesses, qui offrent un horizon à Kaspar. Comme dans Pays de silence et d’obscurité, Herzog parvient à nous faire ressentir le bonheur de découvrir ce qu’est un arbre et il se joue tout au long du film un réenchantement du monde par la magie du cinéma.

Et même lorsque Kaspar aura exploré (sans jamais les épuiser) ces territoires qui se sont ouverts à lui, il lui en apparaîtra de nouveaux par l’intermédiaire de songes. Comme si sa soif du monde ne pouvait être étanchée et que son esprit dépassait les barrières de son corps pour arpenter de nouveaux territoires, il voit des déserts, des temples, des civilisations dont il n’a jamais entendu parler. En naissant au monde complètement vierge, Kaspar a vu le réel. Et lorsque qu’il apprend au contact des hommes et que ce réel cède la place à la réalité, cette expérience extatique demeure. Il reste raccordé au monde et en ressent les multiples vibrations.

Les visions de Kaspar sont sur un autre régime d’images que le reste du film, elles possèdent une densité particulière. Herzog utilise des images venues d’horizon divers pour confectionner le territoire intérieur de Kaspar : des temples birmans filmés par son frère lors d’un voyage et qui deviennent dans le film des visions du Caucase ; le Croagh Patrick d’Irlande et ses pèlerins qui gravissent la paroi de la montagne (image qui rappelle l’ouverture d’Aguirre) ; des images du désert qu’Herzog enregistre avec l’aide de Klaus Wyborny, un ami cinéaste d’avant-garde… Herzog retravaille ensuite ces images pour leur conférer cette étrange aura. Il les projette sur un écran et les réenregistre par transparence, plaçant sa caméra très près, jusqu’à saisir la trame de la toile. Outre la texture, la luminosité est également rendue étrange, Herzog jouant sur la variation de vitesse de défilement, ce qui a pour effet de provoquer cet effet de scintillement qui enrobe les images finales.

Kaspar n’est pas présent à l’image lorsqu’il expérimente ces visions de paysages. Le fait de ne pas partager le plan provoque à la fois une intense sentiment de tristesse, de mélancolie, mais fait aussi naître l’idée d’harmonie. Il y a une séparation – rendue physique par le langage cinématographique - entre le monde des hommes et celui des territoires rêvés, condition pour que ces derniers conservent leur pureté. Cette séparation entre les deux mondes court tout au long de l’œuvre d’Herzog, de Fata Morgana à Cœur de Verre en passant par Pays de silence et d’obscurité et ce très beau plan en noir et blanc granuleux de deux routes formant une fourche (2). Dès que l’homme s’inscrit dans le paysage, une lutte s’engage pour la domination du plan (Aguirre, Fata Morgana …) et de ce combat ne naît que la ruine. Il y a une profonde tristesse à ne pouvoir appartenir à ces territoires vierges et magnifiques, mais c’est le propre de l’homme que de devoir vivre dans le reflet déformé d’un monde parfait.

Le rythme de chaque rêve évolue au long du film et du parcours de Kaspar. Les premières fois, ce sont des visions presque épileptiques, de rapides panoramiques entrecoupés de noirs. Chemin faisant, alors que la réalité le déçoit, Kaspar habite de plus en plus ses rêves. Ceux-ci sont alors composés de plans lents, doux, caressants et contemplatifs.

Cette évolution induit le sentiment que Kaspar s’est calmé, qu’il est passé de la peur à une forme de paix, une harmonie avec le monde qui lui a été refusée avec les hommes. Les deux premiers rêves sont emprunts de visions religieuses (un temple bouddhiste dans le premier, une église chrétienne dans le second) mais plus le dernier. Herzog glisse ainsi l’idée que la religion n’est qu’un leurre, que s’accorder au monde, trouver la paix, la plénitude, ne passe pas par une croyance en un Dieu, en un dogme. C’est un cheminement intérieur, personnel, qui n’a comme acteurs que nous et le monde. Kaspar fait ce chemin et, fort de sa vision du réel, finit par se sentir appartenir au monde jusqu’à s’y diluer. Les contours nets de la montagne dans le premier rêve cèdent la place à un paysage noyé de brume dans le second. Quant au troisième rêve, c’est l’histoire d’un mirage. Être au monde, c’est en accepter le mystère, la complexité infinie. Plus Kaspar avance dans sa découverte du monde, plus celui-ci lui semble flou, incompréhensible. Il emprunte une trajectoire inverse à celle des hommes qui disent détenir le savoir, qui dirigent, qui pensent aller du flou vers la clarté au fur et à mesure qu’ils accumulent les connaissances. Or, plus ils avancent, plus leur vision du monde se referme, devient étriquée et ils ne voient au final plus rien d’autre qu’un minuscule territoire qu’ils ont l’illusion de comprendre, sur lequel ils pensent avoir prise. Kaspar, lui, accepte cette étendue du monde, cette impossibilité de le tenir dans la main.

Parfois, il étouffe de ce trop plein, il panique, il se sent assailli par trop de choses, comme Stroszek dans Signes de Vies, comme Woyzeck, et ces crises rappellent celles de l’abbé Mouret découvrant le Paradou dans le roman d’Émile Zola. L’idée de la mort vient alors le calmer, elle est pour lui une promesse de paix, une étendue de silence reposante et douce qu’il attend sans peur mais avec joie.

Dans cette découverte du monde, Kaspar n’est heureusement pas complètement seul. Le gardien de sa prison est son premier guide et, avec sa femme et son fils, ils lui apprennent des concepts (le vide, le plein), l’anatomie, l’idée de nommer les choses et les rudiments du langage. Plus tard, c’est le professeur Daumer qui le prend sous son aile. Certes, ils participent à la chute de Kaspar, mais c’est sans en être conscient, parce qu’ils sont humains et attentionnés. Car la société n’est pas toujours aussi bienveillante, loin s’en faut.

Kaspar a la sensation d’avoir été propulsé sur Terre (« mon apparition dans ce monde a été une chute brutale »). À peine a-t-il été libéré de ce monde du silence et de l’obscurité dans lequel il a jusqu’ici vécu, il est placé en prison puis exhibé dans une foire. Werner Herzog ne raconte pas l’histoire d’une libération mais multiplie au contraire tout au long du film les figures de l’enfermement, marquant ainsi les enjeux philosophiques de son œuvre. Le destin de Kaspar est d’être seul au monde : il le sent palpiter autour de lui mais ne peut en faire l’expérience. Lorsqu’il est recueilli par Daumer, il trouve enfin un espace qui ressemble à un petit paradis, un simple jardin où il peut enfin s’attarder et découvrir le monde. Mais le répit est de courte durée et bientôt les curieux se succèdent pour essayer de percer le mystère de cet homme ou simplement pour se pavaner à ses côtés.

Herzog réalise une satire mordante de notre société en la mettant face à un homme vierge de toute éducation. En nous faisant partager le regard de Kaspar, Herzog nous invite à prendre du recul par rapport à ce qui nous entoure quotidiennement, à redécouvrir l’absurdité et le ridicule des règles sociales et des comportements humains. Même s’ils relèvent d’une autre époque, les prêtres, les scientifiques, les aristocrates devant lesquels Kaspar est exhibé sont nos contemporains. Le film se déroule pendant la période Biedermeieir, soit une époque où la culture bourgeoise a été poussée à l’extrême, mais c’est bien d’aujourd’hui dont Herzog parle, notre société actuelle ne faisant que reproduire les mêmes schémas de domination et de pouvoir (qu’ils soient sociaux, intellectuels, politiques ou religieux) à l’œuvre depuis des siècles.

Le naturel de Kaspar a le pouvoir de faire s’effondrer l’illusion d’une société aux valeurs universelles et intemporelles. Sûrs de leur suprématie, de leur science, de leur croyance, de leur bon droit, les dirigeants de ce monde sont complètement désarmés face à l’insouciance de Kaspar. N’ayant pas de prise sur cet homme qui a échappé au formatage des autres humains, les apôtres de la grande civilisation occidentale baissent la garde et se révèlent dans toute leur suffisance et leur hypocrisie. Ils ne peuvent user de leur habituelle maïeutique, les masques tombent et ils se révèlent dans leur nudité, comme des enfants pris la main dans un sac de bonbons. Ils ne sont plus que des êtres fats, ridicules et suffisants essayant vainement d’encore incarner le bon droit et la bonne conscience du monde civilisé. Herzog affine son discours des Nains aussi ont commencé petits et n’est plus dans la caricature forcenée, dans l’appel au chaos, mais dans une ironie maîtrisée et subtile finalement bien plus pernicieuse et critique que cette œuvre jusqu’au-boutiste. L’Énigme de Kaspar Hauser est un cadeau fait à Bruno S., un moyen de prendre sa revanche sur cette société qui l’a accablé et détruit.

Kaspar n’a que faire des savants, d’un Dieu ou des grands de ce monde. Pour lui ne comptent que les scintillements du soleil, la feuille d’un arbre qui frémit au vent, la musique. C’est ainsi que Kaspar fuit la soirée donnée en son honneur par Lord Stahope pour se mettre à tricoter, ou qu’il s’échappe d’une église en hurlant : « Le chant des fidèles me semble être un cri répugnant et lorsqu’ils s’arrêtent, c’est le pasteur qui se met à crier ». Dans ces moments de colère, Kaspar laisse éclater son dégoût pour la société des hommes, montre qu’il est incapable de s’intégrer et que de toute manière il n’en a aucune envie.

Mais la société ne peut accepter l’existence de Kaspar, le fait qu’il soit un être pensant et vivant qui a pu se développer en dehors d’elle. Kaspar est perçu soit comme un élément perturbateur qu’il faut formater, soit un virus qu’il convient d’isoler ou d’éliminer. On lui dénie le droit d’exister pour ce qu’il est, il est sommé de devenir un autre, de faire partie de la société des hommes. Alors que Kaspar sent le monde autour de lui, qu’il a le pouvoir de l’embrasser dans sa beautés, ses mystères, son étendue, peu à peu ce rêve est détruit par la société des hommes. Après l’avoir touché du doigt, voir ce monde pur s’effriter et disparaître est une douleur si vive pour Kaspar qu’il n’a plus qu’à souhaiter la mort pour trouver la paix.

Mais il y a dans le film la vision d’un ailleurs possible pour l’homme, ce qui n’était pas le cas dans Signes de Vie ou Les Nains aussi ont commencé petits qui eux n’offraient aucun horizon aux personnages. L’Énigme de Kaspar Hauser est ainsi, avec Fitzcarraldo, l’un des films les plus résolument optimistes d’Herzog.

L’Énigme de Kaspar Hauser (dont le premier titre était « Chacun pour soi et Dieu contre tous ») est pour Herzog une forme de bilan de ses dix années de cinéaste, une manière de faire le point et de se libérer de certaines choses pour pourvoir continuer à avancer dans son art. Kaspar est le prolongement fictionnel des handicapés de Pays de silence et d’obscurité et d’Avenir handicapé, il est Stroszek terrassé par la multitude de signes que lui envoie le monde, il est le cousin des nains qui se rebellent contre l’autorité et l’ordre des choses, il est Aguirre se perdant dans ses visions.

Ce bilan prend aussi l’apparence de multiples clins d’œils aux films précédent : on retrouve dans le cirque Helmut Döring (Les Nains…) et le cinéaste philippin Kidlat Tahimik qui reprend le rôle d’Hombrecito d’Aguirre (on le reconnaît à ses trois épaisseurs de vêtements, on croise Walter Steiner, le dramaturge et poète Herbert Achternbusch (qui travaillera avec Herzog sur Cœur de verre), la mère d’Herzog, Florian Fricke (toujours au piano)... Ces références se glissent aussi dans les dialogues (Lord Stahope qui évoque la Grèce, terre de Signes de vie et de Dernières paroles), dans les paysages (le Sahara de Fata Morgana) ou encore dans la présence d’animaux.

 

Bestiaire

On retrouve ainsi des animaux surgis des œuvres précédentes - des singes, une poule que l’on hypnotise, un dromadaire plié sur ses jambes de devant (comme dans le final des Nains…) - aussi d’autres encore comme une cigogne avalant une grenouille, un moineau puis un corbeau blessés qui ne peuvent plus voler (une réminiscence des souvenirs de Walter Steiner qui est aussi une belle métaphore du parcours de Kaspar).

Un bestiaire bunuelien hante le cinéma d’Herzog : tortues, cafards, poules, poissons, chats, oiseaux, singes, dromadaires, papillons, lapins, chevaux… la liste est infinie. Souvent, ces animaux sont détournés de leur fonction ou montrent un dérèglement de l’ordre naturel des choses : des oiseaux qui ont oublié comment voler, des grandes perches qui mangent des billets de banques (Fitzcarraldo), des animaux de basse cour qui font des numéros de foire (La Ballade de Bruno), des poules qui dévorent le cadavre d’une de leur congénère…

La présence des animaux n’a pas forcément une fonction symbolique (3) et Herzog les utilise souvent pour transformer une scène réaliste en vision étrange et décalée. Des poules hypnotisées, une autre qui joue du piano, un lapin sur un camion de pompier, un dromadaire coincé entre la position couchée et debout, des singes qui envahissent un radeau, des iguanes et des crocodiles qui rôdent autour d’un inspecteur de police (Bad Lieutenant : Port of Call New Orleans)… autant d’images qui tiennent bien plus des visions (des personnages, du cinéaste) que d’une émanation de la nature. À ce titre, le paresseux qu’Aguirre tient dans sa main - petit animal endormi que rien ne semble pouvoir faire sortir de sa léthargie – est peut être une image clef du cinéma d’Herzog : un cinéma qui navigue entre songe et réalité, un cinéma où la nature même a la substance d’un rêve.

Les animaux sont aussi un moyen pour Herzog de commenter efficacement ses films. Dans Les Nains…, il n’est pas expliqué la provenance du chameau ou du singe : ils sont simplement là, invoqués pour être maltraités par les nains rebelles, invoqués pour nous faire saisir la philosophie du film. Autre exemple, l’image récurrente dans ses films d’un dromadaire coincé entre la position debout et couchée, position inconfortable au possible et dont l’animal peine à se sortir, image qui devient pour le cinéaste une parfaite incarnation de l’absurde. Terminons cette évocation par les omniprésentes gallinacés : « Quelque chose m’effraie chez les poules. Regardez leurs yeux : il y a une plate, incroyable stupidité dans leurs yeux. Si le diable existait, il aurait l’apparence d’une poule ».

Le cinéaste a eu du temps et de l’argent pour tourner sereinement ce film. Il a pu longuement chercher les extérieurs lui convenant (rien n’est filmé en studio), imaginer et bâtir le jardin de Daumer, concevoir méticuleusement les intérieurs... Pour tourner le son en prise directe, il parvient même à faire isoler la moitié de la ville de Dinkelsbühl.

Le film est sélectionné à Cannes où il remporte le Prix du Jury. Après Aguirre, Herzog est de nouveau mis en avant, célébré par une critique quasi unanime. Un enthousiasme qui, malgré tout, n’est pas à la mesure d’une œuvre absolument magistrale qui est (pour l’auteur de ces lignes) l’un des plus grands films de l’histoire du cinéma. Mais sans être aussi emporté, il est certain que la rigueur de sa construction (qui ne doit par ailleurs rien aux canons habituels du cinéma), la puissance d’évocation de sa mise en scène, sa grâce, sa plénitude et sa richesse en font pour le moins un classique incontournable.


(1) Extrait de La Flûte enchantée de Mozart. Herzog utilise également dans le film des morceaux de Pachebel, Orlando di Lasso ou encore l’Adagio d’Albinoni.
(2) Les rêves qui parcourent l’œuvre d’Herzog sont comme des ponts dressés entre les films : ils les lient et semblent permettrent de passer de l’un à l’autre, comme des univers parallèles qui coïncideraient par endroits. Une vue générale du cinéma d’Herzog montre que ces rêves/ponts ont une importance particulière car ils sont comme une possibilité de vivre d’autres existences, d’autres mondes, d’autres films. Chez Herzog un rêve est aussi vrai que la vie et un film est un rêve.
(3) Ici, la cigogne accompagne la naissance au monde de Kaspar et un corbeau apparaît pour annoncer sa mort.

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Par Olivier Bitoun - le 28 mai 2010