L’exercice rituel du bilan annuel n’a pas tant vocation à faire ressortir le « meilleur » du millésime écoulé (ambition très illusoire que – cette année plus encore qu’une autre – la variété des classements individuels consultables en bas de page permet d’évacuer très vite, avec près de 60 titres cités par nos six rédacteurs, dont 40 cités par un seul d’entre eux) que d’essayer de mettre en avant ce que nous avons vu, et de synthétiser la nature de ces observations.
Pour débuter par des considérations nationales, 2024 aura été une année importante, à plusieurs titres, pour le cinéma français.
En premier lieu, les prises de paroles de Judith Godrèche, en janvier et en février, ont contribué à accélérer la mise en mouvement (en tout état de cause plutôt tardive) de l’industrie cinématographique sur les questions des abus ou des violences sexuelles, et le relais médiatique ou judiciaire accordé à différentes affaires a traduit une volonté de briser l’ « écrasement de la parole » dénoncé par l’actrice, sans que l’on ne mesure encore pleinement, sur le long terme, ses conséquences effectives. Notons, dans un registre très différent, que la figure toute puissante de l’ « auteur de cinéma » (pour lequel donc, il y a manifestement eu une forme de tolérance coupable) a également été ébranlée par un ouvrage signé Geneviève Sellier, Le Culte de l’auteur (publié en septembre chez La Fabrique), provoquant par ricochets quelques remous dans le milieu de la critique cinéma, largement visée. Indépendamment des simplismes de l’ouvrage, il semble évident que le contexte actuel (crise de la presse papier et, plus globalement, méfiance généralisée vis-à-vis des médias d’information ; impact des réseaux sociaux sur le succès des films ; tensions entre critiques et distributeurs…) nécessite un questionnement global, de la fonction comme du statut, et que de par son importance historique, la critique française doit accompagner cette évolution plutôt que de se recroqueviller sur un pré carré de plus en plus restreint.
De façon plus essentielle, 2024 aura été une année importante pour le cinéma français dans ses accomplissements. Publics et commerciaux, avec les succès d’Un p’tit truc en plus, Le Comte de Monte-Cristo ou L’Amour ouf, et une part de marché exceptionnelle pour les films hexagonaux dépassant les 44 %. Internationaux, avec par exemple les récompenses accordées aux films de Jacques Audiard ou de Coralie Fargeat lors de la cérémonie des Golden Globes il y a quelques jours. Et, à nos yeux en tout cas, artistiques, comme en témoigne notre propre bilan : les deux premières places de notre classement collégial sont occupées par des films de réalisateurs français, et la moitié des six classements individuels voit des films hexagonaux (qui plus est tous différents) siéger à leur première place (un de nos rédacteurs va même jusqu’à établir un top 10 entièrement tricolore). Bémol important : un certain nombre de ces films (les films de Bertrand Bonello ou de Xavier Legrand ont fini à moins de 100 000 entrées France) ont été de cuisants échecs commerciaux, fragilisant encore la production de ce que Pascale Ferran avait appelé, il y a quelques années, les « films du milieu ».
Mais, partant de ces observations locales, il nous faut laisser notre regard se répandre, de façon centrifuge, en suivant la leçon de deux des gestes esthétiques (l’un délibéré, l’autre en partie contraint par son contexte de production) parmi les plus marquants de cette année : dans La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer comme dans Les Graines du figuier sauvage de Mohamed Rasoulof, l’ultra-focalisation sur un microcosme fermé ne fait qu’exalter son hors-champ, invisible mais omniprésent. Comme le cinéma transgresse les règles physiques de l’espace et du temps (c’est aussi, brillamment, l’une des leçons de La Bête), il nous permet de percevoir et d’appréhender, dans le même élan, l’ici et l’ailleurs. Après avoir salué la belle santé de la production hexagonale, constatons donc aussi que jamais un bilan annuel de la rédaction de DVDClassik n’avait accueilli autant de nationalités différentes, avec un cinéaste d’animation letton, un iranien, un danois (d’origine iranienne), deux britanniques, un australien ou un québécois.
Finissons (comme de coutume : un top est presque moins révélateur par ce qu’il inclut que par ce qu’il omet) par les absences les plus signifiantes :
• Si plus de la moitié des films de notre classement sont portés par des personnages principaux féminins puissants, dont certaines résistent avec force à l’oppression d’un ordre social largement masculin (c’est un des sujets des Graines du figuier sauvage, d’Anora, de La Bête, d’Emilia Perez et même de Furiosa), aucun d’entre eux n’a été réalisé par une femme…
• Nous n’avons à peu près retenu du cinéma américain de cette année que deux Sean (Price Williams et Baker, le seul à apparaître dans le classement collégial, pour une Palme d’Or dont seul le temps pourra évaluer l’impact durable). À la rédaction de DVDClassik, notoirement biberonnée au cinéma hollywoodien, cela peut surprendre, et être éventuellement perçu comme un symptôme supplémentaire de la crise qui couve dans la créativité audiovisuelle étatsunienne, au système de production encore largement hégémonique mais fragilisé par, entre autres et en vrac, la grève des scénaristes et la peur des IA, une forme d’autocensure dans le traitement de certains sujets, le plafonnement dans l’essor des plateformes (qui peut citer un film Netflix digne d’intérêt sorti en 2024 ?) ou les échecs de nombreux blockbusters qui, il y a encore quelques années, auraient été des succès assurés…
Nous ne manquons pas d’espoirs en 2025, mais parmi ceux-ci, celui de voir, aux Etats-Unis ou ailleurs, de grand(e)s cinéastes parvenir à s'affirmer n’est pas le moindre.
LE CLASSEMENT DE LA RÉDACTION
1. La Bête (Bertrand Bonello)
Adaptant librement Henry James,
Bertrand Bonello livre son film le plus vertigineux,
entremêlant les époques pour interroger
nos solitudes, nos affects et nos renoncements.
Cette œuvre complexe et ambitieuse, dotée d'un rare sens
du romanesque moderne, a été injustement boudée par le public.
2. Emilia Pérez (Jacques Audiard)
Un mélodrame musical clivant (la rédaction est loin d'être unanime),
mais qui aura séduit ses laudateurs par son énergie,
son audace et son efficacité rares.
Le casting est extraordinaire.
3. Anora (Sean Baker)
Une Palme d'Or pleine de fougue et de fièvre,
qui surprend, fait sourire
et finit par bouleverser.
4.. The Apprentice (Ali Abbasi)
Les années d'apprentissage de Donald Trump auprès de Roy Cohn
servent de prétexte à Ali Abbasi
pour dresser plus globalement un portrait de l'Amérique des killers
et ainsi creuser ses propres obsessions
sur ce qui définit la "monstruosité".
5. Les Graines du figuier sauvage (Mohammad Rasoulof)
Film-gigogne d'une grande maîtrise,
où la chronique familiale mène à l'enquête politique
et s'achève sur le thriller haletant.
6. La Zone d'intérêt (Jonathan Glazer)
Jonathan Glazer tient ses principes esthétiques
de radicalité et de sensorialité,
pour décrire l'Holocauste d'une façon tout à fait inédite.
Éprouvant et puissant.
7. Furiosa : une saga Mad Max (George Miller)
Prolongement virtuose à Fury Road,
où le sens du rythme, du découpage et de la composition
de George Miller époustouflent à nouveau...
8. Les Chambres rouges (Pascal Plante)
Un thriller québécois "fincherien" en diable,
à la mise en scène d'une précision clinique,
qui distille une tension et un malaise durables.
9. Flow, le chat qui n'avait plus peur de l'eau (Gints Zilbalodis)
Le deuxième long-métrage du jeune prodige letton
séduit par la poésie de son imaginaire
mais aussi et surtout par la foi absolue qu'il développe
en l'art cinématographique,
propre à générer, sans un mot, toutes les émotions du monde.
10. Les Carnets de Siegfried (Terence Davies)
Sortie posthume en France du dernier film
d'un des grands poètes du cinéma contemporain,
où l'hommage cède à l'autoportrait déguisé en artiste seul et racé,
entre intransigeance morale et lassitude de soi-même.
Les mondes qui mouraient chez Davies lui survivent donc.
LES CLASSEMENTS INDIVIDUELS
NICOLAS BERGERET 1. Le Successeur (Legrand) |
STEPHANE BEAUCHET 1. L’Histoire de Souleymane (Lojkine) |
JUSTIN KWEDI 1. Sans jamais nous connaître (Haigh) |
ERICK MAUREL 1. Hors saison (Brizé) |
ANTOINE ROYER 1. Les Graines du figuier sauvage (Rasoulof) |
JEAN GAVRIL SLUKA 1. The Sweet East (Williams) |