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Critique de film
Le film
Affiche du film

Woyzeck

L'histoire

Le soldat Woyzeck est installé avec sa femme Marie et son jeune enfant dans une petite ville calme de la campagne allemande. Méprisé par ses supérieurs, maltraité par le médecin militaire qui l'utilise comme cobaye de ses expériences, moqué par ses camarades de la garnison, Woyzeck souffre de plus en plus des humiliations qu'il subit.

Analyse et critique

« Cela vaut-il la peine de vivre là-dehors dans un monde dont les codes ont été déchiffrés, peuplé d’hommes dont les coutumes ont été déchiffrées ? » (Conquête de l’inutile)

En 1836, Georg Büchner disparaît. Il laisse derrière lui une pièce inachevée, en morceaux : quatre manuscrits, vingt-trois scènes ou fragments de scènes et aucune indication sur la façon dont l’histoire doit se conclure. Woyzeck est publié quarante ans après la mort de l’écrivain, mais l’intérêt pour la pièce ne tarit pas. Ils seront nombreux à essayer de donner une cohérence à ces fragments, à trouver une chronologie aux pages non ordonnées qu’a laissé l’écrivain. Il y a une véritable fascination qui entoure ce texte - fascination qui dépasse le cadre du théâtre avec Alban Berg qui en tire un opéra en 1914 -, d’abord à cause de la puissance et de la violence qui se dégagent de ces fragments épars, ensuite parce que reconstituer le texte devient une sorte d’enquête, une quête quasi obsessionnelle.

Büchner est un jeune homme passionné, emporté, qui se révolte contre les injustices du monde et clame ses amitiés révolutionnaires. Déclarant que « la lutte entre riches et pauvres est l’unique combat révolutionnaire au monde », il en appelle au soulèvement de la population paysanne et fonde même une société secrète, La Société des droits de l’homme. Il est condamné pour trahison et est contraint à l’exil. Il n’en poursuit pas moins ses multiples activités, militant, écrivant, traduisant Victor Hugo, s’adonnant à des recherches en biologie et trouvant même le temps de passer un doctorat qui l’amène à exercer à la faculté de médecine de Zurich. S’inspirant d’un fait divers qui s’est déroulé à Leipzig en 1821, il commence à travailler sur Woyzeck lorsqu’il est atteint par le typhus et est très vite emporté par la maladie.


Werner Herzog a été profondément marqué par l’œuvre de Büchner. C’est son écrivain de chevet et certainement l’artiste qui l’a le plus influencé dans sa vision du monde. Plutôt que de taire l’influence qu’a pu avoir l’écrivain sur sa propre œuvre, il l’affiche clairement en adaptant Woyzeck, film qui lui permet de mettre en avant tout ce que son cinéma doit à Büchner. Woyzeck est un homme qui souffre du désespoir du monde, qui est écrasé par la cruauté de la société, par son inhumanité. Cette empathie profonde le pousse vers une insoutenable solitude, vers la nuit, la folie et la mort. Son entourage (le colonel, le médecin, sa femme Marie - Eva Mattes, l’actrice de La Ballade de Bruno) utilise sa faiblesse et il se sait manipulé, dépossédé de son corps, de sa pensée, de son libre arbitre. Mais il voit au-delà de son seul destin et constate que c’est toute l’humanité qui est une armée de marionnettes désarticulées. Woyzeck est, avec Kaspar Hauser, l’incarnation ultime du personnage herzogien, le cinéaste tissant un lien secret entre ces deux films en les faisant tous deux s’ouvrir sur un plan d’eau. La souffrance des deux hommes ne vient pas seulement des humiliations, des tortures qu’ils subissent de la part de la société. Elle est plus profonde, plus large, elle s’étend à la notion même d’existence. Ils se savent prisonniers du monde et sont hébétés face au vide et à l’absurdité de la vie humaine. S’ils sont considérés comme des idiots par leurs pairs, pour Herzog ce sont des clairvoyants. Seulement, cette clairvoyance peut conduire à la folie

Le destin de Woyzeck est donc le même que celui de Kaspar : humilié, écrasé, maltraité, détruit peu à peu par une société qui n’accepte pas les signes de faiblesse. La différence entre les deux hommes est que Kaspar est dans un rapport profond avec le monde, une sorte de communion mystique. Woyzeck est lui complètement perdu. Il se sent dépossédé physiquement de son corps, n’arrive plus à être en lien avec le monde. Il cherche partout des signes, cherche à comprendre mais rien ne fait sens et il se dilue, s’efface. C’est une ultime tentative de lutter contre la dissolution qui va le conduire au crime.

Woyzeck est perdu car il n’arrête pas de penser. Il est constamment hanté par des images, des idées fulgurantes sur la condition humaine (l’hérédité et le milieu social par exemple) et est surtout persuadé qu’il y a des secrets partout. S’il n’y a pas de ces secrets, alors c’est que le monde n’a aucun sens et ça, il ne peut l’admettre. Il est ainsi pris de peur face à certaines manifestations de la nature (« Quand le soleil est à midi et que le monde prend feu » s’inquiète-t-il), comme s’il y avait là des adresses néfastes envoyées à l’homme, il essaye de comprendre ce que disent les voix qui viennent de dessous la terre ou qui sont portées par le vent. Stroszek dans Signes de vie cherchait lui aussi de ces signes, cherchait à déchiffrer le monde et c’est cette quête sans fin qui pousse les deux hommes (il faut noter la ressemblance sonore entre Woyzeck et Stroszek) vers la folie.


Pour Herzog, la clairvoyance consiste à comprendre que la vie n’a pas de sens, que l’on est prisonniers du monde. Un homme saoul (qui semble tout droit surgir de Cœur de verre) résume parfaitement la pensée du cinéaste « Pourquoi l’homme existe ? De quoi vivraient le laboureur, le savetier ou le docteur si Dieu n’avait pas créé l’homme ? De quoi vivrait le soldat s’il n’avait pas été armé du besoin de se faire tuer ? »… et de conclure que « Tout sur Terre n’est que vomissures ». Vouloir lutter contre cette absurdité fondamentale de l’existence humaine est une impasse. Imaginer qu’il y a des secrets qui expliquent le monde, qu’il y a un sens à toutes choses, un sens à la vie est une impasse, une quête sans fin où l’on ne peut que se perdre.

C’est ce qui advient à Woyzeck. Il est à vif, constamment sur le qui vive, aux aguets, comme s’il était soumis en permanence à des stimuli extérieurs, on le juge comme un idiot, mais son allure de fou vient du fait qu’il est pris par le vertige du monde, par le gouffre béant d’un questionnement toujours renouvelé. On sent qu’il est bien supérieur intellectuellement à ses grossiers supérieurs, au médecin imbus qui se gargarise de grands mots.

Son capitaine n’a qu’une obsession, celle de ralentir les choses. Son leitmotiv est qu’il faut gérer le temps, se trouver des occupations. Sa vie n’est ainsi faite que d’ennui, un ennui tranquille dont est banni tout questionnement, tout doute. « Je ne peux plus voir une roue de moulin sans être mélancolique » dit-il : la roue qui tourne sur elle-même tandis que l’eau (ou le vent) passe symbolise par trop bien son existence pour qu’il puisse supporter une telle vision. Une vision qui nous ramène à Signes de vie, le capitaine étant aussi démuni face à l’existe que les soldats en retraite forcé du premier film d’Herzog. La vie défile tandis qu’eux se tiennent, hagards, sur le bord, se contentant de voir le temps s’écouler, la vie suivre son cours. Stroszek et Woyzeck ne peuvent accepter un tel immobilisme, un tel abandon: ils luttent, combattent et même s’ils sombrent finalement tous deux dans la folie, au moins ils ont essayé d’exister.


Chez Herzog, les militaires sont toujours des caricatures d’humains. Ils incarnent toutes les tares de la société : la destruction, la bête discipline, l’ordre, les humiliations, la dépersonnalisation, la déshumanisation… Dans un cirque, il y a un singe, les bras en croix (le cirque rappelant Kaspar Hauser tandis que le singe renvoie aux Nains aussi ont commencé petits…) et un bonimenteur qui présente le premier stade de l’évolution humaine : le soldat. Une blague, mais qui résume très bien la position du cinéaste face à l’armée. Si le soldat est le premier stade de l’homme, le médecin devrait en être le dernier. Cultivé, porteur du savoir, dédiant sa vie à sauver ses pairs et poursuivant d’inlassables recherches pour faire avancer l’humanité, il devrait se situer à l’opposé du spectre. Or, dans Woyzeck comme dans Kaspar Hauser, il est un autre de ces monstres qui accablent et torturent les hommes.

Le médecin miliaire du camp est malveillant, dangereux. Sa suffisance l’empêche de voir l’étendue de sa méconnaissance du monde. Il possède un titre ronflant qu’il utilise pour asseoir son emprise sur les autres, les obligeant à écouter ses péroraisons stériles ou à subir ses expériences délirantes. À un chat qui parvient à échapper à ses griffes, il lance qu’« il n’a aucun esprit scientifique ». Le pauvre Woyzeck lui ne peut s’enfuir par la fenêtre et devient le cobaye de ce petit docteur Mengele qui lui ordonne depuis trois mois ne se nourrir que de pois. Ainsi fragilisé physiquement et moralement, Woyzeck est soumis aux lubies de ses supérieurs et devient le souffre douleur des petits chefs du camp. Comme s’ils étaient des loups sentant l’odeur du sang, la meute des hommes le cerne et le dévore à petit feu. Il n’a même plus de foyer où se réfugier, sa femme le manipulant et le trompant. C’est un homme complètement humilié, complètement détruit par une société carnassière.


[spoiler] Woyzeck meurt de sa soif de comprendre et d’être lui-même incompris. Lorsqu’il en vient à tuer Marie, c’est certes par jalousie, mais c’est surtout un moyen pour lui d’enrayer ce mouvement général qui le dévore, pour marquer son refus de continuer à participer à la mascarade de la vie, pour s’exclure définitivement de la société des hommes. Cette longue séquence de plus de quatre minutes où Woyzeck poignarde sa femme au ralenti, est un moment d’un intense désespoir et d’une grande beauté. Herzog suspend le temps, laisse la séquence se déployer, créant un environnement irréel par les éclairages, l’environnement et le rythme de la scène. On accompagne ainsi Woyzeck, d’abord dans son sentiment de se livrer à un acte libérateur, un acte de défi, puis dans la lente manière dont il raccroche peu à peu à la réalité et se rend compte de l’horreur de son acte.[fin du spoiler]

Le tournage du film débute cinq jours à peine après celui de Nosferatu. Il dure seulement dix-huit jours et Herzog monte le film en quatre jours. Woyzeck est un projet intime pour Herzog, si bien qu’il n’a pas besoin de préparation tellement il est imprégné par l’œuvre de Büchner, Tout ce dont il a besoin, c’est de l’énergie pour aller directement à l’os. Pour naître, le film doit venir d’un geste rageur, violent, intime, libérateur. Un geste vif, direct qui est l’exact contraire d’un Nosferatu très pensé, préparé au millimètre.

Il lui fallait surtout l’acteur pour incarner toute la douleur et le désespoir du personnage. À l’écran, Kinski est l’image même d’un être brisé et perdu. Il est comme nu devant la caméra, Herzog utilise la fatigue de l’acteur qui ressort épuisé du tournage de Nosferatu. C’est la seule manière pour lui de cueillir ce dénuement et cette tristesse qu’il connaît de Kinski mais que ce dernier cache constamment derrière son incontrôlable folie et son exubérance. Sa fatigue perce l’écran et cette aura que l’on qualifiera maladroitement de « folie exsangue » qui émane de lui imprègne tout le film. La prestation de Kinski est proprement extraordinaire : chacun de ses gestes sonne juste (doux avec Marie et Andrès, figés et craintifs avec le médecin et ses supérieurs) et chacune de ses expression est bouleversante. Il incarne dans son corps la douleur, la souffrance, les tourments. Il est comme plié de l’intérieur, comme si son enveloppe corporelle ne contenait plus que les morceaux brisés de ce qui autrefois a été un homme.

Herzog découpe son film en longues séquences qu’il tourne à chaque fois d’une traite. Le rythme naît des phrases, des gestes et des regards des acteurs, des lumières, des cadres. La photographie est splendide, mais très simple, tout comme les décors. Herzog n’utilise pas du tout une esthétique de la misère ou de la noirceur. L’histoire de Woyzeck ne nécessite aucunement d’en rajouter dans le pathos mais à n’en pas douter d’autres cinéastes auraient appuyés encore sur le côté sordide de l’histoire. Herzog travaille au contraire sur une image très belle, très soignée, sur des éclairages très doux et des touches de couleurs flamboyantes. L’aspect visuel du film vient ainsi en contre point au drame qui se joue, ce qui isole encore plus Woyzeck qui souffre et se meurt alors que la vie se déploie autour de lui toujours aussi belle et fascinante.

Herzog conduit son film de manière très rigoureuse, mais pas austère. Un songe de Woyzeck, où il est effrayé par l’idée que la Terre est creuse, est ainsi filmé très simplement, juste en cadrant Woyzeck racontant son rêve à son ami Andrès. Herzog ne vient pas ici illustrer le songe par une succession d’images qui trancheraient avec le reste du film, comme il l’a fait dans Fata Morgana, Cœur de verre ou encore Nosferatu, car tout doit venir de Woyzeck, de Kinski, il est le cœur brisé du film. Herzog concentre toute son attention sur son personnage et efface au maximum le reste, ce qui pourrait être parasite, ce qui pourrait nous écarter de l’histoire de cet homme. Le drame de Woyzeck est si intime, c’est un être si fragile qu’Herzog se place constamment de son côté. Une démarche qui rejoint celle de La Ballade de Bruno où le cinéaste était là aussi dans une grande proximité avec son acteur, partageant le malheur de Bruno S. sans voyeurisme mais avec une infinie empathie. La manière qu’a Woyzeck de parler de lui à la troisième personne (« le Woyzeck, lui… ») rappelle également la manière dont s’exprimait Bruno S. Une façon de parler de soi qui marque une forme de dépersonnalisation, comme si à force d’humiliation et de brimades on les avait tout deux spoliés de leurs personnalités. Mais c’est aussi une forme de recul, la marque d’un regard détaché qui questionne la société, le monde et sa propre existence.

Présenté à Cannes, le film est accueilli très tièdement. Les critiques, il y a encore peu passionnés par le travail d’Herzog, boudent le film ou n’ont même pas la curiosité de se pencher dessus. Woyzeck est pourtant une proposition de cinéma étonnante et moderne, très stylisée et rigoureuse, toutes choses qui ne l’empêchent pas – bien au contraire – d’être aussi une œuvre bouleversante et pleine d’humanité.

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Par Olivier Bitoun - le 20 janvier 2011