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Critique de film
Le film
Affiche du film

Echos d’un sombre empire

(Echos aus einem düsteren Reich)

L'histoire

A partir de 1945, le journaliste Michael Goldsmith parcourt l'Afrique, du Congo au Yemen, en passant par l'Algérie et l'Afghanistan, couvrant des conflits et des crises dramatiques et observant de près la façon dont les anciens pays coloniaux vivent leur indépendance. En 1977, il devient correspondant spécial en République centrafricaine et couvre le sacre de Jean-Bedel Bokassa qui s'autoproclame empereur. Accusé d'être un espion par le dictateur, il est arrêté et longuement torturé avant d'être relâché. C'est à travers son histoire que Werner Herzog nous invite à plonger dans la folie sanguinaire de l'Ogre de Berengo.

Analyse et critique

Tous les rêves de gloire, de pouvoir ou de richesse des héros de Werner Herzog sont voués à l’échec : on se rappelle Aguirre, seul au milieu des singes sur un radeau immobile, ou Cobra Verde essayant en vain de tirer un bateau pour gagner l’océan… Autant d’images marquantes qui montrent la futilité de ce fantasme humain qu'est celui de la toute-puissance. Jean-Bedel Bokassa, ancien soldat de la République française, est l'un de ces hommes qui rêvent de dominer le monde. Avec l'appui du gouvernement français, il va effectivement accéder au pouvoir et devient en 1966 le président de la République Centrafricaine. Couronné à la manière d'un roi, il va par la suite - comme il était prévisible - régner en tyran sanguinaire sur son peuple. Bokassa est de ces hommes qui comme Aguirre ou Cobra Verde ont besoin de s'enivrer d’or, de pouvoir et de conquêtes pour se sentir vivre. En parfait personnage herzogien, il s'imagine être le héros d'une fiction dont il pense être l'auteur ; mais il se révèle n'être que le pathétique acteur d'une pièce écrite par d'autres. Roi de pacotille, marionnette entre les mains du gouvernement français, il évolue en fait dans un fantasme de pouvoir, prisonnier d'un rêve fou de grandeur. On voit tout ce qui a pu pousser Herzog à s’intéresser à l’histoire de ce dictateur : la vaine illusion du pouvoir, la futilité des conquêtes, l’aveuglement de l’homme qui veut s’élever au-dessus des autres dans l’espoir de donner un sens à son existence... Echos d’un sombre empire poursuit si parfaitement les thématiques abordées par le cinéaste dans ses fictions que l’on a presque l’impression que Bokassa est une de ses créations ; et il n’est jusqu’à la profonde détresse, l’incompréhension du tyran lorsque son rêve s’écroule qui ne soit profondément herzogien.

Le film s'ouvre sur une lettre de Michael Goldsmith qui est parvenue au cinéaste quelques jours avant qu’il ne débute le tournage. Herzog explique que le journaliste n'a plus donné de nouvelles depuis des semaines, depuis le moment où il est entré au Liberia. Dans ce courrier, Goldsmith explique que ce film sur Bokassa auquel le cinéaste allemand lui a demandé de participer revêt une importance toute particulière à ses yeux. Il tient cependant à préciser qu'il n'a pas été traumatisé par son incarcération dans les prisons du lion centrafricain, qu'il a vécu cette expérience comme détaché de son corps, comme un entomologiste qui observerait un insecte qui serait aussi lui-même. Il n’a jamais eu vraiment peur de ses tortionnaires, se demandant simplement jusqu’où ceux-ci seraient prêts à aller pour le faire parler, et il ne voit pas dans ce projet de film une manière d'exorciser ce drame qu'il a vécu. Non, s'il souhaite tourner ce film, c'est à cause d’un rêve qu’il vient de faire pour la seconde fois. Un rêve où il voit une multitude de crabes sortir de l’eau et ramper sur la terre ferme, et ce sous l'œil indifférent de la population qui ne réagit que lorsque c'est la planète toute entière qui a été envahie par ces créatures.

Les premières images du film sont directement issues de ce rêve. Chez Wernerg Herzog, les personnages se racontent tout autant par leurs visions et leurs songes que par leurs histoires vécues ; et pour glisser cette idée que rêve et réalité sont pour lui sur un même plan, il utilise un étonnant contrepoint musical : sur les grouillements de crabes, une musique douce et mélancolique se fait entendre tandis que sur le plan suivant (Goldsmith montant dans une voiture et roulant) ce sont des sonorités inquiétantes et lourdes qui accompagnent les images. L'ambiance attendue du rêve se trouve ainsi décalée dans la "vraie vie" de Goldsmith, manière de montrer que la frontière entre rêve et réalité est perméable et combien ce songe poursuit le journaliste dans sa vie éveillée. Ce mouvement de balancier entre rêve et réalité est au cœur d' Echos d’un sombre empire. Ce n'est pas un documentaire qui entend raconter de manière factuelle la tyrannie de Bokassa, mais un film qui tente d'exprimer la façon dont un homme prisonnier d'un rêve peut faire basculer tout un pays dans l'horreur. Cette idée qui guide Herzog reste cependant en arrière-plan, s'insinuant de manière discrète et diffuse, le cinéaste s'effaçant derrière Michael Goldsmith dont il entend avant tout raconter l'histoire.

En 1977, Jean-Bedel Bokassa est au pouvoir depuis déjà douze ans. En 1965, alors qu'il est chef d'état-major, il profite d'une tentative de coup d'état contre son cousin David Dacko pour prendre le pouvoir. Après sept années d'une gouvernance soutenue par la France - mais au cours de laquelle terreur, emprisonnements abusifs, torture et exécutions sommaires sont déjà monnaie courante -, il s'autoproclame président à vie en 1972, puis maréchal en 1974. Deux ans plus tard, il dissout le gouvernement et le remplace par le Conseil de la Révolution centrafricaine. Il prend comme conseiller David Dacko, revenu en grâce, et se fait couronner Empereur en 1977. Michael Goldsmith, alors en poste en République centrafricaine, assiste à ce délirant cérémonial. C'est peu après qu’il est arrêté pour espionnage par les services secrets du dictateur. La suspicion qui pèse sur lui vient d’un télégramme qu'il a envoyé depuis un appareil défectueux, son contenu rendu illisible faisant penser à un message codé. C'est cette histoire qui sert de porte d'entrée à Herzog pour nous faire pénétrer le monde délirant de Bokassa.

Michael Goldsmith nous emmène tout d'abord au château français d'Hardricourt, où Bokassa s'est retiré de 1980 à 1986 après avoir été chassé du pouvoir. Le grand salon dévoile d’entrée de jeu le culte de la personnalité du tyran (ainsi que son mauvais goût), de multiples photos et tableaux le représentant ornant les murs de la demeure. Tandis qu'il arpente presque religieusement la pièce, Goldsmith voit ses souvenirs remonter à la surface. Werner Herzog accompagne ce mouvement de la mémoire par l'irruption d'images d’archives qui incarnent à l'écran ce passé qui reprend peu à peu de sa substance. Parmi les photos, on remarque celle d’un enfant en tenue d’apparat et qui se révèle être le fils de Bokassa. On le retrouve en image, perdu au milieu de la foule et du faste du couronnement. Son père est à ses côtés et le soutient affectueusement, vision humaine dans l’océan d’abjection qu’a été la vie du tyran. Pour Herzog et Goldsmith, il s’agit de rappeler que Bokassa n’est pas une créature diabolique surgie de nulle part, une incarnation quasi surnaturelle du mal, mais un être humain transformé en tyran sanguinaire par sa soif de pouvoir, ses rêves de grandeur et la marche du monde.

Goldsmith rencontre Augustine Assemat, la dernière épouse du dictateur ainsi que quatre de ses cinquante-quatre enfants. Le journaliste compatit sincèrement à la tristesse des enfants, traités de cannibales par leurs camarades de classe. Jamais Goldsmith ne prend plaisir à la déchéance du tyran et de son entourage, jamais il ne savoure une quelconque vengeance. Sa douceur et son infinie humanité donnent le ton d'un film qui se révèle tout en empathie malgré la noirceur de son sujet. Echos d’un sombre empire ne se concentre pas sur Goldsmith, sa terrible histoire, son expérience de la prison et de la torture. Le journaliste sert de porte d'entrée au spectateur, il imprègne le film de son aura mais n'en est ni le héros, ni le centre. Herzog et Goldsmith préfèrent partir à la rencontre des autres afin d'éviter de circonscrire le drame centrafricain au témoignage d'un seul individu. Un individu médiatique et une histoire emblématique dont bien d'autres réalisateurs se seraient contentés pour raconter le régime de Bokassa. Mais pour Herzog, la multitude est toujours plus intéressante, complexe et riche que la vision d'un seul homme, aussi édifiante que soit son histoire.

De rencontre en rencontre se dessine ainsi un portrait mosaïque du régime et de la personnalité de Bokassa, un portrait où l'horrible côtoie constamment le grotesque. Il y a ainsi des histoires au réel potentiel comique. On apprend ainsi, alors qu'il servait en Indochine (il a également combattu en Algérie, obtenant et la Légion d'honneur et la Croix de guerre) qu'il eut une fille, Marine, avec une Vietnamienne. Devenu président, il demande à l’ambassade de France de la retrouver. Celle-ci s'exécute et lui présente une jeune fille qu'il adopte officiellement. Peu après, la vraie Marine fait son apparition et Bokassa décide de l'adopter également. Il mariera en grande pompe ses deux filles le même jour afin d'éviter toute jalousie, charmante attention qui ne l'empêchera par la suite de faire exécuter le mari de la fausse Marine pour une tentative de coup d'État avortée. Celui de la vraie Marine sera à son tour exécuté après la chute du tyran pour l'assassinat de son neveu... Il y a également l'histoire de cette danseuse roumaine que Bokassa épouse et qui, délaissée, séduit les gardes de l'Empereur. Bokassa les fait exécuter lorsqu'il découvre la tromperie de sa femme... qui se révèlera être une agent de la Securitate... Mais ce qui importe avant tout à Herzog et à Goldsmith, c'est de donner la parole à ceux qui ont souffert de ce régime sanguinaire et très rapidement ces anecdotes souvent délirantes cèdent la place à la réelle douleur de ceux qui ont vécu sous cette dictature.

La façon dont est traité le couronnement de l'autoproclamé « Empereur de Centrafrique » est très symptomatique de la démarche de Werner Herzog. Cet évènement a une place centrale dans le film car il permet d'évoquer l'implication et la complaisance de la France (la cérémonie a été diffusée par Antenne 2 à l'époque) mais aussi de montrer un homme comme dépassé par sa propre folie. Mais ce qui doit retenir avant tout notre attention, c'est la manière dont Herzog monte cette séquence. On se rappelle en effet moult scènes hilarantes issues de cette cérémonie grandiloquente : la couronne trop haute que Bokassa doit retirer pour entrer dans son carrosse, par ailleurs trop lourd pour les chevaux ; cette même couronne qui s'enchevêtre avec les lauriers et dont le dictateur n'arrive pas à se dépatouiller ; les insultes qu'il lance à sa femme, ignorant que la télévision les retransmet en direct… C’est ainsi que l’Occident aime à se rappeler le tyran, mais ce n'est pas l'approche de Herzog qui entend avec ce film rappeler ce qu'a été réellement son règne. Le cinéaste ne garde pas ici ces images qui ont fait hurler de rire le peuple français, trop heureux de conforter sa vision colonialiste de l'Afrique (en substance : « Voyez les hommes que les peuples africains nouvellement libérés sont capables de porter au pouvoir ! ») ou, après la révélation des horreurs de son règne, trop content de se réfugier derrière la folie de l'homme pour s'affranchir de ses propres fautes. Bokassa a ainsi trop souvent été dépeint comme un bouffon, un dictateur de pacotille, un homme servant sans le savoir la Françafrique... vision parcellaire qui est bien loin de servir la vérité.

Le règne de Bokassa ne fait pas rire Herzog, tout comme il ne fait pas rire Goldsmith. En évacuant les séquences comiques du couronnement et en utilisant sur ses images le Trio pour piano en mi mineur de Schubert - toujours cet art unique qu’a Herzog pour combiner les images et les grands morceaux de musique -, ce qui émerge c’est toute la détresse d’un peuple condamné par la folie d’un homme. Herzog montre effectivement qu’il a été un pantin de la France, que cette histoire tragique est un nouvel avatar du néo-colonialisme. Mais ce qu'il souhaite sonder, c’est l'énigme que représente Bokassa.

Jeune homme d’origine paysanne, il s'engage à dix-huit ans dans les Forces Françaises Libres. Après la guerre, il poursuit sa carrière militaire, servant en Indochine puis en Algérie et dans d'autres pays d'Afrique. En tout, il passe plus de vingt ans au service de la France ; et lorsqu’il s'engage dans l'armée de la toute jeune République centrafricaine, il ne peut s'empêcher de se sentir supérieur aux habitants de son pays. Lorsqu'il accède au pouvoir en 1965, il paraît être un progressiste, mais son sentiment de supériorité et sa fascination pour les figures du pouvoir le font rapidement sombrer dans la folie. Il se nomme Général, Président à vie, Maréchal et enfin, en 1977, Empereur. Et comme les chefs d'État des autres pays acceptent son jeu, rien ne l’arrête dans sa surenchère mégalomaniaque. Herzog cherche cependant moins à comprendre ce qui a pu politiquement permettre l’avènement de Bokassa qu’à comprendre humainement comment il a pu en venir à mener ce règne de sang et, par la suite, ce qui le pousser à revenir en Centrafrique alors qu’il y avait été condamné à mort par contumace, ou encore à se voir comme un apôtre durant les dernières années de sa vie qu'il passe en prison. Lors d’un entretien où il réclame le droit de retourner en Centrafrique pour être jugé, Bokassa se plaint de ne pas avoir d’argent, de devoir vivre et subvenir aux besoins de sa famille avec sa simple pension militaire de capitaine de l’armée française. On peut rire à son emportement et à ses déclarations mais il y a un moment où l'on touche du doigt une vérité profonde. « J'ai ma terre à travailler : qu’est-ce que je peux faire comme élevage ici ? » dit-il ; et c'est comme si, d’un coup, ressurgissait une image de son enfance, comme s'il entrevoyait la vie qu’il aurait pu mener au lieu de se perdre dans ses fantasmes.

Bokassa est un fou qui est parvenu à rendre sa folie réelle. Il a transformé le monde autour de lui pour le plier à son délire de contrôle, de pouvoir et surtout de grandeur, lui qui se déclarait descendant de Pharaon et qui, fasciné par Napoléon, a transformé son pays en Empire (il se vêt lors de son couronnement du même habit que celui qu'arborait le Maréchal Ney lors du sacre de Napoléon)... « Ces photos me semblent penser à une opérette qu’il montait pour lui-même » dit Goldsmith, qui a l’impression lors de sa visite au Château d’assister à quelque chose d’irréel, comme tout ce qu’il a vécu. Mais comment peut-il en être autrement alors qu’il a effectivement traversé le rêve d’un homme ? Bokassa a déformé le monde autour de lui pour édifier son propre mythe, pour réaliser son fantasme de grandeur, pour le rendre réel. Ce qu’il obtient c’est un ersatz de monde, comme une greffe qui ne prendrait pas entre un rêve et la réalité. Tout est ainsi rendu délirant, tragiquement comique, comme un cauchemar absurde qui engloutirait le réel.

Le film se termine par une visite de Michael Goldsmith dans le parc où Bokassa faisait jeter des hommes aux crocodiles ou aux lions. Les cages sont aujourd’hui vides mais le gardien souhaite montrer quelque chose au journaliste : il lui demande une cigarette et la tend à un chimpanzé qui se met à la fumer. Goldsmith est effrayé par cette image, il ne supporte pas cette vision. Et, effectivement, le gros plan sur le visage de ce chimpanzé est terrifiant car il dit tout de ce basculement dans la folie qu'a été le règne de Bokassa. Ce final surprenant, qui nous plonge dans une infinie mélancolie, est la parfaite conclusion de ce film tétanisant sur la folie et le pouvoir.

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Par Olivier Bitoun - le 9 juin 2011