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Critique de film
Le film
Affiche du film

Dernières paroles

(Letzte Worte)

L'histoire

Sur l’île grecque de Spinalonga, un vieil homme a longtemps vécu seul. Arraché à son royaume, il refuse dorénavant de parler à quiconque. Les habitants du village témoignent.

Analyse et critique

Herzog réalise ce petit film alors qu’il se trouve en Crète pour tourner Signes de vie. Le cinéaste a commencé très tôt à voyager et à quatorze ans, il se rend seul en Grèce sur les traces de son Grand père, un archéologue réputé qui a mis à jour l’Asclepeion sur l’île de Kos. Durant ce périple, il découvre la vallée aux 10 000 moulins, image qui le frappe et qu’il utilisera dans Signes de vie. Ce voyage dans le berceau de la civilisation occidentale lui amène d’autres images, d’autres sensations qui viendront nourrir son premier long métrage et ces Dernières paroles.

Le générique défile sur des vues de la ville, une musique entraînante se fait entendre. Un carton sur fond noir vient interrompre cette entrée en matière « touristique » : « Ils me disent de dire « non », mais je ne dis même pas ça. Ce sont mes derniers mots ». Le visage d’un homme apparaît en gros plan, il n’y a plus de musique, plus de son d’ambiance. Le silence se fait pesant tant il est advenu soudainement. Ses lèvres bougent un peu, mais nulle parole n’en sort. Le son revient aussi brutalement qu’il avait disparu avec une discussion entre deux policiers, dialogue burlesque où les deux hommes essayent de parler d’une même voix, reprenant la même phrase plusieurs fois d’affilée (« On est allés le chercher et on l’a sauvé. Parle donc, idiot »). Ils parlent, mais les mots qui sortent de leurs bouches ne semblent avoir aucun sens. Ils répètent en boucle la même litanie, comme si Herzog avait monté toutes les prises dans un bout à bout délirant.


Un patron de bar raconte que depuis qu’on l’a arraché à son île, le vieil homme ne dit plus rien. Il joue de la lyre et chante, mais ne parle plus. Après une série de témoignages, Herzog revient sur le vieil homme. Ce dernier rejette la caméra, se défend et, finalement, parle. Et ses paroles, les premières depuis des années, sont : « je ne dis rien », « je ne parle pas », « non, je ne dis absolument rien ». Herzog, qui clôt ainsi son film sur une touche d’humour incongrue, joue auparavant avec les autres personnages sur le dérèglement de la parole. Les villageois qui témoignent de la folie du vieil homme tournent en rond lorsqu’ils racontent leurs histoires, la formulant de plusieurs manières sans jamais rien apporter de nouveau, occupant l’espace de la parole par une ressassement stérile. D’autres répètent en boucle, mécaniquement, une seule et même phrase. Le vieil homme est considéré comme le fou de la ville, mais Herzog se plaît par le jeu des répétitions à le montrer comme un sage perdu dans un asile d’aliénés. Comme dans Héraklès, c’est le jeu sur le montage (visiblement Herzog utilise les chutes du tournage) qui est porteur du discours du cinéaste.

Prison

Chez Herzog, la parole est souvent une prison. Ne pas être maître du langage, que l’on soit handicapé (Le Pays de silence et d’obscurité), marqué par la société (Kaspar Hauser, La Ballade de Bruno, Dernières paroles) ou appartenant à un peuple écrasé (Aguirre, Le Pays où rêvent les fourmis vertes), c’est être soumis, écarté ou oublié. Maîtriser la langue c’est pour beaucoup un moyen de prendre l’ascendant sur l’autre, le dominer, l’écraser de sa prétendue supériorité (le prêtre d’Aguirre, les scientifiques et religieux étudiant Kaspar Hauser, le maître de la ville de Cœur de verre…). De film en film, Herzog ne cesse de mettre en exergue le fait que tout homme est prisonnier, cherchant toutes les formes que peut revêtir cette prison (1). Elle peut être le fruit du handicap, d’une société excluante… elle est quoiqu’il en soit partagée par tout être : c’est un état fondamental de l’homme, prisonnier dès sa naissance de son corps et de son existence terrestre. Herzog part de ce constat et explore tout ce qui peut permettre dès lors à l’homme de s’affranchir de cette prison : le rêve, l’imaginaire, le rapport au monde, aux autres, les territoires intérieurs, la science…

Le cinéma est pour lui un outil permettant de démonter ces mécanismes d’emprisonnement et d’incarner ce que l’on peut y opposer. Dans Dernières paroles, il se plaît ainsi à renverser par le montage – et l’humour – le regard méprisant que les habitants du village portent sur le vieil homme. Surtout, il perce le mystère de cet homme, va au-delà de son mutisme pour essayer de découvrir son histoire, ne s’arrêtant pas comme les villageois à son apparente folie. Petit à petit on reconstitue son passé. Son île a été utilisée comme léproserie et les habitants l’ont déserté. Plus tard, les lépreux sont partis, lui seul demeurant sur l’île et s’imaginant alors en être le roi.

Il s’agit de l’île de Spinalonga, près d’Ellounda, que Jean-Daniel Pollet filmera également dans L’Ordre en 1973, documentaire centré sur les lépreux qui y étaient parqués par le gouvernement grecque jusqu’en 1956, l’île se transformant en un véritable mouroir. Comme l’évoquent Herzog (et plus tard Pollet), les malades étaient entassés dans l’ île (qui accueille jusqu’à quatre cent malades), vivant dans des conditions insalubres (l’hôpital n’avait même pas l’eau courante), coupés du monde et sur la fin abandonnés même par le personnel soignant. « Ceux qui venaient ici venaient pour mourir. Tous savaient qu’ils mourraient ici ». Comme dans Pays de silence et d’obscurité et Avenir Handicapé, Herzog évoque l’exclusion des faibles, des malades par une société vivant dans la peur de la différence. Le mutisme du vieil homme peut s’expliquer par le fait qu’il n’y a pas de mots lui permettant de raconter ce qu’il a vécu à Spinalonga, de témoigner de l’horreur.

Royaume de l’horreur, Spinalonga devient cependant pour le vieil homme un royaume. C’est un royaume désert et son roi ne peut régner que sur des fantômes, mais pour lui c’est un monde plein, le seul où il souhaite vivre. Et lorsque la police l’oblige à quitter l’île, il les avertit qu’il a une flotte à sa disposition (cette flotte existe bien, c’est une série de bateaux gravés dans les pierres de l’île) prête à se battre pour lui. Il y a du Stroszek, de l’Aguirre dans la capacité de cet homme à se bâtir un royaume imaginaire, à le rendre vivant à ses yeux. Pour Herzog, il est possible de créer un monde à partir de ruines, c’est ce qu’il faisait enfant avec ses camarades en jouant dans les décombres de la guerre. Il fait aussi penser à ces hommes qui refusent dans La Soufrière de quitter leur île menacée de destruction par un volcan ou aux Aborigènes du Pays où rêvent les fourmis vertes qui n’acceptent pas de céder leur terre à une industrie minière. Lorsque l’on s’est enfin trouvé une place sur Terre, mieux vaut mourir que de la quitter. Se sentir appartenir à un territoire, fut-il fait de cendres et de larmes, c’est être au monde, c’est déjà donner un sens à son existence. L’abandonner équivaut dès lors à mourir.

Ce vieil homme se trouve ainsi être, alors qu’Herzog ne fait qu’entamer sa carrière de cinéaste, une synthèse des personnages qui peupleront ses œuvres à venir et ce petit film pose les grands enjeux qui parcourront son cinéma. Herzog nous offre également dans un noir et blanc magnifique des images splendides des ruines de Spinalonga et la beauté des visages burinés des habitants de la Crête.


(1) Le fabuleux travail d’Emmanuel Carrère sur Werner Herzog publié par Edilig, malheureusement aujourd’hui épuisé, n’a certainement pas été sans influence sur le présent texte. Comme il m’est difficile de démêler ce qui m’est venu naturellement à la vision de l’œuvre d’Herzog de ce qui a été induit par la lecture, tardive, du livre de Carrère, plutôt que d’essayer de retrouver les correspondances entre cette chronique et le dit livre, je salue seulement humblement la qualité d’analyse de cet indispensable écrivain et en profite pour faire le vœu, qu’un jour, il nous offre de nouveau de ses précieux textes sur le cinéma.

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Par Olivier Bitoun - le 25 décembre 2009