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Critique de film
Le film
Affiche du film

Cobra Verde

L'histoire

Après une longue période de sécheresse qui a épuisé ses récoltes et la mort de sa mère, Francesco Manoel da Silva abandonne ses terres et devient le bandit Cobra Verde. De nombreuses histoires courent bientôt sur son compte et son aura s’étend sur tout le Brésil, dépassant la seule province du Sertão où il erre. Suite à un étonnant concours de circonstances, il accepte de se rendre pour le compte du Portugal sur la côte de Guinée où on lui confie la gestion d’un fort. Francesco devine que c’est un piège qui lui est tendu, mais il accepte malgré tout la mission. Il découvre effectivement à son arrivée que le fortin est complètement déserté et que le roi du Dahomey avec qui il doit faire commerce a promis de tuer tout homme blanc pénétrant dans son royaume. Francesco parvient malgré tout à s’imposer et devient l’un des hommes les plus influents de la région…

Analyse et critique

Werner Herzog est un grand admirateur de Bruce Chatwin. Une admiration réciproque, l’écrivain transportant toujours avec lui un sac de cuir contenant une poignée de livres, dont un exemplaire de Sur les chemins de glace. Ce sac, il l’offrira à Herzog lorsqu’il sentira la mort venir. Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois sur le tournage du Pays où rêvent les fourmis vertes, Herzog profitant de la venue de Chatwin en Australie pour le rencontrer et lui demander des conseils pour son film. Mais depuis bien plus longtemps, un lien invisible les relie. Nés à deux ans d’intervalle, Herzog et Chatwin partagent le même goût pour les voyages, le nomadisme et la marche. Même le titre de la courte autobiographie de l’écrivain - J'ai toujours voulu aller en Patagonie - pourrait être d’Herzog, cette région du monde l’ayant également longtemps envoûté. Et lorsque Chatwin raconte pourquoi il voyage, ses explications pourraient tout aussi bien être celles du cinéaste : " L'acte de voyager contribue à apporter une sensation de bien-être physique et mental, alors que la monotonie d'une sédentarité prolongée ou d'un travail régulier engendre la fatigue et une sensation d'inadaptation personnelle. Les bébés pleurent souvent pour la seule raison qu'ils ne supportent pas de rester immobiles. Il est rare d'entendre un enfant pleurer dans une caravane de nomades. (...) "Notre nature, écrivait Pascal, est dans le mouvement. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement." Divertissement. Distraction. Fantaisie. Changement de mode, de nourriture, d'amour, de paysage. Sans changement notre cerveau et notre corps s'étiolent. L'homme qui reste tranquillement assis dans une pièce aux volets clos sombrera vraisemblablement dans la folie, en proie à des hallucinations et à l'introspection. Des neurologues américains ont étudié des électroencéphalogrammes de voyageurs. Ils y ont constaté que les changements d'environnement et la prise de conscience du passage des saisons au cours de l'année stimulaient les rythmes du cerveau, ce qui apportait une sensation de bien-être et incitait à mener une existence plus active. Un cadre de vie monotone, des activités régulières et ennuyeuses entraînaient des types de comportement produisant fatigue, désordres nerveux, apathie, dégoût de soi-même et réactions violentes. "

Alors qu’il sont devenus proches, Herzog demande à l’écrivain le droit d’adapter en toute liberté l’un de ses romans : Le Vice-roi d’Ouidah. Chatwin suit de près le tournage de ce qui devient Cobra Verde, juste pour le plaisir d’assister à l’aventure du film et non pour intervenir sur les choix du cinéaste. Ce n’est qu’après coup qu’Herzog découvre que son ami est malade et qu’il comprend les efforts qu’il a du déployer pour l’accompagner ainsi sur le tournage. Chatwin s’éteint deux ans plus tard, en 1989.

Le film est une odyssée à hauteur d’homme qui nous emporte du Sertão au Brésil aux espaces arides de Dahomey au Bénin. Cobra Verde n’est pas une grande fresque épique mais une épopée qui tourne court, l’histoire d’un magnifique échec. Herzog nous présente l’aventure de Cobra Verde à la manière d’un griot, le film s'ouvrant sur un vieil homme face caméra qui nous explique qu'il va falloir payer pour entendre l'histoire de « Francisco Manoel da Silva, le bandit Cobra Verde, le plus pauvre des pauvres, le maître des esclaves, le solitaire des solitaires ». Spectateurs, nous payons notre place, nous acceptons le contrat, l’invitation au voyage… l’histoire peut commencer.

Le personnage de Cobra Verde est librement inspiré de Francesco Felix de Souza, un marchand négrier d’origine portugaise né à Bahia au Brésil, qui est contraint à l’exil en 1788 pour des raisons qui demeurent mystérieuses. Francesco de Souza gagne la côte de Guinée, s’installe à Aného au Togo et fait fortune en échangeant des esclaves contre des armes avec le Dahomey. Ce petit royaume, situé au sud-est du Bénin, est gouverné par Abomey Madogougou Adandoza, un tyran sanguinaire qui terrifie les populations avoisinantes. On raconte qu’il a volé le trône à son frère et son nom sera purement et simplement effacé de l’histoire du royaume lorsqu’il sera destitué. Francesco de Souza est arrêté par Adandoza qui l’accuse de s’être rendu à Abomey, capitale du royaume situé au Bénin actuel, pour faire commerce avec ses ennemis les Yorouba. Il parvient à s’évader avec la complicité du prince Gankpe qu’il soutient dans sa lutte contre Adandoza en lui fournissant des armes. Lorsque Gankpe renverse le tyran en 1818 et devient le nouveau roi Ghézo, de Souza obtient le poste de gouverneur de Ouidah et celui de commandant du fort. Ouidah, un comptoir portugais, est l’une des plus importantes plaques tournantes du trafic d’esclaves vers les Amériques et l’on estime à deux millions le nombre d’esclaves à être passés par ce port. Francesco de Souza, de nouveau en bonne grâce auprès des autorités brésiliennes, reprend alors le commerce des esclaves avec le pays qui l’a condamné il y a quelques années à l’exil. Il devient l’un des plus importants dignitaires du royaume de Dahomey, soutenu par Ghézo qui entre temps à soumis les Yorouba avec l’aide de sa très crainte armée d’Amazones. Ghézo participe un temps au commerce d’esclaves mais, sentant le vent tourner, il dirige son royaume vers la culture de l’huile de palme. de Souza se devient un marchand respectable en important du tabac et du rhum depuis le Brésil. Il meurt en 1849, laissant à ses héritiers une grande fortune et le monopole sur le quartier marchand d’Ajido à Aného que de Souza a fondé.

Peu soucieux de respecter à la lettre les faits historiques, Herzog construit son film à partir des grandes lignes de la vie de de Souza mais en met délibérément de côté des pans entiers. Il laisse béant certains passages de la vie du trafiquant, imagine d’autres déroulements possibles, change des lieux (le fort Saint George d’Elmina remplace le fort de Ouidah), des personnages, des patronymes (Francesco Felix de Souza devient Francesco Manoel da Silva, le roi Adandoza devient Bossa Ahade…) bouleverse la chronologie. L’histoire officielle est pleine de trous, de zones d’ombres, rendue forcément parcellaire car reconstituée à partir des récits des colons, la version africaine de la vie de de Souza n’ayant pas été forcément recueillie. Cette histoire officielle n’est pour Herzog qu’une histoire possible parmi d’autres et il est tout à fait légitime pour lui de broder et de transformer les faits rapportés pour donner vie à son Cobra Verde. Comme il avait donné vie à son Aguirre, son Kaspar Hauser. « Donnez moi un pièce, je vais vous raconter une histoire… »

La première partie du tournage se déroule en Colombie et au Brésil, l’aventure de Cobra Verde débutant dans le Sertão, l’arrière pays brésilien. Le Nordeste brésilien se caractérise par un climat aride, marqué par des périodes de sécheresse (on le nomme le polygone de la sécheresse), ce qui crée dans le film une rime parfaite avec la partie africaine. Herzog gagne ensuite l’Afrique, le tournage se partageant alors entre la côte ghanéenne - plus précisément à Elmina (1) - et le Bénin. Il utilise des décors naturels, s’autorisant quelques créations comme le palais du roi Bossa Ahade qui représente près de neuf semaines de travail pour une centaine d’ouvriers. Mais l’essentiel vient de ce que le cinéaste trouve sur place. Ainsi, les nombreux costumes ne sont pas fabriqués pour l’occasion mais sont des tenues traditionnelles confiées à Herzog par les populations locales. Autre exemple, Nana Agyefi Kwame, l’interprète du roi Bossa Ahade, est un vrai roi qui se rend sur le tournage accompagné de trois cent de ses sujets (qui tous parlent le nzema), d’un poète qui chante ses louanges, de danseurs et d’acteurs.

Le tournage se révèle épuisant, notamment lorsqu’il s’agit de gérer les 30 000 figurants embauchés par Herzog et tout particulièrement les huit cent Ghanéennes qui interprètent l’armée d’amazones. Entraînées pendant des semaines par Stefanelli, un chef cascadeur italien très renommé, elles se révèlent quasi incontrôlables et rendent fou leur coach et l’ensemble de l’équipe. Si Herzog a l’habitude des tournages difficiles, celui de Cobra Verde est l’un des plus tendus et douloureux, le cinéaste étant toujours aussi mal à l’aise et anxieux lorsqu’il s’agit de l’Afrique. S’il y a posé les pieds pour la première fois à l’âge de dix-huit ans, il n’a jamais réussi à appréhender ce continent. Culturellement, socialement, l’Afrique est si éloignée du modèle occidental qu’elle reste profondément mystérieuse, opaque et incompréhensible à ses yeux. De plus, lors de son périple de jeunesse et lors du tournage de Fata Morgana, il est tombé très gravement malade, a été mordu par des rats (il conserve une cicatrice au visage et d’autres sur le corps) et s’est même trouvé une temps emprisonné. Aussi à l’incompréhension s’ajoute l’anxiété et cette relation à l’Afrique se ressent à la vision du film.

Une ambiance oppressante naît en effet de la construction par blocs, les violentes ellipses qui les séparent laissant le spectateur interdit et l’empêchant de s’installer confortablement dans le récit. Ce principe de construction déstabilisant est posé par l’ouverture du film qui fait se succéder trois courtes séquences ponctuées par de brusques sautes temporelles. On découvre ainsi Francesco passer en quelques minutes de film de fermier à orpailleur, puis à assassin. Francesco perd tout et devient bandit par la force des choses, mais là où le film se révèle singulier et étonnant, c’est que cette chute devient l’histoire d’une ascension. C’est parce qu’il devient le bandit Cobra Verde que Francesco acquiert réputation et pouvoir, comme plus tard c’est parce qu’il est poussé à l’exil qu’il fait fortune. Cobra Verde imbrique ainsi à la fois l’image d’une descente aux enfers (le film se fait de plus en plus inquiétant et oppressant) et le parcours ascensionnel d'un homme, comme si Herzog s’amusait à prendre le contre pied de la formule de la success story. Alors que Francisco, qui a brutalement été rejeté de la société des hommes, voit sa fortune croître et son influence grandir, alors qu'il regagne sa respectabilité et redevient, de par sa fortune et son pouvoir, un homme fréquentable, Herzog met en scène cette ascension à la façon d’un cauchemar. Partant du bas de l’échelle et conquérant le monde, Francesco a le sentiment d’écrire sa propre légende. Mais ce que le cinéaste nous montre, en instaurant un climat violent et irréel à son film, c’est que gloire, richesse et pouvoir ne sont rien, qu’une illusion, un rêve. De la poussière vite balayée par le vent. Mais ce qui est dramatique dans le cas de Cobra Verde, c’est que c’est un rêve qui se nourrit du sang de l’Afrique.

Herzog évoque en effet l’assèchement de l’Afrique par les forces coloniales à travers la figure de l’esclavagiste Cobra Verde. Dès les premières images du film, il incarne la désolation : le Sertao où il habite vient de subir onze années de sécheresse, sa mère vient de mourir, sa ferme est en ruines, sur ses champs ne poussent que des carcasses. Devenu Cobra Verde, il emporte cette désolation avec lui, les villes se vidant de toute vie à son approche. Et lorsque plus tard il gagne la Guinée, le fort dont il prend possession n'est qu'une place désolée envahie par les crabes et les chauves souris. Cette façon d’évoquer l’esclavage a troublé nombre de commentateurs. Herzog ne se lance pas dans une dénonciation en bonne et due forme de cette abomination qu’a subie l’Afrique. Il n’en décortique pas les mécanismes et nous en montre à peine l’horreur. Ce n’est pas à partir d’éléments factuels et circonstanciés qu’il aborde la question. Ce qu’il cherche à transmettre c’est la sensation d’un continent gangrené, détruit par ce commerce inhumain. La sensation d’un monde qui a basculé dans l’horreur, le cauchemar parce que les occidentaux l’ont saigné pour des rêves de richesse et de suprématie.

Pour cela, Herzog a recours à une forme hybride de cinéma, quelque part entre l’hyper réalisme et l’abstraction. La partie se déroulant à Bahia est cependant une exception, Don Octavio Coutinho (José Lewgoy, le nabab du caoutchouc dans Fitzcarraldo qui joue ici un nabab de la canne à sucre) expliquant très précisément les enjeux économiques de l’époque. Il vend son sucre à prix d'or aux Anglais, qui se trouvent être les ennemis du Portugal notamment parce qu’ils ont aboli l'esclavage… abolition qui n’empêche pas la perfide Albion d'acheter des produits manufacturés grâce au travail des esclaves. Don Octavio pose les lois d’un système où la question de l’argent dépasse toute autre considération, où l’humain n’est qu’une marchandise parmi d’autres. Pour preuve, lors de la visite de la plantation, un esclave se fait broyer le bras par une machine… Herzog montre ainsi que l’esclavage ne peut être circonscrit à la question raciale : l’idée avancée par l’Église que l’homme noir n’a pas d’âme (voir la Controverse de Valladolid) ou que l’homme blanc lui est supérieur n’est que la couverture d’un système économique. S’il ne peut être comparé à l’esclavage des populations africaines, il faut rappeler qu’en France le servage n’a réellement disparu qu’avec la révolution française. Droit divin, supériorité raciale ou évangélisation ne sont que des justifications apportées à un système prêt à exploiter l’homme comme une matière première pour produire de la richesse. Si la question de l’esclavage reste périphérique - Herzog n’en fait pas le cœur de son récit – elle est en même temps partout, instaurant au film son atmosphère sombre et désespérée, son ambiance de fin du monde.

Ce qui, comme toujours chez Herzog, est au cœur du film c’est cet enfermement propre à toute existence humaine et ce besoin de fuite, d’élévation, qui en découle. Cobra Verde sait que lorsque le gouvernement brésilien lui propose de mener une mission en Afrique il s’agit d’un piège : on lui demande d’aller chercher des esclaves au Dahomey tout en lui cachant que le roi fait tuer tout étranger, tout homme blanc, qui ose arpenter son royaume. Seulement, Francesco a un tel besoin d’ailleurs, un tel désir de voir s’ouvrir à lui les possibilités d’un nouveau monde qu’il ne peut qu’accepter cette offre. Il sait que cet ailleurs n’est qu’une illusion, mais il a besoin de vivre dans cette illusion pour continuer à vivre. Herzog inscrit ce besoin d’ailleurs très vite, en montrant la silhouette de son héros se découper face à l’Océan. À la fin de son aventure africaine, lorsque tout s’est écroulé, lorsque tout ce qu’il a construit a été balayé, il tente une dernière fois de partir, de regagner cette mer, cet horizon ouvert qui invite à croire en un ailleurs. Le bateau ensablé qu’il essaye en vain de tirer jusqu’à l’eau montre alors l’impossibilité de l’homme d’accéder à cet ailleurs, montre que fuir est inutile et que nous sommes prisonniers de notre vie, de notre corps, de notre existence terrestre. Sur le rivage où Francesco s’épuise et se meurt, se tient un homme atteint de polio qui le regarde en silence. Son corps déformé est le symbole de cette Afrique humiliée, déchirée, rendue exsangue à cause des illusions de milliers de Cobra Verde.

Cobra Verde est un film terrible, une plongée dans un monde tellement déshumanisé qu’il en devient opaque. Les blocs de temps qui se succèdent, abrupts, sont comme les réminiscences d’un cauchemar dont le rêveur peine à sortir. Sentiment pesant, oppressant, d’une histoire passée, révolue, mais dont le souvenir continue à nous hanter car elle a touché à quelque chose de notre humanité même. Une histoire qui raconte le besoin de fuite de l’homme, empêché dans son rêve par un réel qui toujours le ramène à terre. L’histoire d’une humanité qui pour conjurer la peur du vide, la béance de l’existence, s’entredévore.

Cobra Verde est un film âpre, presque désagréable qui distille un profond malaise. Herzog ménage cependant quelques échappées : ce groupe de jeunes chanteuses qui ferment le film en nous offrant une bouffée d’air, un message d’espoir, un possible horizon ; cet humour absurde qu’on lui connaît et qui vient quelque peu tempérer la noirceur d’une œuvre par ailleurs radicale. L’épopée de Cobra Verde est en effet marquée par l’absurde, ponctuée de péripéties fantaisistes et de coups du destin : lui qui allait toujours à pied, se met à porter des chaussures et à boire du thé en compagnie des filles du colonel Coutinho alors qu'il est devenu un bandit ; c'est parce qu'il a mis enceinte les trois jeunes filles du même colonel qu'il se trouve propulsé lieutenant et envoyé à Fort Elmina pour le compte du Portugal ; en Afrique, alors même qu’il fait fortune dans la traite des esclaves, il est amené à renverser le roi avec qui il commerce, plaçant sur le trône son frère et signant par là son arrêt de mort, le nouveau roi interdisant bientôt l’esclavage (2). Le déroulement des évènements ne se fait jamais selon une suite logique, tout advient de manière imprévisible, arbitraire. Herzog montre par là combien l’absurde règne en maître sur nos existences, son humour singulier lui permettant une nouvelle fois de décrire un monde vidé de sens.

Cobra Verde est la dernière collaboration entre Herzog et Popol Vuh, le groupe prenant une orientation musicale new age que le cinéaste n’apprécie guère. C’est aussi la dernière fois que le cinéaste tourne avec Kinski. Ce dernier sort à peine du tournage de Paganini, film qu’il a écrit et réalisé, lorsqu’il rejoint Herzog en Afrique. Il est épuisé, à bout, vidé par cette expérience et il s’avère très vite qu’Herzog va devoir lutter comme jamais pour contrôler la folie de l’acteur. Il parvient tant bien que mal à le canaliser mais à l’écran on sent constamment la folie incontrôlable, la violence de l’acteur. Herzog ne parvient pas toujours à tirer ce qu’il veut de Kinski - qui perd plus d’une fois prise dans le film, cabotine ou déraille - mais il parvient tout de même à nous faire sentir qu’il y a de la douceur et une profonde tristesse derrière cette figure terrifiante, comme si un enfant perdu était enfermé dans le corps d’un ogre. Dans ces moments là, magnifiques, non seulement le personnage de Cobra Verde s’incarne pleinement et prend toute sa dimension tragique, mais on saisit aussi quelque chose de la douleur et du désespoir de Kinski, le film se transformant alors en un troublant documentaire sur l’acteur. Lorsqu’Herzog évoque son camarade par ces mots : « Il avait besoin de moi, comme moi de lui (…) je pense qu'il y avait en lui une intense chaleur humaine qui pouvait se transformer, soudain, comme chez un ours sauvage, en une violence excessive, avec des débordements sans limites » (3), il pourrait tout aussi bien décrire le personnage de Cobra Verde. On comprend alors que ce film est un adieu d’Herzog à son acteur. La dernière scène où Cobra Verde se meurt, s’épuisant à essayer de tirer un bateau vers la mer, devient alors l’image bouleversante d’un homme qui voit son ami partir. Kinski n’apparaîtra plus que dans deux films d’Augusto Caminito (dont un Nosferatu tourné à Venise) avant de s’éteindre en 1991.

 


(1) Elmina était l’un des plus grands comptoirs de vente d’esclaves en Afrique. On y trouve le fort Saint George, fondé par des marins portugais en 1482 pour le commerce de l’or et des épices (on nomme alors ce qui deviendra la future côte du Ghana « La Côte-de-l’or ») et qui restera jusqu’en 1637 le poste principal du Portugal en Afrique.
(2) Au rayon du saugrenu il faut citer le passage où Cobra Verde, averti par un scribe portugais, sait qu'il ne doit pas accepter l'invitation du roi à se rendre à son palais. Il explique alors aux émissaires du souverain qu'il doit toujours garder un pied dans la mer. La solution est simple : ils l'attrapent, l'empaquettent et glissent son pied dans une jarre remplie d'eau de mer. Ou encore l’histoire du roi Bossa Ahade, le fils du Léopard, qui a fait tuer son frère Bossa Gelele car il portait le même nom que lui et qui gouverne avec le roi du bush, un être invisible que seul lui peut voir.
(3) Extrait d’Ennemis intimes

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Par Olivier Bitoun - le 9 juin 2011