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Critique de film
Le film
Affiche du film

Signes de vie

(Lebenszeichen)

L'histoire

Pendant la seconde guerre mondiale le jeune soldat allemand Stroszek est blessé. Il est envoyé en convalescence dans une forteresse en Crète. Il essaye de tuer le temps en compagnie de sa femme et de deux autres soldats. Mais l’attente est interminable et Stroszek commence peu à peu à perdre la raison.

Analyse et critique

« Les champignons, monsieur le docteur, c’est là, c’est là que ça se trouve. Avez-vous déjà remarqué les figures qu’ils dessinent en poussant sur le sol ? Celui qui pourrait lire ça... » (Woyzeck de Büchner)

C’est à dix-neuf ans qu’Herzog écrit le scénario de Signes de vie. Dans les six années qui séparent l’écriture du tournage, Herzog travaille beaucoup, essentiellement pour réunir les fonds nécessaires à la production de ses films. Il tourne quatre courts métrages, dont deux (Dernières paroles et La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz) sont comme des variations sur ce thème. On trouve dans ce récit de jeunesse un fou et un fort, soit deux images qui hanteront la filmographie d’Herzog, de La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz à Cobra Verde, en passant par Les Nains aussi ont commencé petits, Cœur de Verre, Nosferatu ou encore Woyzeck.

Si le récit est proche de L’invalide fou de Fort Ratonneau, écrit en 1818 par Achim Von Arnim, Herzog s’inspire en fait directement de l’anecdote historique qui a nourri cette nouvelle, le cinéaste ne connaissant pas le texte de Von Arnim (1). En 1765, à Fort Ratonneau, deux soldats vétérans avaient pour mission de garder la place forte. Lorsque l’un des deux hommes meurt, l’autre devient fou et se déclare être le roi des lieux. Pendant un mois, le forcené terrorise la ville avec ses canons jusqu’à ce que l’armée intervienne, l’interpelle et le jette dans un asile. Un bout de territoire, un homme qui s’en déclare être maître et roi : cette anecdote remue profondément Herzog car elle concrétise quelque chose qui a trait à sa perception de l’existence humaine. Il s’en inspire pour écrire Signes de vie, mais on la retrouve aussi dans La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz, Dernières paroles ou encore Aguirre.


Le film est tourné à Elounda en Crête et sur l’île de Kos, dans le Dodécanèse, là où le grand père d’Herzog a fait sa principale découverte archéologique. Dans l’Allemagne d’après guerre, s’intéresser aux grands parents est chose courante. De nombreux jeunes doivent sauter une génération pour retrouver leur généalogie, raccorder à une histoire, leurs parents ayant été tués durant la guerre ou ayant été corrompus par la fièvre brune. Herzog a ainsi été fasciné par ce grand père qui a passé sa vie à essayer de déchiffrer les signes du passé, jusqu’à en devenir fou. Archéologue réputé, il a publié de nombreux recueils dans lesquels son petit fils s’est souvent plongé. 

Si Herzog vient tourner à Kos, ce n’est pas seulement pour arpenter ces lieux où a travaillé son grand père, c’est que cette idée de signes à déchiffrer le fascine et que la Grèce regorge de ces traces de l’aube de la civilisation occidentale. L’idée qui sous-tend Signes de vie, c’est que le monde est indéchiffrable : on pense pouvoir en percer les secrets, les mystères, découvrir ce qui se cache derrière les apparences, comprendre la marche de l’histoire… mais au final, on se rend compte que rien ne fait sens. Il s’agit dès lors d’accepter cet état de fait et de vivre, s’attacher aux signes ne pouvant mener qu’à la folie, comme le grand-père d’Herzog, comme Woyzeck, comme Stroszek. Le soldat Stroszek apparaît dans le film en état de choc, blessé. Il entre dans la fiction comme dans un rêve. La caméra est mouvante, les visages sont déformés, grossis. Un travelling chaotique parcourt les ruelles de la ville jusqu’à la place où gît son corps blessé. Deux chèvres descendent d’un bus… l’ambiance et étrange, irréelle, inquiétante.


On le mène dans une forteresse déserte (la presque île forteresse de Spinalonga qui fait face à Elounda (2)) pour sa convalescence. Il attend là en compagnie de deux autres soldats, Meinhard et Becker, le rustre et l’intellectuel, et de son épouse. Le temps passe et Herzog s’applique à rendre compte d’un quotidien répétitif et morne. Les personnages sont comme assoupis, écrasés par la chaleur accablante et le soleil aveuglant. Les soldats tournent en rond dans la citadelle et la ville qu’ils surplombent semble elle aussi endormie.

Lors d’une de ses rares promenades dans la cité, Stroszek est attiré par une mélodie jouée au piano. Il suit la mélopée jusqu’à trouver un homme (interprété par Florian Fricke, futur leader de Popol Vuh) qui joue la troisième sonate de Chopin dans une arrière cour. Une vision irréelle qui sera tout ce qu’il trouvera comme semblant de vie dans la ville déserte. Nul danger, nul enjeu ne vient perturber ce monde en état de stase alors que, non loin, la guerre fait rage. Seules quelques non-aventures viennent, ridiculement, perturber la routine : une poule qui s’enfuit, une dispute autour de volets qu’il s’agit de peindre…


Cette attente prolongée épuise les forces des personnages. Dans Signes de vie, Herzog ne filme plus l'acteur Peter Brogel, il filme sa fatigue physique et mentale. Lors du tournage de la scène du mariage, tout les acteurs sont en place mais Herzog interrompt la prise de vue et entraîne Peter Brogle avec lui dans une course de huit kilomètres sous le soleil. De retour, il replace l'acteur au milieu des convives et s'empresse de déclencher la caméra : l’air hagard de Brogel transforme d’un coup la scène. Lorsqu’il filme dans Fata Morgana un garçon tenant un fennec, il lui demande de rester immobile face à la caméra et c’est seulement au bout de dix minutes où celle-ci est braquée sur lui qu’il la met en route. Enregistrer la vérité d'un instant, la profondeur d'un regard ou d'une expression demande du temps, de l’attention et beaucoup d’imagination. Le temps passé avant d'enclencher la caméra permet d'aller au-delà des apparences, de creuser plus loin, d'épuiser la pose pour toucher quelque chose de la vérité de la personne filmée.

Epuisés, mis à l’écart du monde, les trois soldats se renferment encore plus, ne se parlant même plus. Herzog filme la parole qui se liquéfie, silences et murmures prenants possession de la bande son. Les trois soldats se transforment peu à peu en une image caricaturale de leur fonction, répétant une gestuelle militaire privée de sens, tournant à vide. Ils agissent comme des pantins mécaniques, décrochant complètement de la réalité du monde.

Loin du conflit, ne raccordant plus à ce qui se passe ailleurs, au même moment, les soldats démunis arpentent le terrain en friche de la citadelle à la recherche de signes. Les vénitiens ont bâti le château sur d’anciennes ruines grecques. Différentes strates du passé se retrouvent ainsi superposées, emmêlées. Il y a de nombreuses traces archéologiques, des images de civilisations disparues, mais tout est confus, illisible. « On ne distingue plus rien » dit Becker, le soldat philologue qui s’épuise à essayer de traduire une sorte de table votive trouvée sur les lieux. Reinhardt, la brute, préfère quant à lui partir en guerre contre les cafards. Ils sont tout deux des facettes de Sroszek, déchiré entre la volonté de décrypter ces signes qu’il perçoit et l’envie d’agir, de retourner au front. Il devient hyper attentif à tout ce qui l’entoure et les continuels bruissements du monde commencent à l’inquiéter et à l’effrayer. Comme Woyzeck, il voit des signes partout, ne les comprend pas mais sent que quelque chose de terrible va advenir, leur seule présence étant la preuve qu’un drame s’annonce. Il décide alors d’agir.

La Révolte

Plusieurs évènements déclenchent la folie de Stroszek : son mariage, sous une chaleur harassante, qu’il traverse comme un cauchemar ; un coq enterré par des enfants (résurgence de son film invisible Jeu de sable) et cette vision fantastique et effrayante d’une vallée couverte par dix milles moulins. On pense à Don Quichotte, mais alors que le héros de Cervantès luttait contre une trentaine de ces monstres, Stroszek est ici submergé, dépassé, écrasé par cette vision. Un interminable panoramique sur ces moulins associée à une bande son envahie par un insupportable bourdonnement (en fait un mélange de bruit électrique et d’applaudissements) nous fait partager cette vision porteuse d’une angoisse sans nom. Stoszek est dès lors possédé par les paysages, devient fou face à l’omniprésence du soleil, à sa blancheur éclatante. Il se révolte alors contre l’ordre naturel des choses, ordre immuable qu’il ne peut plus supporter. Une rébellion sans espoir, sans issue mais joyeuse et libératoire.

« Il avait entrepris une révolte titanesque, mais il avait échoué comme tous ses semblables ». Herzog montre une société déterminée par des rapports de forces. Une chanson parle ainsi des moutons menacés par les vautours et l’on voit la population grecque dominée par la présence allemande. L’homme qui ne supporte plus d’être ainsi écrasé peut décider de se révolter, mais cette révolte est condamnée à l’échec, elle ne peut conduire qu’à la solitude, la folie ou la mort. Dans Signes de vie, se révolter contre la société est aussi inefficace que s’en prendre au cours du soleil. Le constat pourrait être amer, pessimiste si ce n’était que cette idée de révolte qui sous tend le cinéma d’Herzog va bien a delà de la simple rébellion contre un système social.

Stroszek ne supporte plus l’état de stase dans lequel il est plongé, rêvant même de retrouver le mouvement de la guerre pour y échapper. La citadelle est une prison physique qui est l’incarnation de son état intérieur, de son tourment face à une immobilité forcée. Comme l’asile dans Les Nains aussi ont commencé petits, la forteresse de Stroszek est une métaphore de l’existence humaine et l’incapacité des personnages de ces films à accéder au bonheur est le sort commun de tout être. Le cinéma d’Herzog est un cinéma existentiel, un cinéma de la souffrance et de l’enfermement. Le soldat Stroszek qui se sent inutile, car soudainement privé de fonction, est une image de notre propre présence sur Terre.

Que peut-on faire une fois que l’on a compris que la vie est une prison ? La révolution ? Stroszek est l’archétype du personnage herzogien, soit un homme qui se révolte contre sa condition et dont la révolte est vouée à l’échec. C’est l’histoire d’Aguirre, du Stroszek de La Ballade de Bruno, de Fitzcarraldo… Ces personnages sont souvent magnifiques, comme le sauteur à ski Walter Steiner qui s’affranchit des limites physiques et se met à voler. Mais si Herzog filme son envol, il n’en oublie pas moins la chute dont l’idée est présente alors même que Steiner débute son ascension. Peut-être est-ce même le fait que la chute soit inéluctable qui confère au vol sa beauté. Les personnages d’Herzog épousent souvent le trajet classique de l’ascension et de la chute, l’important étant d’aller au plus haut de cette ascension et de faire que la chute soit la plus belle possible.

Grands révoltés (Aguirre, Stroszek) ou êtres accablés par la souffrance qui se rebellent contre l’ordre des choses (Woyzeck, Stroszek de La Ballade de Bruno, les nains des Nains aussi ont commencé petits, Timothy Treadwell dans Grizzly Man…)… l’issue est toujours l’échec. Ils finissent par tourner en rond (la caméra qui tournoie autour du radeau d’Aguirre, seul au milieu de nulle part ; les camionnettes des nains rebelles ou de Stroszek qui tournent sans fin), envoient des messages illisibles ou se diluent dans l’immensité du monde. Mais l’amertume de l’échec n’hypothèque pas l’importance de la révolte. Par cet acte, l’homme vit enfin, comme Fitzcarraldo, le plus beau des perdants de l’œuvre d’Herzog. L’échec permet de se rendre compte de la futilité de l’existence, d’être confronté à l’impossibilité de voir ses rêves s’accomplir. Il apporte cette lucidité qui, seule, permet à l’homme de vivre. Dans le final de Cœur de verre, ce sont les moines les plus apeurés à l’idée que la terre est plate et qu’elle prend soudainement fin qui montent dans un bateau et vont se confronter à cette prétendue vérité. Les autres, ceux qui sont sûrs d’eux, qui ne doutent pas, restent sur le rocher au bord du grand large et sombrent dans l’oubli.

« On ne s’était jamais battu sur cette île, on n’y connaissait que la paix ». Stroszek en y débarquant emmène avec lui la guerre. Non pas la véritable guerre, celle qui ensanglante alors le monde, mais une guerre intérieure. La ville dort d’un sommeil de plomb, sourde à tout interrogation existentielle. Stroszek y introduit le doute, la douleur d’être au monde, le refus de la condition humaine. Retourner au front (au monde) lui étant interdit, il ne peut qu’envoyer des signaux pour montrer qu’il est vivant, qu’il est encore un être agissant, pour se prouver à lui-même qu’il existe et n’est pas qu’une marionnette sans fonction, sans histoire.

Stroszek veut « incendier le soleil », faire exploser la Terre (la ville) pour voir ce qu’elle cache dans ses entrailles (une idée qui traversera également la tête de Woyzeck), persuadé qu’elle révèle des secrets invisibles aux yeux des homme endormis. Cette colère qu’il imagine divine (proche de celle d’Aguirre) se résoudra par la mort d’un âne et une pauvre chaise brûlée. Rêve de grandeur ou révolte contre la condition humaine ont souvent chez Herzog une issue absurde et insignifiante (lorsqu’elle n’est pas fatale) : « Il y avait quelque chose de titanesque dans sa révolte, car son adversaire était désespérément plus fort. Et il avait échoué aussi minablement que ses semblables ». En concluant ces rêves de grandeur ou de révolte sur des images dérisoires, Herzog appuie sur l’importance du geste et non d’une conclusion qui, on l’a vu, ne peut être que l’échec. Toujours il magnifie le geste de révolte, la puissance d’imagination de ces hommes, leur capacité à décréter qu’un territoire en ruine est un royaume peuplé dont ils sont les maîtres. Herzog a lui-même eu un rêve de royaume, forcément avorté, en essayant de fonder un état indépendant dans le sud du Mexique. Ses tournages sont aussi pour lui l’occasion de construire des royaumes éphémères dont il est le maître, territoires issus de son imagination où la folie et l’absurde ont naturellement droit de citer.

« Même la défaite est préférable à l’absence de guerre » conclut la voix off dans La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz. L’absurdité de nos vies ne peut qu’engendrer la colère, la frustration, la révolte. Ce qu’il faut, c’est canaliser cette révolte, ne pas la diriger vers autrui ou vers plus faible que soit (comme les rebelles des Nains aussi ont commencé petits). Il faut l’utiliser pour envoyer de grands signaux au monde afin de lui prouver que l’on est vivant : sauter à ski, escalader des pics, marcher, parcourir le monde, faire monter un bateau en haut d’une montagne…

Le film remporte l’Ours d’argent au festival de Berlin et Lotte Eisner, enthousiaste, voit en Herzog le digne héritier de Murnau et ce film comme marquant « le renouveau du cinéma allemand ». C’est une œuvre passionnante, pleinement aboutie et profondément herzogienne par ses thèmes mais aussi par sa forme : le cinéaste imagine un paysage isolé et mental dans lequel il nous fait lentement pénétrer, construit son récit hors de toute progression dramatique classique, avec beaucoup de place pour le surplace et un refus constant de l’efficacité dramatique. Toutes choses qui peuvent désarçonner mais qui font aussi d’Herzog un cinéaste inclassable et unique en son genre.


(1) Après avoir écrit son script, Herzog découvre la nouvelle d’Achim Von Arnim et intègre dans son scénario des idées de l’écrivain, comme l’utilisation des feux de Bengale et le personnage de la femme du fou.
(2) Spinalonga englobe l’île et la presque île. La première est également nommée Kalydon, la seconde Kolokitha.

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Par Olivier Bitoun - le 25 décembre 2009