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Critique de film
Le film
Affiche du film

Goldeneye

L'histoire

Dans cette nouvelle aventure, James Bond se lance à la poursuite d'une carte informatique reliée à un satellite, Goldeneye, capable de brouiller tout dispositif électronique (avion, train, ordinateur, téléphone...) dans un rayon de 1 000 kilomètres. Tout cela semble mener à un vieil ami que 007 croyait mort, et qui est désormais son plus terrible adversaire...

Analyse et critique


Le rideau déchiré

A la sortie de Permis de tuer, personne ne sait alors que la saga va entreprendre une longue traversée du désert de six années. Albert R. Broccoli est fier du résultat artistique de ce nouvel opus, et même si les résultats au box-office déçoivent (surtout aux USA), le succès demeure suffisamment clair pour continuer à assurer la pérennité de la franchise. La cuvée 91 est donc bel et bien prévue, toujours avec Timothy Dalton dans le rôle de l'agent secret préféré de Sa Majesté. Seulement voilà, la MGM rencontre de douloureux et très difficiles problèmes légaux et financiers. Le studio américain avait racheté United Artists en 1981, suite aux énormes problèmes financiers de cette dernière. Détentrice des droits de distribution de la saga James Bond depuis 1961, ainsi que coproductrice en partenariat avec Broccoli depuis 1975, la United Artists avait donc permis à la MGM de s'enrichir de nouveau par le biais de ce rachat. Mais ce regain de pouvoir ne fit qu'un temps, laissant la MGM s'empêtrer dans de nouveaux ennuis d'argent au début des années 1990. (1) Le nouveau Bond est donc repoussé aux calendes grecques. Il n'y aura finalement aucun opus produit en 1991 et 1993, années durant lesquelles on pouvait penser que les opus 17 et 18 seraient sortis en salles si tout s'était déroulé grâce à l'habituelle mécanique parfaitement huilée du rythme de production bondien. Mais la situation finit heureusement par s'arranger. En mai 1993, la pré-production du nouveau Bond commence, et le scénariste Michael France est engagé afin d'écrire ce qui portera rapidement le titre de Goldeneye.

Le travail assumé doit prendre en compte les importants changements géopolitiques apparus depuis la fin des années 1980. La chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 enclenche une destruction systématique du puissant bloc communiste. L'URSS se fissure et implose finalement en 1991, faisant s’écrouler le "rideau de fer". La guerre froide est terminée, et la victoire du bloc capitaliste est alors presque totale. Historiquement et politiquement, la planète connait donc de sacrés remous, en Occident comme en Orient. Cinématographiquement, les modes se suivent. Schwarzenegger connait un effarant pic de popularité au sommet du box-office, combattant un Stallone en recherche d'un deuxième souffle (qui finira d'ailleurs par venir en 1993 avec Cliffhanger). Bruce Willis devient une superstar. Le cinéma d'action traverse une profonde mutation, voyant arriver les premières grandes vagues d'effets spéciaux numériques. Terminator 2, le Jugement dernier permet à James Cameron de changer la face du cinéma d'action populaire. Toujours au top, Steven Spielberg signe Jurassic Park en repoussant toujours plus loin les limites en matière d'effets spéciaux digitaux. Hollywood a définitivement repris sa place de leader du marché, avec ses nombreuses superproductions dopées aux budgets démesurés. Les plus gros films ne coûtent plus entre 30 et 60 millions de dollars, comme à la fin des années 1980, mais aux alentours de 100 millions de dollars au beau milieu des années 1990. L'époque a profondément changé. Y compris dans la distribution des films au cinéma, puisque les blockbusters sortent maintenant dans des combinaisons de salles démentielles, raccourcissant la durée de vie d'un film pour mieux l'amortir rapidement. Absent durant tout ce temps, 007 pourra-t-il encore trouver sa place dans un monde aussi turbulent ? Raison d'être de James Bond au départ, la guerre froide aurait-elle été enterrée avec lui à la fin de la décennie précédente ? Diminué, épuisé par ses combats pour sauver Bond de l'oubli et produire un nouveau film depuis quatre ans, Albert Broccoli passe la main. Officiellement, il produit toujours la saga. Mais il délègue sa confiance et sa passion au nouveau duo qui s'occupera dès lors d'assurer l'héritage : Barbara Broccoli et Michael G. Wilson. Présente sur les tournages depuis longtemps, Barbara Broccoli a enfin largement acquis les épaules nécessaires pour diriger une telle entreprise. En outre, Wilson et elle s'adorent, assurant de fait à ce binôme une communication et un esprit combatif de premier ordre. Ils doivent porter l'héritage de la saga en lui faisant affronter le temps et en respectant ses fondements. Une affaire difficile, mais qu'ils relèveront avec brio.

Le premier scénario de Goldeneye est rendu aux producteurs en janvier 1994 : il fait 156 pages. Le récit est pour l'heure très différent du Goldeneye final que tout le monde connait et peut apprécier aujourd'hui. On y observe la lutte de Bond contre Trevelyan, un ancien directeur du MI6 (2) passé à l'Est avant la chute du mur de Berlin. La guerre froide désormais terminée, il refait surface avec pour objectif une gigantesque opération criminelle visant à subtiliser 600 millions de dollars à la bourse de Wall Street, tout en faisant exploser le World Trade Center afin de couvrir ses traces. Visionnaire, avec sa souche pré-11 Septembre dantesque, Goldeneye se présente alors comme un projet monstrueux, insensé. Trop insensé finalement, jugeront les producteurs. Le pré-générique présente Bond dans un train, à la poursuite d'un agent déguisé en serveur. L'action finit sur le toit de celui-ci (3), le héros projetant son Aston Martin rutilante contre un hélicoptère ennemi... Explosif. Plus tard dans le film, doivent intervenir une poursuite à skis conviant un hélicoptère équipé d'une scie circulaire (4), une poursuite à cheval en pleine ville (5) mais aussi la fuite de 007 sur un lac gelé, lequel menace de craquer. (6) Cette version est alors bel et bien prévue pour Timothy Dalton, puisque l'on y retrouve un James Bond envisagé selon ses propres critères, ainsi que la réapparition du général Pushkin, personnage déjà présent dans Tuer n'est pas jouer. Mais cette histoire ne semble convenir à personne, ni aux producteurs jugeant cette mouture irréalisable et beaucoup trop chère, ni à Dalton lui-même. Ce dernier n'est d'ailleurs plus véritablement lié à l'agent secret, puisque son contrat (valable pour trois films) a dorénavant dépassé la date limite d'expiration. Dalton est libre, même si Albert R. Broccoli maintient publiquement son souhait de tourner avec lui. Ce qui n’est pas le cas de MGM/UA qui organise une véritable campagne interne de dénigrement au sujet de l’acteur. Or, ce dernier prend une décision difficile mais qui lui semble également nécessaire : il quitte le rôle. Un coup de tonnerre que la presse relaie immédiatement. Après seulement deux films et une interminable pause durant laquelle tous les fantasmes ont fleuri, Dalton fait le choix de la sagesse. Malgré son étonnante condition physique et son apparence soignée, il juge peut-être qu'à 50 ans l'heure est venue de laisser sa place. L'acteur gallois est malheureusement tombé à la mauvaise époque, en tournant deux chefs-d'œuvre en partie reniés par le temps, dont un Permis de tuer pourtant éblouissant. Son interprétation très avant-gardiste et ambitieuse n'aura pas résisté aux problèmes juridiques entourant la franchise, et encore moins au besoin immédiat  de succès commercial massif de celle-ci. Avant toute chose amoureux de son métier qu'il conçoit comme l'aboutissement d'un art, et peu intéressé par le blockbuster commercial, Dalton repart sur les planches de théâtre et pour des films plus modestes. Au vu de la considérable somme d'évènements divers et variés entourant le projet d'un 17ème James Bond, le renouveau de la saga doit de toute évidence passer par une réactualisation de la formule, mais aussi par le changement de visage du héros. Il lui faut assurément du sang neuf et rendre le public impatient. C'est alors que germe l'idée de rappeler un candidat douloureusement éconduit dans les années 1980, un Irlandais, bel homme et doté d'un véritable potentiel de star.

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Quitte ou double


C'est Barbara Broccoli qui suggère vivement à son père de rappeler Pierce Brosnan. Celui-ci avait failli incarner Bond à l'époque de Tuer n'est pas jouer (7), puis avait dû y renoncer pour des raisons légales entourant son "vrai-faux départ" de la série Remington Steele. Il avait joué de malchance, alors même qu'il rêvait d'interpréter 007 depuis toujours. Depuis, Brosnan n'a connu que des galères - sa carrière sombrant dans les tréfonds de la médiocrité - et une tragédie : sa femme, Cassandra Harris, est décédée d'un cancer en 1991. Alors que pointe le milieu des années 1990, Brosnan est une épave, un acteur cantonné aux seconds rôles dans des films où il donne la réplique aux stars du moment (Madame Doubtfire de Chris Columbus en 1993, avec Robin Williams) ou bien la vedette de productions mineures, des séries B au sens ingrat du terme. Il continue même de tourner des téléfilms anonymes pour le petit écran. Le succès lui échappe, et pourtant il a tout pour réussir : il est exceptionnellement beau, élégant, excellent acteur et intelligent. Il faudra néanmoins que Bond vienne le chercher afin que Brosnan se relève, à 42 ans, la tête haute et une nouvelle carrière prometteuse devant lui. Quand on lui annonce qu'il est choisi pour incarner le nouveau 007, Brosnan a du mal à y croire. Il sable le champagne, mais avec modestie, car il n'oublie pas ses années difficiles et la frustration étouffant ses espoirs en 1986. On le présente à la presse en grande pompe, les photographes s'emparent de cette nouvelle star et en dévoilent le charisme et la fraîcheur. L'acteur est détendu, souriant, étincelant. Avec tout ce qu'il a vécu, que pourrait-il lui arriver de pire ? Tout ne peut être que meilleur. A l'époque où Goldeneye se prépare, toutes les incertitudes possibles planent au-dessus du projet. Les médias parlent déjà d'un come-back de la dernière chance, on cherche à expliquer que plus personne ne croit en Bond. A écouter ses détracteurs, c'est un objet du passé, une relique incapable de s'émanciper de la guerre froide. James Bond est mort, et il est inutile d'essayer de le ressusciter. Ce n'est pas l'avis d'Eon Productions, et surtout d'Albert R. Broccoli. Il compte sur ses deux protégés pour relancer la mécanique bondienne au-delà des espérances et montrer à tout le monde que ces mauvaises langues se trompent. Bond n'est pas mort, et mieux que cela, il reste le meilleur.


Tous ceux qui participent au film savent bien que Goldeneye doit convaincre. La responsabilité que porte l'équipe est alors titanesque. Mais dans le fond, tout le monde sait ce qu'il a à faire, et surtout comment amener Bond à survoler ces années 1990 encore nouvelles pour lui. Brosnan sait également qu'il n'a pas le droit à l'erreur. Il doit séduire, et surtout composer un James Bond convaincant. Il a toute la condition physique et l'expérience d'acteur nécessaires pour cela. (8) Parallèlement, le scénario est réécrit, tout en gardant un certain nombre d'éléments apportés précédemment par Michael France. Le réalisateur John Glen n'est qu'un lointain souvenir, tant son empreinte artistique a marqué les années 1980. Talentueux, mais dépassé. Il faut une rupture, un réalisateur créatif et chevronné capable de faire souffler un vent frais sur la saga. C'est Martin Campbell qui prendra les commandes de Goldeneye. Bien qu'énorme, le budget du film doit néanmoins être jugulé. Alors que des productions hollywoodiennes atteignent des sommets, tels que True Lies de James Cameron (115 millions de dollars) ou Une journée en enfer de John McTiernan (90 millions de dollars), Goldeneye joue en comparaison raisonnablement, avec une enveloppe globale de 60 millions de dollars. (9) Tout à la fois phénoménal, puisque situé dans les environs budgétaires d'un Jurassic Park, et en accord avec l'inflation exponentielle du moment, ce budget devrait permettre à Bond de faire son grand retour en bonne et due forme. Si aujourd'hui les effets spéciaux numériques sont bien moins onéreux qu'une confection plus artisanale, ce n'était pas encore le cas au milieu des années 1990, où il revient la plupart du temps moins cher de tourner son film "grandeur nature". Goldeneye sera donc un film fabriqué "à l'ancienne", avec ses trucages optiques, ses maquettes précises, ses paysages fabuleux et ses décors reconstitués, non sans y inclure des effets spéciaux parmi les meilleurs de leur temps ainsi qu'une discrète mais néanmoins présente touche d'effets numériques.


Le tournage s'étendra du 16 janvier au 6 juin 1995, en passant par la Suisse, Monaco, Saint-Petersbourg, la France, Porto Rico et bien sûr les studios de Pinewood. Ayant signé un contrat pour trois films, avec la possibilité de toucher un salaire croissant au fil des tournages, Pierce Brosnan touche pour l’heure un cachet de 4 millions de dollars. Un salaire raisonnable puisque situé dans la basse moyenne des stars du moment. (10) Comparé à un Sean Connery ou à un Roger Moore logés parmi les plus gros salaires de leur époque, c’est en fin de compte assez modeste. Le tournage à Saint Petersbourg génère quelques problèmes de logistique, à commencer par le tank dont il faut prouver la nature désarmée afin d’obtenir l’autorisation de l’utiliser. L’équipe obtiendra un total de 150 permis différents pour avoir la permission de tourner dans la ville, ne détruisant au passage que des structures recréées pour les besoins du film. Certains plans plus complexes sont mis en boîte au sein de décors de rues recréées dans les studios de Leavesden (11), à l’aide de 175 ouvriers travaillant plus de six semaines sur diverses constructions. Parallèlement, le cascadeur Wayne Michaels effectue un plongeon de 200 mètres du haut d’un barrage, battant ainsi le record du monde de saut à l’élastique. La confection du film se déroule sans heurts, et dans la bonne humeur générale. Tout le sérieux de l’entreprise et ses lourds enjeux n’ont heureusement pas entaché le projet Goldeneye. Au contraire, le film semble même promettre un superbe retour.

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Renaissance d’un mythe




Goldeneye demeure aujourd'hui l'un des opus les plus mythiques et les plus appréciés du public. Son titre (12) est ainsi passé dans l'imaginaire collectif, à l'instar de Goldfinger. Il incarne le troisième chef-d'œuvre d'affilée pour la saga depuis 1987, ainsi que l'un de ses plus fiers représentants de façon générale. Capital à plus d'un titre, ce nouvel épisode rebâtit l'identité bondienne sur des bases solides et relance la franchise sur les rails de son colossal succès habituel. Il n'est pas un seul aspect essentiel qui ait été laissé de côté par les producteurs, l'ensemble du film a été l'objet des plus mûres attentions. Goldeneye est en réalité un moment charnière de l'histoire bondienne, autour duquel se bousculent les enjeux et les défis à relever. 007 avait été laissé en 1989, profitant d'un succès solide mais très clairement moribond comparé aux périodes commerciales dorées personnifiées par l'ère Sean Connery et par celle de Roger Moore. A la traîne, en dépit d'une qualité artistique formidablement entretenue, et battu à plate couture par de nombreux héros américains, il périclitait dangereusement alors même que s'annonçait une nouvelle décennie à traverser. Il faut croire que les procès et autres tracas légaux ayant entouré cette traversée du désert de six années a tout de même été bénéfique à la production de ce nouveau Bond. A fond dans son temps, non sans se départir de son insatiable attitude old fashioned, et définitivement ancré dans des préceptes thématiques modernistes, l'agent secret préféré de Sa Majesté fait un retour fracassant, le plus improbable de son histoire. Les virages thématiques ainsi que ceux concernant la place de la femme dans l'univers bondien, négociés par la fabuleuse période Timothy Dalton, sont ici renouvelés avec un sens de la progression tout à fait intéressant. L'atmosphère est toujours aussi mature, parfois même très adulte, et l'humour bien présent mais plus sporadique. Goldeneye ne fait absolument pas table rase du passé, il le renouvèle, lui redonne de l'éclat, tout en y mélangeant les excès en tous genres et en conservant l'intelligence abrupte des précédents opus avec Dalton. Austère, avec ses couleurs froides et son aura glaciale, Godleneye joue sur la surenchère technologique maîtrisée et les aptitudes de son héros à traverser le film toujours plus intègre et plus fidèle à son image d'Épinal. Certes, le film pourra éventuellement inquiéter certains admirateurs de la franchise : une ambiance ascétique, des personnages sévères, des scènes d'action tonitruantes mais mesurées, un scénario rigoureux à l'extrême. Mais il convient avant toute chose d'en dégager la formidable qualité d'ensemble. Goldeneye reprend des éléments typiques de l'univers bondien, à savoir une base secrète émergeant des flots (L'Espion qui m'aimait), un satellite destructeur (Les Diamants sont éternels), les tables de jeux convoquant les meilleures parties de cartes de la période Sean Connery, la menace de dissidents soviétiques (Octopussy, Tuer n'est pas jouer), des Bond girls intelligentes et immergées dans l'action (Permis de tuer), une intrigue maline resserrée sur un nœud diégétique fort rappelant les scénarios les plus complexes de la saga (Bons baisers de Russie, Rien que pour vos yeux, Octopussy, Tuer n'est pas jouer), sans toutefois reproduire les quelques maladresses discutables laissées par les histoires passionnantes mais incomplètes de certains films (Les Diamants sont éternels, Dangereusement vôtre)... Cette cuvée 95 se veut astucieuse, tout sauf paresseuse et bien entendu très enthousiasmante.



Goldeneye frappe d'emblée par sa tonalité obscure, métallique, froide, à l'inverse d'un univers habituellement chatoyant et qui, le cas échéant, n'avait encore pourtant jamais atteint un tel degré polaire. L'ex-URSS y est plus spartiate que jamais, Monaco diaphane et inquiétant, et Cuba nimbé d'un soleil trompeur. Le réalisateur Martin Campbell établit une nouvelle atmosphère, ôte à Bond sa chaleur humaine touristique et la remplace par une enveloppe réfrigérée, avec ses rues obstruées, ses intérieurs ultramodernes privilégiant une technologie de pointe et ses moments d'abstraction presque fantastiques. Qu'il s'agisse du vol de l'hélicoptère Tigre, de la réapparition de Boris Grishenko dans l'Eglise de Smolensk ou bien de la confrontation James Bond / Alec Trevelyan dans le cimetière soviétique, Campbell ne perd jamais une occasion d'affiner un style unique en son genre. Privilégiant régulièrement l'onirisme, sa mise en scène appose ainsi la magie bondienne sur un socle inquiétant et ambigu. Rehaussée par la maladroite mais souvent intéressante musique d'Eric Serra, elle-même mystérieuse et confortée dans des sonorités hyper-synthétiques pourtant inopérantes en milieu bondien traditionnel, la réalisation témoigne d'une volonté d'aller a contrario des lieux communs alignés par la franchise à ce jour. Campbell coupe tout lien avec le travail de John Glen durant les années 1980 et opte pour un processus immersif, plongeant le spectateur au cœur de l'action. Il réalise aussi bien des scènes d'action insensées (la course en voitures à Monaco, préfigurant celle de Mission impossible 2 de John Woo, la poursuite en char d'assaut...) que des scènes intimistes relevées par un univers sournoisement mélodramatique (les moments de pause de Bond et Natalya sur une plage de Cuba). Excellent technicien, il permet à Bond de trouver un écrin moderniste qui s'inscrit parfaitement dans la tradition du cinéma d'action de l'époque, tout en faisant conserver à son personnage un univers esthétique et luxueux reconnaissable entre tous. Rythmiquement et visuellement, il garde son intelligence et sa capacité d'émerveillement dans la remise au goût du jour de 007, avec ses failles et ses forces, le tout dans un monde entièrement estampillé nineties. Thématiquement, il permet à Bond d'évoluer encore un peu plus, de creuser son envers psychologique et d'affronter sa part de souffrance. Fondamentalement, Goldeneye tente l'aventure hollywoodienne du divertissement pur accompagné de violons et d'une emphase tragique ponctuellement grandiloquente. En cela réside également une différence séparant Goldeneye des seize premiers opus de la saga : sa diégèse héroïsée surmontée de quelques accents dramatiques, sa musique ne dénigrant pas un certain goût pour le drame sentimental doucereux, sa façon de repositionner le héros au centre d'une aventure psychologiquement délicate. Pour la première fois, les errements de la personnalité de 007 ne sont plus le fruit d’une mise en scène sobre, discrète et d'une profondeur subtile, mais d'une sur-démonstration de son épaisseur humaine. En ces lieux, Bond reste un personnage fascinant et troublant, mais ne proposant aucune lecture novatrice de sa personnalité bien connue. Il est ce qu'il a toujours été, ici et là, n'hésitant pas à reprendre quelques uns des plus intéressants traits psychologiques du personnage (sa part d'ombre, sa douceur romantique, son besoin de côtoyer la mort), tout en ne proposant aucune initiative concernant la progression de ces atouts thématiques. Cependant, il ne s’agit absolument pas d’un défaut, d’autant que le défi est clairement ailleurs. Car en l'absence de véritable progression psychologique inédite, Goldeneye n'en reste pas moins le passionnant Bond de la résurrection, certes tenté par l'aventure de l'introspection mais surtout concerné par la séduction envers un public qu'il faut désormais reconquérir. Et pour cela, il fallait bien que le film soit un réceptacle de motifs que le public voulait retrouver, presque instinctivement.




En définitive, c'est bien au niveau de la résurrection du personnage que Goldeneye se montre le plus excitant. La guerre froide est terminée, il faut redéfinir Bond ainsi que son univers général à l'intérieur d'une actualité politique et sociologique désormais totalement différente. Bond doit en quelque sorte mourir pour mieux ressusciter, pour mieux affirmer sa nouvelle personnalité éprise de son propre folklore et d'une exceptionnelle envie de faire partie intégrante de son temps présent. Avec la chute du bloc soviétique et la fin de la guerre froide, l'ennemi d'hier, visible et tout à fait identifiable, a laissé place au doute, au terrorisme, aux hommes de l'ombre. Et pourtant, le rôle de Bond n'est que partiellement modifié. Il est toujours cet agent secret au service de Sa Majesté, mais dorénavant plus diplomate vis-à-vis de son adversaire russe. Méfiance, réflexion et détente nécessaire sont exigées afin de parvenir à identifier la nouvelle menace. Les vieux fantômes de l'URSS rôdent encore dans les parages, prêts à bouleverser le nouvel ordre établi et à revenir dans une dangerosité de rapports bilatéraux ouvertement belliqueux. Pourtant, ni russe ni américain, le nouvel ennemi est apatride. Il ne roule que pour lui-même, en terroriste intelligent et audacieux, profitant des nouvelles technologies et de sa stature invisible. Janus est donc un méchant remarquable en ce qu'il voue une haine farouche aux puissances en place, et tout particulièrement à l'Angleterre. Il est la menace aux deux visages, l'arbitre d'un affrontement factice emmenant Bond et ses alliés sur de fausses pistes et parmi les faux-semblants. Dans tout cela, 007 doit agir, et plus que cela, réagir. Mais c'est un Bond usé qui fait son entrée dans Goldeneye. Non pas usé au sens physique du terme, mais simplement au sens moral. Or, il n'est pas de plus grande détresse que celle du héros qui ne s'aperçoit pas des changements, qui ne les domine pas. Ainsi le pré-générique nous fait-il la démonstration d'un 007 surpuissant, au temps de la guerre froide. Il connaît toutes les astuces, peut retourner n'importe quelle situation à son avantage et se joue de tous les dangers. Lors de cette ouverture, Bond est le personnage que nous connaissons jusqu'à alors : habile, dangereux, sportif, au-dessus de tout. Une sublime descente en élastique du haut d'un barrage, un sabotage d'installations soviétiques, quelques échanges de coups de feu musclés, une poursuite effrénée sur une aire de décollage, sans oublier un saut en moto dans les airs et durant lequel Bond rattrape un avion en volant littéralement à ses trousses, en composent la hardiesse et la volupté. Un extraordinaire pré-générique à la fois classique et détonant, impressionnant dans sa forme et présentant un fond en totale adéquation avec l'idée générale répandue à travers les décennies selon laquelle Bond est un héros immortel. Il est un dieu omnipotent, survolant l'action, ne craignant pas le feu des hommes, et pour ainsi dire capable de voler. Le public est rassuré, Bond est resté le même homme, le même symbole de puissance. Ce pré-générique fait l'indispensable lien entre le Bond de la guerre froide et le nouveau Bond, celui d'aujourd'hui, plongé au cœur d'une tourmente internationale où chaque pays doit se méfier de son voisin. S'ensuit donc un générique fabuleux, réalisé par Daniel Kleinman (13), le successeur idéal de Maurice Binder. Doté des nouvelles technologies graphiques, Kleinman compose avec la réussite passée d'un Binder combinée au sens de l'image désormais dévolue à la compréhension de l'intrigue. Pour la première fois depuis les débuts de la saga, et en dépit du générique d'Au service secret de Sa Majesté non dénué de sens quant au déroulement des évènements, le générique opère une plongée dans l'intrigue, fait corps avec le thème du film, tout en soudant le pré-générique et la suite du film grâce à un lien symbolique fort. Le générique de Goldeneye comporte tous les ingrédients topiques du générique bondien (les silhouettes féminines, l'érotisme, les figures gracieuses et opératiques) et les inscrit dans l'Histoire avec un grand H. On y voit les symboles de l'URSS en voie de destruction. Des femmes armées de massues saccagent les statues de Lénine et autres symboles soviétiques (la faucille, le marteau...). On y comprend la chute d'un système idéologique, la fin de la guerre froide, la destruction du bloc de l'Est... En quelques minutes, le flamboyant générique de Goldeneye fait la passerelle vers le monde moderne, détruit ses symboles et impose la figure de Janus (ici une femme aux deux visages, dont l'une des faces fait surgir le canon d'un pistolet de sa bouche). Traîtrise, compromis, destruction, chute des valeurs et des repères, rien n'échappe à ce moment artistique parmi les plus intenses du film, composant de fait l'un des plus beaux génériques jamais imaginés pour un James Bond. La chanson de Tina Turner, ample et mystérieuse, de laquelle une énergie salvatrice semble naître et renaître à profusion, ne fait que renforcer ce sentiment. Goldeneye est à peine commencé que le spectateur le plus exigeant sera d'ores et déjà conquis. La mise en scène est exemplaire, le ton fascinant, le point de vue courageux et le passage au monde contemporain extatique, alors même que l'ensemble demeure extrêmement récréatif.




Dès les premières minutes suivant le générique s'installe alors ce fameux Bond fatigué, désorienté, juché sur des repères anéantis depuis longtemps. Toute la première partie du film ne constitue qu'un laborieux chemin de croix pour le personnage, un travail de dissolution-reconstruction du héros au travers d'embûches semées sur son chemin comme autant de problèmes majeurs au sein de son existence - pour l'heure hésitante - de super espion indémodable. Ainsi, la course entre Bond et la très perverse Xenia Onatopp ne joue-t-elle pas en la faveur de notre héros préféré. A bord de sa très belle mais totalement dépassée Aston Martin DB5 (14), il ne peut guère rivaliser avec la Ferrari dernier modèle utilisée par Xenia. Il séduit également dans le même temps son évaluatrice, une femme peu attrayante comparée au canon habituel que l'on peut croiser dans un James Bond. Le héros perd de son jugement, se contente d'un train de vie routinier et blafard en comparaison de l'ensemble des films antérieurs, et se heurte au féminisme tout-puissant des années 1990. Malmené par un dialogue avec Miss Moneypenny, et où cette dernière lui parle de harcèlement sexuel (une notion jusque-là inconnue de la franchise), et surtout par le nouveau M, une femme autoritaire qui ne semble guère aimer la part de séducteur impénitent qui sommeille en Bond, le personnage est trahi par son propre univers, laissé en bord de chemin par une époque galopante et sinistre. Son contact américain à Saint-Pétersbourg se moque de lui, son ancien adversaire mafieux aussi. On y raille sa tenue distinguée, son « épi de maïs dans le derrière » (sic), mais aussi ses choix de boisson, son goût pour les valeurs du passé, sa démarche morale datée et son charme suranné. Jamais 007 n'aura été plus mal traité par le monde qui l'entoure, autant traîné dans la boue, et autant remis à sa place. Il persévère néanmoins, se joue des dangers, et malgré son incapacité à empêcher le vol de l'hélicoptère Tigre continue l'enquête. Jusqu'au point de non-retour, là où Bond doit réagir pour survivre, là où il doit mener un combat acharné pour atteindre son but. Trop tard pour revenir en arrière, Bond pénètre donc enfin dans un cimetière soviétique, lieu de toutes les nostalgies. Nostalgie d'une URSS conquérante et surpuissante, nostalgie d'un agent secret dont les repères ont volé en éclat depuis longtemps... On y observe des statues de Lénine et d'autres symboles soviétiques marquants, enchevêtrés, dégradés, tombés en ruine, rassemblés autour d'un vide humain extrême. Bond y marche, dans l'obscurité, et y rencontre son insaisissable ennemi juré, un ancien ami qu'il croyait mort : Alec Trevelyan, autrefois l'agent 006, disparu lors de la fameuse mission du pré-générique, semble-t-il exécuté par le général Ourumov. Incarné par l’excellent Sean Bean, Trevelyan est devenu l'ennemi de l'ombre, au visage à demi-brûlé par l'explosion créée par Bond dans sa fuite. Le symbole de Janus prend par conséquent tout son sens : l'homme aux deux visages, l'homme aux deux personnalités, la personnalité aux deux visages (Bond et Trevelyan, deux faces de la même pièce, inconciliables mais à la ressemblance frappante). La superbe photographie couplée à la mise en scène quasi fantasmagorique de Campbell transforme cette scène en un monument de noirceur et d'extase à la fois, le lieu où s'abiment les âmes mortes de nos deux personnages, avec ce piano lointain d'Eric Serra, comme un murmure du passé, un écho intime profond et sépulcral. Difficile de comparer cette scène à une autre dans l'histoire de la saga, tant Bond vit ici des instants rares et privilégiés, un moment d'apesanteur parmi les plus beaux et les plus forts de son histoire. Bond est alors touché d'une fléchette soporifique et s'écroule à terre. Le héros meurt donc symboliquement pour mieux revivre. Au réveil, il est attaché à l'hélicoptère Tigre en compagnie de la belle Natalya. Evitant la catastrophe et sauvant leurs deux vies, il tombe aux mains des Russes, s'enfuie et s'en va affronter Trevelyan. Il convient de remarquer avec quelle ardeur et quelle efficacité Bond reprend le contrôle de son existence, reprenant même l'initiative, profitant des effets de surprise multiples qu'il impose à son adversaire. S'engage une lutte à mort de laquelle Bond sortira grand vainqueur, retournant à l'état de grâce qu'on lui connait, affirmant de nouveau son statut de superhéros définitif. Une renaissance, en somme, du mythe cinématographique de fiction populaire le plus évident de l'histoire du cinéma, une articulation indispensable entre l'ancien et le nouveau Bond, le tout fondu en un unique personnage adapté à son époque la plus immédiate. Discrètement, subtilement, James Bond a donc opéré un virage majeur de son existence.




Cinquième interprète de James Bond depuis 1962, et passant derrière quatre acteurs ayant totalement intégré l'agent secret à leur personnalité profonde, Pierce Brosnan allait-il lui aussi pouvoir proposer quelque chose de novateur et d'original ? (15) Beaucoup de ses détracteurs ont estimé qu'il ne faisait que synthétiser quelques unes des qualités de ses prédécesseurs, lorgnant bien trop sur le style de l'un ou de l'autre, et bien souvent sur celui de Roger Moore. L'attaque est aussi rationnelle que fort heureusement grossière, l'acteur imposant un James Bond unique en son genre, fruit des méandres chronologiques de la saga sans non plus en oublier sa propre approche psychologique. Le James Bond de Pierce Brosnan compile certains traits évidents de ses aînés, à savoir en grande partie le machisme de Sean Connery, l'humeur amoureuse et romantique de George Lazenby, le sens de l'humour et la gestuelle régulièrement aristocratique de Roger Moore (ici redressant son nœud de cravate après avoir détruit toute une rue à l’aide d’un char d’assaut), ainsi que la douceur avec les femmes et la colère intérieure de Timothy Dalton. Il a également droit à son entrée par la grande porte (16), mystérieuse et iconique à la fois, non sans humour, tout d'abord par une silhouette sportive indéterminée, puis par un visage filmé à l'envers, enfin remis à l'endroit dans le plan suivant. Le nouveau James Bond apparaît pour la première fois dans les toilettes d'un centre soviétique militarisé ! La chose aurait pu être vulgaire, il n'en n'est rien. On s'en amuse et, mieux, on s'en félicite. Voilà un Bond qui tente une entrée différente, racée mais humoristique. En outre, il passe du costume trois pièces typique de l'ère Sean Connery (Goldfinger) à la tenue adaptée selon les circonstances d'un Dalton (Permis de tuer), sans oublier le long manteau noir raffiné d'un Roger Moore (Vivre et laisser mourir)... Et ce ne sont que des exemples. Brosnan mélange les styles, cherche les qualités de ses mentors, capitule devant la portée symbolique imposée par le passage de certains acteurs (comment oublier l'ère Sean Connery et l'ère Roger Moore ?), tente de rappeler à quel point Lazenby et Dalton ont eu une influence indispensable et capitale sur le personnage et la saga de façon générale, tout en trouvant son propre équilibre. Il invoque également par ce biais son propre ressenti et impose ses propres vues. Ainsi son 007 est-il un personnage froid, terriblement lointain, et surtout très suffisant. Brosnan ne trahit absolument pas le matériau apporté par Dalton sur les deux films précédents, car il en utilise une partie du concept (l'existence sur le fil du rasoir, la portée romantique) pour mieux l'adapter à son approche plus froide, d'une certaine manière plus austère. Le Bond de Brosnan n'est de fait pas très sympathique, et disons-le, assez peu attachant. Suffisant donc, prétentieux à l'occasion, il navigue entre la carrure d'homme d'affaires et l'existence d'agent secret jouisseur mais cynique. Sûr de lui, il est parfois à la limite du méprisable, car il semble encore penser que le monde doit se plier à ses attentes les plus installées. Or, le monde a pris une longueur d'avance sur lui, et il ne semble pas le déceler durant toute une première moitié de film revêche et rebelle à son encontre. Si le personnage va évoluer vers quelque chose de bien plus accessible et caricatural par la suite au travers de la période Brosnan, et cela dès le film suivant, Goldeneye lui permet pour le moment une amplitude morale originale assez importante. Brosnan plaisante, mais guère plus que ne l'exige la situation, ses bons mots peuvent être aussi cinglants que ceux de Dalton (quand il décide de lâcher son ennemi Trevelyan à la fin), son caractère impulsif et énervé rappelant les heures les plus sauvages de la période Sean Connery, non sans oublier d'être un amant chaleureux et sincère comme l'était George Lazenby. Pour autant, Bond est ici détaché, car il a déjà trop souffert. Il le dit lui-même en substance à Natalya sur la plage ; il vit ainsi parce qu'il souffre, parce qu'il est un être déboussolé qui s'engouffre dans la vie comme elle vient. Il va naturellement au-devant de la mort parce qu'elle représente sa route depuis toujours, son phare dans la nuit, sa raison d'être. En fin de compte, il est probable que le Bond de Brosnan soit un tantinet plus dépressif encore que celui de Dalton, bien qu'il soit à l'inverse moins humain. Dalton embrassait inconsciemment son humanité et consciemment celle des autres, en tout cas suffisamment pour avoir l'audace de venger un ami jusqu'au bout de sa rage.


Pierce Brosnan incarne aussi un 007 plus égocentrique, sans cesse tourné vers lui-même, revanchard mais sans honneur autre que celui du pays qu'il défend. Son mécanisme presque machinal est son centre psychologique. La gravité de son 007 est celle d'un tueur qui en a déjà trop vu, trop automatique dans la démarche pour être véritablement sympathique ou digne de considération compatissante. Sa présence est celle d'un prédateur sexuel aux limites du dragueur téméraire, un type à la fois rassurant dans l'action (capable d'aller sauver sa belle détenue par l'ennemi, quitte à entamer une poursuite aussi échevelée qu'improbable) et inquiétant dès lors qu'il juge froidement une situation. Concret, mathématique, le Bond nouveau n'a que peu à voir avec la chaleur humaine dégagée par ses aînés. Brosnan développe très subtilement cette capacité à imprégner la pellicule de son charisme glacial, entretenant une présence aussi aristocratique qu'animale. Sa tenue physique l’insère aussi bien dans la grande société que dans l'action sportive qui lui est souvent réclamée. Très crédible en combat rapproché comme aux commandes d'un tank, Brosnan parcourt le film en exécutant un maximum de cascades, occupant cependant toujours une place duale. Il intègre ainsi l'action de façon tout à fait immersive, mais donne le sentiment de sortir de tous les pièges à la façon d'un Roger Moore distingué, parfaitement coiffé et dont le pli du pantalon est toujours aussi impeccable. Les gadgets ont autant d'importance chez lui que le système D, entre une montre dont le rayon laser découpe le métal (pratique pour s'échapper d'un train blindé) et le moindre artefact capable d'enrayer un système pourtant exceptionnellement moderne (la barre de métal dans la chenille d'acier de la station radar de Trevelyan). Glamour, mais d'une façon que l'on n'avait pas revu depuis la belle époque Roger Moore, Brosnan souffre pourtant et prend des coups, parfois terribles. La superbe bagarre finale, extrêmement bien réalisée et frénétiquement montée, convoque les meilleurs moments similaires de la saga, de la lutte à mort dans le train de Bons baisers de Russie aux diverses bagarres percutantes d'Au service secret de Sa Majesté. James Bond y affronte la douleur, la vitesse, l'exécution sadique et pratique, la mobilité d'un corps entrant en contact avec un environnement inhospitalier. Les deux acteurs, qu'il s'agisse de Pierce Brosnan ou Sean Bean, donnent tout ce qu'ils ont durant des secondes interminables pour les nerfs. Voici une bagarre qui fait terriblement mal, peut-être la meilleure depuis la fin de l'ère Sean Connery. Pour la première fois dans toute son histoire sur pellicule, Bond se bat contre son propre ennemi intime. James Bond et Alec Trevelyan, l'agent 007 et autrefois l'agent 006, sont le parfait Janus de l'espionnage et surtout d'une certaine conception de l'humanité d'un être incessamment confronté aux pires circonstances d'un travail profondément inhumain : le meurtre. Bien avant Skyfall et son ex-agent secret devenu fou à lier, véritable envers démoniaque de 007, Goldeneye propose cette confrontation des sphères dramatiques entre deux supers agents indestructibles, l'un ayant décidé de croire en son pays tandis que l'autre savoure une vengeance terroriste à venir.




Tout comme Bond, Trevelyan a perdu ses parents. Mais à l'inverse de l'accident dont ont été victimes les parents de Bond, ceux de Trevelyan ont été assassinés par les Russes avec l'assentiment de l'Angleterre. 006 est ainsi « poudre aux yeux », un héros falsifié, un personnage dont la teneur idéologique première bascule dès lors que le spectateur découvre la supercherie, à la moitié du récit. Trevelyan s'est fait passer pour mort, a laissé son empreinte dans la conscience culpabilisée de 007 et a trompé le monde entier. Faux agent, faux patriote, il n'est que l’actant d'une vengeance mûrement réfléchie. Il prétend ainsi détourner 600 millions de dollars et effacer Londres de la carte en utilisant le satellite Goldeneye. Ce dernier est capable de réduire à néant des points stratégiques de la planète en usant de puissantes ondes électromagnétiques indécelables. La raison d’être de Trevelyan y trouve toute sa fonction, il est donc l'envers de Bond en ce qu'il ne vit que pour lui-même, que pour assouvir ses pires desseins revanchards. S'installe dès lors entre eux un immense jeu d'ego, où chacun désire la même femme le temps d'un souffle, uniquement dans le but de surpasser l'autre en toute circonstance. Infantile, indélicate, grossière, leur conduite mufle ne cache que très difficilement une confrontation toute personnelle dictée par des enjeux intimes. Goldeneye insiste en quelque sorte sur une guerre des Bond - l'un étant le chevalier blanc, l'autre le prince noir - sans pourtant jamais tomber dans l'écueil du manichéisme primaire. A l'instar de la conception bien connue du Yin et du Yang (17), il y a forcément un peu de Bond en Trevelyan et un peu de Trevelyan en Bond. Les deux hommes partagent le goût du risque, des femmes et des plaisirs épicuriens qui jalonnent leur existence. Pour l'exemple, Trevelyan ne dédaigne pas savourer de bons plats relevés d'un luxueux champagne, même en pleine action, alors que Bond ne va pas tarder à lui couper la route. Au train blindé de l'un doit répondre le tank explosif de l'autre. Des enfants avec des jouets, comme le souligne le personnage de Natalya, s'affrontant au centre d'un immense terrain de jeu sans limite. L'un joue pour l'Angleterre, l'autre pour lui-même, jusqu'aux dernières secondes de leur face à face, lorsque Bond répond pour la dernière fois à la question rituelle de Trevelyan : « Pour l'Angleterre, James ? », « Non, pour moi. » A cet instant, Bond cesse définitivement d'être dominé par la situation qui pesait sur lui durant l'ensemble du récit, il affirme enfin toute sa personnalité et, sans faillir à sa morale patriote, décide d'en finir avec le passé qui le ronge. Rattrapant Trevelyan par le pied juste avant qu'il ne fasse une chute mortelle, Bond embrasse à la fois son passé et son destin. Il détient enfin concrètement le pouvoir qui lui faisait défaut jusque-là, celui de terrasser son ennemi intime (son incapacité à défier la nouvelle ère qui s'ouvre à lui), et décide symboliquement d'exorciser ses démons en lâchant Trevelyan dans le vide, l'envoyant volontairement à une mort certaine. Bond fait ainsi ses adieux à la guerre froide et à ses fantômes, réaffirme sa personnalité unique et positive tout en utilisant son permis de tuer (élément indissociable de son existence), et intègre le monde moderne avec un regard neuf débarrassé des travers psychologiques et historiques qui en faisaient un objet du passé. Après Permis de tuer, Goldeneye permet donc à James Bond d'affronter pour la deuxième fois de son histoire cinématographique ses ténèbres les plus profondes, sa face cachée ici matérialisée par un ego physiquement concret (Alec Trevelyan), et la question de la viabilité de son existence remise en cause par la fin de la guerre froide qui l'avait préalablement vu naître. Dans les dernières secondes de Goldeneye, Bond est enfin un héros de son temps, s'en allant vers de nouvelles aventures qu'il peut envisager sereinement et avec une fougue optimiste renouvelée.


A l'inverse et sans le savoir, cet opus, s'il signe un exceptionnel coup d'éclat pour la saga entière, impose malheureusement aussi les limites structurelles qui vont rapidement enfermer le James Bond de Brosnan dans un carcan thématique plus prosaïque. En ces lieux, son Bond en a trop dit, a déjà finalement tout débattu, en deux heures de temps génialement utilisées, et ne retrouvera jamais ce feu sacré et cette audace folle dans l'approche globale. Le renouveau constitutif inauguré par la période Timothy Dalton, au niveau du concept de la saga et de la teneur morale du héros, va de fait paisiblement s'endormir avec le générique de fin de Goldeneye. C'est aussi par ces différents aspects que l'on peut avec le recul aisément percevoir ici un opus au départ conçu en regard de la personnalité de Timothy Dalton. Il ne fait aucun doute que le scénario a dû s'adapter à la personnalité de son nouvel interprète, sans pour autant jamais se départir de son approche première, axée sur un exceptionnel prolongement psychologique entamé avec Tuer n'est pas jouer et surtout Permis de tuer. Voir un 007 perdu, déphasé, mutique à l'occasion, confronté au risque de sa propre perte et à son revers moral ne peut qu'immanquablement faire penser à Dalton et à son enthousiasme introspectif de haute tenue. Et d'ailleurs, comment ne pas l'imaginer assis sur cette plage, le regard perdu dans les vagues s'échouant à quelques mètres de lui, laissant à deviner les méandres d'une autre version de la si belle Tempête sous un crâne de Victor Hugo ? (18) On ne dira jamais assez à quel point le spectre de la période Dalton plane sur la personnalité de Goldeneye, tout autant que sur l'ensemble de la période Daniel Craig. Et l'on ne dira jamais assez à quel point la progression psychologique de la saga lui doit de façon exponentielle. Par la suite, Brosnan va à son grand dam devoir composer avec des opus d'un intérêt thématique moindre, quoique intéressants sur certains points et surtout d'une qualité artistique toujours présente même si parfois discutable. Il aura certes fort heureusement l'occasion de pouvoir explorer des facettes intéressantes de son personnage, mais sans toutefois jamais en retrouver la structure miraculeuse des trois fabuleux épisodes qui viennent de s'égrener entre 1987 et 1995. Dommage, tant les capacités d'acteur de Brosnan s'avèrent aussi exigeantes que convaincantes. Il faudra en tout état de cause attendre Casino Royale, avec ses qualités mais aussi ses limites, et surtout l'exceptionnel Skyfall pour en revoir le très essentiel équilibre. Goldeneye restera sans aucun doute le James Bond le plus emblématique de l'ère Brosnan, dominé par un acteur parvenant constamment à s'approprier le matériau d'origine en dépit d'une écriture qui, régulièrement, était imaginée pour un autre. Et c'est là tout le génie de Pierce Brosnan, d'avoir su plier le personnage à ses propres traits de caractère en n'ignorant jamais le travail initié par son prédécesseur. La suite aurait pu être aussi généreuse et passionnée, mais les producteurs ont préféré recentrer le personnage sur une sécurité commerciale fondamentalement captivante, mais bien plus rustre.


Face à ce James Bond nouvellement formé entre deux sentiments, presque schizophrène à l'occasion, élégant et stylé, honnête et roublard, la galerie de personnages bondiens, amicaux comme antagonistes, a profondément changé. La famille bondienne a considérablement évolué, preuve culturelle de changements sociologiques forts secouant les années 1990. M est désormais une femme... Et quelle femme ! Une femme mature, charismatique et dotée d'une grande expérience professionnelle. Tout d'abord peu considérée par le Bond de Brosnan, elle n'a de lui qu'une opinion méfiante, le considérant comme un outil usagé, une relique de la guerre froide selon ses propres termes. En lui disant cela, M le met à l'épreuve, de celle qui scellera son destin et sa longévité. Malgré tout, percent déjà les attentions particulières que M ressentira de plus en plus pour son agent au fil du temps, à savoir un profond respect pour lui, une affection discrète mais sincère pour celui qu'elle considère finalement déjà comme le meilleur agent qu'elle ait jamais dirigé. Leurs relations évolueront progressivement, même si le M de la période Brosnan restera psychologiquement assez mesurée comparée à ce qui suivra sur les films avec Craig. Judi Dench lui apporte une consistance tout à fait appréciable, incarnant sans nul doute le M le plus charismatique de la franchise depuis la disparition de Bernard Lee. Le choix de l'actrice, exemplaire, permet au personnage d'ouvrir une nouvelle période de rapports humains autour de 007. Sans en posséder ni l'importance ni la stature, la nouvelle Miss Moneypenny propose une relecture intéressante du personnage. Attirée par Bond, elle n'en n'est pas moins devenue émancipée et, signe des temps, féministe, n'hésitant pas à taquiner Bond sur un amusant pied d'égalité. Samantha Bond (ça ne s'invente pas) sera donc une nouvelle et très convaincante Moneypenny. Le personnage de Q, toujours incarné par l'inusable Desmond Llewelyn, reste cependant une balise agréable. Désormais plus que vieillissant, Q reste cet ingénieur sympathique, considérant Bond comme un grand gamin irresponsable, au centre d'un laboratoire fou d'où s'échappent des inventions totalement grotesques. Les gags fusent autour de lui, jusqu'au sandwich que Bond inspecte en croyant qu'il est question d'un nouveau gadget... Alors qu'il ne s'agit que du déjeuner de l'ingénieur ! Autour de Bond surgissent des seconds rôles de qualité, avec notamment une James Bond girl parmi les meilleures de toute la saga. Natalya Simonova, c'est la girl plongée dans l'action, utile et même parfois indépendante de 007. S'inscrivant dans le sillage des Bond girls intéressantes et rebelles que l'on a pu connaître avec Diana Rigg (Au service secret de Sa Majesté) et Carey Lowell (Permis de tuer), l'actrice Izabella Scorupco en fait une personnalité attachante, pour ne pas dire émouvante. On peut penser que cette héroïne n'est guère approfondie, mais son utilisation presque masochiste au travers du film en rehausse forcément l'intérêt. Natalya souffre, pleure, court pour sauver sa vie, et prend une importance essentielle dans le récit. Le spectateur sera ravi de constater que Goldeneye continue d'explorer la direction doucement envisagée par la fin des années 1970 et sérieusement poussée par la période Dalton. Y compris concernant la méchante sadique accompagnant Trevelyan, la fameuse et inoubliable Xenia Onatopp. La sculpturale Famke Janssen aurait pu être plus belle encore, mais le look qu'elle arbore est inédit dans la saga. En tenue militaire ou commando, elle manie les armes et son corps avec une égale maîtrise. Diabolique et dérangeant personnage que cette femme qui étrangle sa victime avec ses jambes, semblant atteindre l'orgasme dès que celle-ci passe dans l'au-delà. Onatopp, c'est la femme au masculin qui revient défendre l'honneur de toutes les Bond girls malmenées au préalable dans la franchise. Reste qu'après des confrontations physiques pénibles pour 007 (notamment une séquence sexuelle sadomasochiste), il saura avoir le bon mot pour elle, toujours capable qu'il est de se débarrasser d'un ennemi quel qu'il soit. Reste également parmi les méchants l'ingénieur informatique Boris Grishenko (sous les traits d'Alan Cumming), sorte de geek décérébré, quoique très capable et surtout très irritant. Haïssable même, ce personnage préfigure en partie toute une pléiade de geeks au cinéma dès la fin des années 1990. On lui devra une séquence épatante dans laquelle son jeu involontaire avec le stylo explosif de 007 occasionne un suspense terriblement soutenu. Enfin, le général Ourumov, bénéficiant de la gueule très reconnaissable de Gottfried John, vestige d'une URSS détruite et laminée par le triomphe du capitalisme. Très proche du général Orlov d'Octopussy, il en partage la désobéissance et le rêve de chaos. Du côté des alliés, nous rencontrons Jack Wade, interprété par Joe Don Baker, un vétéran de la CIA censément présent à la place de Felix Leiter. Sympathique, corpulent, bonhomme et grande gueule, Wade est un bon gars qui ne laissera aucun souvenir impérissable au spectateur. La relation avec Bond est amusante, mais sans intérêt au-delà de la farce un peu potache que cela concède. Reste alors le truculent Robbie Coltrane dans son rôle fort amusant de Valentin Dmitrovich Zukovsky, un mafieux russe décadent dont le timbre de voix et l'allure haute en couleur en font immédiatement un second rôle très attachant, en dépit d'une présence à l'écran plutôt symbolique. Ce personnage boiteux, et dont les séquelles ont été causées par sa dernière rencontre avec 007, brille par quelques répliques bien senties échangées avec lui. Le passage du film dans lequel Bond le rencontre dans un bar vaut son pesant d'or.




Ainsi Goldeneye a-t-il tout pour plaire, ou presque... Excepté sa musique, important défaut d'un film qui, malgré sa stature formidable et régulièrement courageuse, n'est pas toujours transcendé de ce côté-là. Eric Serra utilise une musique ponctuellement inappropriée, aux sons synthétiques contestables (la course automobile à Monaco au début du film) et qui a malheureusement assez mal vieillie. Il convient néanmoins de relativiser cet échec artistique en relevant quelques compositions très adroites et révélatrices d'un potentiel fascinant. On pensera notamment au thème joué en mode mineur lors de l'arrivée de Bond au sommet du barrage durant le pré-générique, mais aussi à des morceaux plus classiques, comme la fuite de Bond et Natalya dans la bibliothèque soviétique dotée de cuivres héroïques tout à fait exaltants, ou encore la poursuite en char d'assaut, très tonique. Enfin, le thème dramatique soulignant la dernière confrontation du film se révèle une idée remarquable, mêlant sentiment d'urgence et gravité des enjeux. Goldeneye reste une aventure sonore intéressante, régulièrement digne d'éloges, la personnalité froide du film lui devant en partie ce qu'elle est encore aujourd'hui. Il n’en demeure pas moins que la magie de John Barry est bien lointaine dorénavant. Ce qui n'entache pas des séquences d'action superbement emballés, avec des bagarres chorégraphiées au millimètre, des courses-poursuites nombreuses et variées - et dont la scène de char d'assaut en plein Saint-Pétersbourg constitue une apogée graphique et rythmique de premier ordre - ainsi qu'un enchainement final tendu et diablement orchestré au sommet d'un antenne destinée à utiliser le fameux satellite Goldeneye. Bien moins pyrotechnique que les deux films avec Timothy Dalton, ce nouvel opus concentre ses efforts sur une enveloppe visuelle plus sage mais dopée aux cascades diverses et variées. Là où Dalton terminait sa course le costume déchiré dans Permis de tuer et son final poussiéreux, Brosnan préfère la tenue de commando. Cette dernière sera par ailleurs peu amochée, finissant de faire de Goldeneye un séduisant compromis entre la période Moore et la période Dalton. Les décors de Peter Lamont, présent sur la saga depuis fort longtemps (19), remettent quant à eux précisément Goldeneye dans la tradition bondienne la plus absolue. Enfin, l’Aston Martin est à nouveau abandonnée au profit de la marque allemande BMW, ici sous la forme d’un modèle Z3 assez beau. (20) On ne peut pas dire que l’échange de marque automobile soit particulièrement convaincant, mais cette voiture possède heureusement le luxe nécessaire à son implication dans l’univers bondien.




Progressiste mais frontalement traditionaliste, Goldeneye aurait pu faillir à sa lourde tâche et tomber dans les pires travers de la franchise. Cependant, grâce à son imperturbable direction artistique et thématique, mais aussi à son scénario foisonnant confrontant Bond à son reflet ténébreux au centre d'une résurrection diégétique exaltée, ce 17ème opus transcende son statut de divertissement bondien réussi pour devenir ni plus ni moins que l'un des chefs-d'œuvre de la saga, offrant d'entrée de jeu à Pierce Brosnan son Bond total et définitif. Même si, quelque part dans notre esprit, vagabonde cette idée, ce fantasme chimérique d’un Timothy Dalton parcourant le Goldeneye écrit pour lui à l’origine... Une idée, un pincement au cœur, un léger regret teinté de nostalgie. N’y pensons plus, Brosnan a fait des miracles, qu’il en soit remercié. Exigeante, la formule bondienne a une fois de plus prouvé sa valeur formelle, fondamentale et universelle. James Bond est revenu d'entre les morts, aussi fort qu'auparavant, et plus décidé que jamais à assurer sa longévité. Longue vie à lui.

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Promotion, sortie, réception : Bond en chiffres et en dollars

La sortie de Goldeneye est préparée dans ses moindres détails. Il s’agit de renouveler absolument l’image médiatique de James Bond et d’en faire un lieu commun : jouer sur son mythe, le présenter comme incontournable, utiliser ses signes distinctifs pour mieux le présenter (logo, nom, posture). Aux USA, l’affiche teaser présente un Walther PPK tenu en gros plan, avec une partie du visage de Pierce Brosnan. On y voit son œil droit nous scruter d’un air décidé. L’affiche délivre seulement trois informations. Un slogan : « There is no substitute » (sous-entendu, il n’existe pas de substitut à James Bond). Le logo-chiffre : 007, et aucune autre information (pas de titre, pas de nom). Et enfin, une date, imprécise : Christmas ’95. Par la suite, les teasers annoncent fièrement : « You know the name, you know the number. » Plus besoin de citer des éléments précis, Bond est un label dont la simple mention, même détournée, fait naître tout un imaginaire connu et reconnu, profondément ancré dans les consciences. L’image de Brosnan fait le tour du monde, faisant de lui un 007 populaire avant même la sortie du film. Même si l’acteur reste mesuré, attendant fiévreusement le verdict suprême du public, tout a été fait durant la campagne de promotion afin de vendre ses traits et sa présence. Il s’agit de persuader tout le monde que Brosnan est James Bond, en vue de faire de Goldeneye un renouveau marquant autant qu’un opus dans la grande tradition commerciale de la saga. Les affiches déboulent bientôt, présentant un univers froid, moderne, technologique : le style graphique a indéniablement changé, constitué de photographies retouchées dans un esprit nineties très net. Bond apparait l’arme au poing, le regard dur, entouré de deux sublimes créatures féminines. Tout autour figurent avions, voiture, radar, femmes, cascades et une quantité raisonnable d’explosions. On y observe des cartes numériques faisant appel aux nouvelles technologies, et donc une vision géopolitique high-tech très éloignée des standards de la franchise utilisés jusqu’ici. Au milieu de tout cela court un Bond sportif, sortant littéralement des flammes. Le symbole est clair, 007 revient tel un Phénix. La chanson de Tina Turner devient un véritable hit en passant sur toutes les radios. Pour la première fois, le marketing massif orchestré autour de la sortie d’un Bond prend des proportions pharaoniques. Les marques habituellement citées ou rencontrées dans les films deviennent des partenaires publicitaires privilégiés. On voit 007 partout, tout le temps, sur des bouteilles d’alcool, sur des stickers ici et là, accompagnant des publicités pour des montres, des voitures, des jeux vidéo... Le phénomène semble illimité, Goldeneye inaugure une machinerie gigantesque encore limitée jusqu’ici. La publicité devient agressive à tous les niveaux, s’inscrit partout (télévision, journaux, vitrines de marque) et fait naître le désir d’achat pour des publics entiers. Pour la première fois depuis le milieu des années 1960, à l’époque où Goldfinger et Opération Tonnerre écrasaient toute concurrence culturelle, James Bond se vend au-delà des films, au-delà des salles obscures. Plus encore, Goldeneye réinvente le merchandising massif en le faisant rentrer dans tous les foyers, utilisant toutes les technologies de diffusion possibles. Le matraquage moderne de la franchise ne fait que commencer, et il va s’amplifier jusqu’à la lie, toujours plus fort et plus imposant.

Goldeneye sort le 17 novembre 1995 aux USA et ne tarde pas à écraser la majeure partie de la concurrence. Relégué dans l’arrière-cour des succès de l’année en 1989 chez les Américains, James Bond revient sur le devant de la scène et prend une superbe 6ème place au top annuel, avec pas moins de 106,4 millions de dollars. A une époque où le blockbuster américain passe désormais régulièrement la barre des 100 millions, James Bond le fait aussi, avec fougue et sans fléchir. Il bat une généreuse quantité de films qui l’auraient pourtant évincé voici quelques années : Jumanji de Joe Johnston (7ème), Casper de Brad Silberling (8ème), Se7en de David Fincher (9ème), Waterworld de Kevin Reynolds (12ème), et même le très puissant John McLane pour sa folle et très dynamique troisième aventure, Une journée en enfer de John McTiernan (10ème). Cette année-là, Bond n’est battu que par une concurrence discutable, de Toy Story de John Lasseter (1er) à Ace Ventura en Afrique de Steve Oedekerk (5ème), en passant par Batman Forever de Michael Schumacher (2ème), Apollo 13 de Ron Howard (3ème) et Pocahontas de Mike Gabriel (4ème). Sans surprise, l’Angleterre fait un triomphe à ce nouvel opus dès le 24 novembre, à un niveau que l’on n’avait pas revu depuis la période Roger Moore. Formidable, tout comme en France, où le phénomène Bond redevient la déferlante que l’on sait. Les salles françaises projettent le film à partir du 20 décembre, réglant leur stratégie sur les fêtes de fin d’année. Vivace, la carrière du film ne s’essouffle pas et tient sur la durée pour emmener le film à la 6ème place du top annuel, juste derrière Les Trois frères de Bernard Campan et Didier Bourdon (1er), Les Anges gardiens de Jean-Marie Poiré (2ème), Pocahontas (3ème), Le Bonheur est dans le pré d'Etienne Chatiliez (4ème) et Gazon maudit de Josianne Balasko (5ème). Goldeneye est de fait cette année-là le plus gros succès dans l’Hexagone en tant que film anglo-saxon en format "live" (21), avec un score final de 3 493 610 entrées, ramenant ainsi la franchise à son plus haut niveau sur le territoire français depuis L’Espion qui m’aimait dix-huit ans plus tôt. Quant à l’Allemagne, son amour pour l’agent secret le plus célèbre de la planète s’affirme dès le 28 décembre avec une vigueur que l’on n’avait pas observée depuis la fin des années 1970 : 5 501 310 entrées et une 2ème place au box-office de l’année, juste derrière Babe, le cochon devenu berger de Chris Noonan (1er). Le regain d’intérêt pour 007 est alors indiscutable, avec plus de 3 000 000 d’entrées supplémentaires depuis Permis de tuer précédemment, mais aussi un résultat final équivalent (quoique légèrement supérieur) à celui de Moonraker, sans oublier la meilleure position dans le top annuel pour un James Bond depuis L’Espion qui m’aimait. Incroyable, la franchise que tout le monde croyait enterrée est littéralement revenue d’entre les morts, confirmant le raz-de-marée un peu partout dans le monde. Au bout du compte, Goldeneye rapporte la somme phénoménale de 353,4 millions de dollars au box-office mondial (22), devenant ainsi le 4ème plus important succès commercial au cinéma pour l’année 1995, à moins de 15 millions de dollars du 1er, le fameux Une journée en enfer. Tout cela se joue donc dans un mouchoir de poche ! Comme promis par les producteurs, James Bond est revenu et a vaincu au-delà des espérances, démontrant encore et toujours son phénoménal pouvoir d’attraction sur le public du monde entier. Pierce Brosnan est désormais un 007 adoubé, ovationné, au sommet de sa popularité. Brosnan relance Bond et Bond relance Brosnan : l’acteur va bientôt créer sa propre maison de production et entamer une nouvelle carrière la plupart du temps très exigeante. De son côté, l’avenir de la saga semble prometteur, Bond s’apprête à traverser la deuxième moitié des années 1990 en grand seigneur.

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(1) MGM/UA (soit l'association de la Metro-Goldwyn-Mayer et de la United Artists) est vendue au groupe de diffusion australien Qintex en 1989. Cette société a également pour velléité de fusionner avec Pathé. Danjaq, dont Eon est une filiale (lire la chronique de James Bond contre Dr. No), décide de poursuivre MGM/UA en justice. Le motif : le catalogue de la saga James Bond a été licencié à Pathé qui désire diffuser les films à la télévision dans plusieurs pays, sans avoir l'approbation de Danjaq. D'où les conflits légaux dans lesquels Albert R. Broccoli a dû mettre toute son énergie. La source litigieuse est épineuse et empêche la production d'un nouveau James Bond pendant plusieurs années. Depuis, la santé financière de la MGM ne s'est jamais vraiment arrangée, faisant l'objet de divers sauvetages et renflouements vains, ainsi que d'achats successifs.

(2) Le MI6 (Secret Intelligence Service, c'est-à-dire les services secrets britanniques) a été créé en 1909. Toutefois, ses activités furent totalement tenues secrètes jusqu’en 1994, année durant laquelle elles furent l’objet de l’attention du Parliament’s Intelligence and Security Committee (Comité parlementaire de renseignement et de sécurité). C’est sans doute pour cette raison que le terme MI6 apparait pour la première fois de l’histoire bondienne dans Goldeneye. Ce sera dès lors le terme usité pour se référer aux bureaux d’espionnage employant James Bond.

(3) L’idée sera d’une certaine manière reprise pour le pré-générique de Skyfall.

(4) La poursuite à skis et l’idée de l’hélicoptère nanti d’une scie circulaire seront reprises différemment dans Le Monde ne suffit pas.

(5) Notons que le film True lies de James Cameron, sorti en 1994 (peu après l’écriture du Goldeneye de Michael France), comporte une poursuite à cheval en milieu urbain.

(6) L’idée sera en partie reprise pour l’une des dernières scènes de Skyfall.

(7) Voir la chronique de Tuer n’est pas jouer.

(8) Pierce Brosnan entame sa participation à la saga James Bond à l’âge de 42 ans, soit le même âge que Timothy Dalton lors du tournage de Tuer n’est pas jouer.

(9) La totalité des données financières présentes sur cette page est tirée des sources officielles de la MGM et de la United Artists.

(10) Les plus grandes stars du cinéma d’action touchent à l’époque de bien plus importants salaires : Sylvester Stallone (15 millions de dollars en moyenne), Arnold Schwarzenegger (entre 15 et 20 millions de dollars en moyenne), Mel Gibson (entre 15 et 20 millions de dollars en moyenne), Bruce Willis (15 millions de dollars en moyenne)...

(11) L’équipe de production de Goldeneye a monté les studios Leavesden au sein d’une ancienne usine aéronavale appartenant à la firme Rolls-Royce. Ce 17ème James Bond y sera donc le premier film tourné.

(12) Goldeneye est au départ le nom de la propriété d’Ian Fleming en Jamaïque, ce qui donne au film un air de clin d’œil évident envers l’auteur-créateur de James Bond. Dans le film, ce titre fait référence au satellite volé par Alec Trevelyan.

(13) Daniel Kleinman est le successeur de Maurice Binder concernant la création des génériques. Sa marque personnelle passe entre autres par une franche utilisation du média informatique destiné à moderniser l’approche visuelle de ces morceaux de bravoure attendus à chaque film. On lui doit tous les génériques de la saga de Goldeneye jusqu’à Skyfall.

(14) Goldeneye signe un évident clin d’œil aux années dorées de l’époque Sean Connery en faisant de nouveau apparaitre l’Aston Martin DB5, superbe voiture et la toute première de la marque Aston Martin à avoir été utilisée dans un film de la franchise. On a pu l’admirer dans Goldfinger et dans une moindre mesure Opération Tonnerre. Après Goldeneye, on la reverra dans Demain ne meurt jamais, Casino Royale et surtout Skyfall.

(15) A noter que, parmi les détails confirmant la modernisation du personnage lui-même, James Bond ne fumera plus jamais à partir de Goldeneye. On peut penser que la franchise s’adapte à son époque en décidant de combattre le tabagisme, considéré désormais comme un véritable fléau pour la santé mondiale.

(16) Sean Connery, George Lazenby et Timothy Dalton ont eu droit à une entrée symbolique artistiquement très marquée, chacun dans leur style (voir les chroniques de James Bond contre Dr. No, Au service secret de Sa Majesté et Tuer n’est pas jouer). Roger Moore est le seul à être entré dans la peau de James Bond sans bénéficier d’effusion particulière, presque naturellement (voir la chronique de Vivre et laisser mourir). Moore étant déjà une superstar avant de débuter sa participation à la saga (et donc déjà clairement identifié dans l’esprit du public), une entrée en matière simple et sans artifice a sans doute été jugée préférable.

(17) Dans la philosophie chinoise, le Yin et le Yang sont deux catégories complémentaires, que l’on peut retrouver dans tous les aspects de la vie et de l’univers. Cette notion de complémentarité est propre à la pensée orientale qui réfléchit plus volontiers la dualité sous forme de complémentarité. Le symbole du Yin et du Yang, le taiji tu (souvent entouré de huit trigrammes) est bien connu dans le monde occidental depuis la fin du 20ème siècle. Le Yin représente entre autres, le noir (ou bien souvent le bleu), le féminin, la lune, le froid, le négatif... Le Yang, quant à lui, représente entre autres, le blanc (ou souvent le rouge), le masculin, le soleil, la clarté, la chaleur, le positif... Cette dualité est également associée à de nombreuses autres oppositions complémentaires. Comme le confirme le symbole visuel de ce principe philosophique (un cercle séparé en deux parties égales, l’une blanche et l’autre noire, s’imbriquant l’une dans l’autre, portant chacune en leur sein une touche de l’autre), il est souvent affirmé et répété qu’en toute chose, il y a forcément un peu de Yin dans le Yang et à l’inverse un peu de Yang dans le Yin. Ou, simplifié à l’extrême, qu’il y a toujours un peu de mal dans le bien et un peu de bien dans le mal. Le concept s’accorde d’ailleurs souvent de façon passionnante avec le personnage de James Bond, par exemple tout à la fois héros et tueur chevronné, œuvrant pour le bien en ayant parallèlement le permis de tuer.

(18) Tempête sous un crâne est le titre d’un chapitre essentiel du roman fleuve Les Misérables de Victor Hugo, paru en 1862. Dans ce chapitre, insurpassable chef-d’œuvre littéraire à lui seul, et pour la première fois dans l’histoire de la littérature française, un auteur utilise des images de la nature en mouvement afin de rendre le conflit psychologique insoutenable que traverse le personnage de Jean Valjean. Bien avant la conception freudienne très à la mode au 20ème siècle, Hugo fonde ainsi en un gigantesque geste artistique majeur l’esquisse de la psychanalyse moderne, ainsi que les tourments de la conscience humaine. Plus réservée, bien plus modeste, la souffrance intériorisée de James Bond se matérialise subitement en une série d’éléments discrets faisant de lui la victime de ses démons intérieurs. Face à un Bond en pleine tourmente viennent pourtant se heurter à lui sur la plage avec douceur ces vagues légères et accueillantes. Un paradoxe imagination/image, ou souffrance humaine/volupté de la nature tout à fait intéressant.

(19) Peter Lamont a commencé à travailler comme décorateur de plateau sur Opération Tonnerre, puis a pris peu à peu de l’importance sur la saga. Passé directeur artistique à partir de Vivre et laisser mourir, il deviendra enfin durablement concepteur des décors dès Rien que pour vos yeux, occupant la place laissée définitivement vacante par Ken Adam après Moonraker. Il restera à ce poste jusqu’à Casino Royale, excepté sur Demain ne meurt jamais.

(20) La BMW Z3 de Goldeneye dispose de plusieurs gadgets présentés par Q dans son laboratoire (missiles Stinger dans les phares avant, système de parachute, siège éjectable, système radar...). Curieusement, Bond n’utilisera aucun de ces éléments, ce qui est une première dans l’histoire de la saga. Cependant, Bond utilise dans le film un pistolet disposant d’un grappin et d’un laser découpant, une mini-caméra transmettant les images à distance, une montre également équipée d’un laser découpant, et un stylo explosif.

(21) Le format "live" signifie pour un film qu’il est tourné de façon classique, à l’inverse d’un film d’animation par définition "non vivant".

(22) En dollars constants, c'est-à-dire en recalculant le box-office du film au cours du dollar de l’année 2012, le film aurait rapporté 525,62 millions de dollars, soit autant voire davantage qu’un blockbuster actuel. Calcul effectué par le Cost of living calculator de l’American Institute for Economic Research.

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Lisez l'éditorial consacré au 50ème anniversaire de James Bond

Par Julien Léonard - le 9 mars 2013