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Critique de film
Le film
Affiche du film

Goldfinger

L'histoire

L'agent secret 007 est chargé d'enquêter sur les revenus d'Auric Goldfinger. La Banque d'Angleterre a découvert que ce dernier entreposait d'énormes quantités d'or, mais s'inquiète de ne pas savoir dans quel but. Quelques verres, parties de golf, poursuites et autres aventures galantes plus loin, James Bond découvre en réalité les préparatifs du "crime du siècle", dont les retombées pourraient amener le chaos économique sur les pays développés du bloc de l'Ouest...

Analyse et critique


Un grand Bond vers l’au-delà !

Suite à un très large succès d’audience, James Bond contre Dr. No et Bons baisers de Russie ont convaincu le public, et par le fait convaincu les producteurs Albert R. Broccoli et Harry Saltzman que James Bond était une affaire plus que rentable, ainsi qu’une saga de films naissante alors passionnante à suivre. L’adaptation suivante se concentrera sur Goldfinger, et c’est toujours à Richard Maibaum qu’incombe la responsabilité d’écrire un scénario riche, novateur, reprenant les meilleurs éléments du roman tout en s’en émancipant considérablement. Plus encore que les deux premiers films, Goldfinger va affirmer le goût de la série pour le spectaculaire et la fantaisie. Ce troisième film doit frapper très fort, bien plus que les autres, et doit donner à la série l’ampleur et la démesure qui seront sa marque de fabrique pour les années à venir. Quant à la popularité de Sean Connery, elle monte en flèche depuis deux ans, attirant des hordes de fans en délire. Les hommes rêvent d’être lui, les femmes rêvent de lui, l’acteur devient un produit de société au moins autant quez l'est la saga. En ayant réinventé la classe et l’élégance virile au cinéma, grâce à un détonant mélange de sophistication et de virilité tranquille, Connery est devenu un modèle de la mode masculine. Il remet le machisme à l’honneur et affiche son statut de mâle dominant. Bien que situées dans un créneau plus moderne, entre une attitude sexy et des manières peu orthodoxes, les femmes restent des objets soigneusement rangés autour de l’image que Connery affiche à l’écran. Au lieu d’attiser un ouragan féministe, son attitude plait et, surtout, devient un symbole de la masculinité renaissante. Pas pour longtemps bien sûr, puisque la fin des années 1960 viendra mettre un peu d’ordre parmi ces mœurs très réactionnaires.

Goldfinger doit aussi plus que jamais séduire le public américain. Si celui-ci est très enthousiaste concernant les premiers opus, il faut maintenant battre le fer tant qu’il est chaud et se concentrer sur cette cible, sans pour autant la privilégier complètement. Un récit avec pour cadre une fantastique histoire de lingots d’or aux USA devrait déjà permettre aux spectateurs américains de se sentir davantage concernés. Miami et Fort Knox dans le Kentucky, sans omettre un passage par la Suisse, seront les escales de 007 durant cette nouvelle aventure. Plus riche, le scénario tire le meilleur des motifs de la saga, en les exhortant à sortir de leurs carcans jusque-là assez sages. Il faut que l’action soit plus improbable, que les scènes de bravoure soient inimaginables et que le final soit époustouflant, démesuré. Les producteurs du film font appel à Guy Hamilton pour en assurer la réalisation. Remplaçant un Terence Young déjà intéressé par l’opus qui suivra, Hamilton doit relever un défi de taille : passer après un réalisateur qui a su insuffler à James Bond des codes et une tenue d’ensemble uniques en leur genre. La pression est forte, mais encore tout à fait supportable, le phénomène ne faisant que commencer. Sans avoir le droit à l’erreur, le réalisateur doit immédiatement identifier Goldfinger comme un film à la fois rodé (l’identité du personnage est désormais solide) et en progression (faire monter la solution bien connue jusqu’à ébullition).

Le budget octroyé est de 3,5 millions de dollars. (1) Pas encore un très gros budget, mais une somme importante, bien supérieure à celle dépensée sur Bons baisers de Russie. Le tournage débute le 20 janvier 1964 et se termine le 21 juillet de la même année. Il mobilise plusieurs forces de part et d’autre, entre la conception d’une voiture remplie de gadgets et la construction de décors gigantesques. L’Aston Martin (modèle DB5) est choisie pour être le véhicule de Bond, une marque racée et de haut standing, aux formes voluptueuses et à l’allure distinguée. De son côté, Ken Adam reprend la création de tous les décors du film, de ceux visibles dans le pré-générique aux intérieurs de Fort Knox, en passant par les intérieurs chez Goldfinger. Une réplique extérieure de Fort Knox est construite, afin d’y tourner les scènes d’action avec une vraie liberté, le montant total de l’édifice revenant à plus de 100 000 dollars, soit le plus cher décor jamais construit dans les studios de Pinewood à cette époque. Le décor intérieur de l’édifice, fort coûteux également, doit faire appel à l’imagination forcenée de Ken Adam. Il conçoit un énorme entrepôt, rempli de faux lingots d’or, empilés d’une manière surréaliste (2) mais donnant un effet ravageur visuellement parlant. Sean Connery rejoint le tournage quelques semaines après le premier tour de manivelle (3) et reprend son rôle avec un plaisir visible. Finalement, malgré un moment de tension pour l’acteur écossais (4) et une blessure pour l’acteur Harold Sakata (5), Goldfinger s’achève dans la bonne humeur et la certitude que ce nouveau film va sacrément plaire au public.

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Un modèle unique d’évasion et de fantaisie


Encore aujourd’hui, Goldfinger est l’un des James Bond les plus connus et les plus appréciés par le public, les critiques et les fans de la série. A cela un certain nombre de raisons, à commencer par une enveloppe idéale d’une grande originalité. Goldfinger possède tous les motifs bondiens en les utilisant de manière optimale. La séquence pré-générique est en ce sens exceptionnelle, agençant de multiples rebondissements et une présentation excessive du personnage. James Bond apparait dans une tenue de plongée, sort de l’eau, s’infiltre dans un complexe illégal, sabote un entrepôt, enlève sa combinaison pour apparaitre en smoking de soirée, puis se rend au restaurant, entend l’explosion de l’entrepôt, rencontre son contact et enfin revient à l’hôtel retrouver une femme qu’il a séduite, non sans se battre contre un tueur acharné. Raffinement, mystère, délire des situations, érotisme, vitesse. En à peine cinq minutes, le pré-générique de Goldfinger devient le moule indispensable pour tous les films à venir, la scène référentielle construisant une introduction démentielle. Soulignée par la sublime musique de John Barry, tout en multipliant les traits d’intelligence (l’apparition du smoking, le reflet du tueur dans les yeux de la femme), cette ouverture laisse le spectateur en apesanteur totale, prêt à suivre 007 au bout du monde. Mission réussie donc, public piégé. Ne reste plus qu’à dérouler le fabuleux générique (encore signé Robert Brownjohn) et à construire l’intrigue principale. Basé sur le modèle du générique de Bons baisers de Russie, celui de Goldfinger en galvanise le procédé en faisant apparaitre les crédits sur les différentes parties d’un corps de femme recouvert d’or, tout en y glissant quelques images du film ainsi que de l’épisode précédent. L’effet produit est délibérément fantasque, soulevé par la chanson de Shirley Bassey (6), l’une des plus puissantes voix dans l’histoire des chansons de James Bond. Le film à peine commencé, le spectateur est déjà soufflé. Mais tout cela n’était qu’une mise en bouche, la suite va se révéler encore bien supérieure.


Moins exotique que Dr. No, moins tendu que Bons baisers de Russie, Goldfinger est néanmoins plus intéressant et plus inattendu. L’intrigue est extrêmement bien écrite et bouleverse un peu les habitudes prises, notamment en bousculant le SPECTRE hors de la diégèse. Place à Goldfinger, ou "doigt d’or", personnage haut en couleur, qui n’a rien à voir avec la démoniaque organisation. Métaphoriquement, tout ce qu’il touche devient or, pour le meilleur et pour la mort. La saga fait une pause dans les exactions du SPECTRE, mais pour mieux revenir plus vigoureuse et plus intrigante par la suite. La grande force du scénario est de tout combiner avec une force centrifuge imparable : la trame principale, les fils secondaires, tout cela se mêle et forme un tout particulièrement réjouissant. Un méchant adorateur de l’or accompagné de son garde du corps (un Coréen bâti dans le roc) semble préparer le casse du siècle, tout désireux de percer l’immense coffre de Fort Knox pour s’emparer de la réserve d’or fédérale des USA. Un leurre en vérité, puisque le but de Goldfinger est de faire exploser une bombe atomique au cœur même du Fort, afin de rendre son or inutilisable pendant près d’un siècle. Le but : faire fructifier son propre or en faisant largement multiplier sa valeur sur le marché. Une histoire en or donc, sans mauvais jeu de mots, et qui en dit long sur la profonde intelligence avec laquelle est confectionné le film. Il s’agit d’offrir au public tout ce qu’il n’a jamais vu, y compris un mégalomane de premier ordre, véritable méchant dont l’attirail psychologique et matériel est bien plus inoubliable que celui du docteur No. Plus fort, plus grand, plus violent, Goldfinger est le méchant ultime de la franchise bondienne, et pourquoi pas du cinéma populaire dans son ensemble. En outre, coincé entre deux femmes, l’une cherchant à venger sa sœur, l’autre insensible à son charme, James Bond devra démontrer toute sa valeur à concilier ses capacités d’agent redoutable et redouté, et son insatiable approche épicurienne de la vie, encore une fois.


Pourtant, Goldfinger est un film curieusement bâti, long, tranquille, et qui prend son temps concernant ses enjeux. Aussi belles et impressionnantes soient-elles, les péripéties ne font que jalonner une enquête paisible, où le compte à rebours et la tension ne viennent qu’assez tard. Pire, diront ses détracteurs, Bond est prisonnier durant près de la moitié du film, résident forcé d’une propriété confortable où l’on lui sert ses cocktails. Invraisemblable si l’on songe à la vitesse et au mouvement perpétuel de Bons baisers de Russie. Cette apparente tranquillité cache en réalité un film généreux en scènes cultes et où chaque échange verbal s'avère un exercice de haut vol. Les dialogues sont de grande qualité, et les confrontations entre Bond et Goldfinger succulentes. Il faut apprécier avec quel plaisir et quelle confiance en lui Goldfinger présente son plan machiavélique à un 007 en pleine réflexion, devinant peu à peu les méandres véritables de ses desseins. Captivant, tout comme la partie de golf où s’affrontent les deux hommes dans un tête-à-tête légendaire. Ou comment une simple partie de golf peut avoir plus d’impact que n’importe quelle scène de tension habituelle. Là encore, le récit a préféré choisir une rencontre confortable entre les deux protagonistes plutôt qu’un cadre nerveux. Le film est ainsi le confluent de choix peu banals et donc forcément frais et appréciables, puisque réfléchis et subtils. Goldfinger semble prendre de l’identité narrative de Ian Fleming ce plaisir à contempler, à présenter, à distiller. On peut ainsi voir 007 en pleine conversation avec un spécialiste de l’or, durant une soirée où M l’a invité. Cela renforce ainsi leurs rapports professionnels distants mais privilégiés et dominés par une confiance mutuelle. Cette simple scène aurait pu être terriblement ennuyeuse, un passage obligé afin d’expliquer au public ce qu’il en est. Mais une écriture sans fioriture, l’élégance flagrante de la mise en scène, la beauté du décor et l’alchimie produite par des acteurs tous excellents font état d’une qualité britannique qui n’aura jamais autant brillé que chez James Bond. Et cela même encore aujourd’hui, car il suffit de comparer la patine qualitative fabuleusement entretenue de Casino Royale avec un blockbuster hollywoodien contemporain pour s’en rendre compte dès le premier regard.


Parmi les facteurs de réussite de Goldfinger, il est nécessaire de s’intéresser à la mise en scène de Guy Hamilton, souvent oubliée si l’on songe en revanche aux louanges auxquels le travail de Terence Young est généralement sujet. Hamilton n’a ni sa nervosité, ni sa méticulosité, et encore moins son sens du rythme pour emballer une scène d’action. Mais il lui reste un grand sens du cadre et une belle sobriété entretenue par de simples mouvements d’appareil. Hamilton va à l’essentiel, il filme simplement, sans recherche esthétique particulière. Son œil fiable suffit à créer de beaux plans qui seront de toute évidence maximalisés par l’excellent montage de Peter Hunt. Ce dernier possède par ailleurs un don d’adaptation évident, puisque d’un réalisateur à l’autre, il parvient à retranscrire leur façon de travailler l’image. Notons également que le travail de Ken Adam aux décors est sans précédent dans l’univers bondien. Les jolies compositions visuelles de Dr. No sont reléguées aux souvenirs, tant les nouvelles sont ici surprenantes. Dès le pré-générique, Adam réalise une superbe entrée en matière avec cet intérieur d’entrepôt dans lequel Bond pénètre. Le décor est visible une poignée de secondes seulement. Les producteurs n’ont pas peur de dépenser de grandes sommes d’argent pour des séquences courtes, ce qui reste l’une des marques particulières du luxe constant observé dans la franchise. Une fois de plus, chaque dollar dépensé est largement visible à l’écran, et Goldfinger peut sans aucun problème rivaliser avec des productions américaines plus onéreuses, et même les surpasser. Sa formule est unique, et il impose avant l’heure un modèle moderne de blockbuster. Il faudra attendre Opération Tonnerre pour en appréhender toute la valeur, mais les faits sont là : bien avant les films de Steven Spielberg ou de George Lucas, James Bond crée le blockbuster artistiquement conçu avec démesure et force moyens. Pour ceux qui en douteraient, il n’y a qu’à admirer cette façon unique de filmer les paysages et de les enchainer en tant que lieux de l’action, transformant ce film multi-géographique en voyage touristique conceptuel précurseur. Il en est de même pour les décors intérieurs chez Goldfinger, qu’il s’agisse de ses usines en Suisse (la salle au rayon laser mortel, présente dans une séquence de suspense inoubliable) ou de sa vaste propriété dans le Kentucky aux USA. Parmi ces quelques décors, il convient d’avoir une attention toute particulière pour la fameuse salle de réunion où tous les gangsters seront gazés. Soit une mort typiquement bondienne (horrible, astucieuse, tortueuse) dans un cadre rocambolesque (maquettes animées, consoles d’ordinateurs ultra-perfectionnées, décors mouvants…). Cet élément transforme la mort en une donnée essentielle de la sphère bondienne, en développant ses formes plurielles, et en repoussant immanquablement les limites de sa très démonstrative mise en scène. Dans un James Bond, la mort n’est pas juste un détail du scénario, elle est l’un des bagages les plus fidèles de l’agent secret, le point crucial de nombreuses scènes d’action dont le sommet se doit d’être désorienté, fatal, et surtout très extravagant dans sa conclusion. Ou de l’art de la mort comme hypothétique art de vivre selon James Bond.


Mais les surprises de Goldfinger ne s’arrêtent pas ici. Elles se prolongent, tout d’abord dans la nouvelle "gadgetisation" du personnage principal. Après une mallette tout à fait spéciale et très utile dans Bons baisers de Russie, la section Q donne à James Bond sa première voiture équipée pour agents secrets en mission. La présentation par Q des différentes fonctionnalités de la voiture se révèle au demeurant comme la première scène culte dans le genre. (7) Avant les extravagances dont la série se fera aussi le chantre (avec les fameuses visites hilarantes dans le labo de Q), Goldfinger pose les bases et équipe son héros d’un matériel ultra-moderne qui participera dès lors de l’aura fortement théâtrale du personnage dans sa fonction d’être surhumain. Or, un être surhumain doit être plongé dans de grandes aventures (face à l’arme nucléaire et à l’éventualité d’un désastre économique), qu’il affrontera grâce à des outils technologiques très perfectionnés (même si l’intelligence, la débrouillardise et l’astuce du personnage restent intacts), au sein de décors énormes dont l’anormalité s’accorde parfaitement avec ses propres velléités déraisonnables. Témoin cette séquence à l’intérieur de Fort Knox, colossale, avec son architecture démente, ses innombrables reflets dorés, son combat de titans entre Bond et Oddjob et le désamorçage de dernière minute d’une bombe nucléaire. Un moment de beauté plastique et de résolution d’intrigue comme jamais à l’époque on en avait découvert au cinéma, en tout cas pas de cette façon-là.

L’utilisation de la voiture se situe exactement dans le même état d’esprit, accrocheuse, baroque, renversante. Une poursuite en voitures, la première de la saga, où les nombreuses balles tirées percutent les carrosseries et où les explosions et autres dérapages sont monnaie courante, non sans utiliser un florilège de gadgets indispensables. L’utilisation du siège éjectable est ainsi un grand moment euphorisant, et l’apparition de ce qui pourrait être considéré comme le premier GPS fascine. (8) L’Aston Martin DB5, surpuissante voiture à la beauté stupéfiante, et que tout le monde aurait eu envie de conduire à l’époque de la sortie du film, semble un choix rêvé qui, combiné à la créativité des équipes d’effets spéciaux, se transforme en objet de culte. Une sorte de modèle grandeur nature pour produits dérivés destinés aux enfants. De là à penser que la série devient infantile et vise un public plus jeune, il y a cependant un pas que nous ne franchirons pas. Car Goldfinger reste un film violent et en toutes circonstances relativement sadique, en dépit de sa partie orientée vers le grand public. Une femme tuée par suffocation de l’épiderme - le corps ayant été recouvert de peinture d’or - ou encore sa sœur dont la nuque sera brisée par un chapeau aux bords métalliques demeurent deux idées perverses à l’érotisme parfois prononcé (le corps nu recouvert d’or est plus que suggestif) et dont l’imagerie célèbre demeure gravée dans tous les esprits depuis lors.

Sean Connery incarne donc pour la troisième fois l’agent 007, plus à l’aise que jamais, d’une présence qui transcende outrageusement la définition du mot "élégance", et prononçant de plus belle un « Bond, James Bond » déclenchant l’hystérie. Incarnant tout à la fois Eros et Thanatos, il est plus que jamais ce dieu venu profiter des plaisirs terrestres, ce héros presque surnaturel si l’on songe au nombre de pièges mortels et autres situations inexpugnables desquels il s’échappe encore. Avec toujours cette solide inclination pour le Dom Pérignon (9), champagne de grande qualité (ou plutôt devrions-nous dire nectar des dieux), il traverse Goldfinger avec panache et quelques variantes vestimentaires du meilleur goût (comme ce costume trois-pièces qu’il porte dans la propriété de Goldfinger). Calme, athlétique, très détendu (plus encore que dans Dr. No), Connery démontre la parfaite maîtrise de tous les aspects de son personnage. Il place toujours les fameux "bons mots" aux bons moments, y compris quand il manque de se faire émasculer puis tuer par un rayon laser incandescent (une des rares scènes où se développe chez lui une tension palpable). Il s’affranchit aussi de plus en plus du cadre romanesque original et arbore de nouveau ce sourire carnassier avec un plaisir évident. Son James Bond est de ce fait totalement fignolé, ce qui ne l’empêche pas de continuer à lui inventer des attitudes inhabituelles. Car Goldfinger est bel et bien le premier James Bond où le héros est sujet à l’idée de vengeance. Après le meurtre de Jill Masterson (incarnée par la sublime et très dénudée Shirley Eaton), il ne fait aucun doute sur les envies de revanche de Bond, que M saura réfréner en lui déconseillant toute vendetta personnelle au détriment de sa mission. On peut d’ailleurs juger que le meurtre de la sœur, Tilly Masterson (incarnée cette fois-ci par la très belle et plus sage Tania Mallet), ajoute une plus-value à la sensation d’échec de 007 quant à la sécurité des femmes qui l’accompagnent. Ces deux morts, tragiques mais non sans ironie, font démarrer un cycle infernal duquel Bond ne sortira jamais plus : le danger funeste qu’il représente pour le sexe féminin qui l’accompagne. Ces deux femmes seront bientôt rejointes par toute une série d’héroïnes ou de méchantes dont l’existence connaitra une fin tragique au contact de l’agent secret. Ses amours, dont celui (unique) qu’il aura pour sa propre femme, en constitueront des climax excessivement douloureux. Néanmoins, dans le troisième opus, ces accidents ne malmènent que l’ego du personnage, ego qui n’aura de cesse de vouloir triompher de ses ennemis.


Car face à lui se tient l’un des plus grands méchants de l’histoire du cinéma, le bien nommé Goldfinger. Se noue entre eux la première des véritables grandes batailles d’ego de la série, où Bond lutte de tout son être contre un ennemi dont l’intelligence et la suffisance ne sont remises en cause que dans les toutes dernières secondes de sa vie, celles où il voit la mort en face. Le choix de l’acteur germanique Gert Fröbe (10) n’est pas anodin. Il incarne physiquement et moralement Auric Goldfinger, au point d’avoir laissé son image définitivement accrochée à ce rôle. Bon vivant, intellectuel pratique qui ne cède en rien aux problèmes logiques, ventru et doté d’un fort accent guttural, Goldfinger est un génie du mal de la classe de ceux qui ont fondé les mythes cinématographiques durables. Avec un soupçon de Docteur Mabuse dans les méandres de son esprit, il domine les difficultés et contient l’arrogance de Bond, bien que celle-ci lui pose souvent problème. Il tue par principe quiconque représente une menace et ne semble rien laisser au hasard. Oddjob le Coréen est le terrible acolyte qui le suit partout. Lourd, au physique imposant et muet, ce personnage est le premier homme de main typé de la série. Plus insolite que Red Grant (le tueur froid de Bons baisers de Russie), Oddjob est un ennemi surnaturel (11) à la force herculéenne, tout à la fois très inquiétant et presque juvénile. Muet, il possède un faciès naïf mais cachant en lui des ressources criminelles terribles. Son chapeau spécialement conçu pour abattre une victime à distance (lorsqu’il est lancé sur elle) est une arme sinistre, et son adresse à ce jeu mortel est féroce. La scène de bagarre finale entre lui et 007 persiste encore comme l’un des moments cultes dont est copieusement parsemée la saga. Bond lui lance des lingots d’or, se sert d’une poutre en bois, mais rien n’y fait, il faudra l’électrocuter dans un grand élan d’étincelles dorées, non sans avoir retourné son chapeau contre lui.


Reste parmi les découvertes Honor Blackman, la célèbre Pussy Galore (12), James Bond girl principale de Goldfinger. Son personnage est le signe d’une progression intéressante dans la saga, puisqu’elle incarne la première femme forte et presque virile dans l’univers bondien. Clairement lesbienne (comme le montre le regard qu’elle adresse à ses copilotes d’aviation, toutes des femmes), elle se bat comme un homme et porte sur Bond un jugement dominateur. Du moins dans leurs premiers échanges puisque, puissance sexuelle de James Bond oblige (très persuasive dans ce qu’elle projette de fantasmagorique à l’époque), elle reviendra du côté des hommes pour une relation finale que l’on devine soudaine, précipitée, ardente et succincte. Plus vive et tout aussi autonome que la Honey Rider de Dr. No, et bien plus libérée que la Tatiana Romanova de Bons baisers de Russie, Pussy Galore marque une date relativement importante dans l’histoire de James Bond. Un personnage à la fois moderne et dans le même temps dompté par l’ego de 007, ego qui ne semble connaître aucune limite ni aucune défaite majeure. Enfin la famille bondienne répond évidemment présente, avec un Bernard Lee élaborant toujours un peu plus son personnage de M (un regard intéressant et une vraie sobriété dans le jeu), une Loïs Maxwell toujours pimpante en Miss Monneypenny et un Desmond Llewelyn très professionnel dans son rôle de Q. Il faut remarquer que le Bond de Connery ne prend visiblement pas la section Q très au sérieux, mais surtout ne semble pas entretenir avec Q les meilleurs rapports du monde. Son comportement d’adolescent impatient irrite profondément l’ingénieur en chef qui ne manque pas une occasion de le lui faire comprendre, par l’attitude ou par le ton de ses répliques, assénées avec une certaine poigne. Excellente idée que d’avoir opposé ces deux personnages en faisant de Bond ce grand gosse pressé d’aller jouer avec sa voiture mais peu enclin à entendre de quelconques sermons. Reste Cec Linder dans le rôle de Felix Leiter, à la place de Jack Lord dans Dr. No. Personnage peu développé, il n’en demeure pas moins sympathique, et de ce fait interchangeable. Sa place est celle d’un agent secret compétent, plus que jamais professionnel, et moquant à l’occasion l’épicurisme de 007.

Enfin, Goldfinger ne serait pas aussi réussi sans la musique de l’éternel John Barry. Pour sa troisième participation consécutive à l’univers bondien, il signe enfin son premier véritable chef-d’œuvre musical, le premier d’une longue série. Le score est doté d’une véritable identité présente tout au long du film, mélangeant mystère et action, tout en préservant une large part d’érotisme. Pour la première fois, il fait hurler les cuivres comme rarement on les aura entendus au cinéma. Il les libère des contraintes classiques et leur donne une enveloppe baroque très marquée par l’époque. Précurseur du Jazz groove (qui inondera le cinéma de genre américain à partir de deuxième partie des années 1960), tout autant que performance symphonique superbement écrite, la musique de Barry hisse définitivement le film aux plus hauts niveaux. L’ouverture du film sur Miami (après le générique) ou la balade mortuaire d’Odjobb vers le compacteur de métal en profitent considérablement. Mais surtout, l’invasion de Fort Knox en tire une grande partie de sa force, allant jusqu’à déborder le montage exceptionnel de la scène. Les avions lâchant leurs gaz mortels, l’évanouissement des militaires de la base et l’arrivée des troupes de Godlfinger sont autant de plans emportés par les cuivres et les percussions d’une orchestration exaltante. Rendons hommage à John Barry qui a désormais trouvé son approche de la saga. Il n’aura de cesse de l’adapter en fonction de la tonalité de chaque film et d’en renouveler les effets sans jamais se répéter.

Goldfinger a marqué de façon indélébile la saga James Bond, en lui donnant enfin toute sa stature d’un point de vue artistique et commercial. Son schéma, définitif, est celui de tous les excès et confine au génie. Il n’est pas une seule séquence qui ne soit un modèle de concision, de beauté plastique, d’évasion et de savoir-faire. A la fin du film, il est inscrit que James Bond reviendra dans Au service secret de Sa Majesté... En fait, il reviendra dans Opération Tonnerre, et très rapidement, sans toutefois omettre de frapper encore plus fort.

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Promotion, sortie, réception : Bond en chiffres et en dollars

Plusieurs semaines avant la sortie du film, Ian Fleming décède d’une crise cardiaque durant une partie de golf, le 12 août 1964. Il ne verra donc pas son personnage devenir le plus grand héros de tous les temps au cinéma. La sortie de Goldfinger est soigneusement préparée. La promotion est conçue en amont, avec cette fois-ci des affiches plus impressionnantes et graphiquement très belles. Elles montrent un James Bond étincelant, sur fond noir, avec la fameuse Bond girl peinte en or en arrière-plan. Les slogans annoncent fièrement : « James Bond is back in action. » Les affiches françaises sont par exemple magnifiques, misant sur l’action et la dangerosité de la nouvelle mission de 007. Il y apparait agressif, dans l’action, près à abattre son coup de main sur l’individu qui lui fait face, à savoir Oddjob le Coréen. Le film est d’entrée de jeu présenté comme plus imposant et plus fort que les deux précédents. Les bandes-annonces misent tout sur l’esthétique dorée du film et sur son érotisme osé. Explosif, improbable, coloré, traversé par de superbes blondes aux formes généreuses, avec un méchant original et des scènes de bravoure jamais vues, voilà comment est présenté Goldfinger. L’Aston Martin DB5 fait partie de la promotion autour du monde, ses ventes montent en flèche et le grand public en rêve. Les grandes marques s’imposent définitivement auprès de James Bond : avoir son image est un signe de luxe et fait exploser les ventes d’un objet. Quant aux produits dérivés, ils commencent à envahir le marché, et seront beaucoup plus abondants après la sortie de cet opus. Résultat, le film sort le 17 novembre 1964 en Angleterre dans une grosse combinaison de salles et casse littéralement la baraque ! Pendant ce temps, la chanson-titre de Shirley Bassey se classe plusieurs semaines en tête des charts. Désormais calée bien plus tôt qu’auparavant, la sortie américaine du film fracasse les sommets du box-office et rapporte au bout du compte la somme de 51,6 millions de dollars, devenant le plus gros succès de l’année aux USA. Mieux, c’est le genre de score que le box-office américain ne connait que très rarement, renforçant le prestige unique du film.

La sortie française, le 18 février 1965, se fait dans les grandes largeurs. Goldfinger engrange les entrées à toute vitesse et emmène les deux premiers films dans son sillage, leur permettant d’accroitre leurs résultats. (13) Le film sera deuxème de l’année en France (juste derrière Le Corniaud de Gérard Oury, avec Louis de Funès et Bourvil) avec 6 675 587 entrées, ce qui en fait encore aujourd’hui le plus grand succès de la saga dans l’Hexagone. L’Allemagne offre à 007 un énorme triomphe, avec 11 000 000 d’entrées, faisant du film le 2ème plus important succès de l’année sur son territoire (juste derrière Opération Tonnerre qui va sortir un peu plus tard dans le calendrier). Pour l’année 1964, Goldfinger est le n°1 toutes catégories, il a remporté un succès planétaire (de loin le plus important de l’année), avec un box-office mondial incroyable de 124,9 millions de dollars (14), environ 35 fois son budget initial. Avec ce troisième film, James Bond est passé de phénomène cinématographique naissant à objet de culte instantané et véritable phénomène de société. Le Star Wars de son époque, en somme. James Bond est devenu cette année-là un lieu commun de la culture populaire et sera notamment étudié par de nombreux sociologues en Europe. Mais le choc frontal est loin d’être terminé, car le film suivant va rapidement le détrôner en termes de résultats. Affaire à suivre...

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(1) La totalité des données financières présentes sur cette page est tirée des sources officielles de la MGM et de la United Artists.

(2) Il est rigoureusement impossible d’empiler des lingots d’or de cette façon en réalité. Le tout s’écroulerait à cause du poids de l’or. A noter que la brillance des lingots obtenue à l’écran est très forte, et due à l’équipe de Ken Adam qui a régulièrement astiqué ces derniers pour leur donner un éclat impressionnant au moment d’allumer les projecteurs de tournage.

(3) Sean Connery tournait Pas de printemps pour Marnie sous la direction d’Alfred Hitchcock quand le tournage de Goldfinger débutait. Les premières scènes tournées furent celles du Fontainebleau Hôtel à Miami (également visible dans le film La Femme en ciment de Gordon Douglas en 1968, avec Frank Sinatra). Connery fut donc obligé de jouer devant des transparences à Pinewood pour ensuite pouvoir l’incorporer au montage.

(4) Connery n’était pas très à l’aise durant le tournage de la scène où James Bond est ligoté sur une table avec le fameux rayon laser remontant progressivement jusqu’à son entre-jambe. Situés en dessous de la table, les techniciens s’approchaient du point de non-retour à l’aide d’une torche oxyacétylène. Le laser que l’on voit à l’écran (un effet spécial optique) fut bien entendu ajouté en post-production. Notons par ailleurs qu’il s’agit de l’une des premières fois où la technologie laser est utilisée au cinéma, d’où son très gros effet produit sur le public de l’époque. Le laser peut enfin être considéré comme un motif de la série, puisqu’on en reverra tantôt de nombreuses variantes.

(5) Harold Sakata joue le mythique Oddjob dans Goldfinger. Dans la scène d’électrocution de son personnage, il se brûla les mains pendant la prise. A l’interrogation de Guy Hamilton qui voulait savoir pourquoi il n’avait pas lâché les barreaux métalliques, Sakata lui répondit : « Vous n’avez pas dit "coupez !", alors je me suis accroché. »

(6) Shirley Bassey est également la seule chanteuse à avoir plusieurs fois interprété une chanson pour la série, et plus exactement trois fois : Goldfinger en 1964, Les Diamants sont éternels en 1971, et Moonraker en 1979.

(7) L’Aston Martin DB5 est équipée de plusieurs fonctions intéressantes : une plaque d’immatriculation rotative (imaginée par Guy Hamilton lui-même, après que celui-ci ait eu une contravention lors de la préparation du film), un traceur radar destiné à la filature sur grandes distances, un écran de fumée aveuglant, un siège éjectable à la place du passager, des lames sur certaines roues afin de crever les pneus d’une autre voiture, un système de nappe d’huile glissante, un bouclier pare-balles et des mitrailleuses cachées dans les phares avant.

(8) L’écran radar présent dans la voiture de Bond, fonctionnant grâce à un mouchard posé sur la voiture de Godlfinger, préfigure le GPS actuel de plusieurs décennies. La saga James Bond accentue son goût pour les technologies modernes, pour ne pas dire avant-gardistes. Ce sera l’une des marques identitaires fondamentales de la série jusqu’à aujourd’hui : un héros constamment à la pointe du progrès, toujours équipé des derniers matériels inventés. Avec pour spécificité la plupart du temps de ne voir apparaitre ces matériels sur le marché public que bien des années plus tard.

(9) Grand amateur de bonnes choses, James Bond l’est donc aussi des alcools haut de gamme. Si sa préférence pour le Vodka Martini (au shaker, et non à la cuillère) a fait date au fil de la série, il n’est pas rare de le voir apprécier d’autres cocktails et alcools de marque. Le Dom Perignon et le Bollinger, deux très grands champagnes de luxe, sont régulièrement cités dans les films. Et cela dès Dr. No, dans lequel Bond vantait les mérites d’un Dom Pérignon 55 qu’il ne pouvait forcément pas briser sur la tête de son ennemi, tout en indiquant qu’il préférait le 53. Dans Goldfinger, il affirme de nouveau son goût pour le Dom Perignon 53.

(10) Gert Fröbe est un acteur d’origine allemande, et dont le passé revint à l’époque de Goldfinger. Ancien membre du NSDAP (le parti nazi) dans sa jeunesse, il fut violemment critiqué en Israël à la sortie du film. Mais on apprendra bien vite qu’il avait en réalité sauvé deux Juifs dans la ville où il avait été enrôlé. La scène dans laquelle tous les gangsters sont gazés dans la salle de la maquette lui donna grande gêne. Il demanda un temps que leur mort survienne par un autre moyen, mais la scène fut tournée comme prévue à l’origine. A noter que ce n’est pas sa voix dans la version originale anglaise (puisqu’il ne maîtrisait pas du tout la langue), il fut doublé par Michael Collins. En revanche, Gert Fröbe parlait très bien français et se doubla dans cette langue pour la sortie dans l’hexagone.

(11) On peut sans aucun doute comparer Oddjob le Coréen aux futurs Tee-Hee (Vivre et laisser mourir en 1973), Jaws (L’Espion qui m’aimait en 1977 et Moonraker en 1979), et bien d’autres... Des ennemis secondaires, hommes de main des méchants principaux, souvent utilisés pour leurs capacités physiques exceptionnelles. On peut là encore parler d’un motif régulier de la franchise.

(12) Pussy Galore est un autre de ces incroyables noms d’héroïnes bondiennes, et qui signifie en français "Chatte en folie" (au sens sexuel du terme). C’est le premier d’une longue liste de noms féminins au potentiel scandaleux prononcés au cours de la série.

(13) Voir les explications du box-office dans les chroniques de Dr. No et de Bons baisers de Russie.

(14) En dollars constants, c'est-à-dire en recalculant le box-office du film au cours du dollar de l’année 2012, le film aurait rapporté 913,26 millions de dollars, soit autant voire bien davantage qu’un blockbuster actuel. Calcul effectué par le Cost of Living Calculator de l’American Institute for Economic Research.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Lisez l'éditorial consacré au 50ème anniversaire de James Bond

Par Julien Léonard - le 10 novembre 2012