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Critique de film
Le film

Vengeance à l'aube

(Dawn at Socorro)

L'histoire

Brett Wade, joueur professionnel, accompagné du shérif Mc Nair affronte le clan des Ferris à Lordsburg lors d'une fusillade restée célèbre. Il est légèrement blessé pendant les hostilités et, tout en le soignant, le médecin de la bourgade constate les symptômes de la tuberculose. Wade prend alors la diligence pour le Colorado afin de guérir, mais il est accompagné par le tueur Jimmy Rapp, proche des Ferris, qui veut sa peau. La jeune Rannah Hayes fait également partie du voyage. Elle a quitté sa famille et accepté un travail dans le saloon de Socorro, au Nouveau-Mexique. Lors d'une halte, une nouvelle fusillade se produit avec le survivant de la famille Ferris. Une fois à Socorro, Wade, qui s'est lié d'amitié avec Rannah pendant le voyage, entreprend d'éviter à celle-ci sa triste destinée de fille de saloon. Mais le shérif, inquiet par la présence de deux tueurs dans sa ville, ne l'entend pas de cette oreille et intime l'ordre à Wade de quitter la ville à l'aube. La nuit promet alors d'être longue et agitée à Socorro...

Analyse et critique

Spécialiste du Western (il en a tourné environ soixante-dix), George Sherman a d'abord débuté sa carrière comme assistant de Mack Sennett (grand cinéaste du cinéma muet), avant de devenir un réalisateur très prolifique de séries B et Z pour divers studios. Il fréquenta la Republic dans les années trente, réalisant certains films de la série des Three Mesquiteers avec John Wayne, puis la Columbia pendant trois ans et enfin la Universal pendant presque dix ans, avec tout de même quelques aller-retours vers La Fox et United Artists. Sa longue carrière westernienne est parsemée de films sans grandes ambitions, filmés de matière routinière et sans génie. Pour la Universal, à la fin des années quarante, il signera tout de même quelques films plutôt bien troussés avec Yvonne De Carlo : Le Barrage de Burlington et Bandits de grands chemins en 1948, ainsi que La Fille des prairies en 1949. Puis il alternera le bon avec Sur le territoire des Comanches en 1950, Le Diable dans la peau en 1960, avec Audie Murphy, comme le médiocre avec par exemple Le Grand chef en 1955, avec Victor Mature, ou Comanche en 1956, avec Dana Andrews. Il se tournera vers la télévision dans les années soixante avant de finir sa carrière en tournant une grosse production, Big Jake en 1971, avec John Wayne, ce dernier ayant gardé un très bon souvenir de leur collaboration pour les Three Mesquiteers.

Parmi toutes ces productions sans génie, on trouve malgré tout quelques films qui sortent vraiment du lot et peuvent agréablement surprendre. Il y a notamment deux très bons westerns pro-Indiens : Tomahawk en 1951 avec Van Heflin, aux superbes paysages, et Au mépris des lois en 1952, où Jeff Chandler reprenait avec bonheur le rôle de Cochise deux ans après La Flèche brisée de Delmer Daves. En 1958, il tourne Duel dans la Sierra avec Jock Mahoney qui s'avère très différent de la production westernienne contemporaine, la mise en scène se montrant par certains aspects proche de celle de Sergio Leone (toutes proportions gardées). Ces trois réalisations font partie de cette catégorie de films signés Sherman qui ont bénéficié d'un réel intérêt de la part du réalisateur. Ce sont clairement des "films de réalisateurs" avec une réelle inspiration et non des productions bâclées ou tournées à la-va-vite. Le film qui nous intéresse ici, Vengeance à l'aube, fait également partie de ce corpus. Il s'agit en effet d'une très bonne surprise de la part de ce réalisateur somme toute assez méprisé. Il démontre qu'un cinéaste (injustement ?) considéré comme un tâcheron, mais connaissant parfaitement son métier et ayant à sa disposition un script de qualité, pouvait réaliser à l'occasion une pépite du genre. En effet, comme le signalait Yves Boisset dans une interview, Sherman a été "habité" lors de la réalisation de cette œuvre : la qualité de son film tranche avec ce à quoi il nous avait habitué. Car il s'agit bien d'une réussite, le cinéaste s'est vraiment senti concerné par son sujet. Et bien qu'usant en apparence des poncifs habituels du genre, le traitement de Vengeance à l'aube est assez inhabituel. Il est inventif et recèle un grand nombre de détails qui le rendent très original sur le fond comme sur la forme. Le film est assez distinctement découpé en trois "chapitres" principaux, tous trois différents quant à l'atmosphère et l'action.

Le premier retrace essentiellement l'histoire d'un gunfight entre les représentants de la loi de la localité de Lordsburg et un clan d'éleveurs peu recommandables. Il s'agit en fait d'une variation du célèbre règlement de comptes à O.K. Corral, maintes fois filmé et dont les spécimens les plus illustres sont La Poursuite infernale de John Ford en 1946, avec Henry Fonda et Victor Mature, Règlement de comptes à O.K. Corral de John Sturges en 1957, avec Burt Lancaster et Kirk Douglas - le même Sturges tournera dix ans plus tard Sept secondes en enfer avec cette fois James Garner et Jason Robards. Plus récemment, on a pu voir Tombstone de George Pan Cosmatos, en 1993, et Wyatt Earp de Lawrence Kasdan l'année suivante. Gageons que ce célèbre gunfight n'a probablement pas fini d'inspirer les cinéastes. Dans Vengeance à l'aube, l'action se situe en 1871, soit dix ans plus tôt que dans la réalité. L'action a été déplacée de Tombstone, en Arizona, à Lordsburg, au Nouveau-Mexique. Le personnage du Marshall Earp est remplacé par un shérif nommé McNair, également assisté d'un de ses frères. Le fameux Doc Holliday, à l'origine dentiste de profession, joueur et tueur de réputation, s'appelle ici Brett Wade. C'est un ancien officier confédéré devenu ensuite pianiste de tripot puis joueur professionnel. A l'instar du vrai Holliday atteint de la tuberculose, Wade souffre d'une maladie pulmonaire provoquée par une ancienne blessure par balle. Enfin, les Clanton sont ici renommés Ferris. A noter que le saloon où se déroulent les premières scènes s'appelle "Oriental Saloon", tout comme celui ayant réellement appartenu aux frères Earp.

Le film débute bizarrement sous la forme d'un flashback. Les protagonistes de la fusillade ainsi que d'autres personnages-clé y sont rapidement présentés via une voix off. On retrouve ainsi Lee Van Cleef et Skip Homeier parmi les membres du clan Ferris. Le shérif McNair est interprété par James Millican. Brett Wade est joué par Rory Calhoun. Autres personnages introduits en ce début de film mais n'intervenant pas dans la célèbre fusillade : David Brian en propriétaire du saloon de Socorro, Piper Laurie en fille répudiée par son père et Alex Nicol en tueur alcoolique proche des Ferris. Les personnages sont donc rapidement mis en place, de même que l'ambiance électrique et oppressante. La mise en scène et la photographie à l'intérieur du saloon témoignent d'un soin esthétique évident. La lumière y est tamisée, la fumée des cigarettes apporte un effet vaporeux, les couleurs "nocturnes" tendent vers le sombre, le noir et le brun. L'intérieur obscur, étriqué et un rien crasseux, ajoute au climat rendu volontairement malsain. Le charisme des acteurs, leurs regards ainsi que les dialogues subtils contribuent également à la tension. De même, l'alternance des plans moyens mettant en place décors et acteurs puis de gros plans dévoilant les antagonismes confèrent à rendre cette première scène oppressante. S'ensuit la fameuse fusillade tournée cette fois à la clarté du grand jour. Le décor désolé, âpre et empreint de réalisme y joue un rôle important : ville déserte et austère, sol boueux, constructions rectilignes et perpendiculaires, espaces contrastant avec l'exiguïté du saloon. Ces éléments très bien utilisés permettent à Sherman de réaliser une fusillade très crédible. Elle est très courte, comme dans la réalité et contrairement à ce que l'on voit dans Règlement de comptes à O.K. Corral de Sturges. Ce gunfight est parfaitement huilé et n'a donc rien d'un pâle ersatz. Ensuite le scénario nous offre une anecdote d'une grande originalité : Brett Wade fêtant ses funérailles avant son départ - il quitte en fait le Nouveau-Mexique afin de soigner sa maladie. Le personnage interprété par Calhoun passe à cette occasion du registre amer et désespéré à l'exubérance : il interprète au piano une marche funèbre avant de trinquer joyeusement avec ses amis. Tout cela donne au film un ton peu commun, aux émotions variées.

Ce premier chapitre est vraie réussite. La suite n'a que très peu de liens avec le fameux règlement de comptes, il s'agit désormais de ses conséquences, voire d'une toute autre trame. C'est donc un nouveau film qui démarre dans des décors différents. Le deuxième chapitre, plus court, se situe dans les paysages magnifiques du Nouveau-Mexique filmés en Cinémascope. La lumière, les vallées désertiques et la végétation constituée de cactus géants tranchent avec le décor urbain précédent. Les espaces y sont plus grands et Sherman, qui use de plans panoramiques, témoigne là encore d'une grande habileté visuelle. Le duel qui voit s'affronter Rory Calhoun et Lee Van Cleef est à nouveau remarquable. Comme celui de Lordsburg, il est de très courte durée. Calhoun y est virevoltant et l'utilisation du décor très maîtrisée. Certains personnages prennent aussi davantage d'ampleur dans l'intrigue. Alex Nicol y est beaucoup plus visible bien qu'assez passif, se contentant de jouer un mauvais garçon constamment imbibé d'alcool et en quête de vengeance. A l'inverse, le personnage de Calhoun redevient un gentilhomme au contact de Piper Laurie, dont le rôle prend également de l'envergure. Cette dernière joue le rôle de Rannah Hayes, une jeune femme rejetée par un père qui la prédestine à la prostitution (il la traite de "Jézabel"). Elle accepte d'ailleurs un travail dans le saloon de Socorro. Ces trois personnages possèdent un côté désespéré et amer qui donne au film une dimension psychologique inattendue. Ils sont tous plus ambigus qu'il n'y paraît. Des liens se nouent rapidement entre Rannah et Wade, mais ce sont surtout le désespoir et l'expression récurrente du "vide" qui les lient. Sherman insiste pour cela sur les yeux embués en gros plan de Piper Laurie, très convaincante dans le registre de l'émotion et de la gravité.

Le troisième chapitre se déroule enfin dans la ville de Socorro dont le décor est très différent de l'autre bourgade : elle est plus moderne (le train s'y arrête en son centre), opulente, la foule s'y presse et les couleurs sont ostentatoires, le Technicolor s'y révélant magnifique. Le saloon de Braden est également très différent de celui de Lordsburg : tout y est très coloré (le vert des tapis de jeu, les toilettes portées par les dames...), il est bondé, bruyant, l'argent y est montré ostensiblement. La première ville était assez originale, mais la seconde témoigne d'une richesse visuelle inaccoutumée pour un western de série B de la Universal. Ce n'est pas la sempiternelle ville de western filmée à outrance. L'arrivée à Socorro permet d'introduire deux nouveaux personnages utiles à l'intrigue : le shérif (interprété par Edgar Buchanan) paniqué par la coexistence de tueurs dans sa ville et l'entraîneuse de saloon Lety Diamond campée par Mara Corday. Lety est une connaissance de Brett Wade, elle lui renvoie l'image de ce que deviendra Rannah. Le personnage de Rory Calhoun montre alors un nouveau visage, celui d'un individu en quête de rédemption qui va s'attacher à éviter à la jeune femme son triste destin. Le film fourmille donc de personnages fouillés qui rendent la trame passionnante, bien que montrant une vision assez amère de la condition humaine. La psychologie des protagonistes et leurs desseins y sont très bien dépeints. Cette vision mélancolique sera toutefois atténuée par un final heureux. Sherman fait à nouveau preuve d'une étonnante virtuosité en filmant le saloon de Socorro. Il utilise à merveille des plans à la grande profondeur de champ au sein desquels il fait évoluer les personnages principaux qui s'épient et se guettent à distance.

Pour la partie de poker entre Brian et Calhoun, il use avec bonheur de gros plans sur les visages : celui poignant de Piper Laurie, les yeux bleus de Calhoun, le regard cynique de Bryan... On retrouve petit à petit la même atmosphère oppressante qui anticipe le règlement de comptes de Lordsburg. Comme les fusillades précédentes, le gunfight final est un modèle du genre : lyrique et efficace. Le personnage d'Alex Nicol y apparaît quasi cadavérique alors que celui de Calhoun y est beaucoup plus alluré. L'action promptement menée et la netteté des plans contribuent à le rendre percutant. Au contraire des scènes de gunfight, le rythme global du film est rendu volontairement lent pour accentuer son côté sombre et tragique. Hormis le voyage en diligence, il n'y a pas ou peu de chevauchées, Vengeance à l'aube un western avant tout urbain tout comme Rio Bravo de Howard Hawks ou Le Train sifflera trois fois de Fred  Zinnemann. Le thème de ce troisième tiers du film est également proche des 3h10 pour Yuma de Daves et Le Dernier train de Gun Hill de Sturges : le personnage principal doit prendre un train mais il en est empêché. Autre réussite du film : Sherman s'amuse avec des détails en apparence anodins mais intéressants, comme par exemple les échanges d'armes. Dans le premier chapitre, c'est Alex Nicol qui prive Skip Homeier de la sienne, ce deuxième emprunte alors la première arme à sa portée pour les premiers coups de feu du film. Ensuite, lors du second chapitre, c'est le personnage de Calhoun résolu à ne plus porter d'arme qui emprunte inopinément celle d'Alex Nicol afin d'abattre le dernier membre du clan Ferris. Enfin, à Socorro, Edgar Buchanan confisque le colt d'Alex Nicol... qui lui subtilise ensuite le sien pour le duel final. Ces petits détails scénaristiques en apparence anecdotiques interpellent et font mouche.

Le scénario de George Zuckerman, auteur la même année du script de Taza, fils de Cochise de Douglas Sirk, est dense, très inspiré et atypique. Il lorgne parfois vers le mélodrame. Zuckerman fut d'ailleurs le scénariste des meilleurs films du genre de Sirk. Cela explique sans doute la touche inhabituellement romanesque de ce western qui sait éviter les clichés. La photographie de Carl E. Guthrie est une prouesse ; le genre lui réussit puisqu'il réalisera avec un égal bonheur celles de Fort Massacre et Quantez. Comme le Technicolor, à certains moments de toute beauté, la distribution est brillante et concourt à la réussite du film. Rory Calhoun, qui jouait dans Rivière sans retour d'Otto Preminger la même année, est réellement convaincant dans sa variation de Doc Holliday dont il brosse un portrait de tueur impassible aux multiples facettes. Son registre est ici varié, tantôt romanesque, flamboyant, mélancolique, maladif voir douloureux... C'est sans nul doute l'un des meilleurs rôles de cet acteur sous-estimé qui mérite pourtant sa place au panthéon des vedettes de western. A noter que l'année précédente, il avait tourné dans un autre succédané du règlement de comptes à OK Corral, La Rivière de la poudre de Louis King où il jouait cette fois le rôle du shérif. Une anecdote à signaler : certaines séquences du gunfight face à Lee Van Cleef seront réutilisées sous forme de flashback dans un autre de ses westerns Universal, le très réussi Crépuscule sanglant de Jack Arnold.

L'héroïne qui échappe à un destin tragique est joué par Piper Laurie, déjà vue dans Le Gentilhomme de la Louisiane de Rudolph Maté en 1953. Cette séduisante actrice, dont la carrière n'a pas davantage été à la hauteur des espoirs qu'elle avait suscités à ses débuts, se montre ici particulièrement émouvante. Elle sera d'ailleurs nommée aux Oscars quelques années plus tard pour L'Arnaqueur de Robert Rossen, en 1961. La qualité du film tient également à la présence d'excellents seconds rôles et habitués du genre : David Brian, aperçu dans La Mission du commandant Lex d'André De Toth en 1952, campe ici un individu détestable. Ce rôle lui va comme un gant. Alex Nicol, qui avait déjà joué pour Sherman dans Tomahawk et Le Solitaire des Rocheuses, est ici très crédible en tueur alcoolique. Son personnage est volontairement exaspérant, c'est le "raté" du film dont aucune action ne vient racheter les erreurs. C'est surtout un personnage plus complexe qu'il n'y paraît, rongé par la culpabilité, dans la lignée de celui joué par Dean Martin dans Rio Bravo. Edgar Buchanan, vu dans d'innombrables productions westerniennes de l'époque - L'Attaque de la malle-poste en 1951, Le Nettoyeur en 1954 - fait également partie du casting. Il campe le shérif de Socorro ; son personnage est moins saugrenu que d'habitude, c'est ici un homme de loi respecté. Parmi les fils du clan Ferris, on retrouve deux habitués des rôles de bad guys : Lee van Cleef - Le Bon, la Brute et le Truand en 1966 - et le fougueux Skip Homeier - L'Homme de l'Arizona en 1957 - qui se retrouveront d'ailleurs quatre ans plus tard sur le tournage de La Journée des violents dans des rôles très semblables. Le shérif de Lordsburg est campé par James Millican, à nouveau utilisé par Sherman l'année suivante dans Le Grand chef. Enfin, en habituée des seconds rôles féminins dse westerns Universal, on aperçoit Mara Corday - Tornade sur la ville en 1955 - dans un rôle certes mineur mais attachant.

Au final, George Sherman a maitrisé son sujet de bout en bout comme rarement. Il a bénéficié d'un budget relativement modeste mais a su en tirer le meilleur. Le cinéaste s'est ici mué en esthète : c'est peut-être son film le mieux abouti du point de vue de la mise en scène, l'intérêt visuel y est évident. Et bien que ce ne soit pas son film le plus connu, c'est assurément l'un des tout meilleurs. Il est à recommander aux aficionados du genre, voire à un public non initié. Surtout il donnera l'occasion à tous ceux qui ont cantonné Sherman dans la catégorie des tâcherons d'Hollywood de revoir en partie leur jugement, car c'est bel et bien à une pépite du genre que nous avons affaire ici. A redécouvrir. 

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La fiche IMDb du film

Par Freddy Dupont - le 30 avril 2016