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Critique de film
Le film

L'Homme de l'Arizona

(The Tall T)

L'histoire

Pat Brennan (Randolph Scott), un brave éleveur solitaire, se rend en ville pour acquérir un taureau. Ayant perdu un pari, il doit se séparer de sa monture et rentrer chez lui dans la diligence conduite par son ami Ed Rintoon (Arthur Hunnicutt), transportant également un couple de jeunes mariés, Willard (John Hubbard) et Doretta (Maureen O’ Sullivan), en route pour leur voyage de noces. A la première station-relais, venant d’abattre froidement les propriétaires des lieux, trois bandits attendent pour la cambrioler la diligence postale. Mais c'est celle conduite par Rintoon qui arrive à sa place. Ne voulant pas être dérangés ni pris à témoin dans le coup qu'ils préparent, le trio de brigands - composé par Frank Usher (Richard Boone), le leader, Chink (Henry Silva), un psychopathe fou de la gâchette, et le jeune Billy Jack (Skip Homeier) - est sur le point de faire subir le même sort aux nouveaux arrivants qu'aux tenanciers du lieu. Pour sauver sa vie, Willard leur apprend que sa jeune épouse est une riche héritière et qu’il pourrait facilement leur obtenir une forte rançon auprès de son beau-père. Plutôt que de les abattre, les trois tueurs préfèrent donc prendre tout le monde en otage jusqu’à ce qu’ils récupèrent cette coquette somme. Willard se propose d’amener lui-même la demande de rançon de 50.000 dollars ; il devra néanmoins être accompagné par Billy Jack pendant que les autres attendront leur retour à la planque des tueurs, perchée dans les collines rocailleuses alentour. Même si Pat lui fait part de sa méfiance, Doretta ne veut pas encore croire à la couardise et à la probable trahison de son époux...

Analyse et critique

A peine 8 mois après la sortie du splendide 7 hommes à abattre (Seven Men from Now), en ce début d’avril 1957 les amateurs de western allaient avoir la confirmation des sommets que pouvait atteindre la collaboration entre Randolph Scott, Budd Boetticher et Burt Kennedy, sans probablement se douter une seule seconde, au vu de ces deux parfaites réussites, que le meilleur serait encore à venir ! Mais n’anticipons pas en citant d’autres futurs titres puisque de toute manière, comme en ce qui concernait la collaboration entre James Stewart et Anthony Mann, chacun pouvait avoir ses préférence au sein du corpus sans que cela ne choque nullement, tellement l’ensemble atteignait des cimes difficilement égalables. Mon enthousiasme pour cette série de westerns de séries B signée Budd Boetticher est en tout cas bien partie pour être du même acabit : déjà que la plupart de ses westerns Universal m’avaient enchanté - et notamment Le Traître du Texas (Horizons West) qui n'a pas grand chose à leur envier -, je ne m’attendais cependant pas à une telle parfaite simplicité, à une telle rigueur, à une telle beauté de l'épure, comme si tout coulait de source pour le cinéaste. La réussite artistique et commerciale de 7 hommes à abattre avait donc permis au cinéaste en 1956 de se relancer de la plus belle des manières après son départ d’Universal. Alors que la Batjac de John Wayne avait pris une option pour produire à nouveau The Tall T, c’est finalement l’association Harry Joe Brown / Randolph Scott au sein de la Ranown qui s’en chargea, le film étant distribué par la Columbia. Il en sera de même pour qautre des cinq films suivants à l’exception de Westbound qui entrera dans le catalogue de la Warner.


En prenant un peu d'avance, L’Homme de l’Arizona se révèlera le film le plus lugubre du cycle Scott/Boetticher, d’une étonnante noirceur pour l’époque, celui qui comptera le plus de tués et qui, peut-être pour cette raison, demeurera inédit en France jusqu’en 1970. Interrogé sur le sens du titre original, Budd Boetticher a toujours affirmé ne pas le savoir car, s’il s’agit du nom du ranch du premier employeur du personnage interprété par Randolph Scott, seules cinq minutes du film s’y déroulent et sans que cela n’ait une quelconque importance sur le reste de l’intrigue. D’après un quidam ayant assisté au tournage, il s’avère que le premier titre choisi avait été The Tall Terror, ce qui aurait été tout à fait logique au vu de l’insupportable tension morale qu’auront à subir dans le courant du film les deux "survivants". Adaptée de The Captives, une courte nouvelle d’Elmore Leonard (3h10 pour Yuma, Jackie Brown...), l’histoire de The Tall T est un huis clos en pleine nature entre trois bandits et deux otages, un brave éleveur et une jeune mariée dont l’époux vient de se faire tuer après avoir voulu trahir tout le monde pour sauver sa peau. Contrairement à 7 hommes à abattre, il n'est pas question ici de vengeance ou d'héroïsme ; le Pat Brennan de Randolph Scott est un homme simple, vieillissant, éleveur solitaire et sans problèmes, qui se retrouve malgré lui embarqué dans cette histoire de prise d'otages. S’il s‘agit du film le plus sombre de la série (Pat Brennan voit se faire abattre ses trois seuls amis avant que le film n’atteigne la première demi-heure !), les vingt premières minutes ne nous l’auront fait guère deviner et nous étions loin de nous attendre à un changement de ton aussi brutal et radical. The Tall T nous propose donc quasiment deux films en un, tous deux aussi géniaux.


Le début est chaleureux et bon enfant, presque truculent et guilleret, et se déroule avec une étonnante nonchalance : on assiste à des dialogues décontractés mais finalement très intéressants sur les joies et les petits tracas de la vie quotidienne de modestes et braves gens vivants dans le Far West à la fin du 19ème siècle, notamment entre Randolph Scott et Arthur Hunnicutt. On assistera également à l’histoire des sucres d’orge qu’un enfant demande à Pat de lui rapporter de la ville, au sourire enfantin de Pat lorsqu’il pense pouvoir remporter un pari, à un rodéo raté (mais filmé avec un réalisme qui nous fait nous souvenir que Boetticher n'avait pas son pareil pour filmer des séquences avec des animaux sauvages : voir dès 1951 le sublime La Dame et le toréador) et à un "bain" forcé qui s’ensuivra, à la séquence des chaussettes trouées à force d’avoir trop marché... Le virage à 180° qui s’opère ensuite est assez sidérant, la tendre chronique se transformant d'une seconde à l'autre en un ténébreux et angoissant cauchemar. On comprend pourquoi tant de spectateurs ont été choqués à l’époque : je ne pense pas que nous ayons encore vu à cette date des bad guys aussi sadiques, aussi froidement violents. Avant de retrouver son impassibilité et son visage renfermé de circonstance, Randolph Scott aura donc eu le temps de nous faire montre de ses dons réels pour la comédie lors de ces délectables vingt premières minutes :  « Je me suis aperçu qu’il avait le sens de l’humour. Il ne savait pas du tout qu’il pouvait être drôle  », disait le réalisateur dans une interview du n°110 de Positif en 1969. L'interprétation du comédien est à nouveau de tout premier ordre et contraste à merveille avec la non moins fabuleuse performance de Richard Boone dans la peau de ce redoutable chef de gang rêvant de jours paisibles et qui doit malgré lui supporter son entourage de psychotiques : un personnage très différent, plus subtil et moins d’un seul bloc que le précédent "méchant" joué pourtant avec une puissance extraordinaire par Lee Marvin dans Seven Men from Now : « I'm gonna have me a place someday. I thought about it, I thought about it a lot. A man should have somethin' of his own, somethin' to belong to, to be proud of. » Pas banal d'entendre sortir ce constat de la bouche d'un chef de gang qui semblait impitoyable.


Peu de personnages (neuf au total et une figuration par ailleurs réduite au strict minimum), peu de décors si ce n'est, au bout de vingt minutes, les uniques paysages désertiques et rocailleux de Lone Pine (déjà utilisés dans le film précédent) et une intrigue se déroulant dans un laps de temps très limité : Boetticher invente l’âpre théâtre westernien en plein air avec comme scène cette arène de rochers et de sable. Les principaux éléments constitutifs de cette "pièce" sont de formidables dialogues (ou silences tendus), une violence sèche et fulgurante (toujours en hors champ - les cadavres dans le puits - ou en plans secs et brefs - la mort d’Arthur Hunnicut, la tête de Skip Homeier arrachée par un coup de fusil à proximité) et des relations passionnantes entre les personnages. Randolph Scott et Richard Boone semblent être les deux faces d’une même personne, chacun d’eux pouvant aisément imaginer, en se projetant sur l’autre, ce qu’il aurait pu devenir s’il avait suivi une autre voie. Une grande estime peut ainsi naître entre les deux hommes sans que cela ne puisse hélas servir à grand-chose tellement le ver est dans le fruit, tellement la situation semble inextricable, le mal qui a été fait pouvant difficilement être pardonné. Toutes les séquences où ils se retrouvent ensemble à discuter sont tout simplement parfaites et démontrent une grande humanité et une parfaite maturité chez les auteurs, ainsi qu'une volonté autre que de proposer seulement de la simple série B de divertissement. Quant à la protagoniste féminine introvertie et pathétique (interprétée par la "Jane" de Johnny Weissmuller, future maman de Mia Farrow), alors qu'on la croit au départ sacrifiée par le scénariste, elle suit au contraire une intelligente évolution dans une direction inattendue et très touchante lorsque, enfin, elle ose se confier à son compagnon d'infortune après avoir voulu se cacher la vérité : « Do you know what it's like to be alone in a camp full of roughneck miners, and a father who holds a quiet hatred for you because you're not the son he's always wanted ? Yes, I married Willard Mims because I couldn't stand being alone anymore. I know all the time he didn't love me, but I didn't care. I thought I'd make him love me... by the time that he asked me to marry him, I'd told myself inside for so long that I believed it was me he cared for and not the money. » Ses relations avec Randolph Scott deviendront alors assez fascinantes et atteindront une forte ambiguïté lorsque l’homme, dans l’idée de la secouer et lui faire retrouver ses esprits, ne sera pas loin de la "violer". Rare de voir dans un western un personnage féminin aussi peu sûr d'elle, aussi désespéré et défaitiste ; une femme toute aussi touchante que le personnage joué par Gail Russell dans le précédent western du cinéaste.

Ajoutez à ces trois protagonistes principaux, un tueur à vous glacer les sang (Henry Silva tétanisant avec sa chemise rose et son rictus démoniaque) et un autre moins effrayant mais tout aussi impitoyable et sanguinaire (excellent Skip Homeier, déjà responsable de la mort de Gregory "Jimmy Ringo" Peck dans la superbe Cible humaine de Henry King) et vous aurez réunis les quelques acteurs de ce suspense dramatique extrêmement tendu. Mais si le scénario de Burt Kennedy est d'une grande rigueur, d'une redoutable efficacité et d'une profonde intelligence, jouant sur l’épure des dialogues et des situations, le cinéaste n'est pas en reste. On retrouve ici son style plastique et dynamique habituel, la perfection de ses cadrages, du placement des ses personnages à l'intérieur du plan, de ses doux mouvements de caméra, de ses longs plans d'ensemble en plongée sur l'immensité des paysages au sein desquels évoluent les chevaux, de ses rares scènes d'action parfaitement montées et rythmées. Une maîtrise totale de la part du cinéaste, rehaussée par un score très réussi de Heinz Roemheld (compositeur qui mériterait d’être sorti de l’oubli) ainsi que par une photographie belle et sobre de Charles Lawton Jr., et on tient là encore un très grand western de Budd Boetticher, qui ne paie pas de mine au premier abord mais qui se révèle ensuite un parfait modèle de concision, sans aucune graisse, à l'image de sa sublime réplique finale énoncée par Randolph Scott qui, enfin seul avec Maureen O'Sullivan, désormais hors de danger, lui dit : « Come on now. It's gonna be a nice day. » Un western pudique et cru, sensible et brutal, sobre et surprenant. Peut-être pas aussi réjouissant que son prédécesseur dans la filmographie de Boetticher (tout comme l'ultime confrontation entre Randolph Scott et Richard Boone est un cran en dessous de celle avec Lee Marvin), mais qui sort en tout cas une nouvelle fois des sentiers battus. Nous ne sommes pas très éloignés du chef-d’œuvre minimaliste !

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 23 janvier 2009