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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Homme pressé

L'histoire

Le quarantenaire Pierre Niox (Alain Delon) collectionne les objets d’art. Pour assouvir sa passion, il parcourt le monde et vit à un rythme effréné, secondé par Placide (Michel Duchaussoy), son bras droit et ami. Toujours pressé, il n’a pas beaucoup de temps à consacrer à sa vie privée. Il tombe pourtant amoureux d’Edwige (Mireille Darc), la fille du propriétaire d’un mas provençal qu’il a acheté frauduleusement. Il l’épouse aussi promptement qu’il mène ses affaires et lui fait un enfant qu’il voudrait voir sortir plus vite qu’au bout des neuf mois prévus. Pour échapper aux délires de son époux, Edwige décide de disparaitre jusqu’à l’accouchement. Qu’à cela ne tienne, Pierre a d’autres chats à fouetter puisque le vase étrusque qu’il convoite depuis plus de 20 ans doit être prochainement mis aux enchères…

Analyse et critique


Alors que Pierre/Delon et son assistant/Duchaussoy sont en voiture, le second demande au premier un peu agacé de sa vitesse au volant : "Tu vas gagner quelques secondes, qu'est-ce que tu vas en faire ?" Sur quoi Pierre lui rétorque : "Des minutes !" Rien que par ce bref extrait du dialogue du film, on aura grossièrement cerné la personnalité du protagoniste principal, celui dont nous décrit le titre. Le temps de Pierre n’est pas le même que celui de la plupart de ses contemporains : pour lui, des minutes équivalent à ce que représenteraient pour nous des journées ; bref, son quotidien n’est qu’une perpétuelle course contre la montre puisqu’il n’a pas de temps à perdre pour vivre pleinement son existence et ses passions. A travers cette adaptation du célèbre roman de Paul Morand publié durant la Seconde Guerre Mondiale, c’est un peu - aux dires de ceux qui le connaissent - un portrait de Delon lui-même que nous livre le réalisateur Edouard Molinaro. Mais tous ceux qui parlent de film atypique au sein de sa filmographie principalement tournée vers la comédie populaire devraient revenir un peu sur cette carrière bien plus éclectique qu’il n’y parait.


Car en effet, même si c’est Arsène Lupin contre Arsène Lupin qui l’a véritablement révélé au grand public, il ne faudrait pas oublier qu’avant cette savoureuse comédie policière Molinaro avait débuté sa carrière par de véritables films noirs ou policiers d’une très belle tenue tels Le Dos au mur, Des Filles disparaissent, Un Témoin dans la ville ou encore le touchant La Mort de Belle, avec un admirable Jean Desailly. A partir de la fin des années 60, il enchaîne succès sur succès dans le domaine de la comédie en faisant tourner les plus grandes stars de l’époque tels Louis de Funès (Oscar et Hibernatus), Jacques Brel (le libertaire et jubilatoire Mon Oncle Benjamin et, avec pour partenaire Lino Ventura, L’Emmerdeur), ou encore les duos Michel Serrault et Jean Poiret dans l’adaptation de leur pièce La Cage aux folles (que Molinaro n’aimait d’ailleurs pas du tout), Jean-Pierre Marielle et Annie Girardot dans Cause toujours… tu m’intéresses et même Daniel Auteuil et Emmanuelle Béart dans le sympathique L’amour en douce. Tout n’a pas forcément aussi bien vieilli mais il ne faudrait pas oublier qu’entre ces hits du box-office et ces titres reposant sur des vedettes de l’époque, il tournera aussi des films aussi étonnants que L’ironie du sort qui annonce - dans un ton certes totalement différent - Smoking no Smoking d’Alain Resnais dans sa manière de construire un récit à la manière de ‘et si ce personnage avait réagi de telle sorte au lieu de telle autre, qu’en serait-il advenu ?’ D’autres réussites tardives sont à mettre à son actif et notamment Le Souper avec Claude Brasseur et Claude Rich ainsi que Beaumarchais l’insolent dans lequel il fait tourner Fabrice Lucchini.


Tout cela pour dire qu’avant de repousser d’un revers de main le talent de Molinaro, mieux vaudrait jeter un coup d’œil plus large sur l’ensemble de sa carrière. Et L’Homme pressé nous est donné à voir pour nous conforter dans l’idée qu’il pouvait même à l’occasion se révéler extrêmement inspiré, parvenant par le savoir-faire de sa mise en scène à rendre cette impression de vitesse permanente que provoque dans son sillage le protagoniste titre jusque dans cette cette séquence finale de vente aux enchères au suspense superbement maîtrisé. Il suffisait d’ailleurs aussi d’admirer la longue scène muette pré-générique pour se persuader de son aisance de réalisateur. C’est en 1977 qu’Alain Delon lui propose de mettre en scène le film sur les conseils de Mireille Darc qui avait tourné pour lui dans Le Téléphone rose, deux ans plus tôt. Le scénario est coécrit par Maurice Rheims (auteur et célèbre commissaire-priseur) assisté de Christopher Frank qui avait déjà travaillé pour Delon et qui réalisera dans les années 80 quelques films aujourd’hui oubliés mais pourtant hautement recommandables à commencer par le poignant Josepha avec Miou-Miou, Claude Brasseur et Bruno Crémer. Le dialogue et l’écriture de L’Homme pressé s’avèrent aussi brillants que culottés ; il en fallait effectivement de la dextérité pour parvenir sans nous le rendre détestable à croquer le portrait d’un homme de prime abord aussi arrogant, égoïste et misogyne que l’est Pierre Niox ; un collectionneur d’art qui vit à 100 à l’heure, enchaînant acquisitions d’objets comme de conquêtes féminines, le plus souvent des prostitués, ‘plus faciles à gérer’. Dans sa recherche d’objets toujours plus rares, c’est plus le jeu de l’acquisition qui le motive que leurs valeurs : une fois en sa possession, ces œuvres d’art finissent vite par le lasser, auquel cas il les remets en vente pour s’en procurer d’autres.


Pourquoi sa relation avec Edwige sera plus sérieuse qu’avec les autres femmes ? C’est probablement car il croit avoir trouvé un caractère presque aussi fort que le sien, ayant même réussi à lui résister et à lui tenir tête. Car sa première rencontre fut lorsque la jeune femme vient le prévenir qu’elle lui intentait un procès pour avoir grugé son père dans l’achat de sa villa alors qu’il était sur le point de mourir, sans prévenir ses héritiers et avec quelques pots de vin pour ses serviteurs afin qu’ils gardent le silence. Même si elle l'aime et l'admire au point d'avoir accepté sa demande expresse en mariage, Edwige (parfaite Mireille Darc) se rendra néanmoins assez vite compte comme les autres qu'il lui est incapable de véritablement "prendre le temps d'aimer quelque chose ou quelqu’un". Il en fallait du talent pour rendre attachants des personnages aussi peu recommandables ; et on le retrouve à tous les niveaux, aussi bien du côté de la mise en scène (contrairement à ce que beaucoup contestent) que de l’écriture et bien évidemment aussi chez les comédiens. Les 70’s sont la décennie la plus riche pour Alain Delon et l’on ne compte plus les immenses films voire chefs d’œuvre qu’il a tourné durant cette période. Rien qu’entre 1975 et 1977, outre ce superbe film de Molinaro, on peut dire la même chose de Flic Story de Jacques Deray, Le Gitan de José Giovanni, Monsieur Klein de Joseph Losey et Mort d’un pourri de George Lautner. Le comédien était à son apogée et L’Homme pressé au travers son histoire annonce malheureusement un peu son déclin, tout du moins dans le choix de ses films, même s’il en tournera encore beaucoup d’excellents. Son charisme et son génie emportent le morceau sans néanmoins cacher le brio du formidable Michel Duchaussoy qui trouve ici l’un de ses plus beaux rôles, celui de cet associé plein de bon sens qui canalise les excès de Pierre, les relations d’amitié entre lui et son ‘patron’ s’avérant extrêmement touchantes.


L'Homme pressé aborde avec une certaine légèreté les thèmes de l’absurdité et de l’obsession du désir de vitesse dans notre monde moderne (le film est d'ailleurs toujours autant d'actualité), de l'immense pouvoir de l’argent, et des passions dévorantes qui peuvent être sources d’un égoïsme excessif (voire la séquence qui rappelle celle du Fountainhead de King Vidor, leurs protagonistes respectifs faisant passer l’intérêt collectif après leur droit de propriété et de liberté, Gary Cooper détruisant un de ses immeubles par le fait de ne pas lui convenir, Pierre préférant raser un édifice patrimonial plutôt que de le savoir ne plus lui appartenir : "le patrimoine national, je l’emmerde !"). Il trace le portrait d’un homme hors du commun aussi arrogant, amoral et insatiable que bouleversant et fascinant qui veut vivre plus intensément que tous ceux qui l’entourent, décrit une course contre la montre à la fois drôle et tragique portée par un thème musical entêtant et mélancolique écrit par Carlo Rustichelli qui annonce d’emblée un final qui pourrait être tragique. Malheureusement le film sera un échec commercial. Il est toujours le temps de constater qu’il fut totalement injustifié en redonnant une chance à cette comédie dramatique qui fera aujourd’hui certainement grincer quelques dents mais qui se révèle aussi brillante qu’attachante, toute en mouvement, sans la moindre graisse, aussi truculente, frénétique, elliptique et énergique que son inoubliable antihéros. Même si ce ne sera sans doute pas partagé par beaucoup, il n'est pas interdit de considérer ce film comme un petit chef d'oeuvre.


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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 15 juin 2023