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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mr. Klein

L'histoire

Nombreuses et même massives furent les spoliations commises à l’encontre de la communauté juive de France durant l’Occupation. Certaines frappèrent les œuvres d’art, perpétrées notamment par des marchands d’art dénués de tout scrupule, trouvant dans ces temps de furie antisémite l’obscène et fructueuse occasion de faire prospérer leur commerce. Robert Klein (Alain Delon) est l’un d’entre eux, ainsi que le montre sans fard sa première apparition. Nous sommes en 1942, et on le voit alors acheter à vil prix une précieuse toile hollandaise du XVIIe siècle à un Juif (Jean Bouise), contraint d’ainsi financer sa fuite face aux persécutions antijuives atteignant leur acmé. Mais alors que la scandaleuse transaction vient de s’achever, Robert Klein découvre dans son courrier un exemplaire d’Informations juives, le périodique édité par l’Union générale des Israélites de France. Adressé à son nom, le journal fait craindre au non-juif qu’est Robert Klein d’avoir été confondu avec un homonyme "israélite", selon l’appellation qu’impose le régime de Vichy à la population juive. Désireux de dissiper ce qu’il estime être un malentendu, Robert Klein s’engage alors dans des démarches visant aussi bien à le dissiper auprès des autorités qu’à retrouver la trace de celui auquel était destiné ce numéro d’Informations juives. Mais ses tentatives pour prouver son "aryanité", de même que son enquête à propos de l’autre Robert Klein, vont se muer en une spirale d’un absurde cauchemardesque. Et celle-ci fera peu à peu basculer le bourreau raffiné qu’était initialement Robert Klein du côté des victimes de la Shoah...

Analyse et critique

Comptant parmi les chefs-d’œuvre de Joseph Losey, porté par (peut-être) la plus grande composition d’Alain Delon, Mr. Klein continue de s’imposer presque un demi-siècle après sa sortie comme l’un des films de fiction ayant le plus puissamment embrassé la question de la Shoah. De manière magistrale, Mr. Klein saisit encore et toujours ses spectateurs et spectatrices aussi bien par l’acuité historique de son regard sur les persécutions commises contre les Juifs par Vichy et l’Allemagne nazie, que par la profondeur de sa réflexion sur les racines du mal moral et politique qu’est l’antisémitisme.


Pouvant d’abord être envisagé comme un film historique, Mr. Klein enregistre au travers de l’étrange et tragique aventure de son protagoniste les différentes étapes et modalités de la Shoah. Les premières démarches effectuées par Robert Klein pour tenter de convaincre les autorités de son "aryanité" éclairent ainsi le versant administratif des persécutions antisémites. On voit alors Klein rencontrer un gris et peu amène fonctionnaire (Michel Aumont). Ce dernier manipule alors un boîtier contenant un ensemble de fiches nominatives, dont celle d’un certain Robert Klein. La scène évoque alors avec une précision toute para-documentaire le « Fichier juif » dressé par la préfecture de Police de Paris entre 1940 et 1944. D’emblée, le film insiste par ailleurs sur le rôle actif joué en la matière par les autorités françaises (1) presque vingt ans avant le discours de Jacques Chirac sur la rafle du Vel’ d’Hiv‘. Une fois les prémices administratives de la Shoah ainsi posées - et auxquelles l’on pourrait encore ajouter les vaines démarches entreprises par Klein avec son avocat (Michael Lonsdale) pour certifier officiellement de son ascendance "aryenne" -, le film s’attache ensuite aux exactions matérielles frappant les Juifs.



Désormais officiellement considéré comme l’un d’entre eux, Robert Klein se voit dépouiller de ses biens lors d’une séquence montrant un aréopage de policiers en civil et en uniforme se livrer à un pillage en règle de son luxueux appartement. À l’issue de ce moment charnière du film, ce très grand cinéaste de l’espace qu’est Losey enregistre par un lent mouvement de caméra évoquant The Servant (1963) la nudité décatie de ce qui était, autrefois, une manière de musée privé. Des gros plans révèlent en outre que plusieurs pièces ont été condamnées par des scellés, ajoutant pour Robert Klein au vol d’État dont il a été victime, la privation de la jouissance d’une partie de son logement. N’apparaissant désormais plus à l’écran que sous la forme de quelques pièces nues et salies par les fouilles des policiers, la demeure de Robert Klein évoque irrésistiblement le galetas occupé par son homonyme. Un meublé sordide que Losey a, avec une attention toujours aussi prononcée à l’espace, détaillé lors des visites successives qu’y fait le marchand d’art durant son aporétique enquête.


Fiché, volé, puis comme incarcéré dans sa propre maison devenue par l’action de la police un semblant de prison, Robert Klein franchit ainsi peu à peu les degrés de la descente aux enfers à laquelle les voue Vichy. Ne se contentant cependant pas de mettre en évidence la seule (et écrasante) responsabilité du régime du maréchal Pétain, Mr. Klein élargit par moments sa focale historique, rappelant la virulence de l’antisémitisme dans la société française. Pareille évocation peut être fugitive, par le biais de notations sonores (on entend à la radio un programme collaborationniste exaltant l’action de la L.V.F. contre le "judéo-bolchevisme") ou visuelles (s’affichent sur un kiosque à journaux les unes des Cahier jaune ou Je suis Partout). À ces signes fugaces de la virulence de la haine anti-juive hexagonale s’ajoute encore une séquence d’une déplaisante longueur, retraçant un numéro de cabaret d’une glaçante obscénité. D’une esthétique d’abord étrangement expressionniste montrant un homme travesti en veuve chantant sa souffrance par quelque Lied, la mise en scène se mue bientôt en une vulgaire cascade de stéréotypes antisémites, avec notamment une sorte de Charlot nanti d’un nez facticement crochu et volant de la manière la plus éhontée les bijoux de la veuve éplorée. À l’arrière-plan se dresse un décor peint, reproduisant des vitrines de commerces dont celle d’un fourreur sur le rideau duquel apparaît la mention « Magasin juif ». Cette mention explicite de la politique antisémite, bien loin de susciter le malaise dans le public assistant au sinistre numéro, excite sans doute un peu plus son hilarité. Une assistance dans laquelle figurent certes quelques porteurs d’uniformes allemands, mais aussi et surtout des Français.e.s riant à cette farce judéophobe de manière aussi décomplexée (comme l’on dirait de nos jours) que leurs commensaux nazis.



Rongée par l’antisémitisme bien au-delà des seuls séides officiels du régime de Vichy et de la Collaboration, la société française crûment dépeinte par Mr. Klein constitue le cadre catastrophiquement logique des ultimes étapes de la persécution. C’est-à-dire la privation définitive de liberté et le meurtre de masse. Suivant là encore les pas de Robert Klein, le film détaille la première avec une justesse historique toujours aussi remarquable, évoquant les moments successifs d’une rafle ne faisant l’objet d’aucune contextualisation précise, mais évoquant bien évidemment celle du Vel’ d’Hiv’. Après avoir été arrêté par des policiers (toujours français) à son domicile, Robert Klein est ensuite littéralement chargé dans un autobus réquisitionné qui l’amène finalement dans un stade transformé en camp d’internement. Placée sous la surveillance à la fois ostensible et sévère de gendarmes mobiles (2), cette antichambre de la Shoah filmée en un impressionnant travelling latéral apparaît peuplée d’une foule d’hommes et de femmes de tous âges, de toutes conditions. Entre elles et eux, ne se dessine pour seul point commun que les étoiles jaunes cousues à leur vêtement et constellant le cadre.

Certes, le film se clôt par le départ du convoi ferroviaire par lequel Robert Klein est déporté, laissant le génocide hors narration et donc hors-champ. Mais sans doute l’assassinat de masse des Juifs est-il plus que suggéré par les ultimes images de Mr. Klein. Il y a en effet quelque chose de puissamment mortifère dans cet enchaînement de plans montrant des visages de déporté.e.s devenir de plus en plus flous au fur et à mesure de l’accélération du train, jusqu’à en devenir indistincts... Mais si la destinée fictive de Robert Klein synthétise de manière remarquable ce que furent les réelles et criminelles conséquences de l’antisémitisme durant l’Occupation, elle se propose par ailleurs d’éclairer le paysage mental dans lequel celui-ci se développe. Non seulement film historique mais aussi film psycho-historique, comme nombre d’autres œuvres de Losey Mr. Klein peut aussi être appréhendé comme l’exploration d’une psyché. Ce que dénote l’inquiétante étrangeté imprégnant y compris les instants les plus rigoureusement documentés du film, faisant de celui-ci une sorte de cauchemar, dont l’exposition permet de décrypter les arcanes de l’esprit antisémite.


D’inspiration psychanalytique, l’exploration de l’imaginaire judéophobe ainsi menée par Mr. Klein en révèle bien évidemment les fantasmes destructeurs, ainsi qu’on l’a précédemment évoqué. La séquence du cabaret montre ainsi de la manière la plus brutalement explicite la façon dont le supposé Juif est vu par l’antisémite. C’est-à-dire comme un être littéralement monstrueux, qui plus est fondamentalement nuisible et à propos duquel la mise à l’écart, voire l’élimination, apparaissent comme les seuls et logiques modes d’action... Mais ces fantasmagories tragiquement éculées ne sont somme toute que la partie la plus émergée d’un système mental foncièrement hanté par l’illusion de la pureté identitaire. Ce qu’illustre la séquence sans doute la plus éprouvante de Mr. Klein, celle en constituant de manière programmatique l’ouverture. On y assiste alors à ce qui semble être d’abord un examen médical, mené par un homme en blouse blanche (Jacques Maury) sur une femme entièrement nue (Isabelle Sadoyan) en présence d’une infirmière. Il apparaît rapidement qu’en lieu et place d’un geste de soin, l’homme à la blouse blanche est en train de se livrer à un insupportable exercice de ce que l’on appelait alors l’anthropologie raciale. Manipulant avec brutalité le corps et le visage de la femme, celui qui est en réalité le professeur Montandon décrit celle-ci à l’aune d’une taxinomie des supposées caractéristiques physiques inhérentes à une tout aussi hypothétique "race" juive. Figure de proue d’un antisémitisme dit biologique et à prétention scientifique, cet inspirateur de Céline aux agissements filmés comme autant d’agressions délirantes illustre ainsi magistralement le ressort premier de l’antisémitisme. C’est-à-dire la conviction (d’autant plus inébranlable qu’elle se drape d’oripeaux scientificisants) que l’individu serait à jamais figé dans une identité univoque, qu’il serait en outre possible d’identifier avec la plus exacte des certitudes. Et ce, qu’il s’agisse de l’identité d’autrui ou de la sienne propre...

Une croyance dont participe Robert Klein même si celui-ci, avec ses allures policées de grand bourgeois esthète, n’a a priori guère à voir avec le raciste militant qu’était Montandon. Campé par un Alain Delon exploitant ici avec une fascinante maestria son aisance et son charisme cinégéniques, Robert Klein s’impose à l’écran comme un personnage que semble épargner le moindre trouble identitaire. D’abord montré comme en majesté dans le royaume personnel qu’est son appartement, puis plein d’une assurance tout aussi aristocratique lors d’un passage dans une salle de vente aux enchères, Robert Klein ne s’en départira pas alors même que sa situation ne cesse de se dégrader. Persuadé qu’il est d’être une pure incarnation de ce que Vichy comme l’occupant qualifient de "bon Français", peut-être le sera-t-il encore lorsque la caméra le montrera une dernière fois. Le visage qu’Alain Delon prête alors à Robert Klein est d’une impénétrable impassibilité. Dissimule-t-elle la surprise hébétée d’un homme qui, croyant définitivement être celui qu’il pensait être, demeure persuadé qu’il a été la victime d’une extraordinaire méprise ? Ou bien le masque opaque que Robert Klein affiche alors trahit-il enfin une compréhension des avertissements qui n’ont pourtant cessé de se manifester à lui ?


Car, et on en revient là une dernière fois à la formidable réalisation de Losey, celle-ci n’a comme cessé de multiplier les intersignes à l’intention du protagoniste de Mr. Klein. Reprenant une série de motifs chers à l’auteur notamment d’Une Anglaise romantique, la mise en scène n’a de cesse d’entourer Robert Klein de manifestations de l’hétérogénéité de son paysage mental. Le film multiplie ainsi les scènes durant lesquelles le marchand (ou plutôt trafiquant) d’art est mis en présence de son reflet spéculaire, façon toute visuelle de lui révéler la dualité de sa psyché. Et comme dans The Servant, le caractère labyrinthique de son appartement - de même que l’ensemble des espaces qu’il parcourt - est encore là pour lui signaler que ce qu’il perçoit comme unidimensionnel est en réalité multiple, reflétant notamment une ascendance bien plus métisse que celle fantasmée par le roman à la fois familial et national que lui a raconté son père lors de la séquence alsacienne. Mais quand bien même il l’aurait enfin compris, il est désormais trop tard pour échapper aux catastrophiques conséquences de ce que l’enquête psychanalytique qu’est Mr. Klein révèle quant à l’imaginaire antisémite. C’est-à-dire la névrotique incapacité à se libérer de la dangereuse illusion de la pureté...

(1) On ne pourra s’empêcher de noter, lors de cette scène liminaire, la présence ostensible d’un policier français à l’arrière-plan du cadre. Peut-être s’agit-il d’un hommage à Nuit et Brouillard (1955) d’Alain Resnais ? Rappelons en effet que le cinéaste fut contraint par la censure étatique d’alors de retirer de son documentaire un plan montrant un membre des forces de l’ordre françaises surveillant le camp d’internement de Pithiviers.
(2) Peut-être est-ce là une nouvelle et ultime façon pour Mr. Klein d’adresser un hommage à Nuit et Brouillard, en rétablissant en quelque sorte l’image manquante dont la censure avait initialement privé le documentaire...

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 22 novembre 2021