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Critique de film
Le film
Affiche du film

Mort d'un pourri

L'histoire

Cherchant à protéger un ami, le député Philippe Dubaye, Xavier Maréchal entre en possession d'un dossier compromettant. Des tueurs se lancent à ses trousses pour récupérer ces documents. Le dossier en question ne tarde pas à agiter la caste politique de tous bords...

Analyse et critique

Une carrière exigeante


Durant les années 1960, Alain Delon a occupé l’espace du cinéma français et européen grâce à de nombreux films populaires et/ou d’auteur. Ses résultats au box-office ont souvent été très importants, et de cette période ressortent encore aujourd’hui plusieurs classiques indéboulonnables de l’histoire du cinéma. La légende Delon est née, et ne va guère ternir dans les années 1970, période durant laquelle "l’acteur et le producteur" vont prendre de nombreux projets plus personnels en main. Ainsi, dès le début de la décennie, Delon enchaine une impressionnante cohorte de films chaque année. Dans tous les cas, les réussites sont légion, et cela même si la cote de l’acteur ne parvient pas toujours à se stabiliser auprès d’un box-office régulièrement inégal. La Veuve Couderc de Pierre Granier-Deferre, Le Professeur de Valerio Zurlini, Traitement de choc d'Alain Jessua ou encore Deux hommes dans la ville de José Giovanni constituent de très belles réussites, critiques et commerciales pour la plupart. D’autres, comme Doucement les basses de Jacques Deray, Les Granges brûlées de Jean Chapot (en partie réalisé par Delon lui-même) ou La Race des seigneurs de Pierre Granier-Deferre, injustement sous-estimés, déplaisent davantage. Il n’en demeure pas moins que l’acteur - mais également le producteur - prend souvent des risques. Très exigeante, sa carrière ne choisit pas souvent la facilité, contrairement à son rival de toujours, le fringant Jean-Paul Belmondo qui, lui, préfère tourner moins de films, en les basant très efficacement sur une tactique commerciale plus ou moins convaincante. De fait, quand Belmondo remporte d’énormes succès publics, Delon compte sur une aura lui permettant de soulever des projets plus graves. Il suffit de regarder Traitement de choc ou Les Granges brûlées, sans parler du Professeur, pour comprendre à quel point l’acteur tourne de tout, mais toujours dans un esprit de défi, engagé auprès de discours thématiques forts, dans des films souvent sociaux ou politiques, et arrachant le succès à l’aide d’un public intéressé. Delon ne vend pas encore une image. Cette dernière, il la soigne ailleurs, dans d’autres business lucratifs. Alors que Belmondo (acteur de formation) vend du "Bébel" à toute occasion dès le milieu des années 1970, et cela jusqu’au milieu des années 1980, Delon (acteur d’instinct) préfère de son côté choisir des films différents et significatifs. S’il cédera à la facilité commerciale dès le début des années 1980, parfois de façon estimable, d’autres fois de manière grotesque, Delon reste pour l’heure une superstar dont la soif artistique est encore presque entièrement dédiée à son amour pour le métier.


Conjointement à cette carrière protéiforme et souvent engagée, Alain Delon tourne quantité de polars, un genre populaire qui lui est très attaché. Nerveux, froids ou humanistes, ceux-ci constituent à leur tour de belles réussites parmi lesquelles figurent certaines perles du cinéma de genre français de l’époque. Un flic de Jean-Pierre Melville permet à l’acteur d’interpréter son premier personnage de policier. Bien que souvent malmené par les critiques et les cinéphiles, le film se révèle d’une grande beauté formelle, doté de nombreuses idées marquantes. Flic Story de Jacques Deray permet à Delon d’offrir une prestation extrêmement humaniste et dépouillée, peut-être l’une des plus belles de sa carrière. Le Gitan de José Giovanni navigue tranquillement au gré d’un scénario débarrassé du moindre classicisme pour mieux rebondir sur les destins mêlés et contrariés de ses personnages principaux. Avec en substance un joli discours sur la tolérance vis-à-vis de l’autre, de celui qui ne vit pas comme soi. A noter que ces films d’une certaine époque n’ont rien perdu de la hargne et du regard qu’ils jettent sur la société contemporaine. Cette profusion de rôles laisse à Delon l’occasion de proposer des prestations disparates et singulières. Entre 1973 et 1977, c'est-à-dire en cinq années, il apparait de fait au générique de 17 films, dont 11 pour lesquels il endosse de surcroît le rôle de producteur, acceptant de nombreux risques financiers. Or, quand il lance le projet de Mort d’un pourri, Delon se situe dans une passe relativement difficile. Tous ses derniers films ont été décevants au box-office : Mr. Klein de Joseph Losey, Comme un boomerang de José Giovanni, Armaguedon d'Alain Jessua et L’Homme pressé d'Edouard Molinaro ont récolté un peu plus de 700 000 entrées chacun, ce qui est peu au vu du potentiel de l’acteur. La critique n’a guère été enthousiaste non plus, enfonçant davantage des œuvres pourtant excellentes (celles de Giovanni et Jessua), quand elles ne sont pas tout simplement exceptionnelles (celles signées Losey et Molinaro). Reste Le Gang de Jacques Deray, qui fait un peu mieux en dépassant le million d’entrées, mais qui signifie néanmoins une déception supplémentaire pour Delon producteur. Véritable rogue qui s’est construit presque tout seul, à la sensibilité exacerbée et à la fierté considérable, Alain Delon a besoin de récupérer une véritable popularité auprès du public et de la critique. Il lui faut miser juste, même si la prise de risque fera, comme d’habitude, partie du projet.

Attention, cette chronique révèle les rebondissements de l'intrigue et la nature de son issue.

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Mort d’un pourri pour un état de grâce


La star comprend alors rapidement que le polar, son genre de prédilection, va encore le sortir de cette situation (cependant très loin d’être désespérée, avouons-le). Et pour cela, il va lui falloir mettre les bouchées doubles et se confronter à tous les aspects du film. Ainsi, Delon s’entoure-t-il une nouvelle fois d’une troupe d’acteurs remarquables. On y croise Stéphane Audran, Michel Aumont, Jean Bouise, Daniel Ceccaldi, François Chaumette, Julien Guiomar, Xavier Depraz, Maurice Ronet, mais aussi Klaus Kinski et la toute jeune Ornella Muti. La crème de l’acting français du moment. Pour le reste, le scénario et les dialogues sont confiés à un Michel Audiard en très grande forme, qui a dû beaucoup travailler (cela se sent terriblement dans sa façon de ciseler chaque séquence), la photographie à Henri Decaë, les cascades automobiles à Rémy Julienne et la réalisation à Georges Lautner. Tourné dans l’optique d’en faire une sorte d'A cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula à la française, tout en marchant globalement dans les traces du thriller politique américain typique des années 1970, à la fois sec et austère, Mort d’un pourri profite d’un budget ambitieux et de velléités artistiques exacerbées. Il convient aussi de préciser que Lautner sort à ce moment-là d’une période difficile. Il s’était en effet trouvé prisonnier d’un contrat impossible à honorer et qui le liait à une future production devant mettre en scène la star Louis de Funès. Légalement, Lautner se voyait interdit de tourner autre chose tant que le projet n’aboutirait pas. Apprenant cette affaire, Delon a eu la générosité de dépêcher un avocat en quatrième vitesse afin de sortir le réalisateur de cette situation. Générosité intéressée à dire vrai, puisque l’acteur-producteur ne tarde pas à expliquer à Lautner qu’il le veut pour réaliser Mort d’un pourri. Le metteur en scène n’y trouva rien à redire, bien au contraire, car il rêvait de tourner à nouveau avec Delon depuis leur expérience commune des Seins de glace en 1974.


A sa sortie en décembre 1977, Mort d’un pourri est à n’en pas douter un film noir français absolument superbe, un modèle du genre qui rayonne sur la décennie et fait honneur au genre, tout en permettant à Delon de retrouver le succès commercial qui commençait à lui faire défaut, et le succès d’estime qui lui était si cher. Avec environ 1,8 million d’entrées engrangées dans les salles françaises, Delon prouve qu’il est toujours une valeur sûre. Un succès certes mesuré, mais qui démontre que la star peut compter sur le public tout en restant exigeant. Par la suite, il tournera Attention les enfants regardent (son unique film tourné en 1978), qui sera un énorme échec en salles. Il ne lui en faudra pas davantage pour revoir sa tactique et imiter Belmondo, en utilisant le genre polar comme propulseur. Or, si 3 hommes à abattre de Jacques Deray et surtout Pour la peau d’un flic (qu'il réalise lui-même) constituent encore de belles réussites, nerveuses, frontales et très enlevées, la suite sera moins clémente. Et Delon s’engouffrera temporairement dans des polars de qualité discutable qui lui garantissent un succès commercial stable et rassurant. Temporairement seulement, car on connait l’affection pour le défi et le risque qui anime l'acteur et qui lui permettra de lancer encore quelques projets cinématographiques intéressants. C’est pour tout cela que Mort d’un pourri incarne une date essentielle dans la carrière d’Alain Delon. Un film dans lequel brille encore un jeu d’acteur authentique, mais aussi l’envie de se dépasser et de ne pas céder à la facilité. Un film qui fera embrayer Delon sur un filon de polars dont l’usure prochaine va l’enfermer dans une image fixe, décidément trop fixe pour un tel lion.

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Le monde d’hier est d’aujourd’hui


Dans le fond, Mort d’un pourri (titre d’une très belle poésie triviale qui sied si bien au genre) est un thriller de prime abord assez conventionnel dans lequel le personnage principal passe le plus clair de son temps à aller d’un point A vers un point B. Et pourtant, si le film est une si grande réussite, c’est justement parce qu’il sait tirer le meilleur parti d’un univers crédible et de ce qui édifie l’essence même du "Neo-Noir". Les personnages sont ainsi très bien écrits et extrêmement bien interprétés. Les situations sont tendues, et le suspense constamment relancé. Les dialogues, véritables perles d’écriture, font partie de ce que Michel Audiard a écrit de mieux dans sa carrière. Reste également un énorme travail sur l’atmosphère du film, que l’on doit tout autant à Georges Lautner, prouvant en ces lieux une impressionnante capacité de cinéaste formel, qu’à la musique de Philippe Sarde (compagnon de route delonien) en plein état de grâce, notamment par l’entremise du fameux saxophone de Stan Getz, véritable voile de nostalgie jeté sur le regard d’Alain Delon. Un film à l’ambiance unique donc, à la mise en scène aérée et aux couleurs froides inoubliables. Mort d’un pourri bénéficie d’une enveloppe fascinante, et dans laquelle Lautner parvient à retranscrire une étrange sensation de confort pour le spectateur, sans pour autant jamais céder à l’indulgence de ton. En effet, le film propose un récit volontairement sombre, mais percé de quelques lumières humanistes qui en disent long sur un héros qui n’a rien d’héroïque. Tout d’abord, le cadre de l’intrigue conserve son malaise grâce aux choix des lieux de tournage. On y croise régulièrement le tout jeune quartier de la Défense, avec ses tours de verre et sa structure métallique inhumaine, ainsi que la toute nouvelle Gare Montparnasse et quelques autres quartiers polaires, à Neuilly ou encore Rocquencourt, sans oublier une délocalisation ponctuelle en milieu rural au château de Lamotte-Beuvron. La sphère sociale qui domine le film est évidente, le spectateur s’apprête à naviguer parmi les riches, les nantis, mais pas seulement. Car il s’agit aussi des hommes qui font le monde : les hommes d’affaires, les politiques, les économistes et les flics. Un monde d’en-haut, vu d’en-haut, et qui, malgré la rudesse de son propos, domine tant et si bien la France moyenne que celle-ci n’apparaitra jamais dans aucune séquence. Cette stature de polar luxueux sert bien évidemment le discours politique de Mort d’un pourri, en concentrant sa raison d’être autour de gens pour lesquels le pouvoir signifie tout et autre chose, mais surtout l’assurance de conserver une place bien définie.


Film de l’absurde, Mort d’un pourri convie le spectateur à une exhibition malsaine et parfois tragi-comique, celle de la marche du pouvoir sous toutes ses formes. On a beaucoup dit de ces films logés dans ce même registre qu’ils avaient perverti la vision que les Français pouvaient avoir de leur gouvernement et de leurs leaders. Grossièrement, que c’était à cause de ce genre de vision que l’on ne réussissait plus à respecter la classe politique aujourd’hui. Rien n’est plus faux, ni même tant relevé de mauvaise foi, que cette poignée d’avis mal informés. De fait, Mort d’un pourri parle d’une France qui existait déjà dans les années 1970, et prétend se servir de cette base contextuelle afin de nourrir sa vision du monde. Les débordements bien connus de l’ère giscardienne en constituent certes la source première. Pour autant, rien n’a vraisemblablement changé depuis, ni sous l’ère Mitterrand, ni sous l’ère Chirac, et encore moins ces quinze dernières années avec sa véritable profusion de scandales divers et variés autour de mœurs fustigées, de comportements économiques déplorables et de détournements d’une réalité qui ne cesse d’être trahie, contournée, théâtralisée. Le film de Lautner est au contraire une sorte d’iceberg, dont la figure émergée cache tout en dessous une effroyable « internationale du pognon » (si l’on reprend les termes exacts de Michel Audiard pour le film). Il suffit de croiser cette fameuse séquence de rencontre entre Delon (Xavier Maréchal) et Kinski (Nicolas Tomski) pour en mesurer l’impact toujours aussi fort à l’heure actuelle :

Tomski : Monsieur Maréchal, le climat politique actuel n’est pas bon. Et vos récentes publications ne peuvent que nuire aux intérêts de votre pays.

Maréchal : Mon pays, vous n’en n’avez rien à foutre.

Tomski : C’est exact. Des autres pays non plus d’ailleurs. En attendant qu’ils installent l’internationale du prolo, on a mis en place l’internationale du pognon. C’est un peu plus sérieux, croyez-moi. Des mots comme "belligérants" ou "alliés" n’ont plus de sens. Nous n’avons plus d’amis, nous avons des partenaires. Nous n’avons plus d’ennemis, nous avons des clients. Le Capital ne connait plus de frontière.

Maréchal : La corruption non plus, je suppose...

Tomski : C’est pourquoi la publication du dossier Serrano n’y changera rien. Je serai démissionné, deux ou trois guignols politiques sauteront, vous irez en prison... Mais ça ne changera fondamentalement rien.

Maréchal : Je crois que vous négligez un peu, un peu trop, l’opinion publique.

Tomski : En quoi a-t-elle modifié l’affaire Lockheed ?

Maréchal : Et l’affaire Nixon ?!

Tomski : Ce n’était pas une affaire d’argent, mais de morale.

Maréchal : Ah ! Il y a donc une morale.

Tomski : Tranquillisez-vous, ça restera l’affaire du siècle. Monsieur Maréchal, vous êtes honnête comme l’étaient nos grands-pères. Ça ne correspond hélas plus à rien. Votre dernier grand chef d’Etat ne vous a t-il pas envoyé dire que vous étiez des « veaux » ? Alors en quoi cela dérange-t-il le « veau » qu’un secrétaire d’Etat ou un directeur de cabinet s’enrichisse un peu trop rapidement ? Croyez-vous que la situation économique en soit affectée ? Allons donc ! L’essentiel est de construire, de produire, de donner aux veaux ce qu’ils désirent, à bouffer, à boire, à baiser, à partir sur l’herbe le samedi. Avec quelques transhumances en altitude l’hiver.


Mort d’un pourri ne fait pas de politique de comptoir, il frappe simplement dans le creux de la vague et fait ressortir de nos sociétés modernes installées dans une opulence consumériste une véritable définition du sort qui nous entoure et nous menace. Il est en outre effrayant de constater que cette vision des choses convient encore plus parfaitement à une France (une Europe aussi) du milieu des années 2010. Un monde que l’on a endormi à coups de discours, dans un système créé de toutes pièces au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, et qui était destiné à éviter qu’une autre guerre de cette importance voit le jour. Un échec, si l’on considère que cette fameuse "Troisième Guerre mondiale" a bien lieu, depuis des décennies, en sous-marin, touchant toutes les strates de notre société, faisant ici et là des morts pour raison sociale, pour raison économique. Non, Mort d’un pourri ne pratique pas la divination, et ne travaille pas gratuitement à pourrir le regard des gens sur leur univers dirigeant. Au contraire, il le responsabilise, le met face à une situation que tout le monde soupçonne, dont tout le monde parle, sans jamais en dévoiler la nature exacte. Celle d’une guerre sociale et politique où les financiers ont gagné la partie et jouent avec les humains comme un chef militaire joue avec la vie de ses soldats. D’aucuns trouveront que le film fait un peu trop l’apologie du "tous pourris", d’autres accepteront au contraire son regard vif et débarrassé de compromis qui en fait un film politique frais et perturbant. Perturbant parce qu’il ne donne jamais à voir les choses, mais simplement à les sentir. Perturbant parce qu’il ne donne aucun avis, mais juste un instantané d’un quotidien bourgeois bouleversé du jour au lendemain par quelques feuillets d’un dossier compromettant.

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Et où s’agitent les marionnettes, les dévots et les tartufes


Ce dossier compromettant, le fameux dossier Serrano (qui donnera au film son titre allemand, Der Fall Serrano), agit davantage comme un révélateur de caractères que comme un objet de chantage, contrairement à ce que donne concrètement à voir l’intrigue au premier abord. Un homme politique influent est assassiné par Philippe Dubaye, qui se confie rapidement à son meilleur ami Xavier Maréchal, chef d’entreprise aux multiples relations politiques. On apprend peu à peu que Dubaye n’a pas révélé tout ce qu’il avait fait, notamment quand il a subtilisé à la victime un carnet composé de feuillets compromettants pour de nombreuses personnalités politiques, y compris parmi celles en place au pouvoir. Quand Dubaye est assassiné à son tour, Maréchal part en croisade personnelle afin de venger son ami en débusquant le meurtrier. Deux éléments apparaissent alors passionnants à observer. Premièrement, Maréchal voulait protéger son ami, pourtant coupable d’un crime odieux et lui-même corrompu. Après la mort de Philippe, Xavier n’agit donc pas par idéologie, ou dans l’optique de faire trembler le panier de crabes dirigeant, mais tout simplement par fidélité à un vieil ami. Il ne s’agit par conséquent pas d’un "juste" voulant exposer la vérité en pleine lumière, mais d’un homme simple, sans autres convictions que celles qui nourrissent le solitaire apolitique. C’est le personnage typiquement delonien, l’homme seul au cœur noir mais incorruptible, traversant la nuit et terrassant les ténèbres afin de régler ses propres comptes. Un anti-héros pas tout à fait tragique, que la mort de ses proches affecte, mais que l’ordre des choses ne fait que conforter dans un regard doucement dépressif, et surtout désenchanté, sur son monde. Sur le monde en général. En cela, la roublardise du personnage fait merveille, mélange de héros hitchcockien (mondain, mais perspicace, débrouillard et obstiné) et de figure dramatique (un homme seul, dans sa tête comme dans sa vie, et pour lequel la vie d’un copain compte plus que toute autre chose). Le paradoxe Delon apparait dans toute sa splendeur, vibrant de chaleur humaine et de dépit, cachant une grande sensibilité derrière le masque de l’audace et de l’impertinence. Un magnifique personnage en somme, et dont la lecture s’avère en définitive émouvante.

  

Deuxièmement, le dossier Serrano agit comme un réflecteur auprès des autres personnages du récit, créant pour chacun d’eux des réactions très différentes les unes des autres, et redéfinissant la notion de chaos systémique. Philippe Dubaye (impeccable Maurice Ronet) a tenté de tirer les ficelles à son tour, mais sans talent, sans savoir réellement ce qui l’attendait, faisant de lui-même un rouage grinçant dans une machine qui ne lui a pas pardonné son manque de retenue dans ce domaine. Tout autour se dresse la cour du pouvoir, compromise entre pourris de premier ordre et fantassins du profit. Le très brillant Julien Guiomar incarne Fondari, le parvenu qui n’a de cesse de s’énerver à l’idée de ce journal qui se balade dans la nature et auquel il sait que Maréchal est lié. Un homme qui lutte pour conserver les miettes d’un pouvoir politique et financier fantoche, mais dont il n’a pas entièrement conscience. Maître Lacor (là encore, excellent Daniel Ceccaldi) se situe encore plus bas sur cette échelle, avec ses propositions d’accords mesquins et sa vie privée déprimante. Le personnage est quelquefois ridicule, mais cache tout de même un être humain pris au piège de ses propres pulsions institutionnelles. Et ne parlons pas de Lansac, interprété par le délicieux François Chaumette, homme politique adversaire du pouvoir en place (que l’on devine par ailleurs très à droite), et qui pense encore changer le monde en faisant circuler le scandale dans les "coursives du palais". Mort d’un pourri démonte les petits jeux politiques grossiers qui se nouent entre les sphères, et dépasse ainsi son cadre de thriller efficace pour mieux rendre compte d’une haute société électrisée dans des rapports de non-dits et de parvenus réduits à l’état d’esclaves de leur propre condition dirigeante. Des pantins dès lors que l’on rencontre Tomski, sinistre personnage auquel Klaus Kinski prête talentueusement ses traits, et qui dépasse tous les autres par un point de vue d’ensemble effroyable, expliquant une situation qui n’a d'autre logique que celle qui l’anime désormais de façon automatique et inhumaine. Ce sont en définitive moins les hommes qui comptent qu’un système pervers qu’il faut conserver en l’état. Un système qui, de toute évidence, ne risque pas grand-chose à la divulgation potentielle des feuillets du carnet vagabond. Une fois passés les trois quarts de ce jeu de massacre où s’enchevêtrent un certain nombre de morts et de tactiques en coulisses (évoquant une comédie macabre dotée d’un humour extrêmement noir), le couperet de la vérité tombe enfin. Quoi qu’il se passe, quoi qu'il puisse advenir de ce dossier Serrano, rien ne changera jamais, comme le dit si bien Delon dans une oraison funèbre, épitaphe de toute cette affaire :

« Si le commissaire Pernais est honnête, il donnera sa démission. Et il ira pêcher le saumon. S’il est malhonnête, il peut devenir préfet de police. Certains élus du peuple vont connaitre une petite traversée du désert. Au pas de course, rassure-toi. Quand ils reviendront ils se seront refait le masque républicain, comme les vieilles putes se font retendre les fesses. Non, les seuls qui vont vraiment trinquer là-dedans sont les saumons. Dormez en paix, Parisiens. Tout est tranquille. »

 

Une conclusion qui fait froid dans le dos, et qui résume bien l’époque troublée dans laquelle nous évoluons toujours, près de quarante ans après la sortie de ce film. Une pensée constituant un solide exemple de l’art linguistique que maîtrise une fois de plus Michel Audiard en ces lieux. Le ton de ses dialogues est moins enlevé que ce dont on peut avoir l’habitude venant de sa part, mais recèle à l’inverse en lui davantage de réalité cynique et d’humour noir. Les bons mots sont légion dans Mort d’un pourri, mais quasiment toujours dans un esprit combatif et cinglant. Un travail d’orfèvre que vient rehausser un discours très violent et brutal sur les institutions, présentant une arrière-cour boueuse que peinent à dissimuler les costumes parfaitement taillés des responsables politiques. Audiard laisse percer une inhabituelle colère dans ses propos, dans les séquences qu’il façonne, fustigeant à tour de bras et avec la régularité d’un métronome l’état de nos institutions, prêtes à délocaliser sa raison d’être pour subvenir aux besoins d’une technocratie déliquescente. De ce maelstrom insondable surgissent néanmoins quelques personnages pour lesquels nous pouvons ressentir une incontestable affection. A commencer par le personnage de Christiane Dubaye, femme dépressive à la vie détruite, confortablement installée dans son luxueux appartement duquel n’émanent que solitude et tristesse alcoolique. L’inoubliable Stéphane Audran lui donne une carrure tragique très convaincante, avec une réplique qui raisonnera longtemps chez le spectateur : « Combien tu vaux, Xav’ ? » Un instant de grâce où le personnage s’abandonne au désespoir de sa condition, dans les bras de son ami Xavier, qu’elle voudrait plus intime que cela. Nous pourrons également croiser la route de Valérie, jeune  héroïne tragique elle aussi, que le jeu naïf et encore mal assuré de la belle Ornella Muti sert parfaitement. Reste le commissaire Pernais (Jean Bouise, exquis), dont on ne saura jamais vraiment si son combat pour la justice aura quelque effet réellement notable. C’est lui, quelque part, qui incarne le "juste" du film. Mais peut-il vraiment faire bouger les lignes ? Le film opte en tout cas clairement pour l’impossibilité de cette éventualité.

Quant au commissaire Moreau (truculent Michel Aumont), il n’incarne qu’une morale justicière hautement contestable, renforcée dans son inutilité par les propos antérieurs de Tomski pour qui les querelles politiques confinent en réalité à de banals détails d’un système qui se situe bien au-delà de ces contingences. Et c’est là tout le paradoxe, et dans le même temps l’entière force fondamentale, de Mort d’un pourri, dans cette propension à nous emmener dans les coulisses d’une horrible représentation de dupes, tout cela sans avoir jamais la plus petite once de lumière idéologique. D’où son incontestable modernité, puisque le film ne se situe ni à gauche ni à droite, et encore moins ailleurs, mais bien dans une optique d’honnêteté sans idéalisme. Et là encore, les mots de Michel Audiard font mouche. Il est d’ailleurs tout à fait impressionnant de constater que l’auteur a délibérément dégraissé son style, l’affublant d’un très salutaire sens de l’à-propos. Les répliques imaginées sont conditionnées autour de mots dont la signification et leur valeur profonde sont entièrement réfléchies en amont. C’est pour cela que les dialogues de Mort d’un pourri sont si tendus, si parfaits, si beaux et si forts en même temps.

Moreau : Les initiatives de Fondari sont toujours stupides. Pernais, Fondari, les deux pôles de la bêtise, le mouton et le pithécanthrope. Depuis vingt ans Fondari bafoue la loi, Pernais la vénère. C’est peut-être lui le plus dangereux des deux, parce que sa sottise repose sur des structures exemplaires. La connerie de Fondari reste marginale.

Maréchal : Comme votre notion de l’ordre.

Moreau : Non, détrompez-vous. C’est au contraire le poste que j’occupe qui a développé cette notion. Je peux pas être mieux placé, je connais toutes les crapules de Paris, je leur sers la main.

Maréchal : Parfois le coup.

Moreau : Les salauds m’emmerdent, Maréchal. Ils gangrènent ce pays. Les combinards d’aujourd’hui occupent le temple, dirigent les journaux, subventionnent les campagnes électorales, font élire ceux qui ensuite leurs distribueront les marchés, leur accordant tous les passe-droits. Ils forment une nouvelle élite. Leurs descendants constitueront l’aristocratie de demain. Nous allons vers l’époque du voyou de droit divin. Et grâce aux papiers que vous allez me remettre, j’étoufferais cette vermine dans l’œuf. Nous menons le même combat. Quand j’élimine Dubaye, ou quand vous faites éclater l’affaire Dupaire, nous participons à la même lessive.

Maréchal : Et Christiane Dubaye ?

Moreau : Oh... L’alcool la rendait bavarde. Elle allait tout vous raconter. Mais vous n’avez rien à craindre, monsieur Maréchal, nous sommes de la même race. Notre objectif est le même : guérir ce pays de la lèpre. Vous vous rendez compte que cette minute est historique ? Nous devenons des personnages importants, monsieur Maréchal. Robespierre et Saint-Just ont dû éprouver ce sentiment, cette ivresse !

Maréchal : Les psychiatres qui défileront au procès...

Moreau : Quel procès ?!

Maréchal : Le vôtre. Les psychiatres diront que vous êtes un illuminé, un paranoïaque... Mais aucun ne dira ce que vous êtes vraiment. Parce que le mot sonne mal dans un prétoire. La vérité, c’est que vous êtes un con, Moreau. Oh rassurez-vous, il y en a eu d'historiques. Vos prédécesseurs s’appellent Savonarole, Fouquier-Tinville. Les deux fléaux qui menacent l’humanité sont le désordre et l’ordre. La corruption me dégoûte, et la vertu me donne le frisson.


Ce dialogue final entre les deux protagonistes que sont Maréchal et Moreau démontre bien la subtilité des rapports et des idées qu’entend développer Audiard. Moreau est finalement un personnage bouffon qui espère pouvoir changer les institutions avec le dossier Serrano. Il embarque même dans sa folie celui qu’il prend tardivement pour son semblable, Xavier Maréchal. Or, Maréchal est au-dessus de ces discussions. Ou très en-dessous, c’est selon. Au-dessus, car il a saisi la futilité du combat qui se livre depuis quelques jours autour de ces feuillets compromettants. Leur divulgation n’y changera rien. En-dessous, car tout ce que souhaite Maréchal, c’est de venger son ami. Et que celui-ci ait été coupable d’agissements politiques crapuleux n’y change rien. On retrouve dans ces quelques dernières lignes de dialogue toute la subtilité de ce personnage hors norme, trop désabusé pour combattre, trop désintéressé pour spéculer, trop pur pour se salir, et trop fidèle pour ne pas oublier sa volonté première : venger un copain, ni plus ni moins. Maréchal se place au centre de tout sans jamais verser d’un côté en particulier, il se situe entre « le désordre et l’ordre », et éprouve autant de dégoût pour la « corruption » que de peur pour la « vertu », surtout quand elle est représentée de cette façon-là, à savoir par un commissaire Moreau assassin.

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Un polar noir exemplaire


Nous l’avons déjà promptement souligné ci-avant, mais il convient de répéter à quel point Georges Lautner a probablement réalisé ce que l’on peut considérer comme étant son meilleur film, ou tout au moins son plus beau, plastiquement parlant. Faisant preuve de beaucoup d’intelligence et de finesse, il parvient à cadrer un polar nerveux de la meilleure des façons, avec un talent très formaliste, sans jamais que cela ne soit comparable à du maniérisme. Un film à la mise en scène sophistiquée, avec beaucoup de goût et un grand sens du timing dans l’utilisation d’un montage irréprochable. Il faut croire que Lautner a voulu hisser son savoir-faire au niveau de ce qu’exigeait Delon, et il n’a pas failli à sa tâche. Sa caméra est régulièrement brillante, souvent en mouvement, et particulièrement à l’aise dans les longues séquences dialoguées. Elle l’est tout autant dans les scènes d’action, parfois très sèches (les accidents mécaniques, la course poursuite nocturne en voiture, le gunfight autour de la voiture en flammes), parfois très aériennes au contraire (la poursuite en camions, modèle de séquence en apesanteur). La photographie permet d’admirer un Paris et ses environs la plupart du temps grisâtre, avec des teintes bleues et vertes, composant un merveilleux tandem avec la musique de Philipe Sarde. Ce dernier livre ici l’une de ses plus belles bandes originales de polar, notamment grâce au saxophone de Stan Getz, qui soulève le film de terre à plusieurs reprises, dans les séquences nocturnes, à la Gare Montparnasse, dans les moments de spleen du personnage de Xavier ou encore durant cette fameuse poursuite en camions, étonnante et originale. Ces très nombreuses qualités artistiques feront oublier quelques nuances un peu moins heureuses, comme la présence injustement trop inutile de Mireille Darc, ou comme le nombre improbable d’accidents de voitures desquels Delon se tire invariablement indemne. En cela réside cependant le charme d’un genre majeur qui ne doit surtout pas être apprécié à l’aune d’un réalisme maniaque. Mais plutôt en regard d’une vraisemblance crédible qui passe bien entendu par l’enchainement de ses situations.

Quant à Alain Delon, il suffit de le regarder une poignée de secondes pour comprendre la saveur incontestable qu’il apporte au film, dans cette approche toujours très personnelle qui est la sienne, et avec ce si beau regard. Des yeux d’un bleu abyssal et qui renferment toujours en eux l’intensité d’un univers mental en lutte constante. Le polar façon Delon s’avère toujours violent, un peu cruel aussi, avec ces quelques moments d’agressivité dont la foudroyante présence graphique stupéfie toujours. Delon sait pertinemment bien se situer dans cet entre-deux là encore, respectant le public amateur de cinéma populaire, mais aussi instigateur de quelques chocs court-circuitant une mécanique qui aurait pu être beaucoup plus sage chez Belmondo par exemple. Plus proche d’un Ventura, le côté esthète en plus, Delon n’hésite pas à livrer un personnage plus enclin aux éclairs de violence, tout en respectant la mesure. Son dernier face à face avec Guiomar en établit un échantillon exemplaire. Pistolet semi-automatique en main, il tire sur son interlocuteur à bout portant et le menace d’aller plus avant, dans un bureau sombre et cossu. Le meilleur du polar hard boiled se situe en partie dans ces scènes, chose que l’on peut régulièrement apprécier avec Delon tout au cours de sa filmographie. L’acteur n’hésite d’ailleurs pas à rappeler quelques classiques instantanés du polar anglo-saxon, comme le mythique Get Carter, auquel sa posture et son fusil à double canon empruntent l’une des composantes l’espace d’une poignée de secondes. L’une des seize photographies d’exploitation diffusées à l’époque dans les salles de cinéma hexagonales présentait par ailleurs Delon, en position calme mais tendue, arborant tenue de chasseur (1) et fusil en main. Le message est très clair : dans cette dernière ligne droite du film, le personnage de Maréchal quitte ses costumes à chemises blanches, bleu ciel ou rose pâle, pour se vêtir des apparats du chasseur/militaire. Il traquera sa proie en dépit de tout, du bon sens comme des dangers qui le menacent, pour faire triompher un intime besoin de vengeance. Et le monde n’en sera pas changé. Définitivement pas.


Mort d’un pourri demeure l’un des meilleurs films noirs français des années 1970, et un classique du polar hexagonal de façon générale. Son scénario efficace et le plaisir procuré par chaque situation, au sein desquelles sourd un curieux mélange de dialogues amers et piquants, font de lui un très beau moment de cinéma populaire qui trouvera aisément son public. Les amateurs adoreront, les profanes aussi, pour peu qu’ils se laissent porter par un rythme dont la dynamique à vitesse variable privilégie avant toute chose une atmosphère unique en son genre, et dont le regard sur notre société politique n’a absolument pas vieilli. Mieux, le discours de Mort d’un pourri trouve encore davantage sa résonance dans un monde dominé par l’argent, le profit et les magouilles de toutes sortes. Un monde en noir, tellement plausible qu’il dépasse aisément le cadre de sa fiction pour imprimer notre propre réel. Mort d’un pourri n’est malheureusement, et tragiquement, qu’un portrait des véritables décideurs politiques de notre temps. Et son désenchantement permanent ne fait qu’en renforcer sa nature lucide et mélancolique.

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(1) Cette fameuse veste de chasse que le personnage de Xavier Maréchal porte dans la dernière partie du film est en réalité une veste militaire sur laquelle figurent les signes d'appartenance à un régiment, à un corps militaire précis. Il s'agit sans doute de la veste de régiment que le personnage doit avoir conservé depuis son retour de la guerre d'Algérie (les références au passé militaire de Maréchal sont régulières dans le film, quoique fort discrètes). Le fait de porter cette veste lance de fait littéralement le personnage dans une guerre personnelle, une guerre contre les "pourris". Mais sa démarche est davantage celle d'un aventurier à l'idéologie très personnelle (venger un ami) que celle d'un soldat engagé dans un conflit qui le dépasse. Ce changement de tenue n'est pas anodin dans Mort d'un pourri, et traduit la situation morale d'un personnage désormais plus violent à l'égard de ses antagonistes.

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Par Julien Léonard - le 11 mars 2015