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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Homme de l'Ouest

(Man of the West)

 

L'histoire

Link Jones (Gary Cooper) arrive dans la petite ville de Crosscut ; il semble assez mal à l'aise d'y croiser autant de monde et paraît cacher sa véritable identité. Le train qu'il attend pour se rendre à Fort Worth lui cause aussi quelques frayeurs car c'est la première fois qu'il utilise ce moyen de locomotion. Link vient en fait d'un lointain et petit village de l'Ouest ; la communauté dont il fait partie lui a confié la mission de leur ramener une institutrice en lui confiant une année de salaire par avance. Dans le train, Sam Beasley (Arthur O'Connell), joueur professionnel dont il vient de faire la connaissance, lui présente une chanteuse de saloon, Billie Ellis (Julie London), qui n'aspire qu'à changer de métier et serait ainsi prête à accepter ce nouvel emploi. Quoi qu'il en soit, il s'avère impossible de continuer ou de faire demi-tour puisque le train est attaqué par trois bandits et que Link, Billie et Sam, qui étaient descendus pendant la fusillade, n'ont pu remonter avant qu'il ne reparte. Les voilà à pied, tous plus ou moins blessés. Il suivent la voie ferrée avant de traverser des plaines verdoyantes, jusqu’à ce qu’ils rejoignent une cabane dont se rappelle très bien Link pour y avoir autrefois vécu. Ils se retrouvent nez à nez avec les trois pilleurs de train qui obéissent aux ordre du vieux Dock Tobin (Lee J. Cobb). C’est lui qui avait élevé Link et l’avait entraîné dans une vie de hors-la-loi. Fatigué de suivre cette mauvaise pente, Link avait fini par leur fausser compagnie pour aller s’établir plus à l’Ouest. Alors qu’il avait eu envie de le tuer lors de son départ précipité, Dock est désormais heureux de retrouver son "fils adoptif". Pour sauver sa vie et celle de ses compagnons, Link fait en effet croire à Dock qu’il se joint de nouveau à sa bande pour aller dévaliser la banque de Lassoo. Mais il suscite dans le même temps méfiance et jalousies. La tension et la violence ne vont plus cesser de s’accroître jusqu'à l'inévitable bain de sang...

Analyse et critique

Gary Cooper interprète ici le rôle d’un ancien bandit repenti qui va par hasard une nouvelle fois se trouver confronté à son passé, n'ayant d'autre choix que de provoquer un bain de sang pour retrouver la quiétude. Lee J. Cobb, c’est le père de substitution qui l’a très jeune conduit sur la mauvaise pente avant d'avoir été abandonné par ce "fils adoptif" qui ne voulait plus de cette vie de rapines et de meurtres ; une sorte d’infidélité dont il ne s’est jamais remis. Le jour de leurs retrouvailles va être le déclencheur d’un drame dont personne ne sortira indemne, le vieil homme se sentant trahi une seconde fois après avoir espéré le retour du fils prodigue pour se rendre compte au dernier moment que ce dernier faisait semblant de réintégrer la "famille" dans le seul but de se protéger, ainsi que les amis qu’il avait conduits dans cette galère, à savoir une chanteuse de saloon (Julie London) et un joueur roublard (Arthur O'connell). Voici une histoire pas très originale mais a priori riche en portraits psychologique et en tension ; avec son cruel et dangereux bouffon, une sorte de folie shakespearienne vient s’inviter au sein de l’intrigue qui, pour le héros, transforme ce hasardeux retour aux sources en une véritable descente aux enfers dans des décors westerniens. Tragédie, psychologie, ambiance de thriller et de film noir, cet Homme de l’Ouest semblait être pour le moins intrigant. D’autant qu’il commençait très bien et sur un tout autre ton avec, après un générique musical superbe et rappelant ceux écrits par les compositeurs Universal pour les meilleurs westerns d'Anthony Mann, une succession de légères séquences précédant l’attaque du train non dénuées d'humour et de charme ; on découvrait et apprenait à connaître un homme vieillissant, effrayé par la modernité et l’urbanisme. Gary Cooper était absolument parfait, jouant sur son statut et son âge, rendant toute cette première partie plutôt très attachante. Julie London l’était tout autant en fille de mauvaise vie cherchant à retrouver sa dignité. Comme dans l’étonnant The Tall T (L'Homme de l'Arizona) de Budd Boetticher, le changement de registre sera brutal mais hélas bien moins convaincant ; nous y reviendrons.

L'Homme de l'Ouest sera le dixième des onze westerns réalisés par Anthony Mann. Comme aucun autre, le cursus westernien du cinéaste a jusqu’ici tellement de fois côtoyé les sommets, de La Porte du Diable (Devil's Doorway) à La Charge des Tuniques bleues (The Last Frontier), en passant par le fabuleux quinté en collaboration avec James Stewart, que la vision du pourtant très bon The Tin Star (Du sang dans le désert) m'avait procuré une petite déception. Ce n'était rien comparé à celle ressentie devant ce classique, assez mal reçu à l'époque de sa sortie mais entretemps entré dans le panthéon des meilleurs films du genre. Parmi les communautés westernophiles, contrairement à certains titres célèbres autour desquels s'est établi un fort consensus positif, Man of the West reste très diversement apprécié. Il en va également toujours de même au sein des critiques et historiens du cinéma. Jean-Pierre Coursodon écrivait dans 50 ans de cinéma américain : " ...mais si l’on pouvait comprendre et excuser l’échec de God’s Little Acre, celui de Man of the West fut beaucoup plus inquiétant en ce qu’il remettait en question tout l’art de son auteur et sonnait le glas de tout un cinéma. Mann s’y laissait entraîner à un style affecté et presque décoratif par la fausse originalité du scénario..." D'un avis assez similaire, le spécialiste du genre Jean-Louis Rieupeyrout écrivait : " Tentative de réédition d’un schéma dramatique qui valut à Mann le succès avec les films de James Stewart mais qui perdit ici, sous les coups d’une violence très sollicitée dans les scènes pivots, jalons d’une progression dramatique trop schématique, la belle vigueur des prototypes. Le ton du thriller importé dans l’Ouest, son décalque appliqué sur le western, l’exploitation systématique des situations les plus spectaculaires, soutinrent une histoire que ses artifices écartèrent de la veine à laquelle nous avait habituée la manière d’Anthony Mann."

A l'opposé, des personnes tels que Jean-Luc Godard ou Jacques Lourcelles portèrent le film au pinacle. Si l'on peut trouver la critique du premier en bonus du DVD Carlotta (lue par Bruno Putzulu), dans son Dictionnaire du cinéma, le second ne tarissait pas non plus d'éloges à son égard : "Le testament d’Anthony Mann. C’est aussi l’un de ses plus beaux westerns et l’un des très grands films américains, témoignage de la gloire du cinéma hollywoodien dans les dernières heures de sa suprématie." Autant dire que rarement un grand classique du genre n'aura autant divisé. Je me range donc avec une grande tristesse dans le clan des non-convaincus et ne parlerait ici de ratage qu'à mon humble niveau. « J’ai voulu montrer comment un homme essayait de se débarrasser de l’emprise du mal. Un homme regarde son passé et se dit : "Il faut qu’à tout prix je détruise ce que j’ai été." Il s’enfuit, mais à chaque fois, une force le tire en arrière et chaque fois il est confronté avec son propre démon. Il sait ce qu’il a été avant. Peut-il résister ? Peut-il échapper à son passé ? » C'est un peu un thème similaire qu'illustrera quatre ans plus tard Sam Peckinpah dans son deuxième western, Coups de feu dans la Sierra (Ride the High Country). si Anthony Mann invente quasiment le western crépusculaire (même si déjà quatre ans plus tôt L'Homme de la plaine le faisait pressentir), ce sera Peckinpah qui lui donnera ses plus belles lettres de noblesse, réussissant dans ce pur chef-d’œuvre tout ce qu'avait auparavant loupé Mann dans L'Homme de l'Ouest. Le seul à blâmer dans ce ratage n'est autre qu'Anthony Mann lui-même : « Le script de Reginald Rose ne me plaisait guère : trop de coups de théâtre comme dans 12 hommes en colère. J’en ai arrondi les angles au maximum. Julie London semblait si absente, Gary si fatigué que je me suis dit : pourquoi ne pas accentuer l’aspect hiératique de l’ensemble ? » Si le dessein de Mann était de rendre son film hiératique, il y est parfaitement arrivé mais au détriment des spectateurs qui en firent donc les frais, ne pouvant à cette occasion à aucun moment retrouver ce qui avait fait le génie du cycle avec James Stewart, ce mélange de lyrisme élégiaque et de violence, de vitalité et de beauté, d'intelligence et d'efficacité ; ce "sentiment d'évidence" tout simplement !

On a l'impression en visionnant L'Homme de l'Ouest que le cinéaste, trop conscient de son intelligence et de sa proéminence sur le genre, a voulu prouver qu'un western pouvait être privé de tous ses atours "folkloriques" et tourner le dos au divertissement, en gros être adulte sans faire de compromissions au spectacle tout en restant aussi réjouissant. Certes il est bien de se renouveler et de tenter de nouvelles expériences ; et ce n'était d'ailleurs pas nécessairement une mauvaise idée puisque Budd Boetticher lui avait d'ailleurs déjà ouvert la brèche, ses deux derniers westerns allant également se décliner dans une direction similaire mais avec la réussite que l'on sait. Sauf qu'ici l'immense réalisateur semble oublier l'essence même du genre, nous proposant un exercice de style totalement desséché et privé de vie, aussi statique que factice, démonstratif que forcé ; en un mot comme en cent, pesant ! Alors oui, Mann est bien le principal responsable de ce fiasco puisque non seulement il se trouvait derrière la caméra sans avoir à faire de concessions aux producteurs mais aussi, comme il le dit lui-même, il a modifié le scénario à sa guise (peut-être pas la meilleure des choses qu'il ait faite) et enfin n'a pas su canaliser certains de ses comédiens, tels les parfois géniaux Arthur O’Connell et Lee J. Cobb qui s'avèrent tous deux ici totalement insupportables dans leur cabotinage. A la place de Cobb (de plus hideusement maquillé pour lui donner l'aspect d'un homme âgé alors qu’il était en réalité bien plus jeune que Gary Cooper), nous aurions parfaitement vu par exemple dans le rôle de Dock Tobin un Burl Ives, remarquable au même moment dans Les Grands Espaces (The Big Country) de William Wyler. Il est d'ailleurs très difficile d'éprouver de l'empathie pour qui que ce soit, pas même pour Link Jones : Gary Cooper a beau être impeccable et charismatique, il n'arrive pas à nous toucher, probablement à cause de l'écriture de son personnage qui possède pourtant de nombreux points communs avec ceux interprétés par James Stewart dans le fameux quinté.

Tout n’est cependant pas à jeter bien évidemment, à commencer par l’exceptionnelle science de l'espace et du cadrage d'Anthony Mann qui, une fois encore, manie le Cinémascope avec génie : il est quasiment impossible de ne pas être émerveillé par des plans tels que celui de l’arrivée du train en gare, les vues d’ensemble sur les plaines herbeuses ou ensuite les paysages plus désertiques, et encore la découverte de la ville-fantôme dans laquelle se déroulera un gunfight impressionnant et d'une rare sécheresse. Certains seconds rôles se révèlent vraiment très bons comme le toujours impeccable John Dehner, ou encore le méconnaissable Jack Lord dans la peau du vicieux psychopathe du gang ; j’ai beau regarder la série Hawaii police d’Etat depuis deux ans à raison d’environ un épisode par semaine, je n’avais pas fait le rapprochement entre l’inquiétant Coaley et le célébrissime détective Steve McGarrett. La photographie d’Ernest Haller est magnifique, et Leigh Harline soutient au début la comparaison avec Hans J. Salter ; malheureusement par la suite, autre faute de goût due au seul metteur en scène, sa musique sera envahissante et utilisée sans parcimonie, appuyant maladroitement les rares scènes mouvementées. Quand l'arrière-fond musical se fera absent, ce seront les séquences dialoguées qui se révèleront souvent pesantes et parfois pénibles à force de trop de sécheresse appuyée et de théâtralité. Tout cela pour en arriver à un constat assez simple : nulle gloire, nulle bravoure au bout du compte, pour qui que ce soit ; Anthony Mann invente le western nihiliste et semble vouloir annoncer l’inhumation d’un genre qu’il a pourtant contribué à porter à ses sommets. Pourquoi s'est-il senti la volonté de s'ériger en fossoyeur du genre ? Pourquoi lui, qui nous avait aussi souvent réjoui auparavant au travers de ses westerns justement ?

Une fois n'est pas coutume, pour conclure je me contenterais de citer Reznik (un forumeur de westernmovie, qui j'espère ne m'en voudra pas), qui écrivait cet extrait que j'aurais parfaitement repris pour mon compte et qui résume parfaitement mon ressenti à propos de cet âpre western au traitement assez original mais auquel je n’ai pas pu accrocher : "En fait le film se voudrait plus qu'un western et ça se voit. Comme si un simple western ne pouvait pas toucher à l'essentiel, avoir une portée humaine au-delà du divertissement. C'est totalement faux. Les autres westerns de Mann, par leur simplicité et leur efficacité dramatique, possèdent une force évocatrice indéniable qui les rend bien supérieurs à cet Homme de l'Ouest qui veut tout dire, tout montrer et en fait trop. On retrouvera cela dans La Chute de l'Empire romain, ce complexe de faire un simple "film d'aventures" et cette volonté d'atteindre une portée réflexive de manière forcée. Certains savent le faire, Mann pour moi ne maîtrise pas ce "passage". Quand il réfléchit, ça se sent (plus que ça ne se voit) trop. Il est meilleur quand il suggère et fait confiance au spectateur." Si je peux comprendre le statut de classique dont est auréolé le film, je n’y adhère pas du tout d’autant que l’histoire et les thématiques abordées n’ont rien de franchement originales. Ce western étant adulé par beaucoup d'autres, je vous laisse juges, n'ayant pas la prétention de détenir la vérité à propos de quoi que ce soit !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 3 octobre 2014