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Critique de film
Le film
Affiche du film

L'Homme de la plaine

(The Man from Laramie)

L'histoire

Nouveau Mexique vers 1870. Will Lockhart, ancien capitaine de garnison au Wyoming, arrive à Coronado pour livrer un chargement de cotonnades et autres marchandises à la négociante locale, Barbara Waggoman. Lockhart est en fait à la recherche des trafiquants d’armes qui, indirectement, ont causé la mort de son frère, jeune soldat tombé sous les balles des fusils à répétition détenus par les Apaches. Bien que située à la lisière du territoire Apache, Coronado reste étrangement épargnée par les raids des guerriers indiens. Lockhart ne tarde pas à constater que la ville tout entière est la propriété de l’oncle de Barbara, Alec Waggoman, véritable démiurge qui depuis 28 ans n’a eu de cesse d’étendre son ranch en absorbant les terres de ses rivaux. Seule son ancienne fiancée, la fière Kate Cannaday, lui a résisté durant toutes ces années. Aujourd’hui assagi, le vieil homme doit tempérer le caractère de chien fou de son propre fils Dave et assigne à cette tâche son ambitieux intendant Victor Hansbro, le fiancé de Barbara, à qui il promet en échange une part de l’héritage de son ranch. En dépit de sa bonne volonté, Vic peine à canaliser le tempérament explosif de Dave. Il ne peut intervenir à temps pour l’empêcher de commettre l’irréparable : s’en prendre sauvagement à Lockhart qui, sur les conseils de Barbara, était venu charger du sel sur les territoires du ranch pour ne pas repartir à vide vers Laramie. Celui-ci a désormais un compte de plus à régler dans la région avant de pouvoir se résoudre à la quitter...

Analyse et critique

« The man from Laramie... Though he was friendly to everyone he met, no one seemed to know a thing about him... He had a heir of mistery... He was not enclined to speak his mind... The man from Laramie... »

Le fier logo de la Columbia vient de disparaître dans un fondu au noir et déjà l’émotion nous étreint, tandis que monte le murmure de cœurs langoureux et que s’égrainent les premiers accords de cette ballade frémissante qui accompagne le générique. Nouveau fondu au noir et l’écran large du CinemaScope referme ses lettres de feu pour embrasser en plan fixe un panorama de rocaille et de poussière traversé longitudinalement, dans un chuintement de roues, par un convoi cahotant. Le chariot de tête s’immobilise lourdement, face à la caméra. A peine trois répliques lapidaires échangées par les convoyeurs, et une longue silhouette décharnée se glisse au pied de l’attelage. C’est James Stewart, bien sûr. Presque malgré lui, cadré de dos, voûté, il se résout à se frayer un chemin à travers l’étendue désertique, au gré des accords ténus et douloureux du score de George Duning, qui mixent leitmotivs funéraires de trompettes militaires et basses de tambours de guerre indiens. Léger travelling latéral s’immobilisant en plan moyen, le temps d’une dernière hésitation : les vestiges du charnier sont là, à portée de regard, sous leur manteau de cendre désolée. Nouvelle progression de dos, en plan fixe et très large ; un bras en amorce qui saisit solennellement un Stetson de soldat, et l’objectif capte en très légère contre-plongée le recueillement fugitif du frère aîné. Le regard éperdu se porte sur les sommets environnants, balayés subjectivement dans un lent panoramique circulaire qui finit par recadrer Stewart de trois-quarts dos, pour accompagner sa vaine inspection topologique en quête de quelque illusoire indice. Dernier gros plan pour mesurer le désarroi et le découragement...

Toute la maestria cinématographique d’Anthony Mann éclate dans cette séquence d’ouverture anthologique, peut-être l’une des plus belles de l’histoire du cinéma. A travers une appréhension absolument inouïe de l’espace, quelques plans rigoureux, découpés avec virtuosité, lui suffisent à transcrire l’accablement de son héros, à cerner ses motivations, en quelques mots, à mettre en place son intrigue sans recours à de fastidieuses scènes d’exposition. De fait, L’Homme de la plaine fait partie de cette poignée de westerns miraculeux devant lesquels, immédiatement, l’amateur du genre pressent presque par instinct qu’il a affaire à une œuvre exceptionnelle, l’un de ces films qui vous happent dès le générique pour ne plus relâcher son emprise durant toute la projection, et bien au-delà encore. Outre la quasi-totalité des westerns de Mann, The Man Without a Star de King Vidor fait partie de ces films d’exception, de même, bien sûr, que le mythique Rio Bravo. On pourrait dire sans craindre de caricaturer que quiconque n’a pas rendu les armes à la fin du périple ferroviaire de Dempsey Rae dans The Man Without a Star ou qui n’est pas immédiatement fasciné par la dimension iconique des personnages de Howard Hawks dans la scène d’ouverture du saloon n’a probablement aucune chance d’être un amateur de l’âge d’or du western. Point commun à tous ces titres : une présentation concise mais néanmoins précise des caractères et une dénégation absolue de l’emphase, qu’elle soit psychologique ou purement formelle.

Pas de méprise toutefois, cette dénégation n’est pas synonyme de schématisation. C’est la surcharge que Mann évite par dessus tout, mais il n’est pas pour rien considéré comme le plus probant rénovateur, sinon réformateur, du western de l’après-guerre. Cet honneur, il le doit notamment à sa richesse de trait dans la description des liens entre ses protagonistes ; et plus encore que les trois films écrits par Borden Chase (Winchester 73, Les Affameurs, Je suis un aventurier), ce cinquième opus du "cycle" James Stewart en atteste. Si la figure patriarcale d’Alec Waggoman (admirable Donald Crisp) est aussi touchante, c’est par son obstination presque pathétique à protéger contre vents et marées un fils pourri jusqu’à la moelle, subverti par l’aile excessivement protectrice d’une épouse défunte, qui conduira ce monstre d’orgueil à se mettre à nu devant celui qu’il appréhende comme étant son ennemi, Lockhart, au cours d’une scène d’une simplicité bouleversante (la confrontation de la prison). Si Vic Hansbro échappe au stéréotype du "méchant" habituel, c’est parce que ses méfaits sont la conséquence de l’aveuglement obtus d’Alec, qui se refuse à reconnaître chez lui les mérites d’une véritable dévotion filiale. Et si Will, petit à petit, s’affranchit de sa soif de vengeance, jusqu’à renoncer in extremis à abattre celui qu’il traquait sans relâche, il le doit sans doute à l’influence discrète de deux autres figures tutélaires, la sage et compatissante Kate Cannaday et le vieil éclaireur débonnaire Charley O’Leary. Peintre incomparable de l’amitié fraternelle, Mann trouve d’ailleurs dans la description des liens unissant Lockhart et le vieux métis l’occasion de se surpasser. Entre ces deux hommes entiers et solitaires, point de fausse pudeur, la complicité et l’estime ne se manifestent pas à mots couverts : « Je ne crois pas que nous ayons échangé dix mots durant notre voyage, M. Lockhart, mais je crois vous connaître, et j’aime ce que je connais de vous. »

La sentence du superbe lyric de Lester Lee et Ned Washington est d’ailleurs inexacte. Le héros de Mann n’est pas un homme secret, il n’a rien à cacher. Ou alors c’est qu’il ne s’est pas encore totalement accompli, qu’il ne s’est pas encore débarrassé du fardeau que représente son passé, tel le McLyntock de Bend of the River. Rien de tout cela chez Will Lockhart. S’il refuse de s’épancher sur la peine qui l’affecte, c’est, comme il le concède devant Kate, parce que cela lui est trop douloureux, et que pour exorciser cette peine, il préfère agir. Mais on lit en lui comme dans un livre ouvert. Tout homme timide qu’il soit devant une femme, rien ne lui est pourtant plus naturel que de lui signifier qu’il aime à rester l’admirer vaquer à ses occupations, et que quand bien même elle n’est pas aussi jolie que d’autres avec qui il a pu danser, elle présente à ses yeux quelque chose de plus, qu’un professionnel comme lui ne saurait transcrire par un terme autre que « beautiful. » Ce mélange de franchise et de maladresse, qui laisse poindre la vulnérabilité du héros, fait tout le prix des confrontations intimes et romantiques, si souvent empreintes de mièvrerie dans les westerns de ses contemporains, et ne trouve guère d’équivalent que chez John Ford. Un John Ford avec qui Mann partage aussi le même souci de véracité documentaire, que ce soit dans la description des lieux, des mœurs ou du maniement des armes.

Mann se démarque cependant du borgne le plus célèbre de la cité du cinéma par son refus du pittoresque et de toute trivialité ou truculence. Si Bend of the River ou The Far Country pouvaient à l’occasion témoigner d’une certaine recherche du picaresque, le script de Philip Yordan - le scénariste de Johnny Guitar - est quant à lui presque totalement dénué d’humour. Nulle solennité mais une tension accrue et constante : on peut penser que c’est à partir de ce film que certains critiques ont pu développer leur théorie de la recherche par Mann d’une transposition de l’univers shakespearien dans le cadre du western, recherche qui culminera trois ans plus tard avec le crépusculaire Man of the West. On ne s’étonnera pas que cette évolution de ton prenne place dans un environnement erratique, à mille lieues des cimes neigeuses, des sous-bois ombragés et des havres portuaires foisonnants qu’il affectionnait jusque-là, et que le CinemaScope - qu’il utilisait pour la première fois - géométrique de Mann (voir par exemple le retour de funérailles d’Alec, progressant au centre vers sa monture entre les rangs ordonnés de ses cow-boys répartis aux deux extrémités de l’écran) rend encore plus écrasant.

Précisons que l’amateur d’action à tout crin ne trouvera sans doute jamais son bonheur dans un western d’Anthony Mann. Dans L’Homme de la plaine comme dans tous les autres films du cycle, elle est dispensée avec une parcimonie calculée, sans doute parce que chez ce cinéaste même les bad guys n’ont rien de sombres brutes sanguinaires (exception faite ici de Dave). Néanmoins, tous ceux qui reprochent au western hollywoodien classique son manque d’authenticité en raison d’une idéalisation feutrée de la violence doivent se précipiter sur The Man from Laramie. Ils y constateront que quand la violence éclate, c’est avec une concision, une brutalité, une cruauté proprement hallucinantes mais jamais stylisées.

On a souvent parlé d’épures au sujet des westerns d’Anthony Mann, non sans exagération tant le foisonnement bouillonnant d’œuvres comme Les Affameurs ou Je suis un aventurier est éloigné de l’idée que l’on peut se faire d’une épure. Appliqué à L’Homme de la plaine, le terme retrouve tout son sens. Mais il est encore réducteur. Ici, Mann dépasse l’épure pour livrer une œuvre qui ressemble à s’y méprendre à l’image type du classique westernien absolu. Tous les éléments de la mise en scène, marqués du sceau de la perfection, convergent en ce sens, du Technicolor aux teintes ocres et presque monochromes de Charles Lang à la direction d’acteurs royale en passant par le score du trop méconnu George Duning, compositeur "maison" de la Columbia qui officia aussi sur le superbe 3:10 to Yuma de Delmer Daves, que l’on peut sans exagération aucune considérer comme l’une des plus belles musiques de western qu’il nous ait été donné d’entendre.

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La fiche IMDb du film

Par Otis B. Driftwood - le 21 janvier 2003