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Critique de film
Le film

La Porte du diable

(Devil's Doorway)

L'histoire

Lance Poole (Robert Taylor), Indien de la tribu des Shoshones, vient de passer trois ans au sein de l’armée de l’Union durant la Guerre de Sécession. Après avoir participé à trois grandes batailles et avoir reçu la médaille d’honneur du Congrès, auréolé de gloire, il retourne à Medecine-Bow dans le Wyoming, sa région natale. Là, vivent sur un territoire appartenant à son peuple ("Sweet Meadows") quelques Indiens de sa tribu (dont son père) qui ont parfaitement réussi dans l’élevage du bétail. Rempli des préceptes de liberté et d’égalité édictés par Abraham Lincoln pour lesquels il s’est battu, Lance croit dur comme fer pouvoir vivre en paix auprès des siens au sein de cette vallée paradisiaque tout en commerçant sereinement avec les hommes blancs, ses compagnons d’armes d’hier. Mais tous ses espoirs seront vite battus en brèche, son idéalisme va se heurter à la triste réalité ; en effet, il va se rendre compte dès son arrivée que le racisme est toujours aussi présent chez les colons et il sera rapidement confronté aux jalousies et mesquineries de ceux qui n’acceptent pas que des peaux rouges aient pu faire fortune, excitant ainsi les convoitises les plus viles. L’avocat Verne Coolan (Louis Calhern), qui déteste les Indiens, profite d’un nouveau texte de loi pour tenter de les exproprier légalement de leurs terres. Lance fait alors appel à une charmante avocate, Orrie Masters (Paula Raymond) ; malheureusement, elle lui apprend que désormais les Indiens ne peuvent plus faire valoir leurs droits ni réserver une concession. Elle organise néanmoins une pétition en faveur de Lance sous le charme duquel elle est tombée. Coolan, profitant de l’arrivée de bergers dans la région, envoie ces derniers ravitailler leurs bêtes sur le territoire indien dans le seul but de déclencher les hostilités. C’est ce qui se produit et ce n’est que le début d’un drame sanglant, d’une irrémédiable tragédie...

Analyse et critique

Comme quoi ! On a souvent tendance à critiquer la MGM pour sa tendance au lissage et à la mièvrerie, pour ses films prestigieux sans aspérités, ses films familiaux un peu gentillets, sa manière de faire en sorte d’aller toujours caresser le public dans le sens du poil. Bien évidemment qu’il y a un peu de vrai dans ces allégations, mais il ne faut surtout pas en faire une généralité. Dans les années 50, sous l’impulsion de Dore Schary entre autres, le major créée par Louis B. Mayer s’est lancée tête baissée dans la production de films à fortes connotations sociales ou politiques, n’hésitant pas à aborder des thèmes tabous pour aboutir à la production de films ambitieux, culottés et courageux. Richard Brooks est le meilleur exemple parmi les réalisateurs ayant, pour le studio, œuvré dans cette voie, et ce dès son premier film en cette année 1950 avec Cas de Conscience (Crises). La Porte du Diable, deuxième production de Nicholas Nayfack, fait partie de cette frange de films qui firent que le studio du lion put trouver ses lettres de noblesse ailleurs que dans les comédies musicales ou familiales, les films d’aventures et autres mélodrames à costume (sans évidemment porter de jugements sur ces derniers qui comptèrent aussi leurs lots de chefs-d’œuvre). Paradoxalement, il s’agit en plus de l'un des westerns les plus âpres réalisés jusqu’ici et pour encore un bon moment. L’histoire de ce premier western d’Anthony Mann (puisque, si distribué après Winchester 73 et The Furies, il fut tourné antérieurement) est vaguement inspirée par celle du chef Joseph de la tribu des Nez Percés.

« The Whites outnumber us, Father. The war is over. All the wars... even yours. The country is growing up. They gave me these stripes without testing my blood. I led a squad of white men. I slept in the same blankets with them, ate out of the same pan. I held their heads when they died. Whey should it be any different now ? » Ce discours est prononcé avec un idéalisme lyrique par Lance Poole de retour de la Guerre Civile à son père fatigué qui, de son côté, prédit au contraire la catastrophe ayant pu constater un racisme tout aussi présent qu’auparavant (le médecin ne voudra même pas se déplacer alors qu'il le sait mourant). Lance est revenu fringant de ce conflit ; il veut croire aux grands principes qui l’engendrèrent. Les soldats noirs américains ont dû tenir ces mêmes propos, ont dû croire avec la même utopie à l’égalité des chances et des droits de retour de la Seconde Guerre mondiale. On sait qu’il n’en était rien en 1950 et la force du film de Mann n’en est que plus accentuée, faisant écho à la situation un peu semblable dans laquelle vivait cette communauté noire encore ostracisée, sa difficulté à s’intégrer et à se faire respecter dans une société encore dominée par les Blancs. Dommage que l’immense succès de La Flèche brisée ait fait de l’ombre à ce western magnifique d’Anthony Mann qui fut loin de faire la même carrière que le beau film de Delmer Daves. Mais extrapolons un peu : ne serait-ce pas aussi le triomphe commercial du premier qui décida les pontes de la MGM à distribuer leur propre film pro-Indien que certains dirigeants avaient du trouver trop sombre, trop défaitiste, trop déprimant pour être mis tout de suite devant les yeux des spectateurs ? L'essentiel est que désormais les deux films soient aussi reconnus et célébrés l’un que l’autre par les historiens et critiques de cinéma. Car La Porte du Diable, peut-être moins cité, n’a cependant pas à rougir devant le quinté que le cinéaste tourna avec James Stewart ; il s’agit également une réussite exemplaire !

Sur le Territoire des Comanches (Comanche Territory), La Flèche brisée (Broken Arrow) et maintenant La Porte du Diable ; en à peine quelques semaines, Hollywood aura réveillé la mauvaise conscience des Américains quant au problème indien, au massacre des tribus et à la spoliation de leurs terres. Si le film de George Sherman pêchait par un peu trop de naïveté, si celui de Daves comportait une note d’espoir, le constat pessimiste implacable d’Anthony Mann possède une puissance d’évocation assez exceptionnelle. Ce troisième western pro-Indien de la même année s’avère le plus sec et le plus dur sans pour autant être exempt d’émotions, bien au contraire. C’est d'ailleurs après l’avoir vu en avant-première et avoir été impressionné par sa force que James Stewart aurait accepté le tournage de Winchester 73. Quant au réalisateur de déjà nombreux films noirs louangés, ce fut donc son premier western. « J'étais sous contrat à la Metro et venais de réaliser un premier film pour Nicholas Nayfack, Border Incident. Nicholas m'appela et me demanda : "Aimerais-tu faire un western, j'ai là un scénario qui me semble intéressant". En fait de scénario intéressant, c'était le meilleur script que j'ai jamais lu ! J'ai préparé le film avec la plus grande minutie, réclamant Robert Taylor, qui est un garçon extraordinaire, et John Alton, que j'avais fait venir d'Eagle Lion à la Metro » dira-t-il à Jean-Claude Missiaen lors d’un entretien de 1967 pour les Cahiers du Cinéma. Un scénario dont le premier jet avait été écrit par Leonard Spiegelgass et proposé à Jacques Tourneur qui l’avait refusé.

La grande force du scénario final est qu’il file tête baissée le long d’une ligne bien droite, sans détours ni digressions sentimentales ou autres ; une sorte d’épure qui va à l’essentiel sans jamais perdre son thème principal de vue, dont la tension dramatique monte d’un cran à chaque minute pour se terminer sur une note très noire mais attendue. La fatalité pesante chère au Film noir est bien présente dès le début et la mise en scène va aussi dans ce sens, qui rappelle par ses éclairages et ses cadrages parfois baroques le genre dans lequel Mann avait fait ses armes avec le talent qu’on lui connait. L’aridité de ce film progressiste n’empêche pas l’émotion d’affleurer car il est dans le même temps d’une belle sensibilité. Il faut avoir vu le père venu chercher son fils en ville à son retour de la guerre ; le regard attristé du shérif qui, pour faire respecter la loi aussi injuste soit-elle, doit se battre contre le fils de son ami d’enfance ; les envolées lyriques de Lance quant il parle de sa terre natale avec une voix remplie d’émotion (« It's hard to explain how an Indian feels about the earth. It's the pumping of our blood... the love we got to have. My father said the earth is our mother. I was raised in the valley and now I'm part of it. Like the mountains and the hills, the deer, the pine trees and the wind. Deep in my heart I know I belong. If we lose it now, we might as well all be dead »)... Mais il est une séquence encore plus déchirante, celle au cours de laquelle on aurait pu voir la romance entre l’Indien et l’avocate débuter ; alors que le premier baiser n’était pas loin d’arriver, Lance la repousse en lui disant qu’ils sont nés un siècle trop tôt, que leur couple aurait pu se constituer en d’autres temps mais plus maintenant. Puis il s’apprête à sortir se battre presque sans espoir de survie : le conflit contre le "posse" dirigé par l’avocat haineux est terminé mais il va falloir affronter désormais la cavalerie qu’Orrie a appelé à la rescousse. Mais que ce soit une expédition punitive ou les Tuniques bleues, le résultat sera le même pour les Indiens : ils ne pourront en aucun cas rester sur les terres de leurs ancêtres ; Lance estime donc que la venue des soldats est une sorte de trahison de la part de l'avocate et il n'en est que plus attristé.

Non seulement le film d’Anthony Mann prend fait et cause pour la nation indienne mais il se révèle aussi progressiste à un autre niveau, par le fait justement que le personnage de l’avocat des Shoshones soit une femme. Alors que sa mère la prévient que prendre pour client un Indien risque de lui faire perdre son "commerce", elle lui demande ce qu’elle pense qu’aurait fait son père à sa place ; sur quoi la mère avoue que sa décision aurait été similaire puis elle décide d’aider sa fille. Ce sont donc non pas une mais deux femmes qui prennent seules, bille en tête, la défense d’une cause quasiment perdue d’avance. Si la jeune femme finira par tomber amoureuse de l’Indien spolié, sa décision première aura été totalement indépendante d’une quelconque amourette. Malheureusement, elle ne pourra pas faire grand-chose face à la loi en place qui prive la nation indienne de tous droits et libertés. Cependant, Guy Trosper ne tombe pas dans le piège de faire s’affronter les bons Indiens contre les méchants Blancs, ce qui achève de faire de son scénario un modèle du genre, jamais manichéen, et qui ne nous propose jamais des personnages monolithiques mais au contraire quelque peu ambigus. En effet, on découvre un Lance Poole ambitieux, parfois arrogant du fait de sa réussite, quelquefois aveuglé par sa trop grande fierté ; il aurait préféré que le troupeau de moutons meure plutôt que de le voir se ravitailler à son point d’eau. N’ayant écouté que d’une oreille les conseils de prudence prodigués par Orrie, il est au moins en petite partie responsable du drame sanglant qui a lieu. Du coté des Blancs il en va de même ; si James Millican et Louis Calhern interprètent d’infects salopards, les bergers "par qui le scandale arrive" sont bien plus des marionnettes que les réels instigateurs du conflit. Le shérif superbement interprété par Edgar Buchanan se pose un sacré problème de conscience : doit-il faire appliquer la loi discriminatoire telle qu’elle est écrite ou bien prendre la défense de celui dont il estime qu’il a entièrement raison, qui plus est l'un de ses plus grand amis ? Bref, nous avons à faire à des protagonistes très riches et très humains, loin de tous stéréotypes.

Qui sont-ils pour incarner ces personnages ? Tout d’abord, à tout seigneur tout honneur, un acteur souvent critiqué plus pour ses positions politiques que pour son immense talent d’acteur, le beau Robert Taylor qui aura finalement eu une filmographie assez exceptionnelle. Certains regretteront le fait d’avoir choisi un acteur américain pour interpréter un Indien, mais à l’époque on ne pouvait guère faire autrement ; c’était quasiment une obligation. Jeff Chandler, Charles Bronson, Anthony Quinn, Burt Lancaster, Rock Hudson, Paul Newman, Debra Paget, Anne Bancroft, etc., nombreuses sont les stars qui ont personnifié des Indiens et d’ailleurs avec un immense talent. Robert Taylor n’a pas à rougir de la comparaison ; il se révèle parfaitement convaincant malgré son maquillage parfois un peu voyant et ses yeux bleus qui brillent plus que de coutume au milieu de ce visage artificiellement foncé. En tout cas, le comédien possédait une véritable sensibilité et il semble ici très concerné par son personnage, symbole de la volonté d’intégration des Indiens dans la société, à la fois noble et complexe ; l'acteur fait montre d’une grande sobriété dans son jeu. La charmante Paula Raymond, déjà au générique la même année de Cas de Conscience de Richard Brooks, nous fait regretter que sa carrière se soit cantonnée presque exclusivement par la suite à la télévision. Louis Calhern (excellent la même année dans Quand la ville dortThe Asphalt Jungle de John Huston) campe un salopard pur et dur alors que son homme de main possède la gueule de James Millican, qui se spécialisait depuis quelques temps dans ce type de personnages patibulaires. Sa bagarre à poings nus dans le saloon face à Robert Taylor est d’une violence assez étonnante, photographiée et cadrée à la manière d’un film noir avec force contrastes, ombres et cadrages inquiétants !

Car dans la carrière d’Anthony Mann, La Porte du Diable opère la parfaite jonction entres ses premiers films noirs et ses futurs westerns. De ses premiers, il garde une atmosphère oppressante, un noir et blanc hyper contrasté et des cadrages en droite lignée du genre comme ces gros plans en bordure du cadre avec derrière une profondeur de champ vertigineuse (voir par exemple le plan final avec le soldat de dos regardant au loin La Porte du Diable désormais tombé entre les mains des Blancs). Dans le même temps, le réalisateur appréhende directement et avec génie la topographie westernienne, celle des grands espaces, des aspérités du terrain ; il filme comme personne des séquences d'attaque et donne presque aux paysages une vie à part entière. Moins lyrique et poétique que Delmer Daves mais tout aussi doué pour nous rendre la nature belle et sauvage (ici les régions d’Aspen et Grand Junction dans le Colorado). Et puis la sécheresse, la dureté et la violence des affrontement - que ce soit lors de l’impressionnante bagarre à poings nus, de l’attaque du troupeau de moutons à la dynamite ou lors du conflit armé final - est typique du cinéaste. Rarement nous avions encore ressenti à ce point la brutalité des combats, si ce n’est sous la caméra de William Wellman. Sans esbroufe (même s’il reste un certain baroquisme dans les cadrages) mais surtout avec une efficacité et une vigueur qui ne lui font jamais défaut, Anthony Mann fait avancer son film avec une grande rigueur sans jamais sacrifier à quelconque cliché, tenant éloigné de son thème principal toute romance, tout humour malvenu, toute utilisation intempestive de la musique - celle de Daniele Amfitheatrof étant disséminée avec une intelligente parcimonie.

Si dans Winchester 73, Mann utilisait une impressionnante iconographie westernienne, si avec The Furies il conviait Shakespeare et les tragédiens grecs au milieu des plaines de l’Ouest, le maître mot de son western pro-Indien est la simplicité et c’est d’ailleurs ce qui fait sa grande force. Le film suit une ligne droite sans jamais bifurquer avec des personnages richement dessinés et une montée dramatique d’une redoutable efficacité. Avec une grande lucidité et non moins d’amertume et de tristesse, Anthony Mann nous donne à constater le lent anéantissement de l’indésirable nation indienne bafouée par ceux-là même qui déclenchèrent une guerre pour de sains et nobles principes. Ce western dénonciateur de l’énorme injustice qui a pesé sur tout un peuple n'a rien perdu son l'impact. La force du récit linéaire, la puissance de la mise en scène, la noblesse des sentiments, la qualité de l’interprétation finissent de faire de ce Devil’s Doorway non moins qu’un des chefs-d’œuvre du genre !

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Par Erick Maurel - le 2 juillet 2012