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Critique de film
Le film

Dune

Analyse et critique

« C'est à l'heure du commencement qu'il faut tout particulièrement veiller à ce que les équilibres soient précis. »
Extrait du Manuel de Muad'Dib par la Princesse Irulan.

Des spectateurs aux lecteurs, en passant par le réalisateur lui-même, il est une opinion assez largement partagée : l'adaptation à l'écran du roman-fleuve de Frank Herbert est une œuvre d'inspiration au mieux inégale, parfois fulgurante, souvent maladroite. À tel point que le film est non seulement renié par son réalisateur, mais régulièrement éludé par les commentateurs de sa filmographie. Ces derniers refusent en général de considérer Dune autrement que comme une commande impersonnelle qui ne mérite que la pudeur de l'oubli. Nous avons voulu aborder ici avec honnêteté les qualités et les défauts d'un film auquel - malgré tout - nous sommes personnellement attachés.

Précisons qu'avant d'être spectateurs, nous avons été lecteurs. La connaissance de l'œuvre de Herbert est devenue un élément déterminant dans notre appréciation du film. Le Cycle de Dune demeure pour nous une inoubliable expérience de lecture que son adaptation filmique nous permet de revivre. Quand bien même nous souscririons au principe qu'une adaptation doit avoir une valeur en soi, décontextualisée, nous reconnaissons volontiers que le plaisir pris devant ce film précis repose sur la connaissance préalable de l'histoire et des personnages. Ceci nous rend en effet capable de combler les lacunes du scénario, d'en relativiser les trahisons. Nous en venons alors à considérer Dune, le film, comme l'illustration d'un monument de la littérature, avec tout ce que cela comporte de simplification. Et nous nous réjouissons simplement de voir s'animer sous nos yeux les Duncan Idaho, Gurney Halleck, Feyd-Rautha ou Révérende Mère, et de les entendre prononcer les étranges et familières inventions lexicales de Herbert.

PRÉLUDE

Le film Dune est une pure oeuvre de commande. C'est un fait. La décision d'en confier la réalisation à David Lynch revient à Raffaella De Laurentiis. La fille du célèbre mogul Dino De Laurentiis faisait alors ses débuts dans la profession. Elephant Man l'avait émerveillée et convaincue que le jeune cinéaste serait l'homme de la situation. Produit par Mel Brooks en 1980, ce second long métrage de Lynch avait été un grand succès tant public que critique, et fit entrer son réalisateur dans la cour des grands, lui qui venait à peine de quitter le circuit underground. Il voit alors, ravi, les propositions affluer : « Je ne sais pas ce qui serait arrivé si j'avais continué à faire des films comme Eraserhead. Je ne sais pas si j'aurais pu continuer à faire du cinéma, tout simplement. » Un projet de collaboration est d'abord envisagé avec American Zoetrope, qui échoue suite aux difficultés financières rencontrées par le studio de Coppola. C'est ensuite George Lucas qui le sollicite pour réaliser Return of the Jedi. Lynch refuse, conscient qu'il aurait une marge de manœuvre bien réduite pour clore une telle saga. Suite à la proposition de De Laurentiis, il découvre le roman de Herbert et s'enthousiasme immédiatement. Un contrat est signé, assurant à Lynch la production de projets plus personnels : Blue Velvet ainsi que le fameux Ronnie Rocket (ce dernier étant un peu l'Arlésienne du réalisateur). Le budget est établi à 45 millions de dollars et la distribution confiée à Universal. Lynch a alors 36 ans. Une telle confiance de la part des commanditaires peut s'expliquer par le fait que ce projet d'adaptation cinématographique de Dune s'éternisait depuis de nombreuses années.

Dès 1971, soit six ans après sa parution, le producteur américain Arthur P. Jacobs prend une option sur le roman de Herbert. Il prévoit d'en confier la mise en scène à David Lean. À juste titre, il estime que le caractère romanesque et épique du livre, le destin de Paul Atréides, et bien sûr la présence écrasante du désert, pourraient convenir à l'homme à qui l'on doit Lawrence of Arabia. De plus, de nombreux autres éléments apparaissent parfaitement en phase avec certaines préoccupations contemporaines (écologie, drogue, spiritualité, anti-impérialisme). Déjà bien mobilisé sur la franchise Planet of the Apes, Jacobs décède malheureusement deux ans plus tard. Alejandro Jodorowsky entre alors en scène et convainc le producteur français Michel Seydoux d'acquérir les droits désormais disponibles. Habité par une vision du livre toute personnelle, le cinéaste chilien, qui vient d'achever le tournage de The Holy Mountain, envisage de réunir un casting composé de Mick Jagger (Paul), Orson Welles (Baron Harkonnen), Gloria Swanson (Révérende Mère Mohiam), Salvador Dali (Empereur Shaddam IV), David Carradine ou encore Alain Delon, et de confier l'illustration sonore de chaque planète à des artistes différents : Pink Floyd pour Arrakis, Magma pour Giedi Prime, Mike Oldfield pour Caladan. Il rencontre également le spécialiste des effets spéciaux Douglas Trumbull (2001 : A Space Odyssey, Silent Running). Suite à une mésentente, il engage finalement à sa place le jeune Dan O'Bannon, remarqué pour sa polyvalence sur Dark Star, le premier long métrage de John Carpenter. Jodorowsky installe son bureau à Paris et s'entoure d'artistes conceptuels tels que le dessinateur de bande dessinée Mœbius (Jean Giraud) pour les costumes, l'illustrateur anglais Chris Foss pour le design des véhicules, ainsi que le peintre suisse H.R. Giger qui donne libre cours à ses obsessions pour concevoir les décors. Le brainstorming s'étalera sur deux ans pour aboutir à un scénario intégralement storyboardé par Mœbius. Le coût du projet s'annonce pharaonique. Jodorowsky prévoit de tourner en 70mm pour une durée fleuve d'une dizaine d'heures et l'on devine que la fidélité au roman n'est pas sa priorité : « Je ne voulais pas respecter le roman, je voulais le recréer. Pour moi Dune n'appartenait pas à Herbert ainsi que Don Quichotte n'appartenait pas à Cervantès, ni Œdipe à Eschyle. » Partenaires incontournables, les studios hollywoodiens sont cependant sollicités en vain. Jodorowsky et Seydoux sont consternés par les exigences de Dali souhaitant être payé 100 000 dollars de l'heure pour interpréter un Empereur Padishah déféquant sur son trône. Les droits finissent par leur échapper. « Le projet fut saboté à Hollywood. Il était français et non américain. Son message n'était pas "assez Hollywood". Il y a eu des intrigues, du pillage. Le storyboard a circulé parmi tous les grands studios. Plus tard, l'aspect visuel de Star Wars ressemblait étrangement à notre style. Pour faire Alien, on a appelé Mœbius, Foss, Giger, O'Bannon, etc. Le projet a signalé aux Américains la possibilité de réaliser des films de science-fiction à grand spectacle et hors de la rigueur scientifique de 2001 : L'odyssée de l'espace », notera justement Jodorowsky dans le numéro spécial que la revue Métal hurlant consacrera à son projet avorté au moment de la sortie du film de David Lynch (n°107, janvier 1985, « Dune, le film que vous ne verrez jamais »).

En 1978, c'est donc Dino De Laurentiis qui se porte à son tour acquéreur des droits et confie directement à l'auteur le soin d'en rédiger l'adaptation. Herbert échouera cependant à condenser son œuvre, et son scénario est jugé inexploitable. Le projet passe entre les mains de Ridley Scott, qui avait précisément été le premier à bénéficier pour Alien des talents débauchés par Jodorowsky. Le réalisateur va s'épuiser dans un laborieux travail d'écriture, secondé par Rudolph Wurlitzer (Two-Lane Blacktop, Pat Garrett & Billy the Kid). Le budget estimé à 50 millions de dollars décourage la production, le film est une nouvelle fois abandonné et Scott s'engage sur Blade Runner. En 1981, détenteur malheureux, De Laurentiis reconduit tout de même ses droits et répond favorablement à la suggestion de sa fille d'engager Lynch. Après s'être cassé les dents sur des noms prestigieux, confier une pareille entreprise à un jeune artiste passionné ne lui pose désormais plus de problème. La bizarrerie de ses films pourrait trouver un débouché intéressant dans une univers de science-fiction. De Laurentiis se vantera par la suite de son flair : « Quand j'ai fait La Strada avec Fellini, les critiques italiens ont dit : "Bof, Fellini". Mais la critique française a dit que c'était un des plus grands films jamais faits. Pour David Lynch, c'était pareil. D'abord il avait fait un petit film à la con (Eraserhead), puis il a fait un vrai film (Elephant Man). Je l'ai choisi pour Dune. J'ai encore inventé un nouveau metteur en scène. »

FONDATION

À cette date, la nouvelle norme en matière de cinéma SF c'est évidemment Star Wars. Ne puisant pas à la même source pulp, Dune sera comparativement beaucoup plus adulte. Herbert a composé une tragédie politique et familiale, teintée de mysticisme et d'écologie, inventant un monde où les ordinateurs ont été bannis. Contrairement au courant hard science, son roman refuse la fascination technologique. Aussi, une adaptation cinématographique ne peut se contenter de tout miser sur les effets spéciaux. L'intrigue et les personnages doivent primer. Lynch s'attelle au scénario, entouré d'Eric Bergren et Christopher De Vore, ses co-scénaristes d'Elephant man. Mais les premières versions le laissent insatisfait et il décide de s'acquitter seul de cette tâche écrasante qui lui prendra un an et demi. Durant cette longue gestation, il trouvera tout de même le temps de travailler à l'adaptation du Dragon rouge de Thomas Harris, produit par De Laurentiis et qui sera finalement tourné par Michael Mann (Manhunter, 1986).

Après avoir envisagé une trilogie, on s'accorde sur l'idée d'un diptyque, avec un premier film relatant les événements du roman Dune, tandis que le second condenserait l'intrigue des tomes suivants parus à ce jour (Le Messie de Dune, Les Enfants de Dune, L'Empereur-Dieu de Dune). La saga de Herbert est un best-seller et Lynch sait qu'il est attendu au tournant. Le livre s'ouvrait sur l'arrivée sur Caladan de la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam pour faire passer à Paul l'épreuve du gom jabbar. En reportant cette scène à plus tard et en choisissant de créer de toutes pièces une entrevue entre un navigateur de la Guilde et l'Empereur Shaddam IV, Lynch parvient à se dépêtrer plutôt habilement du problème des scènes d'exposition. Quand bien même le spectateur doit faire preuve d'une attention soutenue, les enjeux nécessaires à la compréhension du récit nous y sont donnés sans trop de lourdeur, complétant les indications plus didactiques données par la Princesse Irulan dans la séquence pré-générique. Les jeux d'alliance et de traîtrise au sein du Landsraad entre l'Empereur, la Guilde des navigateurs, le Bene Gesserit, les Atréides et les Harkonnens pour la domination de l'épice sont bien là, de même que toute la dimension mystique de l'œuvre d'origine. Le spectateur va ensuite pouvoir s'identifier au jeune Paul Atréides qui se renseigne dans sa première scène sur les différentes planètes de l'Imperium. On sera alors invités à ressentir l'attachement et la fidélité des personnages qui composent son entourage, ainsi que le respect que leur doivent leurs compétences : Thufir Hawat et son sens du devoir, Gurney Halleck et sa noblesse guerrière, le Dr Yueh déchiré par un odieux chantage. Quant à Duncan Idaho, son personnage si emblématique chez Herbert est bien rapidement évacué. Mais son accolade avec Paul charrie d'autant plus de chaleur que le spectateur-lecteur connaît son destin.

Évidemment, la richesse et la profondeur du roman se voient inévitablement simplifiées. Néanmoins la lecture proposée par Lynch témoigne de sa compréhension, sa sensibilité et ses efforts pour être le plus fidèle à l'œuvre et le plus inspiré sur l'écran. La vision du navigateur de la Guilde nageant dans sa cuve de gaz orangé au début du film est directement tirée des descriptions que Herbert donne de ces créatures dans Le Messie de Dune. De même, le lien de parenté entre Dame Jessica et le Baron Harkonnen n'est jamais mentionné mais les spectateurs avisés remarqueront que les cheveux de Jessica et d'Alia sont du même roux que ceux des Harkonnens. Bien que présents, d'autres aspects du roman tout de même essentiels nous semblent cependant trop vite expédiés. En particulier l'importance de la Discipline de l'eau, les notations écologiques ainsi que le Krys, ce couteau sacré des Fremens monté à partir d'une dent de Shaï-Hulud, le ver des sables. Le Comte Fenring disparaît, et il ne sera pas fait non plus mention de la Missionaria protectiva et de la Panoplia propheticus, cette implantation de superstitions destinée à protéger les sœurs du Bene Gesserit lorsqu'elles échouent sur des planètes reculées. L'idée d'une foi manipulée disparaît et l'espérance messianique qui anime le peuple Fremen perd sa dimension préfabriquée. On peut légitimement le regretter, mais il faut là encore accepter qu'une adaptation cinématographique ne puisse que toucher du bout des doigts la complexité d'une œuvre telle que celle de Frank Herbert.

En sus des raccourcis et omissions, Lynch s'autorise d'intéressants ajouts et modifications qui expriment une volonté de s'accaparer la commande. L'une des inventions les plus spectaculaires est sans doute celle des modules étranges, sortes de rayons laser qui fonctionnent avec la voix. Ce concept donnera lieu à une idée belle et poétique, lorsque Paul entraîne ses troupes et découvre que la prononciation de son nom est redoutablement dévastatrice : « Mon nom est un mot qui tue. » Plus tard, lors de son duel contre Feyd-Rautha, il ouvrira les entrailles de son ennemi par un simple cri, preuve de son accomplissement dans cet art. Dans la scène qui le voit goûter l'Eau de vie, Paul est assisté de sa concubine Chani et de sa Garde de Fedaykins, alors que dans le roman il buvait le breuvage empoisonné seul et à l'insu de tous. Lors de sa transe, subie en plein désert, des vers des sables viennent se dresser autour de lui, tel un cercle protecteur qui l'assimilerait à la planète. Cette scène semble faire écho à la mémorable transformation de Leto II et à son face-à-face avec les vers dans le roman Les Enfants de Dune. Lynch nous montre ensuite Paul pleurant des larmes de sang, et loin de là sa mère, sa sœur ainsi que la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam soudain prises de saignements du nez. Une façon visuellement efficace de signifier la conscience collective qui relie tous ces personnages, leur capacité à maîtriser leur corps mise en déroute par l'accession de Paul au pouvoir du Kwisatz Haderach. Enfin, le final avec la pluie qui tombe réalise un miracle absent du roman. Si la victoire de Paul et sa reconquête du trône d'Arrakis entraîneront effectivement des bouleversements climatiques, en particulier la réduction progressive du désert, chez Herbert cette transformation de la planète s'étale sur une vingtaine d'années, sans jamais aller jusqu'à faire tomber la pluie. Lynch synthétise cette évolution et confirme ainsi la stature divine de son héros en faisant coïncider sa victoire avec un prodige. Il surenchérit sur cette vision en faisant se dérouler son générique de fin sur des images de vagues toutes-puissantes.

L'ÉVEIL D'ARRAKIS

« Mes films sont très différents, mais il doit y avoir un rapport entre mes deux précédents et Dune, un mélange de qualités oniriques et abstraites et une composante technico-industrielle », reconnaissait à l'époque le réalisateur. Son script n'est pas avare en "bizarreries lynchiennes", ces détails et visions imprévisibles et inquiétants qui enrichissent le terreau de ses films. On pourrait citer les costumes tendance cuir et vapeur des représentants de la Guilde et des Sardaukars qui d'entrée de jeu donnent le ton, mais aussi l'étrange antidote à base de chat à traire destiné à Thufir Hawat, ou la présence de nains lors d'une scène où un bovidé bandé est dépecé les quatre fers en l'air. Tous les films de Lynch possèdent une dimension sado-masochiste. Quand le réalisateur décide de faire mal, il va jusqu'au bout, créant des images marquantes (la main de Paul qui se consume lors de l'épreuve de la boîte). Figure déjà ignoble dans le roman, machiavélique et perverse, le Baron Harkonnen crée dès sa première apparition une ambiance trouble et malsaine, annonçant les grands ogres lynchiens à venir, natures humaines excessives qui effraient et fascinent à la fois (Frank Booth dans Blue Velvet, Marietta ou Bobby Peru dans Wild at Heart). Dans ce rôle, Kenneth McMillan est assurément impressionnant, qui compose un méchant inoubliable bien au-delà des attentes du lecteur. On le voit en train de faire traiter ses affreux pustules, puis s'asperger d'un liquide visqueux indéterminé avant de massacrer gratuitement un jeune éphèbe qui venait déposer des fleurs en plastique. Tout ce qui touche aux Harkonnens est d'ailleurs d'une sauvagerie sans complexe, faite de chair et de sang, signes d'un impérialisme décadent. Ainsi Rabban la bête, toujours en train de bâfrer.

Voilà pour l'aspect cauchemar. Pour le rêve, la représentation des visions de Paul à base de flashes d'images surréalistes et de surimpressions vaporeuses est comparable à celles qu'on trouve dans Eraserhead, Blue Velvet, Twin Peaks Fire Walk With Me ou Lost Highway. Dune s'ouvre sur un plan du cosmos, d'où surgit le visage de la Princesse Irulan, s'adressant directement par le regard et la voix au spectateur. Cette ouverture déstabilisante évoque celles aux motifs semblables d'Elephant man et d'Eraserhead. On peut y voir une manière à la fois naïve et parfaitement intelligible pour le réalisateur de faire basculer ses spectateurs dans un univers autre, avec des procédés proches de l'hypnose, parfaitement pertinents dans ce cas précis.


« Lorsque vous dormez, vous ne contrôlez pas votre rêve. J'aime me plonger dans un monde onirique, mais fabriqué par moi, un monde que j'ai choisi et sur lequel j'ai tout contrôle », dit encore Lynch. Paul Atréides semble traverser toutes les épreuves qui menacent son existence comme un dormeur au fil de son rêve. Il est tiré de son sommeil par la Révérende mère venue tester son humanité au début du film. Puis son père encourage le dormeur qu'il est à se réveiller (« The sleeper must awaken »). Le parcours de Paul s'apparente en effet à une lente et continue opération pour sortir du rêve et l'amener enfin à la totale conscience de lui-même, qui, dans son cas, sera également une omniscience universelle, atteinte par son contact avec le mélange. Telles des bouffées d'oxygène, les senteurs d'épice font surgir dans son esprit de mystérieuses images - le visage de Chani, une goutte d'eau, la seconde lune, la mort de Leto - comme autant de pièces d'un puzzle en attente d'être ordonné. La scène où il reçoit l'illumination dans le désert, lorsqu'il y est abandonné avec sa mère par les Harkonnens, est à ce titre essentielle. Il fait un rêve éveillé, parsemé d'étranges visions qui sont en fait l'expression de sa prescience qu'il ne maîtrise pas encore, et soudain se tourne vers Dame Jessica en lui annonçant qu'il sait qu'elle est enceinte. Se révélant comme l'élu, le Kwizatz Haderach, il aura désormais l'impression de marcher dans les pas d'un destin vécu mille fois. Le spectateur lui-même est amené à partager ces trips sensoriels et à plonger dans la contemplation fascinée des images du film et de certains décors, jusqu'à l'éveil final lors de la transe de l'épice, qui fera alors basculer le récit dans la charge guerrière. Ce seul aspect suffit à démontrer que Dune est loin d'être un titre à part, qui n'entretiendrait aucun rapport avec le reste de l'œuvre lynchienne, profondément marquée du sceau du rêve. Ici, la logique est plus sensible mais elle émerge bien de visions oniriques.

LES ENFANTS DE DUNE

Pour répondre à l'ambition et à sa conception du projet, Lynch est parvenu à réunir autour de lui un casting aussi classieux qu'hétéroclite, avec des acteurs de nationalités variées. José Ferrer, rescapé du Lawrence of Arabia de Lean, est couronné Empereur Padishah. Jürgen Prochnow, remarqué grâce à Das Boot qui lui a ouvert - ainsi qu'à son réalisateur Wolfgang Petersen - les portes de Hollywood, est promu Duc. Patrick Stewart, futurs Capitaine Picard et Professeur Xavier, endosse l'uniforme de Gurney Halleck. L'impeccable Max von Sydow apporte beaucoup de subtilité au Dr Kynes, l'écologiste impérial. Sean Young, tout juste évadée de Blade Runner, incarne la belle Chani. On notera également l'apparition de Silvana Mangano dans le rôle de la Révérende mère des Fremens, rescapée de justesse de la salle de montage. À peine plus présent, Sting dégage quant à lui un puissant charisme, d'autant plus chargé en érotisme qu'il nous est souvent montré du point de vue concupiscent du Baron. Le chanteur avait déjà tourné, notamment dans le très beau Quadrophenia (Franc Roddam, 1979). Sa participation à Dune coïncide avec son accession la même année au statut de rock star, quittant Police pour démarrer la carrière solo que l'on sait. Ce n'est pas pour autant un choix de circonstance, Lynch le voulait expressément pour ce rôle. Âgé de 24 ans, Kyle MacLachlan fait ici ses débuts à l'écran, devenant pour quelques films encore l'alter ego de son réalisateur. Même s'il est plus vieux que ce que demande le rôle (dans le roman, Paul a 15 ans), son visage incarne parfaitement ce mélange d'enfance encore modelable et de détermination souveraine qui caractérise le personnage. Telles des figures tutélaires, la distribution est complété par Freddie Jones, qui jouait l'atroce forain d'Elephant Man, et Jack Nance, l'inoubliable protagoniste d'Eraserhead, ici en Harkonnen muet dont on ne saisit jamais vraiment l'utilité. Il porte le nom de Nefud, qui dans le roman est un caporal promu capitaine, drogué à la semuta. Enfin, de nouvelles têtes font leur entrée dans le cinéma de Lynch : Brad Dourif dans le rôle du mentat Piter De Vries, Dean Stockwell en Docteur Yueh, et Everett McGill pour Stilgar le brave. On recroisera les deux premiers dès Blue Velvet, et le troisième dans Twin Peaks et The Straight Story.

Assumant la dimension science-fictionnelle de son film, Lynch va jouer sur l'insolite en imposant à ses acteurs un jeu très légèrement décalé. La civilisation décrite dans Dune est en effet déjà bien éloignée de la nôtre. Le rapport à soi et aux autres détermine un port et une diction marqués par les usages, ce qui se traduit par une économie de mouvements et des déclamations sentencieuses. L'emploi assez fréquent de la voix off crée une curieuse atmosphère qui s'efforce de rendre familier ce monde où l'on peut pénétrer les pensées des autres, capacité que possèdent ceux qui ont suivi l'enseignement Bene Gesserit. Ce procédé risqué, jugé à tort comme une facilité, vient en réalité charger d'un poids singulier les répliques des différents personnages et leur réception dans l'esprit de leur interlocuteur. Il est en effet aussi cinématographique que littéraire. Et les chuchotements qui parcourent régulièrement la bande sonore complètent l'envoûtement et la séduction opérés par le film.

ASPECTS DE L'IMPERIUM

Dune, ayant l'ambition d'être un nouveau jalon du space opera, se devait d'être spectaculaire et de mériter son accroche publicitaire : « Un monde au-delà du rêve, un film au-delà de votre imagination. » Le chef décorateur Anthony Masters (2001 : A Space Odyssey) parvient à inventer une architecture qui ne renvoie à rien de connu, mais qui demeure cohérente, telle une nouvelle Renaissance : mélange d'art médiéval européen et oriental, entre archaïsme et raffinement. Tout aussi originaux par leur design, les divers véhicules volants manquent cependant de crédibilité et surtout de cinégénie. On pourra notamment regretter que les ailes des ornithoptères soient fixes mais ce serait trop s'attacher à la lettre du roman. Les chenilles chargées d'extraire l'épice sont par contre tout à fait réussies. Artiste peintre américain renommé, c'est Mentor Huebner qui assume le poste de concepteur-illustrateur. Huebner possède un palmarès impressionnant à Hollywood puisqu'il a notamment collaboré aux visuels de films tels que Forbidden Planet, Ben-Hur, The Longest Day ou encore Blade Runner. Bob Ringwood, dont le travail sur les costumes d'Excalibur avait été très remarqué, conçoit des distilles assez convaincants, bien qu'il y manque la cape emblématique de la silhouette des Fremens dans le roman. Ces différents choix composent un univers de pure science-fiction - c'est-à-dire dépaysant - qui soit également crédible et évite de faire trop vieillir le film.


Tout aussi fondamental dans la réussite du projet, le département des effets spéciaux doit parfaire l'illusion et permettre à ce monde de s'animer à l'écran. On trouvera au poste des effets optiques Barry Nolan (Star Wars, Flash Gordon), et le talentueux Terry Cox (Outland, Brazil, Batman ou encore Saving Private Ryan). Ils parviennent notamment à créer un rendu très intéressant du champ de force des boucliers, réalisé en animation simulant la 3D. Pour les incrustations des vaisseaux, le pionnier John Dykstra presque entièrement mobilisé au même moment sur Return of the Jedi est débauché de chez ILM. Estimant cependant qu'elle manque de contrôle sur le technicien, Raffaella De Laurentiis confiera finalement ces effets à Jeremy Gibbs du studio Van der Veere (Flash Gordon, The Last Starfighter, Exorcist II : the Heretic). Collaborateur de prestige, Albert Whitlock, qui a beaucoup travaillé avec Hitchcock, supervise les nombreux matte paintings du film, finement exécutés par Syd Dutton (Cat People, Out of Africa, The Addams Family). Maître en la matière, Kit West (Raiders of the Lost Ark, Young Sherlock Holmes, Empire of the Sun) assure les effets mécaniques sur le plateau. Les miniatures sont réalisées avec beaucoup de soin par Emilio Luis del Rio (Supersonic Man, Conan the Barbarian, Red Sonja, El Espinazo del Diablo). Enfin c'est à Carlo Rambaldi (Alien, Possession, E.T. the Extra-terrestrial) que l'on doit la conception et l'animation des navigateurs de la Guilde et surtout des vers des sables. Ces derniers sont de superbes créations, absolument convaincants, aux mouvements très réalistes et toujours filmés sous des angles pensés pour les rendre plus massifs (ainsi ce plan où la caméra tremble avec le surgissement d'un gros ver). En parallèle, Rambaldi concevait - avec beaucoup moins de bonheur quant au résultat - le dieu Dagoth, affronté par Arnold Schwarzenegger dans le final de Conan the Destroyer.

Côté techniciens, Lynch retrouve le vétéran Freddie Francis, son chef opérateur d'Elephant Man (ils travailleront encore une fois ensemble sur The Straight Story) et Frederick Elmes en opérateur de la seconde équipe. Elmes, qui avait participé à Eraserhead, supervisant notamment quelques effets spéciaux, signera ensuite les photographies de Blue Velvet et Wild at Heart avant de devenir le directeur photo attitré de Jim Jarmush. Pour son premier film en couleurs, grand spectacle oblige, Lynch tourne sur pellicule 70mm et conserve le format Cinémascope déjà exploité sur Elephant Man. Les décors sont souvent remarquablement mis en lumière, des boiseries de Caladan qui peuvent évoquer Rembrandt à l'or éclatant de la salle du trône de l'Empereur. La décision malavisée de construire en dur les décors d'Anthony Masters a cependant considérablement réduit les possibilités de placement de la caméra et de l'éclairage, aucun mur n'étant modulable. L'aspect figé que va alors afficher la mise en scène n'est pas trop rédhibitoire lorsqu'il s'agit de filmer des dialogues solennels, et Lynch signe souvent des cadres savamment composés. Au sein de l'écran large, il inscrit ses personnages dans de lourds décors empreints d'une noblesse presque antique, sans que jamais cet apparent statisme n'apparaisse visuellement ou dramatiquement pauvre. Le Dune de David Lynch entretient à ce titre de nombreux rapports tant esthétiques que thématiques avec le genre du peplum.

Autre collaborateur incontournable du début de carrière de Lynch, son camarade d'études de l'American Film Institute Alan Splet est de la partie pour créer ces étranges textures sonores qui baignent les films du réalisateur depuis The Grandmother : murmures de ventilation, bruits de machines, résonances de la voix, etc. Son sound design est relativement discret mais vient constamment nourrir les différentes ambiances du récit, le film bénéficiant à l'arrivée d'un mixage 6 pistes. Pour l'accompagnement musical, Lynch choisit de faire appel au groupe Toto, qui va proposer un mélange plutôt ambitieux de sonorités symphoniques, électroniques et rock. Les orchestrations sont assurées par Marty Paich (père de David Paich, membre fondateur du groupe) qui dirige le Vienna Symphony Orchestra et les chœurs du Vienna Volksoper. Le résultat ne sera pas du goût de tout le monde, pourtant les accents majestueux et la solennité pompière de ce score s'accordent bien avec la lourde atmosphère de Dune, entre héroïsme et sens de la destinée. Les visions de Paul Muad'Dib seront, quant à elles, enrobées par les délicates nappes du Prophecy Theme, composé par Brian Eno, Roger Eno et Daniel Landis.

Toute l'équipe s'installe aux studios Churubusco Azteca de Mexico, où le film sera intégralement tourné. Ce complexe de vastes dimensions a souvent accueilli des productions hollywoodiennes délocalisées telles que Butch Cassidy and the Sundance Kid, Bring Me the Head of Alfredo Garcia puis, après Lynch, Under the Volcano, Total Recall ou Frida. Bon marché quant à la main-d'œuvre (techniciens et figuration), il possède de plus l'avantage d'avoir des dunes de sable à proximité. Frank Herbert en personne viendra donner le premier clap d'un tournage qui va durer presque une année entière. Lynch devra ensuite lutter avec la matière filmique recueillie pour monter sa commande : « Nous essayons de faire un film de 2h et demie, ce qui est long pour un film américain. J'aime les films européens. J'aime 2001 aussi. J'aime les longues scènes, les silences, ce genre de choses. Cela va être dur pour moi de faire tenir le film que je vois dans ces deux heures et demie. »

LE SENTIER D'OR

Soutenu par une importante campagne médiatique, capitalisant à la fois sur la renommée de l'œuvre de Frank Herbert - qui publie cette même année le cinquième volet de son cycle : Les Hérétiques de Dune -, sur le talent déjà reconnu du réalisateur et la présence au générique de Sting la nouvelle idole, le film est vendu comme l'événement d'une année 1984 déjà riche en productions SF-fantastique (Terminator, Starman, 2010, Mad Max 2). Distribué aux États-Unis à Noël, Dune est conspué par les fans comme par la critique. Le public est davantage au rendez-vous en Europe et au Japon, mais le film sera loin de rentrer dans ses frais et traîne aujourd'hui encore sa réputation de flop. La suite du diptyque, que Lynch avait déjà commencée à écrire, ne sera évidemment pas mise en chantier. De Laurentiis respectera néanmoins pour une part son contrat et sa collaboration avec le réalisateur, produisant bientôt le bien moins ruineux Blue Velvet. L'attente était assurément démesurée, les épaules du jeune réalisateur trop frêles pour l'énormité du l'entreprise qui aura représenté plus de trois ans de travail. La part du producteur n'est sans doute pas négligeable. Il est temps de pointer ces déficiences.

Le tournage au Mexique fut éprouvant. Entre les maladies, la chaleur, la pollution, les authentiques tempêtes de sable, la corruption des autorités locales, l'équipe de plus d'un millier de personnes a beaucoup souffert et le budget s'en est vu d'autant plus alourdi. Par un évident souci de rentabilité, une autre production De Laurentiis se tourne en parralèle au même studio mexicain : Conan the Destroyer, mis en scène par Richard Fleischer. Les deux réalisateurs ont évidemment pâti de cette cohabitation forcée, obligés de se partager certains équipements, tandis que Raffaella faisait son possible pour les satisfaire l'un et l'autre : « Pour une scène, sur la dune de droite il y avait Arnold Schwarzenegger sur son cheval, des barbares encornés et un squelette de mammouth, et sur la gauche les Fremens au grand complet, avec leurs distilles, en train d'escalader et de dévaler les dunes. » (1) Bénéficiant d'un très grand nombre de figurants, Lynch peine vraiment à les diriger pour créer des plans de bataille impressionnants. On sent que des efforts sont faits, notamment un jeu appuyé sur la symétrie dans l'opposition des belligérants. Mais malgré les bonnes intentions, force est de reconnaître que les scènes d'action sont cadrées et montées sans dynamisme, abusant des sauts à trampoline et faisant tristement tomber à plat le climax du film. Elles sont coordonnées par Richard Humphreys (Knightriders, Predator) et l'on notera la présence dans son équipe de Vic Armstrong, cascadeur génial abonné aux James Bond (de You Only Live Twice à Die Another Day), également à l'oeuvre sur Superman the Movie, Raiders of the Lost Ark, Last Action Hero, Charlie's Angels ou encore Gangs of New York. Mais la charge des Fremens montés sur les vers n'a rien de palpitant, provoquant plutôt l'embarras chez le spectateur. Il faut dire à ce sujet que les figurants, recrutés parmi la population locale, dissimulent mal leur manque de conviction, qu'ils soient au premier ou au second plan. Les seules scènes d'action qui parviennent à faire illusion sont les corps-à-corps réglés par le chorégraphe Kiyoshi Yamazaki (maître d'escrime également employé sur le plateau de Conan). Ainsi lorsque Paul maîtrise quelques Fremens dans la caverne où il a trouvé refuge avec sa mère, et surtout lors du duel final avec Feyd-Rautha. Le découpage aurait certes gagné à se montrer plus alerte, mais les corps se meuvent avec une belle grâce qui correspond bien à l'art du combat imaginé par Herbert. Quand aux effets spéciaux optiques (incrustations et transparences), ils apparaissent malheureusement approximatifs, voire inachevés. Lors de la bataille finale, les rayons laser qui traversent l'écran dans tous les sens donnent l'impression de ne jamais toucher leur cible. Là encore, l'évasion promise et la crédibilité de l'univers sont quelque peu plombées. Comme on l'a vu, ce n'est pourtant pas faute d'avoir avec soi des noms prestigieux dans le domaine. La décision de Raffaella De Laurentiis de travailler à l'économie et de faire réaliser directement les effets au Mexique pour gagner du temps a sans doute joué. Seul le travail de Carlo Rambaldi apparaît vraiment réussi et irréprochable, demeurant aujourd'hui encore impressionnant.

Mais l'aspect technique et les questions de logistique ne sont pas seuls en cause pour justifier l'échec du film. Nous avons loué plus haut le travail d'adaptation de Lynch. Toutefois, il ne faut pas se leurrer et notre frustration est réelle de voir certains éléments sous-exploités. La trahison de l'œuvre originale est en fait moins problématique que cette incapacité à avoir fait exister tous les personnages retenus pour le film. La nécessité d'en réduire le nombre n'est pas en cause. Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon l'écrivent assez justement : « Sur le plan de la simple intelligibilité, l'histoire est incompréhensible à qui ne connaît pas le roman, malgré un déluge d'informations complémentaires fournies par le commentaire. Les personnages, les conflits, réduits à des schémas hâtivement esquissés, n'ont aucune épaisseur, aucune force de conviction. Une dépense énorme de talent n'aboutit à créer qu'une suite de décors alors qu'il fallait recréer un univers. » (2) En dehors du Baron, les autres Harkonnens sont inexistants. Malgré la présence magnétique de Sting, son Feyd-Rautha est réduit à un élément de décor, et le défi qu'il lance à Paul à la fin et qui l'amène enfin au premier plan intervient un peu comme un cheveu sur la soupe. Lynch s'est vu contraint de réduire la longueur du métrage. La leçon lui servira puisque par la suite, en contrepartie de budgets moindres, il exigera systématiquement le final cut. Il est clair que le film souffre de problèmes de rythme. L'atmosphère envoûtante du premier acte laisse un peu le spectateur sur sa faim, tandis que le second acte (la fuite de Paul et Jessica, leur intégration chez les Fremens) est un peu trop vite expédié. Les Fremens eux-mêmes, ce peuple rude et noble, manquent dramatiquement d'épaisseur. On les voit trop peu vivre. Le désert, en dehors de ses très beaux vers des sables, a assez peu de réalité. L'amour qui lie Paul à Chani n'a rien d'émouvant. Leur relation nous est donnée comme un simple constat, comme quelque chose qui était écrit et devait se réaliser. Alors que dans le roman, Paul est torturé à l'idée de conduire le Jihad, cette répression sanglante contre l'ennemi Harkonnen, le Paul du film est très vite décidé à réclamer vengeance, quel qu'en soit le coût. À partir de là, il cesse d'être un personnage auquel on puisse s'identifier, il apparaît plus distant et sans doute Lynch parvient-il à l'élever ainsi au rang divin auquel il est promis. Mais cette évolution est rendue trop peu sensible ; une telle démarche court le risque de brider l'empathie du spectateur. Ces nombreuses faiblesses seront cependant moins encombrantes pour les connaisseurs du roman.

Quand bien même nous évitions sciemment l'appellation de "grand film malade", Dune conserve pour David Lynch un arrière-goût de cadeau empoisonné. Mais malgré tous les défauts qu'on peut imputer à la fois aux difficultés de production et au manque d'expérience du réalisateur, il n'en reste pas moins que ce film parvient à quelque chose de suffisamment ambitieux pour qu'on puisse le considérer comme un titre important dans l'Histoire du cinéma de science-fiction.

« THE SPICE MUST FLOW »

« Selon moi, les gens en voulaient plus. Ce qu'ils ont vu était fidèle à mon livre même si une grande partie est restée dans la salle de montage. Les fans de Dune peuvent imaginer les scènes manquantes, mais ils attendent toujours après ces scènes. » Ainsi Frank Herbert expliquait-il l'échec public de cette superproduction. En mai 1988 aux États-unis, le film est sauvagement reformaté à l'occasion d'une diffusion télévisée sous forme de mini-série de deux épisodes d'1h30 truffés de coupures publicitaires. Plus de 35 minutes de scènes qui furent éliminées du montage cinéma y sont intégrées pour la première fois. Elles sont loin d'être dénuées d'intérêt. En plus du temps de présence supplémentaire alloué à des personnages comme le Dr Kynes, le Duc Leto, Dame Jessica ou Gurney (que l'on voit jouer de sa balisette), on assiste à quelques rituels fremens qui donnent beaucoup plus de poids à l'intronisation de Paul au sein de sa nouvelle famille. Celui-ci doit par exemple relever le défi lancé par Jamis, un guerrier qu'il a bousculé. Plus tard nous sera révélé le processus de fabrication de l'Eau de vie, produite par la noyade d'un Petit Faiseur. Sur ces scènes, les effets spéciaux n'ont pas été finalisés et les yeux des Fremens ont perdu le bleu de l'ibad qui les caractérise.

S'il est effectivement regrettable que ces scènes n'aient pas été conservées pour la version sortie en salle, parce qu'elles apportent incontestablement une épaisseur supplémentaire aux personnages et à l'univers dans lequel ils évoluent, les autres ajouts de ce remontage sont beaucoup plus discutables. Il s'agit pour la plupart d'éléments qui s'efforcent de rendre plus explicite l'intrigue : laid, long et fastidieux prologue illustré, voix off surexplicative d'un narrateur non identifié, scènes prolongées par des répliques lourdement didactiques. Diffusion télévisée oblige, on notera également la censure des détails les plus choquants du film : l'arrachage de valve du serviteur Harkonnen, le crachat du Baron sur Jessica ligotée.

La musique de Toto est quant à elle massacrée, plaquée sans aucun respect des thèmes sur toute la durée du film, transformée ainsi en tapis sonore vite lassant. Des effets de montage pitoyables s'autorisent la récupération intempestive de bouts de plan réintercalés sans aucun rapport avec leur contexte d'origine. Les séquences de vaisseaux spatiaux se voient ainsi surexploitées, raccordées avec des gros plans de personnages censés être à bord. Le pire étant sans doute atteint lors des scènes de batailles, où ces effets semblent vouloir multiplier le nombre de combattants en réutilisant les mêmes plans de figurants en action, rendant le montage encore plus joyeusement confus qu'il ne l'était à la base. Enfin le recadrage au format 1.33 achève de défigurer l'œuvre de Lynch qui refusera d'être crédité au générique de ce quasi-film pirate. Le scénario sera ainsi ironiquement signé Judas Booth, tandis que le fameux pseudonyme Alan Smithee trouvera une nouvelle occasion de prouver son utilité.

Il est peu probable que Lynch accepte aujourd'hui de venir retravailler sur ce film maudit pour en proposer son véritable director's cut. Depuis 1984, le Cycle de Dune a continué de s'étoffer sous la plume de Frank Herbert puis, après sa mort, sous celle de son fils. D'autres projets d'adaptation cinématographique s'y casseront encore les dents et, pour l'heure, seule l'ambitieuse mini-série produite par Sci Fi en 2000 et 2003 est parvenue à transcrire cette saga à l'écran de façon convaincante.


(1) Raffaella De Laurentiis, citée in Chion, p. 90
(2) Coursodon & Tavernier, 50 ans de cinéma américain, p. 672

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Bibliographie

Michel Chion, David Lynch, éd. Cahiers du cinéma, Paris, 1992
Frank Herbert, Le Cycle de Dune, Pocket :
- Dune, 1963-1965
- Le Messie de Dune (Dune Messiah), 1969
- Les Enfants de Dune (Children of Dune), 1976
- L'Empereur-dieu de Dune (God Emperor of Dune), 1981
- Les Hérétiques de Dune (Heretics of Dune), 1984
- La Maison des mères (Chapterhouse Dune), 1985

Par Élias Farès - le 23 avril 2015