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Portraits

michael mann à travers ses films

Alors que sort demain dans nos salles son nouveau film, Hacker (Blackhat) - qui prend malheureusement le chemin d'un bide au box-office américain et mondial et qui est pour l'instant loin d'obtenir une approbation critique générale malgré ses réelles ambitions thématiques et plastiques - DVDClassik se saisit de l'occasion pour mettre en lumière le parcours cinématographique de Michael Mann, un cinéaste américain contemporain essentiel et qui nous tient particulièrement à cœur. Appartenant à la même génération des réalisateurs du Nouvel Hollywood qui ont transformé l'industrie cinématographique des USA dans les années 70, Michael Mann a pourtant sorti son premier long métrage en 1981 seulement alors qu'il avait déjà dépassé l'âge de 37 ans. Ce décalage est dû à un itinéraire particulier qui l'a d'abord vu faire ses gammes en Angleterre où il a suivi des études au London Film School, avant de revenir aux États-Unis en 1971. Puis, après avoir réalisé quelques courts métrages documentaires, Mann est engagé à la télévision afin d'écrire des scénarios pour des séries télévisées. Il gardera d'ailleurs un lien étroit avec ce média pour lequel il reviendra régulièrement travailler comme scénariste et/ou producteur pour des créations toujours dans le genre policier (Les Incorruptibles de Chicago, L.A. Takedown, Drug Wars, Deux flics à Miami, Robbery Homicide Division, Luck, Witness). En 1979, Michael Mann se fait remarquer en écrivant et en tournant avec un certain brio son premier film pour la télévision, The Jericho Mile, une oeuvre appréciée et primée qui lui permettra enfin de franchir le pas et d'accéder à la réalisation pour le grand écran.

Dès son premier film de cinéma, Le Solitaire (Thief), Michael Mann frappe les esprits par son style visuel reconnaissable depuis entre mille, même si le scénario (assez basique en vérité) essuie à l'époque quelques critiques négatives. Pourtant un grand cinéaste était né, créateur d'atmosphères poétiques nocturnes à la tonalité bleu métallique, fasciné par la propagation du Mal en milieu urbain, captivé par des figures criminelles dont les principales caractéristiques sont une intelligence hors du commun et l'amour du travail parfaitement exécuté - mais qui compensent un enfermement dans une solitude quasi monacal assumée. Les thèmes développés dans la quasi-totalité de ses films et ses obsessions les plus ancrées en lui font de Michael Mann - osons le terme - un réalisateur politique de premier plan. Non pas un artiste engagé, affilié à un camp précis ou versant dans une propagande structurée. Plutôt un cinéaste progressiste dans l'âme, finement observateur de la transformation du capitalisme et de ses multiples effets sur les relations humaines et sociales, de même qu'un critique lucide et désenchanté de l'american way of life avec ses contradictions profondes dues à l'équation impossible qui régit difficilement nos sociétés occidentales, entre ordre et désordre, criminalité et loi, libéralisme économique et sécurité, liberté d'action et autoritarisme, individualisme et communauté, vie indépendante et vie amoureuse.

En une trentaine d'années et finalement assez peu de films (dix longs métrages de cinéma avant son dernier, Blackhat), du Solitaire à Public Enemies, Michael Mann a mené un parcours thématique et formel d'une cohérence exceptionnelle : mirages du rêve américain qui ne s'incarne plus que dans le parcours des hors-la-loi (caractéristique d'un renversement des valeurs), dématérialisation de la société, froideur et indifférence du monde contemporain, enfermement dans des lieux clos dont la transparence des contours dessine un horizon trompeur et condamne à une fragilité au vu de tous, critique du système capitaliste et de ses flux alors que l'homme reste à une place arbitrairement assignée, combat des personnages à l'intérieur d'un système organisé dont les règlements fabriquent un mal profond qui ne demande qu'à surgir, risques pour celui qui cherche à briser les espaces clos (physiques et mentaux), opposition / parallélisme entre personnages en miroir qui luttent contre les conventions, éclats de violence qui strient l'image, mélancolie flottante, reflets et réflexions visuels qui ramènent l'homme à sa solitude fondamentale et à son isolement, goût pour la précision et le contrôle de l'activité professionnelle qui font ressortir chez l'homme sa force d'esprit et de caractère donc son humanité, aspiration au mouvement continu pour échapper à un univers figé et aliénant - il n'est pas surprenant que Mann ait été intéressé par deux figures historiques, l'une littéraire (l'Indien Hawkeye) l'autre réelle (Mohammed Ali), dont la quête de liberté passe par des courses perpétuelles et une incapacité à tenir en place. C'est ce parcours personnel d'un cinéaste ô combien précieux que nous nous proposons d'évoquer en ces pages.

Ronny Chester

Comme un homme libre (the jericho mile, 1979)

Il peut apparaître surprenant de commencer ce survol de la carrière de Michael Mann par un simple téléfilm ; mais puisqu'en l'occurrence The Jericho Mile est le premier long métrage d'un futur réalisateur éminent dans le paysage cinématographique américain, il convient de ne pas faire l'impasse sur cette fiction. Ensuite, il est évident que cette production télévisée contient en germe certaines des thématiques du cinéaste qui deviendront essentielles dans son oeuvre à venir. Enfin il est bon de rappeler que régulièrement plusieurs téléfilms américains sont diffusés en salles à l'étranger (notamment en France), à l'exemple du fameux Duel de Steven Spielberg, quand ils ont acquis une certaine notoriété et remporté des récompenses. Lauréat de trois Emmy Awards (dont celui du meilleur scénario pour Mann et du meilleur acteur pour Peter Strauss) et distingué par la Directors Guild of America, The Jericho Mile, rebaptisé Comme un homme libre, est ainsi sorti dans notre pays en 1981 après avoir été présenté au Festival de Deauville en 1980. L'auteur de ces lignes confesse d'ailleurs avoir découvert ce film adolescent au début des années 80 et en être sorti impressionné.

Dès le milieu des années 70, Mann travaille à la télévision américaine comme scénariste pour des séries, en particulier Police Story et Starsky et Hutch (pour laquelle il signe quatre scripts particulièrement glauques). En 1977, il dirige même un épisode de la série Sergent Anderson avec Angie Dickinson qui satisfait pleinement la chaîne ABC. Celle-ci lui donne carte blanche pour réaliser un téléfilm. Après un premier choix de script qui le conduit vers une impasse en raison de la blessure inopinée de l'acteur principal (David Soul, l'interprète du policier Hutch), Mann, qui a toujours eu le cinéma en ligne de mire, travaille longuement sur le scénario du Récidiviste, une film destiné à Dustin Hoffman. Il collabore à l'écriture avec Edward Bunker, un ex-détenu qui a raconté son aventure carcérale dans un livre et qui lui fait visiter la prison de Folsom et rencontrer plusieurs prisonniers. Hélas pour lui, le réalisateur Ulu Grosbard fait réécrire le scénario et Mann sera même injustement écarté du générique. Néanmoins, cette courte expérience lui sera très profitable. En effet, c'est à ce moment-là que Mann a l'idée du personnage de The Jericho Mile, qu'il filmera justement dans la prison de Folsom, entouré de vrais détenus. Et par un effet domino, le personnage de Thief (son premier film de cinéma avec James Caan) trouvera ses origines dans l'élaboration de ce téléfilm.

Ce qui frappe d'emblée dans cette première oeuvre, c'est la caractérisation de ce personnage de prisonnier obsédé par la course à pied, sa seule activité en ces lieux. Il possède même le niveau requis pour concourir aux sélections pour les Jeux Olympiques (comme on le lui suggère) mais il n'en a que faire : l'exercice sportif qui l'emporte dans un mouvement perpétuel représente sa façon de survivre, de briser les murs (physiques bien sûr, mais aussi mentaux), de fuir l'aliénation avant d'entrevoir la possibilité d'un espoir pour sa vie future - un espoir qui déteint un temps sur la population carcérale avant que Michael Mann, tristement lucide, ne vienne mettre le holà quand le monde extérieur ramène l'homme à sa condition de détenu en rejetant sa sélection pour les J.O. Même si la réalisation est tributaire de son format, Mann parvient déjà à distinguer et à mettre en relation deux univers en opposition : le réalisme cru de l'univers carcéral (aidé en cela par un tournage long et difficile dans une véritable prison) et l'espace mental d'un antihéros fuyant le système grâce à une concentration impressionnante et une détermination incroyable - même s'il fait fatalement du surplace. Le récit conserve longtemps le mystère sur la personnalité de Larry Murphy et sur son passé criminel que Mann intelligemment révèle peu à peu (il a été condamné à la réclusion à perpétuité pour un meurtre familial). L'empathie pour ce personnage peu sympathique de prime abord vient donc progressivement, mais celle-ci naît surtout de la mélancolie qui le caractérise et des procédés de mise en scène (cadrages serrés, cadre dans le cadre, ralentis) qui l'isolent de son environnement et propulsent son esprit au-delà des enceintes de confinement.

Bien sûr, The Jericho Mile n'est pas exempt de clichés sur le monde qu'il dépeint et sur les personnages qu'il fait s'entrecroiser, et toutes les séquences sont loin de témoigner de la maestria formelle d'un cinéaste d'exception à venir. Mais on retiendra avant tout l'humanisme d'un film, qui finit par modestement émouvoir avec un personnage autocentré sur ses obsessions et sa quête de liberté individuelle (même fantasmée) mais néanmoins clairvoyant sur sa propre situation. Ou n'oubliera pas surtout la dernière scène, illustrée par une version instrumentale de Sympathy for the Devil des Stones, qui montre Murphy accomplir sa petite course olympique personnelle par défi devant des détenus impressionnés et pour une fois tous rassemblés dans un même sentiment. Une séquence qui annonce 22 ans à l'avance le jogging de Mohammed Ali / Will Smith dans les rues de la capitale zaïroise dans le magnifique Ali.

Ronny Chester

le solitaire (thief, 1981)

À Chicago, Frank, bandit de haut vol, pactise avec un caïd sans foi ni loi, dans l'espoir de réaliser son rêve, fonder une famille.

S'il est parvenu à signer de grands films dans des genres très divers, le polar reste le domaine de prédilection de Michael Mann et celui où chaque incursion constitua une étape charnière de sa carrière. Premier film, Le Solitaire est pourtant le meilleur de ses polars, idéalement équilibré par rapport à l'hypertrophié Heat et au trop épuré et conceptuel Collateral, ce qui n'enlève rien à leurs immenses qualités. La force de Thief, c'est de définir tous les motifs visuels et thématiques "manniens" à l'état brut. Heat est certes plus flamboyant et stylisé, Collateral plus immersif, mais Thief s'avère plus intense et immédiat dans son côté direct, à l'image de son personnage principal. Le héros chez Michael Mann est un personnage obsessionnel, un professionnel acharné qui ne laisse aucune distraction interférer avec ses objectifs. Ici c'est James Caan braqueur professionnel et dur à cuire qui ne s'en laisse pas compter. C'est sa grande force, une farouche indépendance acquise à la dure école de la prison dès le plus jeune âge et qui le rend imprévisible s'il est menacé. Pourtant, le sort dramatique d'un ami encore détenu (magnifique Willie Nelson) va lui faire comprendre combien son existence est incomplète...

Dès les premières minutes la force de l'atmosphère nocturne et urbaine typique de Michael Mann frappe, la ville (Chicago) est un personnage à part entière où les héros doivent apprendre à se mouvoir avec discrétion. Les planques se font dans des box impersonnels, les rendez-vous d'affaires dans des parkings désertiques et les comptes se règlent dans des entrepôts sordides. La maniaquerie légendaire du réalisateur apparaît dans les méticuleuses scènes de cambriolage, celle ouvrant le film donne le ton mais c'est surtout la seconde à la préparation distillée dans le détail qui frappe, de la marque du coffre aux outils spécifiques fabriqués pour en venir à bout. La vraie force de Thief repose néanmoins dans sa puissance émotionnelle. Le couple qu forme Tuesday Weld et James Caan est vraiment touchant, et le rendez-vous galant manqué virant à leurs touchantes confessions respectives sur leurs existences fracassées se révèle l'un des plus beaux moments du film, petit bijou de séquence intimiste. Le score de Tangerine Dream fusionne idéalement avec les tonalités urbaines métalliques de Mann, lardant de riffs de guitares martiaux les pérégrinations des personnages, mais fonctionne aussi dans l'émotion lorsque des nappes de synthétiseurs viennent accompagner le seul moment apaisé du film - le bonheur simple suivant le second braquage.

La conclusion est une des plus poignantes de la carrière de Mann. Sa quête de bonheur l'ayant rendu vulnérable, Caan fait tout voler en éclats dans un terrible renoncement lors d'un dernier échange poignant avec Tuesday Weld. Seule la revanche (formidable Robert Prosky en caïd odieux) peut assouvir cette douleur, et c'est sous les tourbillons de guitares épiques de Craig Safian que Mann déploie l'un de ses gunfights les plus virtuoses, laissant au bout de la violence disparaitre son héros seul dans la nuit.

Justin Kwedi

La forteresse noire (the keep, 1983)

Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans la Roumanie occupée par le IIIème Reich, des soldats allemands ont pour mission de garder une forteresse désaffectée. Lors de leurs investigations, ils vont réveiller une entité maléfique terriblement dangereuse. Un homme possédant le secret de vaincre la bête terrifiante voyage de Grèce pour vaincre le démon de la forteresse alors que les Allemands forcent un père (juif) et sa fille à les aider dans leur combat contre l’entité.

Voici une œuvre singulière dans son propos comme dans sa forme. La Forteresse noire a aussi pour caractéristique d’être un film mutilé, dans sa production en raison de problèmes financiers, comme dans sa postproduction en raison d’un remontage qui la pénalise de plus de 2 heures de métrage coupé. Sorti dans la quasi-indifférence générale, puis conspué par des critiques assassines, ce film adapté d’une nouvelle culte de F. Paul Wilson est pourtant réalisé par un homme qui sera considéré bien des années plus tard - et avec raison - comme l’un des plus grands réalisateurs américains en activité. De fait, il contient des scènes d’une force visuelle peu commune (la photographie est d’ailleurs signée du talentueux Alex Thompson, chef opérateur d'Excalibur, de L'Année du dragon ou de Legend), en dépit des problèmes évidents de narration, des imprécisions techniques dues à une production malheureuse - avec un plus la disparition tragique du concepteur des effets spéciaux - et une musique que d’aucuns jugeront insupportable (les détracteurs du groupe Tangerine Dream en somme) malgré un travail sur le son phénoménal.

Film de guerre, enquête mystique, conte surnaturel, thriller cauchemardesque, fantasmagorie psychanalytique, réflexion sur le mal et son incarnation, La Forteresse noire est tout cela à la fois et témoigne donc d’une véritable ambition visuelle et scénaristique dont la réalisation de Michael Mann parvient peu ou prou à rendre compte malgré les énormes difficultés rencontrées durant sa fabrication. La volonté première du cinéaste fut de tourner un fable horrifique (et indirectement politique) dans une optique expressionniste. Ce conte macabre met en scène la quintessence du Mal à travers une créature symbolisant ce que l'être humain peut engendrer de plus néfaste et destructeur (en l'occurrence l'idéologie nazie au sommet de sa puissance dévastatrice). Au-delà d'une structure dramatique fragilisée et de personnages manquant d'épaisseur (forcément), il reste aujourd'hui de La Forteresse noire une sorte de squelette de film au potentiel incroyable, quelques fulgurances visuelles hypnotiques et dérangeantes véhiculant un onirisme mortifère, une tentative intéressante de contaminer un genre par un autre dans le but de faire surgir des ténèbres de la psyché les instincts humains les plus sombres, et enfin un casting alléchant de véritables gueules de cinéma doublés de comédiens charismatiques tels que Jürgen Prochnow, Ian McKellen, Scott Glenn, Gabriel Byrne ou Robert Prosky. Le cinéphile fantasmera longtemps sur une version intégrale hypothétique de ce film, qui ne viendra hélas probablement jamais...

Ronny Chester

le sixième sens (manhunter, 1986)

Roman Polanski avait un temps pensé adapter le roman Red Dragon de Thomas Harris avant que Michael Mann ne s’empare du projet. Si Mann est maintenant considéré comme l’un des plus grands cinéastes en activité, sa situation au milieu des années 80 est toute autre. Star du petit écran (il a travaillé sur Starsky et Hutch avant de bouleverser la petite lucarne avec sa série révolutionnaire Miami Vice), il peine à faire décoller sa carrière cinématographique. Le Solitaire est passé inaperçu et il a vu son ambitieuse Forteresse noire se faire tailler à la hache par des producteurs peu scrupuleux, qui ne voyaient pas comme lui dans ce film d'horreur un conte freudien inspiré des travaux de Bruno Bettelheim...

Michael Mann, qui adapte lui-même le roman de Thomas Harris, trouve dans Dragon rouge le prolongement idéal des interrogations sur l’essence du mal qui devait être la colonne vertébrale de The Keep avant qu’il ne soit mutilé. Si dans La Forteresse noire le mal semble de prime abord incarné par une créature antédiluvienne, il devient évident (malgré les malversations des producteurs) qu’il fait bel et bien partie de l’humanité et que son aspect fantastique n’est là que pour renforcer sa proximité avec nous. Dans Manhunter, Dollarhyde (époustouflant Tom Noonan) est un terrifiant serial killer, mais l’approche de Michael Mann vise à nous montrer qu’il n’est pas une créature surnaturelle, une aberration, mais bel et bien un homme. Mann passe un long moment auprès de ce personnage, nous montre ses relations aux autres, son travail, ses peines d’amour. Il l’inscrit au monde, lui offre même les passages les plus émouvants du film. Face à lui, Will Graham, un profiler qui se fond dans l’univers de ses proies jusqu’à en perdre la raison. Graham a la capacité d’imaginer le mal, de le visualiser, de le vivre (ce "sixième sens" du titre français) jusqu'à parvenir à en saisir l’essence même. Entre le chasseur et le chassé, au fond d’une prison haute sécurité, se tient Hannibal Lektor. Ce psychiatre devenu fou sert de passage entre les deux hommes. Double de Graham, modèle pour Dollarhyde, il se tient à la frontière de deux mondes. Il raisonne, intellectualise les notions de mal tout en étant capable des mêmes horreurs que Dollarhyde, tueur dépassionné. En grand maître de cérémonie, Il aide le chasseur ou le chassé, Michael Mann tissant entre les trois hommes un chassé-croisé vertigineux. Traqueur, traqué, les positions de chacun sont interchangeables et le cinéaste construit son film sur l’inconstance de ces positions, changeant de point du vue sans que le spectateur ne puisse anticiper le prochain mouvement. Le regard (celui du spectateur, celui du cinéaste, celui des protagonistes) est au cœur de l’histoire. Si de part et d’autre on utilise les bandes vidéo, Mann rappelle aussi que le regard est affaire de compassion.

Hannibal Lektor est ici incarné par l’acteur shakespearien Brian Cox. Sa prestation inoubliable offre au film les passages les plus perturbants, et chacune de ses apparitions distille une atmosphère de peur mêlée de fascination, une angoisse comme on en a ressenti rarement. Face à lui, l’impeccable William Petersen qui vient de tourner un autre chef-d’œuvre, To Live and Die in L.A. de William Friedkin. Mann est d'ailleurs étonnamment proche de l’univers de Friedkin, partageant son obsession pour le mal, ses manifestations et ses origines. Echec public total, Le Sixième sens sera enterré une deuxième fois avec le pathétique remake de Brett Ratner, dont le but est bien de faire disparaître le fait qu’un autre Hannibal ait pu exister avant celui d'Anthony Hopkins. Alors que la saga de Thomas Harris va se concentrer dorénavant sur le personnage de Lektor, méchant d’anthologie, Manhunter explore des zones d’ombre autrement plus passionnantes et stimulantes que les futures réalisations de Jonathan Demme (thriller ultra efficace) et Ridley Scott. Film anti-manichéen, plongée envoûtante dans l’inconscient, Le Sixième sens annonçait vraiment la naissance d’un immense cinéaste.

Olivier Bitoun

le dernier des mohicans (the last of the mohicans, 1991)

1757. Hawkeye (Daniel Day-Lewis), vit entre deux civilisations. Elevé par les Mohicans mais fils d’un pèlerin, amoureux d’une aristocrate anglaise (Madeleine Stowe) mais attaché à son peuple, il se retrouve au centre d’une guerre coloniale opposant Français et Anglais pour la conquête des terres indiennes de la côte Est.

1992. Michael Mann sort de deux échecs publics et critiques consécutifs (La Forteresse noire et Manhunter) et voit son passage du petit au grand écran fortement compromis. Il décide d’abandonner l’atmosphère poisseuse de ses précédentes réalisations pour offrir au spectateur un film à grand spectacle tiré du best-seller de Fenimore Cooper. Du même coup il met de côté ses visions esthétiques radicales, et avec l’aide de Dante Spinotti (déjà directeur de la photo sur Le Sixième sens) et des décors naturels de Caroline du Nord, met en scène un magnifique livre d’images, une fresque grandiose (quatre mois de tournage, huit cent figurants) à laquelle Mann se dévoue corps et âme, faisant preuve d’une précision maniaque dans la reconstitution méticuleuse et réaliste de cette Amérique naissante du XVIIIème siècle.

Le contexte historique et les enjeux politiques sont exposés avec une efficacité redoutable et Mann parvient à évoquer en sous-main la fondation d’un pays sur les cendres de peuples disparus. Mais la grande force du film, à l’instar de Hugh Hudson avec son très beau - et malheureusement oublié - Révolution, est la manière dont Michael Mann parvient à lier l’histoire d’amour entre Hawkeye et Cora au destin d’une nation. Le Dernier des Mohicans est un récit à la fois ample et intime, ponctué de morceaux de bravoure extraordinaires. Lorsque vers la fin le film abandonne toute parole et se concentre sur une longue course poursuite, on est saisis par la force épurée de la mise en scène de Mann. Il faudra encore attendre trois ans et Heat pour que Michael Mann soit enfin considéré à sa juste valeur, comme un cinéaste à part entière et non le producteur d’une série télé à succès qui s’essaye au grand écran. Et pourtant, du Solitaire au Dernier des Mohicans, ses premiers films portent déjà l’évidence de son génie, un regard affûté sur le monde doublé d’une vision de la mise en scène sans équivalent chez les jeunes cinéastes de sa génération.

Olivier Bitoun

heat (1995)

Une équipe de braqueurs prépare l'attaque d'un fourgon blindé à Los Angeles. Leur chef Neil McCauley (Robert De Niro) et ses complices Chris Shiherlis (Val Kilmer), Michael Cheritto (Tom Sizemore) et Trejo (Danny Trejo) peaufinent les derniers détails. Pour réussir leur coup, ils engagent un nouvel associé, Waingro (Kevin Gage). Le braquage, pourtant planifié dans les moindres détails, tourne mal à cause d'une erreur de ce dernier et tourne au bain de sang. Les braqueurs dérobent uniquement un lot de bons au porteur appartenant à un financier véreux, Roger Van Zant (William Fichtner). L'enquête sur le braquage est confiée à Vincent Hanna (Al Pacino), lieutenant aguerri de la police criminelle. Une lutte à distance va s'engager entre Hanna et McCauley.

Heat fut le film de la reconnaissance critique et publique pour Michael Mann. Pourtant, plus qu’une révélation, Heat constitue un aboutissement de toutes les recherches esthétiques, narratives et thématiques de Michael Mann depuis ses débuts. Le professionnalisme et la rigueur du héros "mannien" tel que défini dans l’inaugural Le Solitaire (1981), les atmosphères désenchantées et la noirceur de Miami Vice, l’imagerie urbaine bleutée et métallique de Manhunter, la densité narrative de l’ambitieuse et méconnue série Les Incorruptibles de Chicago (1986-1988) : tout cela forme un tout grandiose et ambitieux dans Heat.

La trame même du film participe également au parcours personnel de Mann. Au départ scénariste pour la télévision (notamment les deux premières et meilleures saisons de Starsky et Hutch), Mann déjà soucieux de réalisme et passionné de récit criminel noua de nombreux contacts dans la police ou auprès d’ex-criminels comme l’écrivain Edward Bunker. C’est par ce biais que l'inspecteur Chuck Adamson lui narra le récit de sa traque du braqueur Neil McCauley dans le Chicago des années 60, de l’admiration et du respect qui finit par se nouer entre le chasseur et sa proie jusqu’à son arrestation mortelle en 1963. Fasciné par cette histoire, Mann en tirera tout d’abord le téléfilm L.A. Takedown (1989) dont le format l’oblige à grandement tronquer son ambitieux scénario de 180 pages. Après le succès du Dernier des Mohicans (1992), Mann a enfin la possibilité d’en tirer toute l’ampleur requise dans Heat qui sera également l’occasion de la première rencontre à l'écran - ils partageaient l’affiche du Parrain 2 (1974) sans se croiser - des deux monstres sacrés Al Pacino et Robert De Niro.

Par son postulat donc, Heat est une classique histoire de gendarmes et voleurs à laquelle Michael Mann va amener une profondeur vertigineuse. Tout au long du récit, le scénario définira le criminel Neil McCauley (Robert De Niro) et le flic Vincent Hanna (Al Pacino) comme les deux revers d’une même pièce. La première scène d’attaque de fourgon et la gestion de l’acolyte incontrôlable Waingro (Kevin Gage) montrent d’emblée la méticulosité et la détermination sans faille de McCauley. De même l’impressionnante et rapide reconstitution du crime qui suit par Vincent Hanna. Tous deux sont des professionnels entièrement dévoués à ce qu’ils savent faire de mieux, des casses pour l’un et traquer les criminels pour l’autre. Une telle rigueur n’est pas sans effet sur la vie personnelle. McCauley s’impose ainsi un ascétisme quasi monacal où, comme il l’affirmera plusieurs fois, il ne doit s’être fait aucune attache qu’il ne pourrait quitter sans états d’âme dans les 30 secondes si les flics pointent le bout de leur nez : « I'm alone, I am not lonely » comme l’affirmera une de ses répliques. Robert De Niro, par sa raideur, ses explosions de violence froide et son regard constamment aux aguets exprime parfaitement cette idée. Les héros de Michael Mann ne sont jamais aussi captivants que quand ils dévient de leurs préceptes et se rendent vulnérables en osant exposer leur humanité (James Caan dans Le Solitaire, Tom Cruise dans Collatéral). Nul besoin de surligner cela pour le réalisateur qui nous l’expose visuellement dans la scène où De Niro rentre seul dans son appartement vide de meubles, pose son arme et scrute la mer depuis sa baie vitrée tandis que s’élèvent les notes synthétiques de Moby. Un moment de mélancolie suspendue typique de Michael Mann où l’émotion passera par l’image, la caméra s’attardant sur le regard perdu dans le vague de McCauley tandis que les teintes bleutées de la photo de Dante Spinotti accentuent la dimension crépusculaire de la séquence.

Vincent Hanna, quant à lui, aura payé sa soif de justice par une vie intime sinistrée. Survolté et imprévisible pour les malfrats qui croisent sa route, il se referme et devient taciturne, comme en veille, lorsqu’il regagne le domicile conjugal au grand désespoir de son épouse (Diane Venora) et de sa belle-fille (Natalie Portman). « All I am is what I'm going after / Je suis ce que je pourchasse » : là encore, en une réplique, le dilemme du personnage et son mimétisme avec sa proie est défini. Si De Niro rentre dans une demeure vide après ses méfaits, Pacino, lui, s’éteint et se soustrait à son environnement lorsqu’il rentre chez lui, toute son attention et son énergie ne pouvant qu’être sollicitées par son métier, son sacerdoce. Pacino dans un registre plus nerveux et exubérant est formidable de bagout et de présence fiévreuse (le background du personnage dans le script affirmait que le personnage consommait de la coke sans que cela soit dit dans le film, ce qui donne ce petit tour décalé et excessif dans la prestation de l’acteur).

Autour de ces deux astres, Mann fait naviguer un nombre impressionnant de personnages secondaires qu’il parvient à faire exister quel que soit leur temps de présence à l’écran. Ils servent à renforcer l’ampleur narrative du récit (toute sa sous-intrigue avec le financier Van Zant (William Fichtner) absente du téléfilm originel), son authenticité (le mentor taciturne formidablement incarné par Jon Voight), mais aussi à servir de reflet accéléré des problématiques rencontrées par les deux personnages principaux. En dépit d’une vie de famille rangée, Michael Cheritto (Tom Sizemore) ne peut se passer de l’adrénaline des braquages tandis que Chris (Val Kilmer) semble inadapté à une existence normale, sombrant dans le jeu et en conflit avec sa femme (Ashley Judd).

Mann se départit dans Heat de toute la facette funeste et de destinée typique du polar. La malchance n’a rien à faire ici, les personnages s’astreignent à une certaine vision de la vie dans leur comportement ; et ce sont des micro-évènements où ils dévient de leurs choix initial qui provoqueront leur perte. McCauley en laissant échapper Waingro en début de film provoque ainsi les évènements tragiques de la dernière partie, et s’éloignera de toute la rigueur qui le définissait au départ en allant se venger et fatalement s’exposer à la fin. On pense également au repris de justice en conditionnelle Donald Breedan (Denis Haysbert) rompant en un instant ses bonnes résolutions pour le pire. Mann définit ces conflits par un mimétisme contrasté dans l’opposition de ses deux héros. Ce sera d’abord dans le calme d’un bar que se feront enfin face McCauley et Hanna. Après qu'ils se soient jaugés et qu'ils aient su apprécier les compétences de l’autre dans son domaine, on aura non pas une confrontation mais l'affirmation de part et d'autre qu'ils iront jusqu’au bout, quels que soient les conséquences puisque c’est tout simplement leur métier. Deux professionnels face à face, froids et décidés, si éloignés mais si proches en même temps. Le réalisateur se refuse à un plan d’ensemble qui les séparerait à l’image pour privilégier un champ / contre-champ renforçant cette idée de revers d’une même pièce pour chacun des protagonistes, l’intensité et la connexion étant telles que les gestuelles se reflètent de l’un à l’autre (Pacino reprenant un mouvement de tête de De Niro en lui répondant), les dialogues se répétant avec le calme froid de De Niro ou la nervosité de Pacino. Avec le gunfight apocalyptique qu'est la grande scène de hold-up, on passe de la parole à l’action avec un morceau de bravoure où le chaos urbain a rarement été plus virtuose - lors de la masterclass qu’il donna à l’occasion de la rétrospective qui lui était consacrée à la Cinémathèque française en 2008, Mann avait dévoilé l’impressionnant plan de bataille de cette séquence qualifiée de World War 3 sur le planning de tournage !

Michael Mann nous emmène avec brio loin des concepts de Bien et de Mal pour seulement montrer des êtres humains face à leurs contradictions, et le spectateur ne sait finalement plus qui il souhaite voir comme vainqueur de cet affrontement. On retrouve cette émotion en apesanteur dans le superbe plan final où, une nouvelle fois, De Niro et Pacino n’ont jamais semblé plus proches et plus éloignés par la seule force de l’image. Un chef-d’œuvre du polar signé par un Mann au sommet de son art et qui annonce les ambiances nocturnes et urbaines de Collatéral (2004) et Miami Vice (2006).

Justin Kwedi

Révélations (The Insider, 1999)

Lowell Bergman, célèbre journaliste d'investigation et producteur de l'émission 60 Minutes, reçoit un dossier envoyé par un employé anonyme de Philip Morris. Y sont décrits les méfaits de la nicotine et la dépendance qu'elle crée. Bergman contacte Jeffrey Wigand, un scientifique travaillant pour Brown et Williamson, le troisième fabricant de cigarettes des Etats-Unis. Ils vont ensemble faire éclater l'un des scandales les plus retentissants de l'histoire du tabac.

Heat (1995) avait constitué pour Michael Mann un véritable aboutissement artistique. Toutes les recherches esthétiques ainsi que le sillon thématique du réalisateur dans toutes ses tentatives précédentes - Le Solitaire (1981), Le Sixième Sens (1986) au cinéma et les trois premières saisons de Deux flics à Miami et Les Incorruptibles de Chicago à la télévision - trouvaient leur plénitude avec le polar ultime que constituait Heat. Mann était bien conscient de l’impossibilité d’aller plus loin dans son genre roi et n'y reviendrait qu’en 2004 avec Collateral pour amorcer une mue esthétique inaugurant un nouveau cycle captivant avec Miami Vice (2006) et Public Enemies (2008). Avant cela, Mann devait se réinventer, lui qui n’avait quitté les rives du polar qu’à deux reprises pour un échec dans le fantastique - La Forteresse noire (1983) - et un grand succès avec le film d’aventure - Le Dernier des Mohicans (1992). Avec The Insider, Mann s’attaque ainsi au "film-dossier" avec cette illustration de l’un des plus grands scandales sanitaire et médiatico-financier de l’histoire américaine contemporaine. Le scénario d’Eric Roth transpose à l'écran l’article The Man Who Knew Too Much de Marie Brenner paru dans Vanity Fair en mai 1995. On y découvrait le drame de Jeffrey Wigand, scientifique et ancien dirigeant de Brown et Williamson, troisième fabricant de cigarettes du pays. Découvrant que ses employeurs laissaient sciemment des agents addictifs au tabac cancérigènes dans leur produit, Wigand suite à son renvoi avait dénoncé les faits devant la justice et dans le cadre de l’emblématique émission d’information de CBS, 60 Minutes. Problème, la puissante industrie du tabac allait tenter par l’intimidation et tous les recours juridiques possibles de l’empêcher de parler et de le discréditer. Il lui faudrait notamment tout le soutien de Lowell Bergman, producteur de l’émission, qui allait l’accompagner tout au long de ce combat et mettre à son tour sa carrière en danger pour faire éclater la vérité. C’est le parcours parallèle des deux hommes qui intéresse Mann, qui signe là une œuvre d’un surprenant mimétisme par rapport à Heat.

Comme souvent chez Mann, le destin ou la malchance n’ont que peu d’influence dans le déroulement des évènements et seule compte la détermination des hommes à atteindre leur but. On a là deux professionnels au sommet dans leur domaine d’activité, mais contrairement à Heat, leur grandeur ne se révèle pas dans un déroulement identique. Ce sera d’abord le talent et la capacité de prise de risque de Lowell Bergman (Al Pacino) qui sera mise en avant avec la séquence d’ouverture le voyant aller négocier un entretien avec le chef du Hezbollah. Cet engagement et cette volonté sont naturels chez lui et font partie de son métier. Mann laisse ce courage en suspens dans la caractérisation de Jeffrey Wigand (Russell Crowe), adoptant le point de vue de sa personnalité plus retenue et secrète. Ce courage existe en germe en lui mais le scénario ne le révèle que progressivement, escamotant notamment les raisons de son renvoi de Brown and Williamson au début alors que c’était déjà à cause de son opposition à leurs agissements en interne. Si les dangers sont une évidence et font partie du métier de Bergman, Wigand est confronté à un bien plus grand dilemme moral. Sa fidélité à la compagnie et aux clauses de confidentialité assurent la sécurité financière à sa famille, mais en tant que scientifique il ne peut supporter de laisser sous silence un tel problème de santé nationale. Le jeu nerveux d’Al Pacino s’oppose ainsi à la retenue et à l’effacement de Russel Crowe, avec un personnage habitué à capter la lumière et un autre se faisant violence pour y accéder. La photo de Dante Spinotti adopte ainsi des teintes qui rendent toujours plus abstraite la présence de Wigand, quand ce n’est pas la mise en scène et les cadrages de Mann qui l’isolent dans les différents décors, sans oublier bien sûr le jeu de Crowe avec son dos vouté, son phrasé murmuré et son teint blafard. L’acteur a poussé de façon impressionnante la ressemblance avec le vrai Jeffrey Wigand, y compris la chevelure blanche et les costumes gris pâle qui le fondent dans les environnements urbains métalliques du film. Tout cela contribue à illustrer son isolement et sa solitude, y compris dans son propre foyer où sa femme ne supportera pas la pression et la perte de ses avantages.

Chaque échange et situation contribueront pourtant à montrer la détermination de cet homme. Lowell Bergman n’est que le déclencheur et l’accompagnateur d’une quête de justice qui lui est propre et pour laquelle il sera prêt à prendre tous les risques. Michael Mann délaisse l’esthétique élégante et sophistiquée de ses polars mais n’adopte pas encore non plus le style brut de Collateral et Miami Vice. Il en offre un habile compromis - ce sera la même chose pour le biopic à venir Ali (2001) - avec une mise en scène entièrement soumise aux émotions de ses personnages. Ainsi les menaces et l’intimidation de l’industrie du tabac n’ont jamais été prouvées dans la réalité mais une fois la machine enclenchée, le climat paranoïaque et claustrophobe nous fait ressentir toute l’anxiété de Wigand. Le poids de la responsabilité pesant sur ses épaules s’exprimera aussi par des plans de grue en plongée avant son témoignage à la cour du Mississipi où il sait que sa vie va basculer définitivement. Russell Crowe est incroyablement subtil pour faire passer toute cette palette de sentiments, l’apaisement du devoir accompli et l’angoisse de ce qui l’attend s’exprimant à un degré équivalent dans son attitude après son témoignage tandis que les envolées de Lisa Gerrard renforcent cette dimension de tragédie en marche. Une épreuve qui sera de longue haleine, tout ce qui était resté sous-jacent devient soudainement palpable dans les risques encourus : la solitude exprimée par la mise en scène devient concrète avec sa femme qui le quitte, la paranoïa se justifiant par la campagne de discrimination médiatique dont il fera l’objet. Pire, son entretien à sensation pour 60 Minutes ne sera plus diffusé pour d’obscurs enjeux financiers liés au rachat de CBS.

Un des thèmes récurrents chez Michael Mann est la capacité d’abandon de ses héros, prêts à tout perdre pour aller au bout de leurs idées. James Caan sacrifie son désir de famille précisément pour la sauver dans Le Solitaire, la traque - ou l’odyssée criminelle - est finalement plus forte que l’amour dans Heat. Dans Révélations Wigand nous sera finalement apparu le personnage plus droit et noble par les dangers rencontrés, bien plus que celui que l’on a cru à tort être son mentor, Lowell Bergman. Ce dernier va suivre un parcours en tout point parallèle à Wigand et sera confronté aux mêmes interrogations. C’est la perte de ses illusions quant au monde des médias, la vérité et même l’audience qu’elle pourrait drainer sont sacrifiées pour de bas intérêts financiers et commerciaux. Le parcours initiatique de Wigand s’exprimait par la manière dont il s’estompait à l’image sous le poids des épreuves, celui de Bergman à l’inverse par la façon dont il s'y impose par son énergie. Al Pacino est formidable d’intensité (et a mis la pédale douce sur le cabotinage de Heat tout en véhiculant la même énergie) et son activité, son phrasé en ébullition s’opposent constamment à la présence figée de ses congénères soumis et/ou corrompus pensant avant tout à leur carrière. Mann évite tout manichéisme tout en dénonçant ces travers, notamment avec le personnage de Mike Wallace (Christopher Plummer) prêt à poursuivre jusqu’à une certaine limite, celle qui menace son poste, mais qui le regrettera amèrement. Malgré quelques ellipses accélérant un peu les évènements, les procédés d’investigations, de manipulations et de renversements médiatiques (positifs comme négatifs) sont remarquablement traités par celui qui fait passer avec limpidité une masse énorme d’informations.

Dans tout cet imbroglio, le lien ténu et la confiance unissant les deux héros ne sont jamais perdus de vue. C’est particulièrement vrai dans la plus belle scène du film où les personnages dialoguent par téléphone vers la fin. Wigand, brisé par la cabale médiatique, semble prêt à commettre l’irréparable quand Bergman l’appelle. Des milliers de kilomètres les séparent. La plage et l’océan entourant Bergman s’opposenr à la chambre d’hôtel exiguë et désordonnée de Wigand. Les silences lourds de sens d’un Wigand résigné répondent aux vociférations de Bergman qui lui intime de ne pas se laisser aller. Le courage qui a failli briser l’un galvanise l’autre, ils comprennent qu’ils ne sont pas seuls (Mann reprenant pour Pacino le type de plan large où il isolait Crowe pour renforcer le lien) et mèneront leur quête à son terme quoi qu’il en coûte. Certainement l'une des plus grandes séquences de la carrière de Mann. Constater une injustice, l’exprimer et s’aliéner son milieu pour cela, tel est le parcours que devra aussi effectuer Bergman. Exposer son humanité, sa vulnérabilité, est souvent source de perte irrépressible chez Mann tout au long de sa filmographie. Al Pacino et Robert De Niro le faisaient en s’affrontant dans Heat et l’issue ne pouvait qu’être dramatique. Révélations exprime une idée proche, mais en s’unissant dans leur mise à nu et en servant une cause juste Wigand et Bergman atteignent la grandeur.

Justin Kwedi

Ali (2001)

1964 : Cassius Cay devient champion du monde de boxe des poids lourds. 1974 : Mohammed Ali reprend son titre à George Foreman lors d’un match légendaire organisé au Zaïre de Mobutu. Entre les deux dates, dix ans. Dix ans pendant lesquels les Etats-Unis traversent bon nombre de bouleversements historiques, sociaux et moraux. Dix ans d’une existence incroyable ; celle d’un homme caractériel et libre, celle d’un mythe aux multiples visages, celle d’un être hors du commun qui porte sur ses épaules le poids des révolutions de son pays, celle d’un individu symbole des rêves et des espoirs d’une communauté mais aussi des doutes, de la haine et des ressentiments d’une autre.

Cassius Clay / Mohammed Ali, c’est le sujet qu’embrasse avec ampleur et conviction l’un des plus grands cinéastes américains contemporains. Michael Mann, après son chef-d’œuvre Révélations, signe une nouvelle fois un "film univers" conjugué à la première personne mais qui explore l’intimité d’un personnage et sa relation au monde. En choisissant de conter, durant cette période charnière, l’histoire de Mohammed Ali, peut-être le sportif le plus adulé dans son pays et de par le monde, Mann investit à nouveau l’histoire des Etats-Unis et s’intéresse à l’un des ces personnages solitaires qui le passionnent tant. Le film est un constant va-et-vient entre la vie complexe et éclatée d’un homme et la vision globale et distanciée des évolutions sociales dont il est à la fois le jouet et le déclencheur. Ali l’homme est présenté comme un personnage aux facettes multiples, revanchard et insatisfait, brillant et maladroit, provocateur et rassembleur, gouailleur et renfermé, amoureux et infidèle, entouré - cerné ? - d’une cour (d’hommes et de femmes) et solitaire. Le mélange entre la pellicule argentique et la vidéo HD - que Mann commence à expérimenter ici - participe du chaos visuel que met en images le cinéaste et de la psychologie tourmentée de ce nouvel antihéros "mannien" que représente ce Mohammed Ali de cinéma.

Ali le film est, lui, toujours en mouvement, retranscrivant à merveille ce qui s’apparente à la fuite et à la quête d’un homme qui veut trouver sa place et acquérir définitivement sa liberté pour la porter en étendard. La séquence de jogging en Afrique est l’un des sommets du film. De même, le dynamisme de la mise en scène (ellipses narratives, caméra portée, montage heurté, travellings latéraux constants, suivis précis des mouvements de l’acteur) s’adapte parfaitement à la nature de ce personnage : un athlète poids lourd célèbre pour sont art du déplacement et du contre-pied. Dans le rôle-titre, Will Smith est phénoménal. Sa performance, tant physique que verbale, ne cesse de surprendre. Son mimétisme en fait l’incarnation même du héros à l’écran. Plus qu’un film sportif, bien plus qu’un biopic supplémentaire, Ali est une aventure humaine (intimiste et collective) bouleversante. Michael Mann gagne son pari par KO et inscrit son œuvre dans la continuité de ces grands films qui ont su saisir la puissance cinégénique du noble art.

Ronny Chester

Collateral (2004)

Max, un chauffeur de taxi, accepte de prendre un client, Vincent, pour cinq courses. Vincent prétend qu'il a cinq personnes à voir pour conclure un contrat immobilier dans la nuit. Mais la première de ces personnes tombe, morte, sur le toit du taxi pendant que Vincent est allé le voir. Vincent, qui se révèle en fait être un tueur à gages, décide alors de se servir de Max comme chauffeur tout au long de sa tournée.

Il fallut attendre huit longues années avant de voir Michael Mann revenir à son genre de prédilection, le polar, avec ce Collateral. Heat représentait une forme d’aboutissement absolu pour Mann qui venait conclure les avancées du Solitaire, du Sixième Sens et de la série Deux flics à Miami dont il produisit les trois premières saisons. Dans ces trois œuvres, Mann réinventait le polar avec une touche qui n’appartenait qu’à lui : stylisation visuelle maniaquerie dans l’art de capturer les pulsations urbaines, immersion par un sens de l’atmosphère hypnotique et aérien au service de récits d’une puissance dramatique brillante. Ces facettes transcendant totalement des archétypes de récit policier se peaufineront entre la fulgurance du Solitaire, l’envoûtant Sixième Sens et bien sûr Heat où ce qui n’est finalement qu’une traque entre gendarmes et voleurs prend des dimensions épiques et émotionnelles insoupçonnées. Après Heat, Mann comprend bien qu’il est allé au bout de cette logique et s’éloigne du polar pour le biopic Ali et le film à thèse Révélations. Lorsqu’il décide revenir au genre avec Collateral, c’est pour faire sa révolution. Le réalisateur adopte pour le film un nouveau type de caméra vidéo numérique (la Thomson Grass Valley Viper Film Stream pour les férus de technique) afin de saisir avec la plus grande vérité possible l’atmosphère nocturne courant tout au long du film. Alors que d’habitude les polars de Mann tirent des pitchs conventionnels vers une emphase visuelle et dramatique toujours plus grande, Collateral fait exactement l’inverse. Unité de temps et de lieu où l’on suit deux uniques personnages et enjeux se résumant (en apparence) à la survie d’un malheureux chauffeur de taxi (Jamie Foxx) pris en otage par un tueur à gages qui le force à l’accompagner pour une tournée de cinq meurtres.

Le parti pris est payant dès la scène d’ouverture montrant le début de tournée du taxi Max (Jamie Foxx) avec son mélange d’élégance typiquement "mannienne" (les plans aériens sur la circulation) et un sentiment d’immédiateté, de prise sur le vif apporté par la caméra fluide et le montage percutant sur une bande-son parfaite. Tout le film ne cessera de pousser plus loin la note d’intention de ce début, l’intensité dramatique en plus avec d’éblouissantes séquences virtuoses comme le gunfight dans la boîte de nuit ou cette instant de poésie suspendue voyant les héros croiser des loups en plein LA. Fort heureusement, cette rénovation visuelle se fait (et c’est toute la différence avec le récent Drive, qui singe très bien Mann mais sans en véhiculer l’humanité) au service des personnages, une approche typique de son auteur. Une étrange relation s’instaure ainsi progressivement entre le tueur et le chauffeur. Vincent, tueur implacable et glacial, est l’exact opposé de l’indécis Max qui végète sans oser se lancer dans le projet professionnel auquel il aspire (si ce n’est sous la forme du fantasme avec cette carte postale le rapprochant de James Caan dans Le Solitaire qui affichait aussi son idéal dans un collage papier). Hormis sa profession criminelle, Vincent symbolise tout ce à quoi Max aspire par son charisme, son autorité et sa détermination. Pourtant au fil de la nuit le rapport s’inverse, et l’on est plus sûr de qui doit envier l’autre. Vincent face à ce qu’on devine être son échange le plus intime avec autrui depuis des lustres voit sa volonté vaciller face à ce que Max révèle chez lui-même. Il n’est qu’une coquille vide et sans affects n’existant que dans sa fonction meurtrière finalement guère éloignée d’un Terminator. Tom Cruise est formidable dans le rôle, masque froid à la gestuelle robotique savamment étudiée au départ avant que la belle mécanique ne se dérègle au fil de la nuit.

Mann l’abîme progressivement, la posture et le physique impeccable se dégradant peu à peu tandis que Cruise dévoile peu à peu ses failles au détour de certains dialogues (l’histoire sur sa famille révèle une douleur plus profonde) et comportements (il aurait pu plusieurs fois tuer Max et prendre un autre taxi mais au contraire il va même lui sauver la vie) qui lui font perdre son côté monolithique. Vincent est un héros typique de Mann, un professionnel parfait qui se fragilise en s’humanisant comme De Niro dans Heat ou Caan dans Le Solitaire. Jamie Foxx est très bon également mais son personnage a moins de portée. Collateral se montre passionnant sur le fond comme sur la forme ; on regrettera juste un final un peu trop conventionnel et cédant à certaines facilités dans le but de lier différents éléments de son script, même si Mann manie un suspense ébouriffant suspense durant les vingt dernières minutes (la traque dans l’immeuble, la poursuite dans le métro). Le cinéaste poussera les expérimentations de Collateral plus loin encore dans le formidable Miami Vice mais s’y perdra aussi dans son seul film décevant à ce jour, Public Enemies. Quoi qu’il en soit, Collateral reste un jalon majeur de l’immense filmographie de Michael Mann.

Justin Kwedi

Miami Vice (2006)

Michael Mann est un trafiquant. Une série culte (cent onze épisodes entre 1984 et 1989), un budget colossal (125 millions de dollars et des dépassements en tous genres pour frôler au final les 200 millions), des stars en vogue et résultat : une œuvre radicale, expérimentale, totalement déroutante. Le film débute par le meurtre d’un agent infiltré. Les inspecteurs Sonny Crocket et Ricardo Tubbs se font à leur tour passer pour des trafiquants de drogue afin de retrouver le criminel. Trame archi-rebattue que le cinéaste va littéralement faire imploser. Au fur et à mesure que l’intrigue avance, Crocket et Tubbs ne résolvent quasiment aucun des enjeux scénaristiques. Ils avancent, non pas toujours plus haut dans la hiérarchie du crime à la recherche du grand ordonnateur secret (à la manière de Point Blank), mais naviguent à vue dans une toile sans fin. Sphère politique, économique, multiplicité des formes du crime, internationalisation... le scénario suit de multiples embranchements, change constamment de cap, brossant une cartographie du crime à la fois chaotique et incroyablement structurée.

Tout le film de Michael Mann épouse cette sensation : le spectateur se retrouve devant une œuvre dont il peine à comprendre les enjeux, tout en étant ébloui par la maestria et la précision de la mise en scène. D’un côté Mann s’intéresse aux méthodes des truands et de la police avec une précision microscopique, de l’autre il ne va jamais au bout des multiples intrigues qu’il abandonne en cours de route, sans la résolution qui est le socle même de la production cinématographique lambda. Il refuse les scènes d’action (le film en compte tout de même trois, très violentes et efficaces), ne s’intéresse guère à la psychologie des personnages. Le jeu d’acteur est insignifiant et les dialogues sont complètement vidés de sens. Ce qui fait que Miami Vice ne peut s’apprécier que comme œuvre conceptuelle. Le spectateur ne peut s’identifier à des personnages qui sont autant de coquilles vides, ne peut s’impliquer émotionnellement, ni même ressentir du suspense ou une jouissance quelconque dans l’action. C’est que le sujet de Miami Vice n’est ni dans les personnages, ni dans l’intrigue. C’est la mécanique du crime, sa capacité à broyer les individus, à déshumaniser les rapports, à transformer des hommes en machines calibrées qui intéresse le cinéaste. C’est un constat clinique, un film sur l’information, la surveillance, la logistique... un film d’ingénieur. Mann renoue en quelque sorte avec les fictions paranoïaques des années 70, ces films dossiers très documentés et précis qui ne laissaient guère de place à la psychologie des personnages, mais en en réactualisant de fond en comble la forme et le fond.

Miami Vice est un polar contemporain, l’un des premiers à réinventer le genre à l’aune de ce que véhicule notre époque, là où la quasi-totalité des cinéastes reproduisent vainement des formules héritées des années 30 (qu’il y ait de l’ironie ou du méta-cinéma n’important guère). Mann nous parle d’une humanité désincarnée qui tente de survivre dans un monde sans affects où seule compte la logique capitaliste. Certes, les plus sensibles d’entre les spectateurs pourront être émus par les relations amoureuses entre Tubbs et sa femme, par la romance entre Crocket et une trafiquante incarnée par Gong Li... mais c’est bien la glaciation des rapports, la solitude, la déshumanisation qui plombent le film. Le glamour de la série télé est totalement évacué, les ciels flamboyants de Miami cèdent la place à une ambiance presque uniquement nocturne, froide et venteuse, les boîtes de nuit VIP sont remplacées par les quartiers délabrés de Haïti ou du Venezuela, flics et mafieux quittent la mythologie et l’icônisation pour devenir des personnages torturés et désespérés. L’utilisation de la HD (caméra Viper, expérimentée par Mann sur Collateral) donne un résultat impressionnant : les couleurs sont tamisées, la texture de l’image évolue violemment d’une scène à l’autre (un patchwork esthétique qui accentue celui de la narration), les (nombreuses) scènes nocturnes sont d’une lisibilité inédite. Lisibilité esthétique qui prolonge et développe ce qui a toujours fasciné Michael Mann : la visibilité sans frontière de nos vies. Les personnages de Mann circulent dans un monde où la technologie de l’image envahit tout, où l’intimité est interdite (Révélations). Un monde où les personnages évoluent dans des résidences ouvertes, les larges baies vitrées invitant le regard à pénétrer dans l’intimité d’un couple (Le Sixième sens). Miami Vice est, sous la forme d’un retour aux sources pour Michael Mann (avant de devenir une série, Miami Vice était déjà un projet de film), une exploration toujours plus poussée des thèmes de prédilection de son auteur, une avancée technologique et esthétique impressionnante et surtout le premier grand polar contemporain.

Olivier Bitoun

Public Enemies (2009)

Célèbre pour ses braquages de banques, le gangster gentleman John Dillinger mène ses affaires comme bon lui semble grâce à son audace et à ses talents de cambrioleur et de chef de gang, s'ingénie à s'évader des pénitenciers pour reprendre ses activités face à une institution policière incapable de mettre un terme à ses agissements. Mais la donne va changer quand Edgar J. Hoover à la tête de la nouvelle organisation du FBI va charger le détective méthodique et déterminé Melvin Purvis de traquer Dillinger pour le mettre enfin hors d'état de nuire.

Après avoir poussé à l'extrême ses expérimentations visuelles numériques dans Miami Vice, quelle direction pouvait alors choisir Michael Mann pour progresser dans son exploration du genre policier ? La solution fut manifestement un retour aux sources, à savoir l'univers singulier des gangsters des années 1930, vecteur également de rêveries et d'imagerie cinéphiles. Mann a toujours été fasciné par les truands sophistiqués, animés par un certain code d'honneur lié au respect méticuleux du travail bien fait et désireux d'échapper aux contraintes d'une société corsetée grâce avant tout à l'intelligence (la violence n'est qu'un dernier recours, même si elle est toujours présente et jamais banalisée ni complaisante). Dans Public Enemies, l'hyperréalisme procuré par les techniques de tournage HD impressionne dans cette volonté de recréer le décorum et l'atmosphère de l'époque en évitant les clichés faciles. Et c'est la première réussite de ce nouveau film, typique du style de Michael Mann : concilier le classicisme lié à la mythologie - à travers la figure archétypale d'un gangster flamboyant mais sur le déclin - et la modernité dans sa mise en scène au cordeau renforcée par les dernières technologies numériques en date qui tendent parfois, entre profondeur de champ extrême et cadrages au plus près des corps, à fournir des images proches de l'abstraction géométrique. De la même façon, des séquences d'action virtuoses et hyperréalistes viennent transpercer la narration fluide, comme en apesanteur, arrachant un homme à son espace mental et à ses velléités de conformer le monde à ses désirs.

On aurait pu s'étonner de la présence de Johnny Depp au sein de cet univers, Depp l'acteur romantique de Tim Burton, loin de la minéralité qui caractérise les antihéros "manniens". Pourtant ce choix de casting est révélateur de la tonalité crépusculaire et fantomatique que le cinéaste reproduit à nouveau ici, le romantisme noir véhiculé par Johnny Depp sert le thème du changement d'époque, de l'extinction de personnages libres et sans attaches en décalage avec la nouvelle marche du monde qui vont connaître un destin tragique. Le cinéaste établit comme à son habitude une dichotomie entre deux personnages en miroir avec d'un côté Dillinger et de l'autre le policier fédéral hiératique, impitoyable et calculateur - mais animé lui aussi par une vraie éthique - interprété par un Christian Bale impressionnant, méthodique avant tout et débarrassé de toute forme de compassion ou d'empathie. Deux caractères obsessionnels se font face, mais le deuxième symbolise une nouvelle société où le panache et la flamboyance n'ont plus leur place, l'avènement d'un monde où les pontes du FBI (Hoover en tête) et les gangsters capitalistes embourgeoisés sont animés par les mêmes motivations et s'organisent de la même manière pour affirmer leur pouvoir.

L'affrontement entre hors-la-loi et hommes de loi n'a plus beaucoup de sens quand l'humanité ne s'incarne pas forcément dans le camp attendu. Dillinger vit, s'expose en public, prend tous les risques, s'essaie à la romance (avec la jolie Billie Frechette jouée par Marion Cotillard, un personnage féminin malheureusement sacrifié par le récit). Purvis, lui, préfère demeurer dans la pénombre, il est dans le contrôle total, obstiné et obsédé par sa tâche ingrate, il tire progressivement les ficelles et Mann le rend progressivement maître du cadre. Les deux protagonistes répondent aux caractéristiques des antihéros tels que les affectionne le cinéaste et l'on ne sait pas vraiment vers qui tend le plus sa sympathie. Probablement Dillinger, personnage légendaire en sursis, qui perdra la vie au cinéma face à Clark Gable via un effet de réflexion perturbant mais révélateur, rejoignant ainsi définitivement un territoire qui tient autant du fantasme et de la fiction que d'un passé révolu.

Ronny Chester

Le Top Michael Mann de la rédac

Par Ronny Chester, Justin Kwedi et Olivier Bitoun - le 17 mars 2015