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Critique de film
Le film

Conan le barbare

(Conan the Barbarian)

L'histoire

Conan est le fils d’un forgeron qui lui enseigne la valeur de l'acier. Sa tribu est seule détentrice du secret de ce métal, donné par le dieu Crom, jusqu’à ce qu’une horde envahisse le village et décime la population, dans le but de voler ce secret. Conan est réduit en esclavage et conduit jusqu’à un désert bien loin des paysages enneigés de son enfance. Là, il pousse inlassablement la roue du destin. Son corps se construit, imposant, et arrivé à l’âge adulte, il intéresse un organisateur de combats de gladiateurs qui le prend sous son aile.

Analyse et critique

John Milius est un scénariste passionnant qui signe durant les années 70 des scripts parmi les plus forts de cette décennie, à mi-chemin du courant classique et du Nouvel Hollywood : Apocalypse Now, Juge et hors-la-loi, Magnum Force, Jeremiah Johnson... autant de sujets complexes, radicaux, traités avec une grande ambivalence et un rejet du manichéisme. Si Milius désapprouve au final les œuvres de Sydney Pollack, John Huston et Francis Ford Coppola, considérant que ces cinéastes ont trahi ses intentions premières, on trouve bien dans ces films les thèmes qui hantent l’œuvre du cinéaste : des personnages solitaires, hors du monde, qui suivent leur propre morale et les liens qu’ils tissent avec leur l’environnement, que ce soit la Cité des Anges, les grands espaces sauvages de l’Ouest américain ou encore un fleuve vietnamien.

En tant que réalisateur, ses films les plus intéressants, du Lion et le vent (The Wind and the Lion, 1975) à L’Adieu au roi (Farewell to the King, 1989) en passant par L’Aube rouge (Red Dawn, 1984), sont des films où la géographie des lieux est inextricablement liée au destin des personnages, ou encore des films de cartographe, des voyages vers l’inconnu comme celui que menaient les grands explorateurs du XVème siècle. Sans atteindre sa profondeur et sa vision unique de l’humanité, on pense parfois à Joseph Conrad devant Le Lion et le vent et L’Adieu au roi. Si Conan peut sembler de prime abord s’éloigner complètement de son univers, on retrouve bel et bien les obsessions de son auteur. Cette envie de lier l’homme à son milieu, cette peinture d’un monde sauvage où la solitude et la soumission aux lois de la nature sont les seuls garants de la survie, portent bien la marque de Milius, ou du moins expliquent l’investissement total du réalisateur dans ce projet.

Conan le Barbare est tourné suite à l’échec d’un film que Milius considère alors comme son plus personnel, Big Wednesday (1978), qui prend pour cadre le monde des surfeurs, une de ses grandes passions. S’il n’est pas le premier choix des initiateurs du projet, ses lubies se marient tellement bien avec l’univers de Conan qu’il est le choix parfait pour mener une telle entreprise à bien. John Millius est un provocateur qui aime se promener sur les tournages en tenue de para, construit des maquettes de Panzer entre deux prises, reçoit les journalistes avec une mitrailleuse à ses côtés, sillonne les routes avec son gang de motards la Mobile Strike Force Paranoia. Passionné d’armes à feu, se décrivant comme un « fasciste Zen », Milius cultive l’ambiguïté. Ainsi, casseur de Rouges invétéré comme il aime à se définir, il raconte dans l’Aube rouge la résistance face à une invasion communiste sur le territoire américain. Il défend le droit de prendre les armes et de résister, et du même coup appuie le combat des Vietcongs.

Cette fascination pour la violence et l’action, sa capacité à mener son équipe de tournage comme un général, mais également l’ambivalence des discours prônés confèrent à Conan le sérieux qui lui assure un statut hors norme, très éloigné des conventions des séries d’exploitation, des serials, des romans pulp auxquels pourtant Conan prend sa source. Si les réalisations de Milius sont rarement pleinement abouties (il n’est qu’à voir un Adieu au roi en demi teinte et une Aube rouge qui ne tient pas les promesses de son pitch), Le Lion et le vent et Conan le Barbare sont deux œuvres portées par un souffle épique foudroyant. La réussite de Conan ne peut cependant être attribuée qu’au seul mérite de Milius, tant le film porte constamment la marque d’un véritable travail d’équipe. Chaque poste artistique apporte sa pleine contribution, et tous vont dans un seul et même sens. On retrouve en germe l’esprit qui contribuera vingt ans plus tard à l’aboutissement du Seigneur des Anneaux.

Arnold Schwarzenegger tient bien sûr une place d’honneur dans la réussite du film, tant il est l’incarnation vivante de Conan. Edward R. Pressman et Edward Summer, les deux producteurs à l’initiative du film, sont impressionnés par le charisme de l’acteur et imaginent immédiatement ce champion de culturisme dans la peau du barbare cimmérien. Ils se lancent dans le projet, et pendant cinq années bataillent pour le mener à bien, convaincus d’avoir trouvé la pierre angulaire du film. Le reste du casting est à l’avenant et John Milius choisit avant tout des acteurs qui correspondent physiquement aux personnages qu’il imagine. Il découvre en Sandhal Bergman l’incarnation de Valéria la Valkyrie, imaginant immédiatement son évolution de danseuse dans All That Jazz de Bob Fosse transposée dans des chorégraphies martiales. Gerry Lopez, qui incarne Subotai, est un ami surfeur de Milius. Son physique rappelle au réalisateur celui d’un général de Genghis Kahn, une imagerie qui correspond à l’origine que Milius associe au personnage. James Earl Jones apparaît, lui, comme un représentant d’une ethnie disparue. La teinte de sa peau qui contraste avec ses yeux clairs, ses longs cheveux fins sont idéaux pour interpréter Thulsa Doom que Milius imagine comme un descendant du peuple atlante. Sven-Ole Thorsen, Ben Davidsen sont quant à eux des blocs de force brute, de véritables statues barbares façonnées pour le combat.

Milius voit d’abord des corps, les imagine en mouvement, puis passe de longues heures à immerger les acteurs dans l’univers qu’il a recréé avec Oliver Stone et Ron Cobb. L’entraînement des acteurs est spartiate : équitation, arts martiaux (ils s’initient au kendo durant quatre mois), culturisme... chez Milius on est bien loin de l’Actor’s Studio ! Le cinéaste s’inspire du chambara et demande à Schwarzenegger de visionner Les Sept Samourais pour s’imprégner des techniques martiales japonaises, et convoque le maître d’arme Kiyoshi Yamazaki pour entraîner les acteurs (on l’aperçoit à l’œuvre dans une scène d’entraînement de Conan). Dans un souci de réalisme, Milius fait se battre les acteurs avec des armes de métal (en fer plus léger cependant) et leur fait exécuter eux-mêmes la quasi totalité des cascades. Ceci accentue bien entendu le réalisme de ces scènes, où la caméra peut se placer où elle veut, sans être limitée par le risque de démasquer des doublures. Cette préparation physique constitue la force de l’interprétation du film et accentue le réalisme de l’histoire. Milius a compris que le monde inventé par Robert E. Howard où évoluent les protagonistes de Conan est avant tout physique, un monde des premiers âges où le corps prévaut sur l’esprit.

Robert Ervin Howard est un écrivain américain qui durant sa courte vie (1) ne cesse d’écrire des romans de science-fiction, mais aussi des polars, des livres historiques, des westerns, des poèmes et enfin de l’heroic fantasy, un genre qu’il popularise avec Conan et ses dix-huit épisodes (2) et dont il pose définitivement les codes qui vont nourrir le genre pendant des décennies. L’heroic fantasy est une sous-catégorie de la littérature fantastique qui se définit par un goût pour les récits d’aventures vécues dans des mondes imaginaires et où règne le merveilleux recyclé des diverses mythologies de l’Humanité. Cette littérature est souvent tenue en faible estime, notamment à cause de sa complaisance descriptive et, il faut bien le dire, de la médiocrité trop fréquemment rencontrée dans une production plus que pléthorique. A bien des égards, les aventures de Conan constituent un parangon de cette littérature de l’évasion. Le style de Howard, peu novateur mais efficace, sert à délivrer une histoire brute et viscérale, menée par un héros affranchi de toute contrainte sociale ou morale. Fond et forme contribuent pleinement au processus d’adhésion immédiate du lecteur, par ailleurs souvent jeune et peu assuré, à cet univers simple et tranché.

L’identification fonctionne à plein régime avec ce barbare cimmérien, qui triomphe de tous les obstacles et demeure libre de toute entrave, matérielle ou émotionnelle, et cette identification est également pleinement ressentie par Robert E. Howard. De tous ses personnages de fiction, c’est avec Conan qu’il développe le plus de liens, véritable catharsis. Si pendant quinze ans, Howard noircit les feuilles à un rythme effréné, l’écriture de la saga de Conan prend un tour confinant au délire créatif. Il compose la saga en écriture automatique, racontant même qu’il fut comme possédé par Conan, une véritable apparition qui le choisit pour écrire sa biographie. Le barbare cimmérien apparaissait la nuit, se tenait dans son dos, et sous la menace de sa hache lui dictait ses aventures. Cette anecdote éclaire la personnalité de l’écrivain, qui de prime abord est plus expansif, plus sociable que son ami Lovecraft, qui le surnomme Two Guns Bob, mais qui se révèle être un être tout aussi tourmenté, sombre et névrosé. Il est attiré par les héros solitaires, bruts, nobles et généreux. Il est fasciné par la violence, les combats. Enfant d’abord chétif, il devient un sportif accompli, fait de la boxe et du culturisme, jusqu’à transformer son grand corps malingre de deux mètres en un colosse de cent kilos.

Le personnage de Conan est comme une image fantasmée de Howard, une brute qui possède au plus haut point le code de l’honneur et la générosité, l’être d’exception que Howard aspire à devenir. Mais la réalité est tout autre. Malgré son goût pour le sport, le culturisme, les armes à feu, Howard demeure une personne renfermée, secrète, qui cache ses écrits à son entourage et tente de se suicider par trois fois. Quand sa mère est atteinte d’une maladie mortelle, il prend un revolver et se donne la mort. Il agonise pendant huit heures et meurt en même temps qu’elle. Howard ne connaîtra pas le succès de son vivant, même si les aventures de Conan sont assez populaires lors de leur parution dans Weird Tales. Il faut attendre les années 1950 pour qu'il rencontre véritablement le succès. Lin Carter et L. Sprague de Camp déterrent l'œuvre de Howard, mettent en forme des notes de l’auteur, transposent certains de ses récits inachevés dans le monde de Conan, puis poursuivent par eux-mêmes l’univers de l’écrivain. Les aventures de Conan sortent en livre de poche, et surtout bénéficient de couvertures signées Frazetta qui jouent énormément dans le succès de la série. Conan va connaître une seconde vie, puis une troisième avec les adaptations en comics de ses aventures par Marvel qui entend élargir sa palette éditoriale.

La saga de Conan se déroule douze mille ans avant notre ère, durant l‘âge Hyborien. qui suit la chute de l’Atlantide. Conan est un barbare des contrées septentrionales de Cimmérie. Il fera de nombreux périples à travers des terres inconnues de lui, avant de devenir roi d’Aquilonie. Fils d’un forgeron cimmérien, il combat dès son jeune âge le royaume d’Aquilonie. Il est capturé par les Hyperboréens et devient esclave. Il parvient à s’enfuir et se réfugie en Zamorie où il se fait voleur. Il devient ensuite mercenaire pour le compte du roi Yildiz du royaume de Turan, devient cavalier et champion de tir à l’arc, puis passe d’un employeur à un autre, traversant de nombreux pays : il se fait corsaire noir sur les rives de Kush, devient meneur d’une horde de hors-la-loi chez les Kozakis, pirate de la mer de Vlayet, capitaine de vaisseau pour la reine Taramis de Khauran, chef d’une tribu nomade shémite, éclaireur sur la frontière picte, se fait de nouveau capturer avant de prendre la tête de la rébellion contre le roi Numedides de Tarantia, qu’il renverse. Il devient alors souverain de ce royaume. Robert Howard décrit des mondes où des civilisations tombent sous la hargne des peuples barbares, qui en se sédentarisant et se civilisant s’affaiblissent et sont à leur tour détrônés par d’autres hordes sauvages. De ce monde foisonnant et de ces multiples péripéties, Ed Summer et Roy Thomas, scénaristes les plus intéressants de la saga Conan dans sa version dessinée, tirent en 1977 le premier jet d’un scénario de film. Oliver Stone, jeune scénariste qui va de porte en porte avec Platoon sous le bras, reprend alors le projet et développe à partir des courts récits de Howard (leur première publication en 1932 se fait dans le magazine Weird Tales, et la forme courte est imposée aux auteurs) une saga qu’il imagine magistrale, et qu’il aimerait voir s’étaler sur douze films.

Edward R. Pressman et Edward Summer contactent Ridley Scott ou encore Alan Parker pour monter le projet. C’est avec l'arrivée de Dino de Laurentiis que le nom de Milius est attaché au projet. Le scénariste / réalisateur, qui ne connaît pas l’univers de Conan, plonge dans le monde de Howard et réécrit le scénario avec Oliver Stone. Milius rêve alors de réaliser un film sur l’épopée Viking et le projet Conan lui semble une parfaite variation sur ce thème. Il va sans peine se réapproprier le matériau et y insuffler ses propres obsessions, non dénuées comme à son habitude d’une ambivalence confinant à la schizophrénie morale. On parle souvent de darwinisme social à propos des romans de Robert E. Howard. Effectivement, dans ses écrits les peuples les plus aptes surpassent les autres, non par l’apprentissage et la culture, qui deviennent des handicaps, mais par des caractère innés, un héritage génétique en quelque sorte. Cette bouillie brandie pour expliquer le bien-fondé du colonialisme, de l’eugénisme, du fascisme et bien sûr du nazisme ne prend heureusement pas valeur de programme dans les livres de Howard.

Milius, contre toute attente, prend le contre-pied de cette idéologie nauséabonde. La puissance de Conan n’est pas un acquis comme elle l’est dans les romans, une marque de son peuple, il tire sa force des années à tourner la roue du destin. Il développe son art du combat par l’apprentissage avec de prestigieux maîtres d’armes venus de toutes les contrées, il apprend la philosophie, la poésie, et surtout comprend que le pouvoir vient du fer, donc de la civilisation. Au célèbre « To crush your enemies, see them driven before you and to hear the lamentation of their women » (tiré d’une biographie de Genghis Khan) répondent de longues séquences où Conan s’initie, évolue. Le final prend également un tour très étrange reprenant la conclusion d’Apocalypse Now où Willard, après avoir tué Kurtz, prend sa place au sein du « culte ». Nous ne ferons pas l’affront d’imaginer Conan comme une illustration de la philosophie de Nietzsche, car mis à part une citation en exergue du film, Conan n’a strictement rien à voir avec l’œuvre du philosophe. Mais le film contient suffisamment d’interrogations pour dépasser le simple statut de film d’aventures, comme Lawrence d’Arabie le fut en son temps.

Le scénario de Milius et Stone pioche allègrement dans les différentes aventures de Conan. L’épisode où il est crucifié dans le désert se situe alors qu’il est capitaine de Khauran, le vol de la pierre précieuse est tiré de La Tour de l’éléphant et d’autres péripéties sont inspirées d’Une sorcière est née ou encore de La Chose dans la crypte. Les deux scénaristes prennent également de grandes libertés avec le matériau d’origine, réinventent l’histoire du barbare cimmérien. Les deux auteurs parviennent à créer une histoire homogène à partir de ces fragments tout en conservant l’esprit des romans. Ils entendent écrire une sorte de biographie du personnage, travaillent en s’imaginant réaliser une reconstitution historique, ce qui confère au film un réalisme saisissant et l’éloigne de la simple illustration de romans pulp. Car Milius et Stone sont moins intéressés par les mondes magiques que par la mise en image d’une épopée. Ainsi, si toute la deuxième partie du film se conforme aux canons de l’heroic fantasy, avec ses sorcières, monstres, magiciens, montagnes mystiques, belles guerrières, le film de John Milius délivre quelque chose de plus grand, se hisse à de plus hauts sommets. Il semble s’être abreuvé à des sources situées à un plus haut degré dans la hiérarchie des genres littéraires, celles de l’épopée. Ce retour aux sources - à L’Iliade, à l’épopée de Gilgamesh, au Mahabharata - est un défi à l’art cinématographique car la littérature épique est par définition un art de l’oralité, non visuel.

Les épopées sont des poèmes narratifs, composés de vers cadencés et assemblés en longs chants descriptifs, suivant une forme d’expression codifiée, quasi ritualisée. L’épopée se distingue ainsi du simple récit historique par sa formulation transcendée. C’est un peu de cette grandeur que Milius cherche à retrouver dans son film, comme en témoigne l’ampleur du récit qui parvient à poser de grandes lignes, à multiplier les thèmes à l’intérieur du cadre étroit de la biographie du personnage principal. Il y parvient surtout dans la première partie du film, qui explique autant qu’elle narre la naissance du héros Conan. Le récit juxtapose des scènes synthétiques qui nous révèlent les épisodes clefs de sa vie : quel était le peuple de Conan, ses croyances, son mode de vie. Puis comment Conan en vint à être arraché à ses parents, à développer sa force, son habileté, son caractère. Comment il fut amené à devenir un voyageur perpétuel, un voleur, un mercenaire. La narration y est resserrée, avec une emphase presque lyrique : les cadrages et le rythme de ces scènes confèrent aux gestes des hommes une valeur surdimensionnée, depuis la scène de forge quasi mythologique du générique jusqu’à l’entrée en possession de l’épée d’un roi oublié, en passant par la mise en scène de l’improbable et écrasante roue du destin qui enchaîne Conan.

Cette emphase est admirablement soulignée par le score de Basil Poledouris : la partition fait la part belle aux percussions, aux cuivres et aux chœurs, assénant une musique fortement rythmique aux accents héroïques. Cette puissance est cependant régulièrement transpercée par les splendides envolées lyriques des cordes ou apaisée par de très belles mélodies portées par la sonorité feutrée des bois. Cette pompe constitue la réponse de Milius au problème de la transposition cinématographique du style des poèmes épiques. Elle est tout entière au service de la mise en valeur de l’élément clef de toute épopée : la figure du héros. Conformément aux canons épiques, Conan est un être humain et non un dieu. Ce personnage, situé à la fois dans le temps - parce qu’on peut conter son histoire de manière continue et l’insérer dans un récit plus vaste - et hors du temps - parce qu’il vient d’un autre âge, fort lointain et mal défini - est un combattant hors pair doté d’un courage sans faille, triomphateur des plus terribles ennemis. S’il s’élève au-dessus du commun des mortels, c’est parce qu’il a su développer des qualités proprement humaines - force physique mais aussi force de caractère - jusqu’à leur point culminant ; et ce par sa seule volonté de résister et de survivre à tous les mauvais traitements qui lui ont été infligés. Il est digne de servir d’exemple pour ses qualités autant que pour ses triomphes.

Conan le Barbare est donc une épopée ? Non, quelque chose ne colle pas... et ce n’est pas à cause de la veine romanesque du film ou de son humour potache (enfin pas seulement). Si ce film diverge de l’esprit épique, c’est qu’il reflète les personnalités des deux pères de Conan : Howard et Milius. Asociaux - voire misanthropes - individualistes, partisans des libertés, fascinés par la force et la violence, ils ne sont que peu intéressés par les idéaux sociaux. Le chant épique célèbre des héros dévoués, champions des nations ou des dieux, œuvrant pour des causes justes et nobles qui les surpassent. Ils se distinguent à l’intérieur de masses de combattants et donnent du courage aux foules. Conan, lui, n’est qu’un aventurier, un mercenaire. Il se bat pour lui-même, parce que dès son enfance son existence fut placée sous le signe de la lutte pour la survie. Nulle amertume dans ce constat : il est un homme libre, plus libre que n’importe qui car il a connu la servitude. Ayant rencontré un voleur qui devient son compagnon, il épouse lui-même cette condition. Il prend ce qu’il désire, ne demandant rien à personne. S’il accepte de servir le roi Osric (forcément un usurpateur) de la cité de Zamora, c’est parce que c’est l’occasion pour lui d’assouvir une vengeance personnelle. Il ne sert nul maître humain et n’est pas non plus le héraut de son dieu. Crom est un juge impitoyable qui toise les hommes à l’aune de leur valeur guerrière et non de leur morale.

Ainsi, le décorum épique est au service d’un ethos individualiste, presque anarchiste. Derrière l’histoire point la critique de la société et de la civilisation. Jugées par un barbare, elles sont les mères de l’hypocrisie et de toutes les abominations. Les villes empestent, coupées du vent salubre par leurs murailles orgueilleuses. Elles sont le refuge des faibles. C’est aussi en ville que prolifèrent les cultes organisés, instruments de l’aliénation de la liberté de conscience, dévoreurs de victimes sacrificielles. A contrario, Conan et ses compagnons ne connaissent qu’une sorte de chamanisme primaire, basé sur la théologie simple du don et du contre-don. Et encore doivent-ils composer avec le silence des dieux, car il n’est aucun secours à attendre d’eux. Voilà dessiné un tableau bien âpre. Un monde chaotique, sans État légitime, marqué par les guerres et où la vie humaine n’a que peu de prix, où le salut des plus forts semble ne résider que dans la marginalité... c’est sans compter sur la présence d’un humour constant et joyeux.

On peut y voir un Conan qui, pour avoir eu accès à la philosophie et à la poésie, n’en demeure pas moins un barbare au sens étymologique : son langage s’apparente davantage à celui d’un paysan mal dégrossi qu’à celui d’un philosophe. Accessoirement, il consomme des substances qui font rire, estourbit des dromadaires à coups de poing, shoote dans des rats, perd un duel de dieux contre son compagnon Subotai, séduit un prêtre en révélant sa dimension féminine... Du surhomme nietzschéen, il ne reste guère que la citation liminaire et une certaine posture amorale. Non, décidément Conan le Barbare n’est pas non plus un film politique engagé. Il est simplement le reflet de l’univers mental de ses créateurs, volontiers provocateur, démystificateur, rétif à toutes les idéologies. Le « danger moral » présenté par ce film est donc quasi-nul et n’offrait vraiment pas de quoi effrayer Hollywood.

On peut ici ouvrir une parenthèse sur une étrange affaire. Sorti en salle en 1982, le film aurait dû donner naissance à une importante campagne de merchandising tirant avantage du physique impressionnant d’Arnold Schwarzenegger ; la firme Mattel, spécialisée dans les poupées de celluloïd, devant même sortir un modèle à l’effigie de Conan. Que s’est-il passé ? Les versions divergent. La rumeur prétend que la violence du film aurait effrayé les investisseurs. Les responsables de Mattel parlent simplement d’un test auprès de jeunes consommateurs qui aurait donné des résultats trop mitigés. Toujours est-il que le corps de Conan fut recyclé par l’adjonction d’une tête coiffée d’une frange blonde et arborant une expression quelque peu crispée : Musclor était né. Le postulat de base fut inversé dans tous les domaines. Ce n’est pas le film qui ouvrit une franchise dans le domaine du jouet, mais tout une gamme de jouets qui fut à l’origine d’un nouvel univers audiovisuel baptisé Masters of the Universe. Le barbare individualiste céda la place à He-Man, prince noble et généreux qui sera incarné au cinéma par Dolph Lundgren dans un film réalisé par Gary Goddard - avec deux d. Cet échec commercial n’a pas permis de rendre hommage à l’extraordinaire travail artistique qui donna vie à l’univers de Conan.

Un des facteurs de la réussite du film tient dans l’approche minutieuse apportée à l’élaboration de ce monde imaginaire, dans une volonté de réalisme qui va parvenir à franchir le cap de la mise en images et ne pas s’arrêter à des vœux pieux. Après avoir un temps envisagé un tournage en Yougoslavie, tournage rendu impossible par des bouleversements politiques et des infrastructures incapables d’accueillir un projet de cette ampleur, la production se déplace en Espagne. De gigantesques décors, près d’une soixantaine, sont construits (pour trois millions de dollars), le plus grand étant l’escalier du temple de Seth qui mesure quarante mètres de haut ! Prêt de 1 500 figurants sont convoqués sur certaines scènes (la procession de la secte). Conan est l’un des derniers grands tournages avant l’avènement du numérique. L’œuvre de Milius est à la croisée des chemins : elle appartient au courant des grandes fresques hollywoodiennes, des péplums, des films d’aventure de Richard Thorpe, des Vikings de Richard Fleischer, mais en offre un versant sombre, violent et réaliste qui ne trouvera d’équivalent que trois ans plus tard avec La Chair et le Sang de Paul Verhoeven.

C’est Ron Cobb, qui a travaillé comme graphiste sur les extraterrestres de La Guerre des étoiles, le vaisseau d’Alien ou encore Les Aventuriers de l’Arche perdue, qui prend en main l’aspect visuel du film. Deux années de travail pour donner vie au monde de Conan. Pour son premier grand projet (suivront Aliens, Abyss ou encore Total Recall), Cobb est assisté de l’illustrateur William Stout (auteur du storyboard de Rambo, futur graphiste de Pan’s Labyrinth de Guillermo Del Toro). Le dessinateur imagine le décor des aventures tandis que Cobb, tel un architecte, dessine les plans au millimètre prêt. Cette minutie éclate à l’écran, tant le rendu réaliste des décors est saisissant et nous plonge immédiatement dans cet univers fantastique. Peter Jackson s’en souviendra et Le Seigneur des Anneaux ira encore plus loin dans l’immersion par l’accumulation de détails que le spectateur est incapable de saisir mais qui confère au tournage une réalité qui influe sur toute l’équipe technique et les acteurs. Cobb et Stout s’inspirent des écrits de Howard qui brassent de multiples références culturelles, mais accentuent encore les liens entre le monde imaginaire et les périodes de notre histoire : âge de pierre, Moyen Âge et Renaissance, cultures celtes, mongoles, vikings, perses... Un grand brassage culturel qui entend rendre cet univers proche de nous en invoquant des visions qui ont marqué notre imaginaire collectif.

C’est bien sûr un héritage du cinéma d’aventure italien qui aimait à mêler les époques et les lieux sans souci de réalisme, mais c’est également pour Cobb un certain sacrifice car il rêvait de créer un monde de toute pièce, sans référence à notre propre civilisation. L’œuvre de Howard prend bien sa source dans notre monde. L’âge hyborien se situe après la chute de l’Atlantide et avant l’essor des civilisations de l’Egypte ou de la Grèce antique. Les Cimmériens, peuple nomade, vécurent du XIIème au VIIème siècle avant J-C et Ulysse, après la guerre de Troie, se rend dans leur pays afin d’entrer dans l’Hadès. La cartographie du monde de Conan reprend celle de l’Europe et de l’Asie. Cobb s’attache à ce que chaque objet, chaque décor ne soit pas une représentation fidèle d’un style, mais qu’il émane de lui une imagerie qui se rattache à certaines périodes de notre histoire. S’il ne crée pas de toute pièce un monde imaginaire, il s’amuse à le recréer, à le réinventer, mélangeant les pièces d’un immense puzzle culturel.

De son côté William Stout s’inspire des œuvres de Frazetta, mais également des comics de John Buscema (dessinateur) et Roy Thomas (scénariste) , qui à partir de 1974 donnent une véritable dimension aux graphics novels jusqu’ici publiées par Marvel. Le résultat est d’une beauté à couper le souffle. Ces décors magnifiques, précis, où les architectures s’entremêlent et donnent une véritable dimension au monde de Conan, ces ruelles vivantes qui respirent la vie… tout concorde pour immerger le spectateur dans un univers fantastique. Les effets spéciaux nous paraissent toujours aussi réussis, si l’on excepte quelques scènes notamment le passage où Conan et ses compagnons vont récupérer la fille du roi. Là les décors en carton pâte sautent aux yeux et la séquence dans son ensemble est très caricaturale. Mais pour le reste, cette volonté minutieuse de recréer un monde que l’on a l’impression de pouvoir toucher, en limitant au maximum l’utilisation des trucages, assure au film une intemporalité certaine.

La caméra de Duke Callaghan saisit littéralement le monde de l’âge hyborien. Les nombreux plans larges flattent la beauté des paysages, alternant entre grands espaces et chaos rocheux, ou découvrent l’impressionnant dispositif de figurants et de décors en extérieurs. C’est une des très grandes réussites du film que de rendre ce monde crédible. La fusion des nombreux profils culturels – du mégalithisme aux civilisations des steppes en passant par l’âge de fer – est parfaite. Les costumes, qui peuvent sembler assez basiques, et les nombreux décors restituent les lignes de fractures entre peuples nomades et sédentaires, entre clans, entre castes. Les lieux mystiques censés être habités par les forces divines de la nature sont assez saisissants : des tertres coiffés de cromlechs, des labyrinthes de menhirs ou, le clou du film, un temple marquant l’entrée d’une montagne creuse et signalé par un majestueux dégré sculpté. Ils expriment admirablement l’idée du sacré, n’hésitant pas à mélanger des signes contradictoires comme souterrains et hauts-lieux. En plus d’être admirables, ces décors portent le discours sous-jacent du film, la rusticité allant de pair avec l’idée de liberté alors que l’élégance est un instrument de l’asservissement des hommes.

Symbole de ces apparentes contradictions, Thulsa Doom est l’un des plus saisissants méchants du cinéma fantastique. La prestation de James Earl Jones est un sommet d’ambiguïté, Thulsa Doom étant tout à la fois un exterminateur et un père, un guerrier puissant préférant toutefois recourir à son pouvoir hypnotique. Devenu dieu, il est aussi bien serpent Python et Gorgone que Kali. Face à lui, Conan est la fusion de plusieurs archétypes héroïques : comme Apollon, il met un terme aux abominations des cultes chthoniens. Il a la force d’Hercule, la posture de Persée et la mission vengeresse d’Oreste. Quoi de plus normal en somme qu’il soit aidé au combat par une guerrière revenue sous les traits d’une Walkyrie après son apothéose. C’est un univers boulimique de mythes qui offre, selon la vision du spectateur, une réponse à la frustration des hommes d’un temps trop pressé et pétri de principes ou bien tout simplement deux heures de cinéma d’aventure de grande qualité.

Basil Poledouris est bel et bien le troisième acteur de la réussite de Conan. On pourrait même dire le premier tant sa musique épouse à la perfection les visions de Milius et Cobb, mais surtout les dépasse et les transcende. Poledouris et Milius s’étaient rencontrés alors qu’ils étaient étudiants en cinéma. Tous deux étant des fans de surf, ils travaillèrent ensemble sur Big Wednesday. Pour Conan, sa troisième partition pour le cinéma, le cinéaste pousse Poledouris à concevoir sa partition comme si elle était destinée à un film muet. Poledouris s’inspire de Carmina Burana de Carl Orf, de Verdi, du Boléro de Ravel, de Prokofiev. Un foisonnement d’influences, un mélange hétéroclite d’instruments de diverses origines, qu’il parvient pourtant à homogénéiser. A la tête de l’ensemble symphonique de la radio de Rome et de l’ensemble Sainte-Cécile, soit 90 musiciens et un chœur de 24 voix, il enregistre tout simplement l’une des plus belles partitions de l’histoire du cinéma, une œuvre unique qui ne se refuse aucun excès lyrique et épouse à la perfection la mise en scène de Milius. La première demi heure du film, quasiment dénuée de dialogues, est un pur éblouissement né de l’union parfaite de la musique et de l’image. Quand on songe que Dino de Laurentiis souhaitait une musique pop pour le film, espérant renforcer ainsi son impact commercial, on ne peut qu’imaginer le résultat catastrophique si Milius n’avait su défendre sa vision et résister aux exigences du producteur.

Conan le barbare est un film qui dépasse, et de loin, son statut d’œuvre culte pour amateurs de jeux de rôles et de comics. Si l’œuvre d’Howard représente pour les premiers l’une des grandes influences de l’univers des rôlistes, et le film de Milius un fantasme de nerd, si Conan et Subotai parcourant les steppes ont fait pleurer les plus aguerris des barbares en herbe, le spectateur étranger à ce monde et à ses codes trouvera également l’occasion de s’émerveiller et de frémir. Conan, avant l’avènement du Seigneur des anneaux, régna durant vingt années comme unique représentant d’un genre qui, souffrant de multiples et honteux avatars désincarnés, tomba immédiatement en désuétude. Même le film de Milius souffrit, et souffre encore, d’une vision caricaturale, assimilé à sa suite pitoyable ou encore au ridicule Kalidor. Espérons que le succès planétaire de la trilogie de Jackson n’éclipse pas l’importance historique du film de Milius, mais au contraire lui rende justice et pourquoi pas, rêvons un peu, permette enfin au second (véritable) volet de la saga de voir le jour.

(1) Robert E. Howard naît en 1906 et se suicide à l’âge de trente ans, accompagnant sa mère dans la mort, mère pour qui il ressentait un amour à la milite de l’incestueux. Sur la vie de Robert E. Howard, voir le très beau film The Whole Wide World, adaptation d’un roman de Novalyne Price Ellis qui partagea sa vie avec l’écrivain.
(2) Nombre auquel il convient d’ajouter huit autres nouvelles retrouvés sous forme de notes et que Lin Carter et L. Sprague de Camp mettront en forme des années plus tard.

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Par Olivier Bitoun et Stéphane Ratkovic - le 31 janvier 2006