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« (…) Ce que le mythe communique ce n'est pas la vérité, mais la réalité. La vérité est toujours à propos de quelque chose, mais la réalité est cela même dont parle la vérité. »

                                                                                                                                                                            C.S. Lewis

« - Ce devait être un grand homme, et un grand soldat (…)
- Vous avez vu le tableau de sa "charge" ?
- Oui, quand j'étais à Washington.
- Magnifique ! Avec ces colonnes d'Apaches en costumes de guerre et Thursday conduisant sa charge héroïque !
- Exact en tout point.
- Il est devenu le héros de notre jeunesse. »

                                                                                                                              Le Massacre de Fort Apache (1948)

Dans Le Cheval de fer (1924), un liminaire voit deux enfants jouer avec un appareil photographique en bois, sous le regard bienveillant d'Abraham Lincoln. Le spectateur reconnaît sa longue silhouette et son visage émacié, immortalisés par le photographe Alexander Gardner, l'une des principales sources d'inspiration de John Ford pour ce film. Une œuvre ambitieuse où le cinéaste reconstitue la célèbre photographie d'Andrew J. Russell, qui figea dans l'éternité la jonction de l'Union Pacific Railroad et de la Central Pacific Railroad à Promontory Summit, le 10 mai 1869. Dans Les Cavaliers (1959) John Ford, dans une courte séquence, rend hommage à Mathew Brady, le célèbre photographe, et principal "témoin" de la guerre de Sécession. Pour le réalisateur, la naissance des États-Unis et celle de la photographie est concomitante ; à la nouvelle nation, moderne, est associé un tout nouveau médium. L'Amérique est destinée a devenir la patrie du cinématographe. Si l'écriture a donné naissance à l'histoire, la photographie puis le cinéma l'ont incarnée et objectivée. Dés lors, on a plus cessé de s'interroger sur la vérité et son reflet argentique. Je propose ici de tracer les contours de ce rapport, ô combien complexe et foisonnant, entre les semi-vérités de l'histoire et les demi-légendes du western.


Le Cheval de fer (1924)

I. Une brève histoire de l'Ouest

Pour se pencher sur le western, il faut d'abord énoncer son sujet : la conquête de l'Ouest. Exercice redoutable, tant il existe de zones hybrides, de zones frontières. Voici quelques repères historiques, une esquisse, de ce récit passionnant, en suivant les grandes étapes dessinées par l'académicien Jacques Chastenet dans un ouvrage désormais classique : En avant vers l'Ouest (ed. Perrin, 1967).

Des Treize colonies au Pacifique

Lorsque les Français fondent La Nouvelle-Orléans en Louisiane, au début du XVIIIème siècle, les Anglais n'occupent qu'un territoire restreint. Leurs treize colonies se situent sur toute l'arête côtière jusqu'à l'actuel État de Floride, un territoire espagnol. La longue chaîne des Appalaches, qui s'étire de Terre-Neuve à l'actuel État d'Alabama, est un domaine indien. Les Français, les premiers à avoir descendu le Mississippi, le "Père des Fleuves", contrôlent toute la partie "médiane" du continent : du Canada à l'embouchure du Mississippi, et des Appalaches jusqu'aux pieds des Rocheuses. L'immense territoire français n'atteint cependant pas la densité démographique des colonies anglaises. Au-delà, à l'ouest, un immense territoire est inoccupé par les Européens.

Au début du XVIIIème siècle, quelques pionniers britanniques se risquent à arpenter le versant est des Appalaches, où ils "trafiquent" avec les Indiens et défrichent les forêts. Très vite, ils sèment du maïs et élèvent les premières bêtes à cornes. Des Allemands originaires du Palatinat, région dévastée par la guerre de Trente Ans, grossissent le rang des premiers colons. En 1716, Alexandre Spotswood, le gouverneur de Virginie, remonte le fleuve James et atteint la chaîne dite des Montagnes Bleues. Il rejoint la vallée du Shenandoah. Des Irlandais ulstériens, protestants, accompagnent également cette première poussée vers l'Ouest. Ces nouveaux pionniers se distinguent, de plus en plus, des colons de l'Est ; ils échappent aux contrôles des pasteurs anglicans et puritains, et à la rivalité des sectes et des églises. L'état d'esprit de "l'homme de l'Ouest", simple, indépendant et solidaire, est en gestation. Mais l'expansion des colonies anglaises se poursuit essentiellement du Nord au Sud.

À la veille de la Révolution, les Treize Colonies comptent environ deux millions d'habitants, sans compter les esclaves noirs. En principe, les assemblées locales consentent l'impôt mais Londres, qui entretient des troupes pour protéger les colons des Français, fait des entorses au système. Le mécontentement des pionniers va entraîner une succession de protestations, et en définitive la Révolution américaine. La Déclaration d'Indépendance est adoptée solennellement en 1776. Aujourd'hui encore, ces Treize Colonies sont symbolisées sur le drapeau américain par treize bandes rouges.

Mais l'histoire ne se tourne toujours pas en direction de l'Ouest. En 1763, suite à la guerre de Sept Ans, les Français signent le Traité de Paris, qui va lourdement peser dans le destin de l'Amérique et des vieilles nations européennes. Peu enclins à coloniser leur territoire pour le défendre, les Français perdent le Nouveau Monde ; ils cèdent le Canada et la rive orientale du Mississippi à la Grande-Bretagne, en même temps que La Nouvelle-Orléans et la rive occidentale du fleuve à l'Espagne. Les habitants de la Nouvelle-France, cependant, n'entendent pas rester espagnole. En 1800, le Traité de San Ildefonso, entre la France et l'Espagne, prévoit la rétrocession d'anciens territoires en échange du duché de Parme. La France revient en Amérique. Mais Napoléon, échaudé par l'expédition de Saint-Domingue dans les Caraïbes, n'entend pas garder ces territoires. Envoyé extraordinaire du président Thomas Jefferson, James Monroe débarque alors en France, où il rejoint le ministre américain de Paris, Robert Livingston. Il offre trente-huit millions de francs-or pour La Nouvelle-Orléans à Talleyrand, qui lâche : « Combien donneriez-vous pour la Louisiane tout entière ? » N'en revenant pas, les émissaires américains concluent un traité : la Louisiane est transférée aux États-Unis pour soixante millions de francs-or ; plus vingt millions destinés à indemniser les Français lésés. Il faut savoir que cette somme était dérisoire pour l'époque, elle équivalait à seulement le dixième du budget des dépenses annuelles de la France. La toute jeune Amérique voit l'horizon se dégager en direction de la basse vallée du Mississippi, du Texas, du Nouveau Mexique et des Rocheuses. La conquête de l'Ouest va bientôt commencer.

Tandis que le traité en France est négocié, deux jeunes officiers formés aux guerres indiennes, Meriwether Lewis et William Clark, sont envoyés en Louisiane sur décision de Thomas Jefferson pour diriger une expédition scientifique. Leur mission : aller aux sources du Missouri, le grand affluent du Mississippi, qui pointe à l'orient vers le Pacifique. En 1803, l'expédition gagne les bords de la rivière Ohio, où elle s'équipe et se ravitaille. En mai 1804, elle franchit le Mississippi à Saint-Louis, et commence, en bateau quillé, à remonter le Missouri. L'équipe passe l'hiver au sein de la tribu des Mandans, où elle recrute une interprète, Sacagawea, qui portera durant toute l'expédition son bébé sur le dos. En 1805, les explorateurs abandonnent le bateau quillé et poursuivent leur périple en pirogues. Le fleuve se divise, alors, en trois branches, et c'est la plus septentrionale qui est choisie. Lewis et Clark arrivent aux pieds des Rocheuses. Ils franchissent, avec l'aide d'Indiens Shoshonis, le versant ouest des montagnes. Grâce aux canoës des Indiens, l'équipe descend la rivière Clearwater puis le fleuve Columbia. Hors des territoires occupés, l'expédition voit le Pacifique pour la première fois le 7 novembre : « Cet océan, s'écrit Lewis, l'objet de tant de peines, la récompense de tant d'anxiété. » La piste est ouverte ! À leur retour, Lewis et Clark seront promus gouverneurs territoriaux. Le récit de l’expédition est fabuleux. Mais les colons, qui ont pris l'habitude de vivre près des forêts, n'aspirent pas à débouler dans les immenses prairies. Les nouvelles contrées sont appelées « Le Grand Désert Américain ». On comprend que la formule inspirera John Ford. Les Indiens des plaines ont des mœurs différentes des tribus du Nord-Est et parlent d'autres dialectes. Les Américains préfèrent se voir transférer la Floride.

De l'Appel de l'Ouest à la Guerre de Sécession

Pionniers et spéculateurs américains vont d'abord convoiter le Sud, le Texas, sous zone d'influence espagnole. Un aventurier, Moses Austin, se fait concéder par le gouverneur mexicain un grand domaine, alors qu'une révolution agite le pays. Il s'engage à y établir cent familles de bonnes mœurs, de religion exclusivement catholique. D'autres spéculateurs font de même, et de nombreuses familles s'installent au Texas. Les habitants, bientôt, ne veulent plus opter pour la nationalité mexicaine et n'adhèrent plus automatiquement à la foi papiste. L'immigration s'insurge et malgré la défaite, en 1835, d'El Alamo - des bâtiments fortifiés où sont retranchés les insurgés - les colons déclarent leur indépendance le 1er mars 1836. D'abord hésitant à reconnaître cette indépendance, qu'il a du mal à légitimer, le gouvernement américain offre un statut à ce nouvel État, qui devient une république indépendante avec son célèbre drapeau à une étoile (la lone star). C'est la naissance de l'espace familier des westerns.

Les territoires des plaines ont besoin d'un coup de pouce publicitaire pour être colonisés. Henry David Thoreau exhorte par son lyrisme le valeureux pionner à partir au couchant : « Chaque coucher de soleil m'inspire le désir d'aller vers l'Ouest... L'Atlantide, les jardins des Hespérides, ces paradis terrestres, semblent avoir été à l'ouest des anciens, enveloppées de mystères et de poésie (…) Je ne vais vers l'Est que forcé ; dans l'autre direction au contraire je me sens libre. C'est vers l'Oregon, non vers l'Europe que j'ai besoin de marcher. » Le mythe de l'Ouest né sous la plume du poète. On parle désormais de franchir la « frontière indienne », de gagner une « terre de miel et de lait ». Le pionnier devient pèlerin, il se réfère à la conquête biblique de Canaan. C'est la promesse de cette nouvelle Amérique, contrée qui se veut exemplaire, et pour les plus exaltés, comme les Mormons, sans péché. L'appel inspire aussi les aventuriers qui trouvent là une terre originelle à explorer. À partir de 1844, de grands convois s'organisent sur la piste des Géants. Des convois constitués de 50 à 120 wagons (appelés également "goélettes de prairies"). Les films, qui traitent de toutes les périodes précédentes, n'entrent généralement pas dans le canon, n'appartiennent pas à l'idiosyncrasie typique du western. Le Grand passage de King Vidor, qui a pour sujet les conflits au nord du continent, entre Français et Britanniques, est clairement un film d'aventure. Dans Sur la piste des Mohawks, film qui se déroule en 1776, une course à pied célèbre évoque la légende des coureurs des bois, premiers héros du temps des premières colonisations. La Captive aux yeux clairs, dont l'action est placée en 1831, dans le Missouri, est également un film hybride, entre le feuilleton d'aventure et le western. Au-delà du Missouri, qui se situe à la même époque, est imprégné d'un romantisme bucolique, assez typique des premiers récits sur l'Amérique.


Mais ces films sont en partie des westerns, dans la mesure où ils traitent de la source du mythe. La vie très rude des pionniers y est d'ailleurs montrée sans être édulcorée, même si les flèches indiennes laissent des traces rouges plutôt que des traces de sang. Ford dans Sur la piste des Mohawks, décrit dans un décor idyllique, qui n'est pas sans rappeler un monde édénique aux couleurs saturées et chatoyantes, un quotidien de sueur et de larmes. Les tout premiers foyers de colonies britanniques débarqués en Amérique du Nord n'ont d’ailleurs pas survécu une année. Alamo de John Wayne est encore un film hybride, cette fois, entre le western et la fresque historique - comme le nom l'indique, le film traite de l’insurrection texane. On pourrait décliner indéfiniment ce procédé, mais quel film est le prototype ? Aucun, certainement ! Même le "film de convoi", qui précède en général chronologiquement la guerre de Sécession, est  presque un genre à l'intérieur du genre - auquel il appartient à l'évidence -, il est plus l'illustration de la conquête de l'ouest que du western lui-même. Un contexte, cependant, se détache clairement : la période qui va de ces convois jusqu'à la dernière décennie du XIXe ; au delà de la rive occidentale du Mississippi, en direction de la "frontière indienne". À l'erratisme des grands convois est souvent préféré un espace plus restreint, privilégiant la tension entre les protagonistes, la dualité étant une figure centrale qui appartient au genre plus qu'à la grande histoire. Le rapport du héros à l'espace est fondamental.

Le plus souvent l'action se déroule après la guerre civile, c'est la période "classique", très courte, qui renvoie les premiers pionniers à l'Antiquité. Les films traitant directement de la guerre de Sécession appartiennent plus volontiers au genre historique ou romanesque. C'est le cas évidemment des films se déroulant dans les États de l'Est et les plantations du Sud. Mais les enjeux politiques du conflit ne sont pas étrangers au mythe de l'Ouest. Il suffit souvent que des personnages correspondent au profil habituel du genre pour que le film entre dans la catégorie western. Il suffit qu'il soit interprété par John Wayne, figure archétypale, l'acteur véhiculant toute une mythologie. Le genre est donc, dans une certaine mesure, polymorphe, et ses contours sont flous. Le noyau central en revanche est parfaitement net. Le western a souvent fusionné avec la comédie, quelques fois avec le musical. Les westerns d'Anthony Mann et de Budd Boetticher ont emprunté de nombreuses figures au film noir. Des tentatives de fusion avec d'autres genres comme le fantastique, la science-fiction, l'érotisme ont existé. Mais reprenons le fil de l'histoire, entrons au cœur du sujet.

Alors que les convois gagnent la frontière, la République texane devient partie intégrande des États-Unis en 1845. Le pays aspire à l'annexion de deux autres dépendances mexicaines, le Nouveau-Mexique et la Californie. Le Nouveau-Mexique, outre l'État actuel du même nom, comprend les territoires de l'Arizona, de l'Utah et une partie du Colorado. De l'or est découvert en Californie et des immigrants accourent par milliers. Prenant pour modèle la République texane, ils déclarent leur indépendance en 1846. L'Amérique entre alors en guerre contre le Mexique. Les troupes du major-général Zachary Taylor remportent une victoire à Monterrey. Ils assiègent ensuite Vera Cruz où elles rejoignent celles du général Winfield Scott. Taylor défait ensuite le général Santa Anna à Buena Vista. Mais c'est Scott qui remporte la dernière manche. Il inflige une nouvelle défaite au général mexicain et prend la capitale, Mexico, le 17 septembre 1847 ; Santa Anna est contraint de hisser le drapeau blanc. Les dépendances mexicaines sont toutes annexées. L'histoire des États-Unis est d'abord l'histoire de sa frontière, une quête de l'horizon. Bientôt la frontière physique est achevée, deux autres territoires non-contigus vont être annexés au cours du XIXème et du XXème : l'Alaska (1867) et l’archipel d'Hawaï (1950).

Les gisements d'or californiens ont entraîné une formidable ruée vers l'Ouest. Bientôt l'exploitation minière dans les Rocheuses bat son plein. Mais l'enthousiasme ne gagne pas le cœur des peuples indiens, qui voient leur territoire se modifier. Évitons de comparer la colonisation des États-unis à l'invasion d'un État souverain sur un autre. Les Indiens ne sont pas constitués en nation moderne, ils sont peu nombreux sur un territoire très vaste. Cette question de la légitimité des colons s'est toujours posée. Les pionniers, afin de justifier leur installation sur ces terres, ont tenté d'acheter formellement les territoires aux autochtones. Mais la négociation n'était pas juste. Ce type de transaction étant absolument étranger aux Indiens qui n'avaient ni monnaie, ni cadastre, il s'agissait uniquement d'une forme de spoliation déguisée. Les modes d'existence entre les natifs et les colons sont irréconciliables. La question indienne - aujourd'hui insoluble - va peser sur la conscience de l'Amérique. Contrairement aux Français, les Britanniques ne pratiquaient pas l'assimilation. Le communautarisme était la norme.

Une ligne de chemin de fer doit faire la jonction entre l'Est et l'Ouest. Mais avant de réunir le levant et le couchant, il faut faire la paix entre le Nord et le Sud. L'épisode de La guerre de Sécession est du point de vue de l'orientation, l'exact contraire de la conquête de l'Ouest. Cependant, la nature institutionnelle des nouveaux États va être au cœur du conflit. En ce sens, le western est pleinement concerné par la question de l'esclavage.

Selon René Rémond, dans Histoire des États-Unis (ed. Puf 1959), ce n'est pas une question éthique mais économique qui est l'origine du conflit (1861 - 1865). Les États industriels et ouvriers du Nord, appelés jadis La Nouvelle-Angleterre, ont des intérêts contradictoires avec les États du Sud, agricoles. La révolution avait permis au Nord-Est de prendre son essor industriel en interrompant les liens commerciaux avec la Grande-Bretagne. Les liens rétablis, le Nord subit une concurrence européenne. Des mesures protectionnistes, des tarifs douaniers élevés permettent, un temps à la Nouvelle-Angleterre de préserver son marché intérieur. Les États du Sud, depuis les progrès de l’ingénierie agricole, produisent en grande quantité et échangent avec l'Europe. Le Nord trouve déloyale que les propriétaires du Sud profitent d'une main-d'œuvre à bas coût, grâce à l'esclavage. Cette institution, l'esclavage, était un héritage de la période coloniale sous contrôle britannique. Son abolition était discutée depuis la fin du XVIIIème siècle. Les États du Sud avaient jusqu'ici réussi à le maintenir. Depuis la parution du livre en 1852, La Case de l'Oncle Tom de Harriet Beecher-Stowe, l'opinion publique s'émeut du sort réservé aux Noirs, dans un pays qui a fait la promesse d'incarner les valeurs de liberté et d'équité. La conquête du l'Ouest va jouer un rôle dans le déclenchement de la guerre. La création de nouveaux États entraîne la question de leur nature et de leurs institutions, à savoir si ces États seront libres ou esclavagistes. Le Sud, qui cherche de nouvelles terres à cultiver pour étendre son "royaume du coton", progresse à l'Ouest. Abraham Lincoln le 6 novembre 1860 est élu sans avoir la majorité, avec 39,9 % - à cause d'une division au sein du Parti Démocrate. Il devient le 16e président des États-Unis. Parce que les deux grands partis américains sont divisés sur le pouvoir fédéral, les Démocrates, qui défendent le droit des États, ont la faveur de ceux du Sud. Comme Lincoln est hostile à l'esclavage, des États font sécession. Le président leur conteste ce droit. La guerre débute en avril 1861. Elle se terminera en avril 1865, avec la capitulation du Général Robert E. Lee à Richmond. On avance le chiffre d'environ 620 000 victimes. Cette première guerre moderne annonce dans sa forme le premier grand conflit mondial du XXème siècle. De manière totalement anecdotique, les premiers sous-marins, propulsés par une hélice manuelle, sont utilisés dans le conflit.

Des Guerre indiennes au crépuscule

Une fois la guerre terminée, les travaux du chemin de fer transcontinental se poursuivent. Les Américains sont démobilisés. Les Irlandais fournissent de la main-d'œuvre à l'Union Pacific, à l'Est, tandis que des milliers de travailleurs chinois apportent leur concours à la Central Pacific, à l'Ouest. De véritables villes-campements suivent l'avancée des travaux. De très nombreux animaux de trait participent à cette formidable épopée, qui ne prendra fin que le 10 mai 1869 à Promontory Summit lors de la jonction des deux compagnies. Les Indiens voient leur monde à nouveau bouleversé.

On estime le nombre d'Indiens sur le territoire des États-Unis au XVIIIème siècle entre 600 000 et 800 000 individus. En 1865, on estime leur nombre à moins de 350 000. Pendant ce temps-là, la population blanche est passée de 4 millions à 35 millions d'individus. Si au cours de l'histoire les Indiens ont été victimes de massacres, les maladies apportées par les "visages pâles" ne les ont pas épargnés. Lorsqu'ils seront parqués, misérables et en perte des repères traditionnels, beaucoup vont s'adonner à la boisson. En 1864, le colonel John Chevington avait infligé une douloureuse déconvenue aux "Peaux-Rouges" dans le ravin de San Creek. Cheyennes, Arapahos et Comanches avaient manifesté leur hostilité envers des mineurs venus en trop grand nombre dans la région. Environ 500 Indiens sont assaillis, le carnage - hommes scalpés, femmes éventrées - portera à jamais le nom de « Massacre de la Sand Creek ». Ensuite, les traités sont violés par les Blancs qui installent de nombreux postes militaires, tracent des routes, construisent de nouveaux moyens de transport et de communication. La terre des ancêtres se transforme en quelques années, le paysage n'est plus le même. Le chemin de fer draine avec lui une foule d'individus venus de tous les horizons.

Peuples aux croyances ancestrales, les Indiens ont un lien particulier avec une terre parfois sacrée. Les hostilités prennent une tournure guerrière. La plus célèbre bataille aura lieu le 25 juin 1876 près de la rivière Bighorn. Le général George Armstrong Custer, à la tête du 7e Régiment de Cavalerie (un effectif de 647 hommes) lance une charge contre 2 500 Indiens Sioux et Cheyennes sous les ordres de Sitting Bull. Allant à l'encontre des ordres de son état-major, Custer envoie 263 hommes à la mort alors qu'il devait attendre des renforts. Cette victoire mémorable pour les Indiens annonce en réalité les défaites à venir. Custer jouit d'une forte popularité. Il y aura peu de sursauts. "L'homme blanc" massacre en masse les bisons pour leurs peaux, entraînant une quasi-extinction, et affamant les Indiens. Le héros Sitting Bull, réduit à faire de l'exhibition dans le Wild West Show de Buffalo Bill, fera cette déclaration définitive à son ami chasseur : «  L'Homme blanc a pris presque toutes nos terres et ne nous a rien donné en échange. Il a tué le gibier qui était notre seule nourriture. Quand les traités étaient violés par la faute des Indiens, moi et les chefs sous mes ordres étions toujours d'accord pour redresser les torts fait à l'Homme blanc. Mais quand nous étions les victimes, les chefs blancs se sont dérobés... Nous ne sommes pas aussi nombreux que les Blancs. Mais nous savions que la terre était notre terre. Si l'Homme blanc ne voulait pas que nous combattions, pourquoi s'emparait-il de notre sol ? N'avions-nous pas les mêmes droits que lui ? » La pleine citoyenneté sera accordée aux Indiens en 1924. Leur nombre ira croissant et leur conditions d'existence s'amélioreront, à la fin des années 1960 on en dénombrera environ 530 000.

L’Après-guerre voit se développer les grands élevages. Les ranchers entrent en scène, avec leurs bêtes à cornes et leurs cowboys. Les grandes étendues semblent infinis, des colonnes de bêtes traversent dans des conditions extrêmement difficiles 1 500 à 3 000 km pour rejoindre des zones urbaines et des carrefours ferroviaires. De célèbres bandits entrent dans la légende, Jesse James et sa bande dévalisent banques, trains postaux et diligences. William Bonney alias Billy The Kid devient tueur professionnel pendant la "guerre" qui oppose des clans d'éleveurs. Mais à partir de 1885, des sociétés capitalistes spéculent sur les élevages. Les squatters - on désigne ainsi les occupants de terre vierge - qui faisaient valoir un droit de propriété de 160 acres lorsqu'ils justifiaient de cinq ans d'occupation n'acceptent plus que les troupeaux traversent leur propriété. Les terrains sont clôturés. L’abondance de bétail provoque une chute des prix. Les moutons concurrencent les bovins. L'époque des grands transports de troupeaux prend fin avec l'amélioration du réseau ferroviaire, qui couvre bientôt tout le territoire. L'ère des ranchers s'éteint.

La frontière n'a plus de sens, tout le territoire est occupé. Les derniers rushs organisés pour occuper d'anciens territoires indiens, comme l’Oklahoma, ont lieu au tournant des années 1890. La dernière décennie du XIXème achève définitivement le mouvement vers cet Ouest, où selon Thoreau on se sent libre. En même temps que le chemin de fer, les troupeaux, les villes et les jardins, la loi et le capitalisme ont conquis le territoire.


La Piste des géants (1930)

Ce parcours historique, loin d'être exhaustif, n'est pas scrupuleusement "correct". Il permettra cependant aux cinéphiles de reconnaître des épisodes familiers du western. On constate que chaque étape de cette histoire a été illustrée par le cinéma (le western est un iceberg, nous ne connaissons, pour la plupart, que la partie émergée. Le site IMDB recense - court métrages muets compris - plus de 10 900 westerns). Il était important d'articuler ce récit chronologiquement, afin de situer dans l'ordre historique tous nos westerns de référence.

II. Western, mon beau mensonge

Howard Hawks apprenant l’absence de chevaux dans l’ancienne Egypte :
« Chameaux ?
[…] - Pas de chameaux. Les anciens Egyptiens ont représenté sur leurs hiéroglyphes et leurs statues tous les animaux qu’ils connaissaient. Il n’existe pas de représentation de chameau.
[…] - Je vous propose un marché, j’abandonne les chevaux. Mais, Noël, pour l’amour de Dieu, laissez-moi les chameaux ! »

                                                                                                                                      Hollywood sur Nil, Noël Howard

La citation susmentionnée n'a pas pour but d'égratigner le légendaire réalisateur de La Terre des Pharaons. Qu'il ait dit « chameau », au lieu de « dromadaire » n'a aucune importance. L'erreur était très courante à l'époque, surtout en langue anglaise, où le mot « camel » est bien plus employé que « dromedary ». S'il est étrange que Howard Hawks ait souhaité des chevaux dans un film sur l’ancienne Égypte, il n'est pas étonnant qu'il ait voulu des « chameaux ». Une convention, anachronique mais une convention de genre, acceptable pour un spectateur "ordinaire". Penchons-nous maintenant sur le western comme représentation du Far West. Les anachronismes, nous allons le voir, sont nombreux, les invraisemblances géographiques également ; le réalisme supposé des westerns les plus contemporains plus photogénique qu'historique.

Généalogie du western

Pour retracer la généalogie du western, je me suis, pour partie, reporté à l'article de Roger Tailleur, L'Ouest et ses miroirs publié en 1966 dans la collection 10/18 chez Christian Bourgois. Un texte inclus dans l'ouvrage collectif Le Western chez tel Gallimard (1993, réédité).

Le western est un genre, avec ses codes et conventions. Un film qui n'explicite plus ces codes, ne serait-ce pour les maltraiter, est-il encore un « western-western », pour reprendre une expression de John Huston. Le très beau film de Michael Cimino, La Porte du Paradis, grande fresque historique qui connut un échec retentissant, a peut-être plus à voir avec le film historique qu'avec le western. Le vérisme finirait par plomber le genre. Il ferait obstacle à l'identification. Définir les codes du western est un exercice difficile. Mais chacun en a l'intuition. L'occurrence d'une figure du western dans un film n'échappe à personne. Des préjugés existent au sujet de certaines caractéristiques du genre. L'image manichéenne du bon cowboy immaculé, tout de blanc vêtu, a peut-être existé dans les serials, mais jamais dans les films de référence. John Wayne, l'acteur le plus emblématique, symbolisa souvent le comble de la réaction et du simplisme. Les grands films du Duke ne sont simples que pour ceux qui ne les ont pas vus, ou qui ne veulent pas les voir.

Le racisme parfois supposé du genre est une vaste question. Avant-guerre, l'anti-racisme n'imprégnait pas les consciences, les westerns n'étant ni plus ni moins racistes que les autres films. Le racisme frontal est absent de la majorité des productions hollywoodiennes. Ceux qui ont lu Autant en emporte le vent, le célèbre roman de Margaret Mitchell, sauront témoigner que les éléments les plus racistes ont été "pondérés", sinon gommés. Pour autant, entendons-nous bien, la représentation des esclaves noirs dans le film est franchement daté, en aucun cas ils ne jouissent d'une représentation égale à celle des Blancs. Certains écrits de Voltaire affichent sans détour un racisme frontal et ne sont jamais autant condamnés que les westerns, supposés racistes. Les Indiens ayant été tragiquement lésés lors de la conquête de l'Ouest, on pourra toujours reprocher à certains westerns d'illustrer positivement cette épopée. Les premiers films à défendre la cause indienne datent d'ailleurs de la période muette. La Race qui meurt de George B. Seitz avec Richard Dix, adapté du roman de Zane Grey, est le plus célèbre. S'il est sans doute exagéré de parler de western pro-Indien, le genre est annoncé. On peut lire dans les premiers intertitres de Trois sublimes canailles, sorti en 1926, ce carton : « Le début d'un empire composé de tous les peuples du monde. » En 1939, dans Sur la piste des Mohawks, une scène est significative. Alors que le drapeau de l'indépendance est hissé, le cinéaste filme une série de valeureux pionniers. Il termine ces vignettes par les plans d'une esclave noire et d'un Indien, émus par la promesse du nouveau monde. Pour Ford, le combat pour l’abolition de l'esclavage et l'intégration des Indiens découle nécessairement de la promesse de l'indépendance. Une intention, en tout cas, est là. Cette parenthèse fermée, penchons-nous sur les différentes représentations de la conquête de l'Ouest qui ont permis au genre de se constituer, d'élaborer des codes.

La source la plus lointaine du western est peut-être le mythe de l'Eldorado au XVIème siècle. L'Eldorado, cette contrée imaginaire d'Amérique du Sud censée regorger d'or. Le mythe du Far West trouve également son origine dans les récits romantiques sur l'Amérique du Nord, les comptes-rendus d'explorateurs et les romans de James Fenimore Cooper. Les aventures romancées de Daniel Boone, Jim Bridger, James Bowie, Davy Crockett et Kit Carson laissèrent également une empreinte sur le western. De mon point de vue, le western a pour sujet le franchissement de la frontière indienne. L'Amérique sous contrôle britannique, l'Amérique virginienne, l'Amérique de la Nouvelle-Angleterre n'appartiennent pas au mythe du Far West.

La musique folk qui inspirera de nombreux compositeurs hollywoodiens est une des toutes premières expressions de cette épopée. Une littérature abondante, et pas toujours de qualité, a également accompagné la conquête de l'Ouest. Le rapport du héros avec son milieu donne un écho quasi cosmique à cette épopée qui enchante les âmes d'aventuriers en chambre. L'homme de l'Ouest renoue avec les héros antiques de L’Iliade et l’Odyssée.

À partir de 1852 et l'expédition de Solomon N. Carvalho, les photographes vont commencer à graver sur plaques de très précieux témoignages historiques. Joseph Butchtel, John Hillers, Robert Vance, Carlton E. Waltkins vont capturer les paysages de l'Ouest, l'exploitation des mines dans les Rocheuses, la colonisation de la Californie, la ruée vers l'or. Les plus célèbres reporters sont ceux de la guerre de Sécession. Un maître du daguerréotype, Mathew Brady, admiré d'abord pour ses prises de vues de paysages, va assister avec une équipe d'opérateurs à des épisodes majeurs du conflit, comme la bataille de Gettysburg, sans jamais mettre l'horreur hors champ. Brady sera le portraitiste de l'Amérique. Il immortalisera tous les présidents américains, de Adams à McKinley, des célébrités comme Edgar Poe, Phineas Taylor Barnum, Walt Whitman, Cornelius Vanderbilt, Kit Carson, George Amstrong Custer, Samuel Huston, Mark Twain et Thomas Edison. Parmi les correspondants de guerre, Timothy O'Sullivan, Alexander Gardner et Andrew J. Russell vont prendre le chemin de l'Ouest. Rien ne va leur échapper, l'épopée du Cheval de fer, les paysages et les villes, les mines, les villes-à-vaches, les Indiens.

Un photographe, Edward S. Curtis, va réaliser un travail d’ethnologue remarquable en restituant toute la noblesse des Amérindiens. Mais son activité ne débute qu'au crépuscule du Far West. Il commence sa carrière de photographe de studio en 1891. Son travail inestimable rend cependant compte de ce que les Indiens ont été durant cette période. Le journaliste rédacteur est aussi un témoin historique, le cinéma l'imagine volontiers fabulateur et extrêmement réactif. Dans ses meilleurs jours, il incarne la liberté de la presse et des opinions. Les correspondants venus de l'Est seront nombreux à l'Ouest du Pecos. Leur comptes-rendus sont également des représentations.

Si le cinéma a abondamment consulté les archives photographiques, il fut largement inspiré par la peinture. Albert Bierstadt, Charles Schreyvogel, Frederic Remington et Charles Russell ont contribué à l'esthétisme du western fordien. Le réalisateur leur emprunta de nombreux motifs, quand il n'a pas cherché à recréer les couleurs et la lumière de leurs tableaux. Un simple coup d'oeil permet de saisir cette influence :


Albert Bierstadt / Wagonmaster


Albert Bierstadt / Wagonmaster


Charles Russell / She Wore a Yellow Ribbon


Frederic Remington / Charles Schreyvogel


Fort Apache / Charles Schreyvogel


Stagecoach / Stagecoach


Frederic Remington / Stagecoach

George Marshall dans son épisode du film La Conquête de l'Ouest reproduit le style propre à Charles Bodmer, et Howard Hawks, dont le trait sec semble étranger à la peinture, a dit s'être inspiré de Russell et Remington pour ses westerns en couleurs. Le dessin et la peinture ont joué un rôle important lors de la guerre de Sécession. Des artistes-correspondants, une trentaine, appelés « special artists », ont croqué la guerre sur le vif pour les hebdomadaires illustrés. Avec leur matériel léger, les artistes étaient plus réactifs que les reporters photographes, qui à l'époque devaient prévoir des temps de pose très longs. Les correspondants en première ligne esquissaient les dessins, qui étaient ensuite achevés par des assistants à l'arrière.


La Conquête de l'Ouest (1962)

Le premier grand peintre de l'Ouest américain fut Thomas McKenney. Il réalisera pendant 23 ans, à partir de 1821, une longue série de portraits d'Amérindiens dans un style proche des illustrations encyclopédiques, au trait simple et naturaliste. Georges Catlin, né à la fin du XVIIIème siècle, abandonna une carrière d'avocat pour immortaliser l'Indien des plaines. Le minimalisme de sa palette chromatique annonce le Technicolor. Il associe le vert et le rouge au paysage et aux peuples amérindiens. L'Ouest originel apparaît comme un paradis sauvage. Son trait, reconnaissable entre tous, n'est pas non plus sans rappeler le goût de Hollywood pour les motifs synthétiques et incisifs. Dans la même veine, Charles Bodmer et Alfred Jacob Miller, plus classiques, proposent une description virginienne de l'Ouest, dans un style plus fourni où la lumière et les horizons estompés imprègnent de nostalgie des visions à la fois sauvages et édéniques.

Ces maîtres des années 1830 ont un pendant tardif, ceux de la fin du Far West. Frederic Remington, Charles Russell et Olaf Seltzer sont les plus célèbres représentants de cette période. Ils vont fournir au western de très nombreux motifs et effets chromatiques. Peintre boulimique, Frederic Remington est la référence absolue. Ce natif de l'État de New-York abandonne définitivement le romantisme bucolique des anciens, et décrit un Ouest dramatique. Son trait est vif, ses couleurs crues ; l'entrain et le mouvement de ces toiles en font le véritable précurseur du western. La figure de l’Amérindien côtoie désormais celle du soldat, du gunfighter et du cowboy. Le panthéisme primitif est à feu et à sang. Il meurt, obèse, à 48 ans, après avoir réalisé plus de 2 700 tableaux et dessins. Charles Russell est, lui, un homme du Missouri. Il n'est pas un homme de l'Est. Son style est plus ample, plus lyrique que Remington, sa lumière est prégnante, il ose des nuances fabuleuses. Olaf Seltzer, lui, resta dans l'ombre de Russell. Originaire du Montana, il répéta les thèmes de son aîné avec un grand souci du détail. Il faudrait encore citer Thomas Moran, Albert Bierstadt, Carl Forsyth et Charles Schreyvogel. Mais le tableau le plus célèbre du Far West est sans doute signé Cassilly Adams. Son oeuvre phare, Custer's Last Fight, a été reproduite en lithographie dans 10 000 saloons et a inspiré un chef-d'œuvre, le Custer's Last Stand d'Edgar S. Paxson - 200 personnages en action sur 8 m2 de toile. Un tableau qui nécessita huit années de travail. John Ford fait référence à ces figurations de la bataille de Little Big Horn dans Le Massacre de Fort Apache.

Le cirque, le théâtre et le spectacle ont également participé à la représentation du Far West. Les parades du légendaire Buffalo Bill’s Wild West ont fait l'attraction de l'Amérique du Nord et d'une partie de l'Europe entre 1882 et 1912. Buffalo Bill popularisa une vision du Far West qui imprégna fortement l'imaginaire collectif.

Le cinéma va procéder à une synthèse de toutes ces représentations. Une saynète, en 1898, représente pour la première fois sur pellicule un tableau de l'Ouest américain à l'intérieur d'un saloon. Cripple Creek Bar Room est un kinétoscope produit par Thomas Edition. Mais le premier western dramatique, commercial, est réalisé en 1903, par Edwin S. Porter ; c'est le fameux The Great Train Robbery - L'Attaque du Grand Rapide. Un film de douze minutes qui raconte en 14 séquences l'attaque d'un train par des bandits. Le dernier plan, a jamais gravé dans l'histoire du cinéma, voit un outlaw, face caméra, tirer en direction des spectateurs. Une anecdote rapporte que quelques-uns étaient pris de malaise. L'acteur principal est Bronco Billy Anderson, une futur vedette, dont la carrière durera 62 ans.

Un genre est né, qui dès l'ère du muet prendra plusieurs directions. Le sobre et taciturne William S. Hart, qui annonce Randolph Scott, est aux antipodes de l'expansif Tom Mix, la première immense star, qui tourna entre 1909 et 1917 230 films pour la Selig. Les serials côtoient des représentations plus ambitieuses et soignées. Thomas H. Ince est le premier réalisateur de référence. Au moment où le vrai Far West s'éteint, le cinéma le ressuscite. Wyatt Earp, le légendaire marshall de Dodge City et de Tombstone, visite Hollywood dans les années 20. De véritables pionniers participent à des westerns muets. Si les visages sont maquillés pour prendre la lumière, un certain réalisme est approché dans le profil et le visage des acteurs, nés au XIXe siècle. D'emblée, le genre crée ses propres figures, entre légende et histoire. La force du western est de pouvoir puiser à la fois dans une épopée historique et dans "ses reflets". Explorons maintenant quelques figures archétypales, et mesurons l'écart qui sépare les conventions de la réalité.

Le Cowboy

Le forum Western Movies a publié un mémoire réjouissant signé du pseudonyme El Lobo (1). Un mémoire qui a pour titre Le cowboy dans les westerns. Une mine d'informations. L'auteur commence par rappeler que l'origine du cowboy est le vaquero mexicain. Que les éleveurs texans élevaient des Longhorns, des vaches à longues cornes. Devenus rares, elles ont été remplacées au cinéma par des vaches Hereford ou des cross-breed. Un détail, mais le profil de ces bêtes est très différent.

Nous employons, tous le terme de cowboy pour désigner le gunfighter, et tous ceux qui portent chapeau et pistolet à la ceinture. Mais le cowboy est un vacher qui avait pour tâche de convoyer du bétail. Eux-mêmes ne s'appelaient pas cowboy, mais « cow-hand, cow-poke, waddy, cow-man, cow-puncher ». L'auteur décrit ainsi la situation de ces convoyeurs : « Le travail était excessivement pénible et dangereux, et il fallait une sin­gulière robustesse et une certaine santé pour supporter tous les aléas et inconforts du travail sur la piste. Les salaires étaient bas (envi­ron 30 $ par mois) et permettaient seulement l’achat d’un Stetson ou d’une paire de bottes à la fin de la piste. Environ 30 % des cow-boys étaient noirs ou mexicains (ça, le cinéma préfère généralement l’ignorer). Assez peu d’entre eux finalement étaient employés à plein temps pour un ranch particulier. Beaucoup étaient itinérants, se déplaçant au hasard du mar­ché du bétail et des saisons. »

On commence bien là à mesurer un écart important entre le western et la réalité, du moins son écho historique. Les cowboys, qui portaient de grands bandanas pour se protéger des coups de soleil et du blizzard, montaient des chevaux mustang. Un bien petit cheval qui « mesurait rarement plus d’un mètre cinquante (…) la plupart étaient plus petits encore. » Le cheval des westerns est bien plus grand. Les selles étaient lourdes, entre 15 et 20 kg. Le cowboy portait des chaps de cuir, un jean's, des pantalons de laine ou de toile solide, un gilet de drap ou de cuir, des bottes, des éperons à larges molettes, des manchettes en cuir, des chapeaux de feutre à bords étroits ou larges, des imperméables en ciré jaune, des holsters - les lacets pour les attacher autour de la jambe sont une invention cinégénique. On devine que le cowboy hollywoodien façon Howard Hawks n'est pas plus réaliste que celui de l'ère du muet. Il ne l'était que pour les spectateurs saturés des exubérances de certain serials. Les accessoires employés à Hollywood sont presque tous anachroniques ; ainsi la plupart des selles, des chapeaux et des holsters sont des modèles contemporains. Les manchettes en cuir ont disparu de la panoplie du cowboy à partir des années 1930. De même que les éperons à larges molettes.

Les Armes

Colt, Forsyth, Remington, Winchester, des noms qui résonnent comme des coups de feu dans le canyon. Si j'en crois toujours El Lobo, « Le Colt "Frontier", calibre .44/40 permettant d’utiliser la même munition que la Winchester modèle 1873, devint l’arme la plus populaire dès sa création. » La permanence des revolvers à cartouches métalliques dans les westerns est largement exagérée. Même lorsque ces armes sont apparus dans les années 1870, elles étaient rares et chères. Les cowboys portaient généralement des armes à piston. Les deux armes les plus utilisées au cinéma ont été le Colt 1873 et une carabine datant de la fin du Far West, la Winchester 1892. Lors de l'ouverture de La Prisonnière du désert, un panneau indique "Texas 1868" mais John Wayne porte avec lui ces deux armes. Ford préfère représenter des modèles typiques du genre, quitte à faire de sérieuses entorses au réalisme. Dans La Rivière rouge, lors de la séquence d'introduction qui se déroule en 1851, les protagonistes portent des pistolets à piston, puis, après une ellipse de plusieurs années, des Colts 1873. Seulement le film se situe toujours à une époque où ce type d'armes n'existe pas, en 1865. Dans Les Géants de l'Ouest, l'action se déroule à la fin de la guerre de Sécession, mais John Wayne et Rock Hudson utilisent des revolvers qui n'apparaîtront que 10 ans plus tard. Leurs fusils datent de la fin du XIXème siècle. On pourrait multiplier les exemples à l'infini. Je me réfère toujours au mémoire d'El Lobo.


La Rivière rouge (1948) / Les Géants de l'Ouest (1969)

Le Hors-la-loi

L'Ouest sauvage à feu et à sang est encore une exagération. Selon des documents d'époque, Dodge City, la ville frontière sans foi ni loi par excellence, n'a connu que 15 homicides entre 1876 et 1885. Les morts violentes dans cette ville ont été plus nombreuses au cinéma que dans la réalité. La figure du shérif est le pendant du hors-la-loi. Rappelons que si dans la version française du Train sifflera trois fois, Will Kane est appelé shérif, il est un marshall. Le shérif est élu, il a en général la charge de tout le comté. Le marshall, lui, est un officier municipal, élu ou nommé, qui a la charge d'une ville. Le marshal fédéral est un officier d'État - Randolph Scott dans Le Brigand bien-aimé est un marshal fédéral - il officie sur un grand territoire.


Le Brigand bien-aimé (1939) / Le Réfractaire (1941)

Les deux outlaws les plus célèbres de l'Ouest ont été Jesse James et Billy le Kid, deux "vilains" personnages que la littérature populaire a magnifiés. Le premier est un ancien Confédéré qui s'engage à 16 ans, en 1864, dans une bande de Sudistes qui pratiquent une forme de guérilla. Endetté après la guerre il attaque une banque par rancoeur contre les Nordistes. Il met le doigt dans un engrenage irrésistible. Le "héros" est incarné en 1939 au cinéma par Tyrone Power dans Le Brigand bien-aimé. Henry King, le réalisateur, le dépeint comme un Robin des Bois du Far West, victime de la corruption des Yankees. S'il pointe quelques ambivalences, le personnage est noble et positif. Cette vision populaire, fortement romancée, est infiniment éloignée de la réalité. Le western contemporain L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d'Andrew Dominik est au moins anachronique au niveau des caractères. Brad Pitt incarne un Jesse James à la façon d'une gravure de mode, faussement négligé mais franchement poseur. Les différentes versions offertes par le cinéma de Billy le Kid en disent plus sur l'évolution de la société que sur le personnage, pas franchement sympathique. Il est dépeint en valeureux défenseur des petits fermiers par King Vidor en 1930. Une aberration historique. William Bonney a bien participé à "la guerre du Comté de Lincoln" qui a opposé plusieurs clans d'éleveurs. Il a d'abord été un voleur de chevaux puis un homme de main de John Tunstall, qui a retiré une plainte contre lui pour vols de biens en échange de services. On comprends bien que William Henry McCarty, pour citer son nom d'état civil, a suivi une trajectoire personnelle. Il a les traits et la moue romantique de Rober Taylor dans Le Réfractaire de David Miller, en 1941. Un comble, lorsqu'on regarde la célèbre photo de lui datant de 1880. Il ressemble à Dustin Hoffman passé sous les roues d'un tracteur plutôt qu'à un acteur glamour. Il est ensuite "psychanalysé" par Arthur Penn dans Le Gaucher sous les traits de Paul Newman - pour la petite histoire, il n'était pas gaucher, la photographie qui le voit une arme à la main aurait été inversée. En 1973 dans la ballade erratique de Sam Peckinpah, Pat Garret et Billy le Kid, le plus célèbre outlaw est incarné par le chanteur Kris Kristofferson. Le personnage a sans doute plus à voir avec Jim Morrison qu'avec le vrai Billy le Kid. Chaque film en dit beaucoup plus sur son époque que sur le Far West. Un cinéma historique absolu ne permettrait plus aucune identification. Le cinéma se doit d'actualiser les thématiques et les enjeux.


Pat Garrett et Billy le Kid (1973)

La Femme

La femme est souvent montrée dans les westerns comme le joyeux complément de l'homme. Et c'est à bien y réfléchir, dans l'esprit, assez proche de la réalité. La femme du pionnier avait plus à voir avec une épouse traditionnelle qu'avec Vienna, l'héroïne de Nicholas Ray dans Johnny Guitare. Mais à l'épouse répond la prostituée, une autre réalité du Far West. Une récente enquête historique réalisée par deux scientifiques dans la ville de Virginia City, au Nevada, révèle qu'à son son apogée, lors de la grande période de l’extraction minière, la cité de 30 000 habitants comptait des dizaines de maisons closes. Certes, tout le monde connaît la légende de Calamity Jane et de Belle Starr, une célèbre hors-la-loi et tenancière de saloon, mais ces deux femmes n'avaient rien de glamour. Elles étaient surtout l'exception. Les héroïnes libres et indépendantes, comme celles incarnées à plusieurs reprises par Barbara Stanwyck ou Marlène Dietrich, sont clairement anachroniques. Quarante tueurs est un film baroque, également sur le plan historique.

Evoquer la femme dans un genre plutôt masculin, c'est glisser vers la dimension érotique du genre, au sens large. Comparé au film noir, le western n'est pas un genre sensuel. Le "vitalisme" de Raoul Walsh a sans doute quelque-chose à voir avec la sexualité. On se souvient de la séquence troublante où Julie London est forcée de se déshabiller dans L'Homme de l'Ouest. De Glenn Ford séduisant Felicia Farr sous nos yeux dans 3h.10 pour Yuma. De la petite culotte à cœur de Stella Stevens dans Un nommé Cable Hogue, un le sommet du genre. Peckinpah, débarrassé de la censure après les années 60, explicitera les comportements sexuels. Auparavant, l'érotisme trouble la sérénité des éléments. Le viol est une figure récurrente.


3h10 pour Yuma (1957) / L'Homme de l'Ouest (1958)

John Wayne porte souvent une chemise de cavalier, avec deux rangées de boutons qui mettent en valeur sa stature et ses larges épaules. Il incarne des valeurs, et n'est pas un acteur de charme. La sexualité est surtout suggérée, quand elle n'est pas non-dite. Une homosexualité latente existe dans certains westerns. Dans le loufoque et provoquant Le Banni de Howard Hughes, une scène sado-maso voit Billy le Kid se faire déchiqueter les lobes d'oreille à coups de pistolet par Doc Hollyday, sans réagir. Dans ce film, une femme plantureuse, la belle Jane Russell, est échangée contre un bon cheval. L'amitié virile prend une drôle de tournure dans Le Trésor du pendu, lorsque que Richard Widmark reproche à Robert Taylor de ne pas l'avoir emmené en Suisse. Dans Johnny Guitare la jalousie d'Emma envers Vienna est teintée d'homosexualité, le contraste est bien trop évident entre une "vieille fille" frustrée et une femme accomplie.

L'Indien

Le spectateur contemporain reproche souvent au western l'incarnation des Indiens par des acteurs latins ou anglo-saxons. On reproche plus rarement aux péplums et aux films bibliques de ne pas respecter le réalisme ethnique. Anne Baxter en Nerfertari ou Joan Collins en princesse chypriote, ridiculement couverte de fond de teint, ne sont pas plus crédibles, au premier degré, que Burt Lancaster en Apache ou Paul Newman en métisse. Si le western respecte en général la territorialité des différents peuples, le réalisme "ethnologique" a souvent manqué de détails et d'incarnation. Il suffit, cependant, de comparer les Indiens - des Blancs peints - représentés dans Une Aventure de Buffalo Bill, en 1936, avec ceux représentés dans Danse avec les loups de Kevin Costner en 1990 pour se rendre compte de l’évolution du genre. Ford film les Indiens comme un obstacle quasi naturel dans La Chevauchée fantastique, au cours de sa carrière il fera une place de plus en plus grande à la question indienne jusqu'à la réalisation d'un film manifeste, Les Cheyennes. Dans cet ultime western du réalisateur, un officier d’origine allemande oppresse les Cheyennes parqués à Fort Robinson. Il justifie ses actes au nom du respect de l'ordre et de la hiérarchie. Ford, dont l'unité durant la Seconde Guerre mondiale avait fourni des archives filmées au procès de Nuremberg, connaissait la ligne de défense des officiers allemands qui prétendirent obéir aux ordres. Cette séquence du film crée un véritable court-circuit historique.


Une aventure de Buffalo Bill (1936) / Danse avec les loups (1990)

Hollywood utilisait des acteurs blancs pour des raisons d’identification, mais également pour des raisons pratiques. Les Indiens n'étaient pas des acteurs professionnels. Lorsque le genre leur a donné une plus grande place, il a fallu leur écrire plus de texte, ce qui justifiait au yeux de la production de les faire incarner par des acteurs blancs. Dans Bronco Apache, sortie en 1954, de nombreux Indiens ont les yeux bleus, à commencer par le personnage principal, Massaï, incarné par Burt Lancaster. Cette invraisemblance crée pourtant du sens. Pour Anthony Mann les grands acteurs de western ont les yeux bleus, leur regard incarne une inspiration céleste. Cette inspiration céleste dans les yeux d'un Indien a un effet certain. Le regard d'acier de Massai est gravé dans nos mémoires de cinéphiles. John Ford, à partir de La Chevauchée fantastique, fait jouer par des Navajos presque tous les Indiens de ses films, qu'ils soient Apaches, Comanches ou Cheyennes, en ne respectant pas les différents dialectes. Ce qu'il perd en vraisemblance, il le gagne en cohérence. Les mêmes Indiens habitent toute la saga. Les visages sont presque familiers, le Navajo devient l'incarnation de tous les peuples indiens.


Bronco Apache (1954) / Les Cheyennes (1964)

La Ville et la contrée

Les villages-halte, propres à la légende de l'Ouest, éventrés par une grande route qu'empruntent les diligences et les réseaux de communication, bordée de boutiques et de commerces sont archétypaux. Ils sont légion dans le western. L'esprit des villes de l'Ouest, selon leur territorialité, est respecté dans le western. Cependant, si l'on compare l'architecture des villes et villages reconstruits avec les photographies d'époque, on constate que le cinéma a largement épuré, synthétisé les formes. Les saloons sont en général bien plus engageants que la plupart des tripots de l'Ouest. Les maisons sont, bien sûr, trop éclairée, les lampes à alcool des westerns ont des effets surnaturels. Les aberrations géographiques sont encore légion au cinéma. Dans La Rivière rouge, du bétail doit rejoindre la ville-à-vaches d'Abilene pour être vendu et transporté par voie de chemin de fer. Mais la ville n'a été reliée au chemin de fer qu'à partir de 1867, or l'action se déroule en 1865. Mais qui le sait ? Les paysages ne correspondent pas aux lieux où les films sont censés se dérouler. Je mettrai de côté les westerns italiens tournés en Espagne, ou ailleurs en Europe. De très nombreux westerns ont été tournés en Californie pour ne pas délocaliser trop loin les productions. Lorsque John Ford se rend pour la première fois à Monument Valley, pour le tournage de La Chevauchée fantastique, il n'y reste qu'une semaine. Difficile de loger les équipes et de déplacer le matériel avant les années 1950. Ford utilise d'ailleurs le site de Monument Valley à cheval sur deux États, le nord de l'Arizona et le sud-est de l'Utah, pour sa portée symbolique. Il y situe le Texas ou l'Oklahoma, sans se soucier de la vraisemblance, sans avoir le moindre doute sur l'acceptation de son procédé par les spectateurs américains, pourtant familiers de ces régions.


La Chevauchée fantastique (1939) / Rio Bravo (1958)

Dans Rio Bravo, John Wayne incarne John T. Chance, le shérif du comté de Presidio. Ce comté du Texas ne compte actuellement qu'un peu plus de 4 000 habitants. Rio Bravo est une ville imaginaire. En fait, le territoire est désert ; le siège du comté est Marfa, la ville qui a accueilli le tournage de Géant, dont le décor devrait être celui de Rio Bravo, tourné en Arizona à Tucson. Les cactus qui bordent la ville sont typiques de la région. C'est un détail qui ne bouleversera personne. Howard Hawks réalise un film se référant exclusivement aux codes et conventions du genre. Le genre est comme auto-suffisant. Le western charrie suffisamment de figures esthétiques pour se tourner vers lui-même. Finalement la vraisemblance, nécessaire à la projection du moi sur l'écran, dépend de la capacité de chacun à pouvoir s'étonner. Des aberrations géographiques flagrantes émeuvent un Parisien lorsqu'il regarde le final de La Grande Course autour du monde, mais rarement un Britannique. Un Parisien peut également accepter ces aberrations du fait qu'il s'agit d'abord d'une comédie loufoque, et non d'un exercice typographique. Quand et où commence l'exubérance ? Aujourd'hui peu de spectateurs accepteraient les conventions d'un western de Tom Mix, il fut pourtant le cowboy le plus populaire de l'ère du muet. Notons, pour le plaisir de l’anecdote, qu'une série de westerns européens ayant pour héros "le grand chef Apache" Winnetou a été tournée en Yougoslavie pour les extérieurs et en  Allemagne pour les scènes en studio.

Le western et l'histoire : une méditation de John Ford

Avant d'interroger John Ford, à la fin de ce parcours, voici un premier bilan de mes réflexions. Si chaque épisode de la grande Histoire a bien été le sujet d'un grand nombre de westerns, le genre, venu au terme d'une série de représentations par d'autres médiums, a puisé à la source de l'histoire autant qu'à celle du mythe. Le vérisme par souci d'identification, d'attraction, d'actualisation n'a jamais été la norme. Un film comme La Poussière, la sueur et la poudre de Dick Richards sortie en 1972, réalisé avec un extrême souci de réalisme, ou la mini-série Lonesome Dove de 1989, ne peuvent qu'approcher l’exactitude historique. L'anachronisme des caractères est presque inévitable. Le souci de réalisme du western de Robert Altman, John Mc Cabe, relève plus d'une volonté de démystification. Son désenchantement systématique, voire son misérabilisme, est trop appuyé, La récente étude faite sur le site de Virginia City, une ville minière située à 2 000 m d'altitude, ne fait pas exactement le même constat. Une trop grande attention portée à la reconstitution pourrait paradoxalement surprendre les habitués du genre. Les manchettes en cuir, courantes chez les vachers du Texas, passeraient pour un vestige du cinéma muet. Les figures du genre suffisent souvent a créer un univers crédible. Dans les années 1950, les films à la reconstitution épurée d'Anthony Mann fonctionnent encore merveilleusement. Les codes du genre étaient entrés dans une routine. Ces films parlent autant des racines de l'Amérique que de son actualité. On sait que la "chasse aux sorcières", à Hollywood, a inspiré Le Train sifflera trois fois, pour prendre un exemple un peu massif. Les archétypes et symboles sont riches de sens. La limite des conventions serait de proposer un univers contre-intuitif, ou exubérant. Pour une part l'acception, ou pas, de certaines conventions est personnelle. La vérité par nature n'est pas contestable. L'histoire n'est pas une science exacte, pas plus que la science l'exacte vérité. Lorsque j'ai parlé de réalité historique, je voulais parler de son écho, entendu par les historiens.


John McCabe (1971)

John Ford, l'un des cinéastes les plus emblématiques du genre, était le plus historien des cinéastes américains. À l'occasion de la grande rétrospective que lui a consacré cette année la Cinémathèque française, un ouvrage collectif passionnant a été édité sur ce sujet, chez Yellow Now, John Ford Penser et Rêver l'Histoire. Mais c'est une étude (ed. Nathan, 1997) de Jean-Louis Leutrat, consacré à L'Homme qui tua Liberty Valance qui pourrait proposer une belle conclusion. John Ford fut victime, parce qu’il incarnait le western classique, d'un malentendu durable. Il fut parfois considéré comme un cinéaste un peu fruste, enfermé dans l'image du "bon vieux John Ford". Ce préjugé contraste avec la force et la profondeur de son oeuvre. La célèbre remarque du journaliste à la fin de L'Homme qui tua Liberty Valance - « On est dans l'Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende » - a été comprise comme le point de vue de Ford, alors qu'il venait de faire exactement le contraire. Je résume, ici, une partie des réflexions développées par Leutrat. Le titre original, The Man Who shot Liberty Valance, peut être compris comme un admirable jeu de mots, le terme « shot » signifiant également en anglais « filmer ». Un titre qui résonne comme une mise en abîme. L'auteur s'autorise à penser que l'homme qui tua Liberty Valance est peut-être même une femme.


L'Homme qui tua Liberty Valance (1961)

(Attention, tout qui suit, dévoile l'intrigue du film !) Ce western est une allégorie. John Wayne, James Stewart et Lee Marvin incarnent les différentes étapes de l'instauration de la loi. Lee Marvin / Liberty Valance appartient définitivement à un monde quasi pulsionnel, un en-deçà de la loi. John Wayne / Tom Doniphon incarne des valeurs chevaleresques où l'honneur fait loi. Enfin James Stewart / Ransom Stoddard est un jeune avocat aux idées avancées, un homme de droit. Une femme, Vera Miles / Hallie, est aimée par Tom Doniphon mais finit par épouser Ransom Stoddard, qui lui apprend à lire. L'histoire est bien connue, Liberty Valance agresse Stoddard, qui veut le faire arrêter et juger de façon légale. Tom Doniphon croit à la loi de l'Ouest, à la justice des armes. Il refuse de se mêler d'une histoire qui ne le regarde pas. Hallie, elle, aspire à un univers civilisé et féminisé, à transformer un désert en jardin. Liberty Valance provoque Stoddard, contraint de se battre en duel. Contre toute attente, Stoddard tue Valance. Alors qu'il a trahi ses principes, sa popularité lui permet de se faire élire sénateur, de faire triompher le droit et la justice dans l'Ouest. Mais Tom Doniphon lui fait une révélation. Caché, c'est lui qui a tiré sur le hors-la-loi. Stoddard est lavé de son crime, mais triomphe politiquement par le mensonge. Si Doniphon a tué Liberty Valance, c'est par esprit de sacrifice. En même temps qu'il offre la victoire à Stoddard, il offre à Hallie un monde débarrassé des Valance, où elle pourra vivre sans crainte. Elle est au cœur de la relation entre Doniphon et Stoddard, elle est l'agent involontaire de l'Histoire. L'amour de Tom Doniphon est le catalyseur. Lui-même le médiateur entre Valance et Stoddard. Doniphon n'appartient pas au monde qui vient, et qu'il fait venir.

Lorsque Stoddard raconte à des journalistes, bien des années après, qu'il n'a pas tué Liberty Valance, l'un d'eux déclame le fameux : « This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend. » Stoddard, vieux, prend alors un train avec son épouse, Hallie, qui vient de poser un cactus sur le cercueil de Doniphon, mort dans la solitude. Un cercueil qui enferme la vérité, à jamais insaisissable. Le monde a changé, le film est un long flash-back, la partie antérieure décrit un Ouest encore archaïque. La petite ville est maintenant policée. Si Stoddard n'a pas tué Liberty Valance, le point de vue de la légende n'est pas faux pour autant. L'instauration de la loi a profondément modifié le paysage et les moeurs de l'Ouest, Stoddard a d'une certaine manière tué Liberty Valance. C'est aussi par l'allégorie, donc une figure esthétique, un artifice, que Ford peut développer cette réflexion. Le rappel de la vérité ajoute que la loi a été instaurée par la violence, depuis un état antérieur, par Tom Doniphon. Ainsi la pensée complexe proposée par John Ford invite à un dialogue entre l'art et l'histoire, le mythe et la réalité, les deux visages d'une magnifique tête bicéphale, le western.


(1) http://www.westernmovies.fr/memcowboy/

Par Franck Viale - le 28 novembre 2015