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Critique de film
Le film

Le Massacre de Fort Apache

(Fort Apache)

L'histoire

1876. Une diligence transportant un militaire haut gradé et sa fille traverse les paysages majestueux de Monument Valley. Le lieutenant-Colonel Owen Thursday (Henry Fonda) se rend dans le désert de l’Arizona prendre le commandement de Fort Apache. Il juge indigne cette nouvelle et humiliante affectation, lui qui détenait le grade de Général durant la Guerre de Sécession. Il espère pourtant acquérir gloire et renommée en matant les révoltes apaches. Au fort, les vétérans se ressentent de son évident mépris à leur égard et de son ignorance totale des tactiques de guerres indiennes. Son goût pour une discipline stricte et rigide ne le fait guère apprécier de ses hommes. Dans le même temps, une idylle s'ébauche rapidement entre Philadelphia (Shirley Temple), la fille du Colonel, et le Lieutenant O'Rourke (John Agar). Thursday n'aime guère ce soldat sorti du rang et interdit à ce dernier de la revoir.

La vie quotidienne au fort se passe en apprentissage, entraînements, bals et attente d’une mission. L'ambition du Colonel va enfin trouver l’occasion de se voir réaliser : Cochise, chef des Apaches, a quitté sa réserve suite au comportement scandaleux d’un agent se livrant au trafic d’armes et d’alcool, et décide de conduire sa tribu vers le territoire mexicain. Le pays tout entier suit cet événement ; si Thursday le ramène dans sa réserve, sa notoriété sera établie : « Je serai celui qui aura ramené Cochise ». Il envoie le capitaine Kirby York (John Wayne) et le sergent Beaufort (Pedro Armendariz) parlementer avec le chef Indien qui accepte de revenir discuter d’un compromis avec Thursday. Mais ce dernier ne tient pas les engagements donnés par Kirby lors de cette rencontre, insulte Cochise et prend la responsabilité de l’attaquer…

Analyse et critique

1948. Pour compenser les grosses pertes financières subies par Argosy Pictures avec l’échec artistique, public et critique de Dieu est mort (1947), John Ford s’attèle au tournage de Fort Apache. Le ratage de son film précédent lui avait fait couper les ponts avec Dudley Nichols, son scénariste de prédilection depuis 1930, l’année où John Ford le fit accéder à ce nouveau métier (alors qu’il était journaliste) avec Men Without Women. Nichols fut ensuite à l’origine des scénarios d’autres de ses films parmi les plus célèbres, La Patrouille perdue (1934), Le Mouchard (1935), La chevauchée fantastique (1939)… C’est une nouvelle fois un journaliste qu’il débauche en la personne de Frank S. Nugent et ce sont les producteurs qui s’en réjouissent car sa plume acerbe (il signera de très nombreuses critiques de film) pouvait faire très mal à leurs "poulains". Bien en a pris à John Ford puisque Frank S. Nugent scénarisera grand nombre de ses chefs-d’œuvre dont La Charge héroïque (1949), Le Convoi des braves (1950), L’Homme tranquille (1952), La Prisonnière du désert (1957), La Dernière fanfare (1958)… C’est John Ford qui va lui enseigner sa nouvelle activité en lui faisant lire le roman de James Warner Bellah, Massacre, et en lui demandant s’il se sentirait capable d’en tirer quelque chose. Suite à sa réponse positive, il lui enjoint d’être très vigilant sur les aspects historiques de son script, lui donne à lire de nombreux ouvrages sur les guerres indiennes, la vie quotidienne dans les forts et l’envoie sur les lieux même de l’action. Après des semaines de recherches et d’apprentissage (celles-ci ayant été aussi longues que le tournage lui-même), Ford lui dit : "Parfait ! Maintenant, oubliez tout ce que vous avez lu et on pourra commencer à écrire le film !" Pour ce faire, le réalisateur lui impose une dernière chose : imitant Dickens, son écrivain préféré, Ford oblige Nugent à écrire une biographie la plus complète possible sur tous les personnages de son futur film, y compris pour ceux qui n’auront qu’une seule réplique. Le tournage a lieu de fin juin à octobre 1947, soit 45 jours seulement qui coûtent au producteur bien moins que le budget prévu, soit 2.500.000 dollars. Les recettes rapporteront le double de la mise initiale.

Le Massacre de Fort Apache représente le premier volet de la trilogie que consacre John Ford à la cavalerie américaine. John Wayne jouera dans les trois films, prenant du galon à chaque étape ! Fort Apache est une transposition riche, subtile et nuancée (Jacques Lourcelles) de la défaite subie par le Général George Armstrong Custer le 25 juin 1876 à Little Big Horn, face aux troupes de Sitting Bull. Walsh ayant déjà abordé la biographie de Custer dans son chef-d’œuvre, They Died With Their Boots On, Ford tient à l’évoquer indirectement, changeant tous les noms, mais l’année et la topographie des lieux correspondent sans aucune équivoque à ce fait historique. Le cinéaste disait en répondant à la question portant sur ses propres films préférés : "Mes films préférés : il y a tout ceux dont mon ami John Wayne a assumé le rôle principal. Puis il y a Le massacre de Fort Apache où l’action le dispute à l’humour et où, pour la première fois, les Indiens sont des héros présentés avec sympathie…". Car ce n’est pas un luxe de le répéter, pour aller à l’encontre de l’idée trop souvent répandue d’un Ford raciste et réactionnaire, Fort Apache pourrait être considéré comme le premier western pro-Indien et anti-raciste même si ce n’est pas là son propos principal. C’est l’une des premières incursions de la politique dans le western, genre trop souvent déconsidéré ou jugé en tant que seul divertissement. L’Indien n’est plus seulement l’ennemi attaquant la diligence de Stagecoach mais il justifie pour la première fois son combat. Enfin le western nous montre des Indiens dignes, valeureux, susceptibles de négocier la paix mais régulièrement trahis. Fort Apache est novateur de ce point de vue, plus anti-raciste que jamais auparavant. Miguel Inclan dans le rôle de Cochise nous montre un visage d’une noblesse et d’une honnêteté jamais prises en défaut : il est certainement pour beaucoup dans la sympathie que vont éprouver alors les spectateurs de cette éopque pour une nation jusque là injustement méprisée. La voie est désormais béante, voie dans laquelle vont s’engouffrer avec courage Delmer Daves et Anthony Mann en réalisant simultanément La Flèche brisée et La Porte du diable, deux célèbres westerns de 1950 dont le sujet principal sera la nation indienne justement, ainsi que les brimades et les trahisons qu’on lui a fait subir. Ne serait-ce que pour faire savoir que c’est en partie grâce à John Ford que la brèche fut ouverte et pour réparer cet injuste oubli, cette parenthèse me semblait nécessaire à propos de ce film.


Mais avant tout, Fort Apache propose une délectable et nonchalante description de cet univers confiné, cohérent dans ses valeurs, coutumes, rituels et fêtes, à travers de nombreuses notations sur la vie sociale dans cette garnison isolée : une espèce d’hagiographie de la Cavalerie pour laquelle Ford n’a jamais caché son respect, la description chaleureuse d’un milieu aimé en même temps que la vision très critique du personnage pivot, le plus haut représentant hiérarchique du fort. Nous assistons à toutes sortes de tensions se développant au sein même de cet univers resserré et clos : tensions sociales, hiérarchiques et militaires dues à l’incapacité qu’à le commandant à bien mener sa tâche. Malgré tout, la vie continue et le cinéaste, en chroniqueur de talent, profite de ses évocations d’heureuses tranches de quotidien pour exprimer encore et toujours sa foi inébranlable en l’homme et dans le groupe. Sa manière de mettre en avant les femmes de soldats est exemplaire de son humanisme et de sa sensibilité. Elles représentent la douceur dans ce monde constamment sur le qui-vive et John Ford en fait des modèles de vertu, de bonté et de courage : ce sont elles qui cimentent le groupe par leur constante volonté de s’entraider malgré le fait qu’elles soient confrontées à la mort omniprésente. Que ce soit Mrs Collingwood, Mrs O’Rourke et même le personnage de Philadelphia, jouée à merveille par Shirley Temple (qui trouve ici son rôle le plus riche), ces femmes sont toutes extrêmement touchantes, émouvantes, bref, inoubliables tout comme elles le sont souvent chez Ford ; les plans sur leurs visages angoissés lors du départ de leurs hommes pour la guerre rappellent ceux identiques dans Qu’elle était verte ma vallée lorsque les maris bravaient le danger quotidien au fond des mines ! Dire que presque toutes les séquences les mettant en scène en début de film, qui ne possèdent certes aucune utilité dramaturgique mais qui démontrent une partie du génie de Ford, sont celles qui n’apparaissent pas sur la version française ! Il est de ce fait évident que la VO doit être absolument privilégiée.

Durant toute la première heure, Ford, le peintre d’atmosphère, va son petit bonhomme de chemin : il s’attarde, flâne, chemine et nous offre une description truculente, tendre et sensible du fort et de ses habitants. De pittoresques sous officiers forts en gueule (Victor McLaglen, Dick Foran, Jack Pennick) côtoient les nouveaux arrivants maladroits, les anciens soldats sudistes pourtant fort respectés (les Tuniques Bleues leur attribuent même l’insigne honneur d’être les cavaliers les plus émérites) et les femmes déjà évoquées plus haut (profitons-en pour rendre hommage à ces deux merveilleuses actrices que sont Anna Lee et Irène Rich, respectivement Mrs Collingwood et Mrs O’Rourke). Nous assistons à une narration très libre pour l’époque, une maîtrise décontractée du récit sans franchement d’unité de ton ; le marivaudage, le drame, le picaresque s’entremêlant avec une grande fluidité, la science du montage se révélant très précise malgré l’apparente lâcheté du scénario. Cette manière de conduire le récit, Ford la réutilisera avec encore plus de virtuosité dans Le convoi des braves et elle fera les beaux jours du meilleur cinéma de Hawks. La scène célèbre et très étirée de la grande marche durant le bal des sous-officiers, l’immense Maurice Pialat lui rendra hommage dans son chef-d’œuvre de 1991 : Van Gogh.

Plus de six minutes de parfaite magie que la scène du bal et le tout sans la moindre parole. Auparavant, nous aurons déjà eu droit à d’autres superbes moments de pure mise en scène, à commencer par ce premier plan post-générique qui est là pour faire un clin d’œil à Stagecoach ; celui de Shirley Temple jetant un regard sur son prétendant par l’intermédiaire de son miroir de poche (pour l’anecdote, John Agar et Shirley Temple étaient mari et femme dans la vie civile) ; l’apparition de Philadelphia en contre-plongée du haut de l’escalier lorsque John Agar vient lui présenter ses hommages ; le travelling sur l’étendue désertique traversée par des cavaliers, s’accélérant pour tomber sur les Indiens perchés au sommet des montagnes ; le panoramique sur le Grand Canyon… Beaucoup d’images difficilement oubliables et de prodigieuses séquences telles celles du repas chez les Colingwood se terminant par une sérénade au clair de lune, le timing impressionnant de la scène au cours de laquelle Philadelphia vient demander de l’aide aux autres femmes pour l’aménagement de son nouveau logis… Les amateurs d’action ne sont pas oubliés pour autant puisque la dernière demi-heure est entièrement consacrée à la recréation et à la transposition de la fameuse bataille de Little Big Horn. Là encore, John Ford n’a plus rien à prouver : il est insurpassable quant il s’agit de filmer une chevauchée, une poursuite, une bataille…Sa science du montage, du cadrage, du rythme, du timing, de la topographie est d’une virtuosité sans nulle autre pareille et le "massacre" du titre est un immense moment de cinéma.


Ce qui s’ensuit, et qui constitue l’épilogue, a souvent été controversé. Thursday est mort au combat ainsi que tous les hommes l’ayant accompagné lors de la charge. Kirby, qui n’a jamais pu comprendre les décisions suicidaires et inconscientes de son chef, et qui s’est même constamment opposé à lui, conte maintenant aux journalistes venus l’interroger sur ce fait historique la conduite héroïque de Thursday : "Jamais je n’ai vu un homme mourir si bravement. Mais ses hommes n’ont pas été oubliés pour autant : ils ne sont pas morts, ils resteront vivants tant que le régiment vivra. Les visages changent, les noms aussi, mais ils sont toujours là, encore meilleurs soldats qu’ils ne l’étaient grâce à Thursday". La cavalerie est une institution suffisamment solide pour pouvoir extirper de son sein la brebis galeuse sans que ses valeurs fondamentales soient détruites pour autant. Puisque cet affligeant sacrifice a eu lieu, qu’il serve au moins de référence historique et héroïque aux soldats qui vont perpétuer les traditions ; simples soldats que Kirby n’oublie pas dans son discours, il ne faut pas l’oublier, son regard se portant, dans le tout dernier plan, plus sur eux que sur son ‘héros’ de supérieur. John Ford expliquera cet épilogue ainsi : "Je pense que c’est bon pour le pays. Nous avons beaucoup de personnes qui sont supposées avoir été des grands héros et nous savons sacrément bien qu’elles ne l’ont pas été. Mais c’est bon pour le pays d’avoir des héros à admirer. Prenons Custer, un grand héros. En réalité, il ne l’était pas. Ce n’était pas un homme stupide mais ce jour-là il s’est comporté stupidement." Jacques Lourcelles a très bien compris le message de Ford qui est je trouve d’une grande lucidité, mélange détonant d’ironie et d’idéalisme : "Ford prône la force d’exemple que recèlent les vertus du mythe sans rien cacher de l’aspect négatif de la réalité qui lui a donné naissance".

Certains ne seront pas d’accord avec cette analyse du final et seront d’avis que Ford (par l’intermédiaire de John Wayne) a exalté la mémoire de Thursday/Custer sans faire la moindre réserve sur l’opération militaire. Que cela ne les empêche pas d’apprécier ce film qui pendant les deux heures qui précèdent, propose avant tout l’histoire d’une rivalité entre deux hommes, deux conceptions du devoir et du travail. A ma droite, Thursday interprété par Henry Fonda qui eut le courage, après tant de rôles positifs, de jouer pour la première fois de sa carrière le personnage "antipathique" de ce western. Thursday est un colonel aigri, qui n’accepte pas la perte de son grade, un ambitieux avide de gloire, arrogant, n’écoutant aucun avis et les contrant même systématiquement, attaché à la séparation des classes sociales (il fait exprès de déformer les noms de ses inférieurs et refuse l’idylle de sa fille avec un jeune lieutenant). Il critique le relâchement vestimentaire, il choisit ses stratégies sans prendre conseil et sans n’en informer personne. Il méprise les Indiens et ne possède aucune compassion pour ses hommes. Le portrait qui est fait ici pourrait faire croire qu’il s’agit d’un beau salaud ! Et pourtant, dans l’admiration qu’il éprouve pour sa fille, dans l’amour qu’il lui porte et les gestes de tendresse qu’il lui prodigue, par sa maladresse assez rustre et touchante, le talent d’Henry Fonda fait que nous éprouvons malgré tout une certaine sympathie pour le personnage, ce qui le rend d’autant plus riche car nous avons vraiment du mal à le haïr. Lorsqu’il sort penaud de la maison d’un de ses officiers de laquelle il vient de se faire chasser, quand il s’excuse auprès de ses hommes dont il se sent responsable de les avoir conduits au suicide, il nous émeut même profondément.

Face à lui, Kirby, joué par John Wayne. En voilà un superbe et immense pied de nez aux détracteurs de cet acteur qui n’a pas fini de nous éblouir ! Osons dire qu’avec ce rôle, le Duke a presque inventé "l’underplaying", lui si souvent taxé de manque de sobriété dans son jeu. Ici, pourtant déjà une star adulée, tête d’affiche du film, il reste pourtant expressément en retrait et joue tout en finesse, en réserve sans jamais cabotiner ne serait-ce qu’un seul instant. Soldat droit, franc, intègre, honnête, profondément humain, c’est lui qui, de plus, prend la défense de la nation indienne. Vous ne rêvez pas, vous qui avez toujours fait de John Wayne le chantre du racisme : les clichés sont bels et bien battus en brèche dans ce film. Kirby va s’opposer à Thursday au sujet de l’attitude à adopter vis à vis des Indiens. Quand les Apaches se révoltent contre les mauvais traitements qui leur sont infligés, il prend fait et cause pour eux. Lorsque Thursday décide de trahir la parole donnée à Cochise, Kirby ne l’entend pas de cette oreille :

- Kirby : "Mon colonel, j’ai donné ma parole à Cochise et personne ne fera de moi un menteur".
-Thursday : "Votre parole à un sauvage ! Un assassin analphabète et un violeur de traités ! Il ne peut être question d’honneur, monsieur, entre un officier américain et Cochise".
- Kirby : "Pour moi si mon Colonel !".

Kirby qui avait toujours pris la défense de Cochise, une fois devenu commandant du fort, va devoir maintenant aller pourchasser Geronimo. Mais un soldat reste un soldat, son sens du devoir est le plus fort : il doit obéir aux ordres d’en haut mais le fait-il de gaieté de cœur ? Je n’ose y croire !

Alors ne prenez pas trop en compte l’avis de Lindsay Anderson qui jugeait Fort Apache avec une grande sévérité (tout comme d’ailleurs The Searchers) et qui le tenait en piètre estime : "Distribution mauvaise, vilaine photo, Henry Fonda tout à fait déplacé, manque d’entrain, faiblesses difficile à accepter" et venez vous dépayser avec John Ford dans ce fort perdu et lointain : Richard Hageman vous y conviera avec sa superbe partition, riche, variée et efficace, un régal pour les oreilles, mélange de thèmes traditionnels et de musique originale. Plus d’hésitations à avoir, John Ford est bien le champion du western de cavalerie puisque le suivant sera le sublimissime She Wore a Yellow Ribbon.

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 1 octobre 2004