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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Porte du Paradis

(Heaven's Gate)

L'histoire

1870. La prestigieuse université de Harvard célèbre sa promotion de l'année. Tous les jeunes diplômés ainsi que leurs proches et leurs familles sont réunis dans l'amphithéâtre pour écouter le discours solennel du vénérable révérend, dont le discours sur l'importance d'une nation civilisée et instruite est régulièrement interrompu par les facéties du diplômé Billy Irvine. Devant la foule des étudiants extatiques, dont son camarade James Averill qui en pince pour une superbe jeune femme assise dans les gradins, Irvine tient ensuite un speech d'une grande impertinence qui raille les propos son honorable prédécesseur. Plus tard dans la journée, la fête bat son plein dans la cour de l'institution, les valses spectaculaires se succèdent avant que la soirée ne s'achève avec des beuveries et des jeux potaches. Vingt ans plus tard, Averill, shérif du comté de Johnson dans le Wyoming, arrive dans la ville de Casper. La tension est de plus en plus explosive entre les éleveurs, les riches propriétaires terriens et les nombreux émigrés d'Europe Centrale et de l'Est qui affluent dans la région. Ceux-ci, plein d'espoir dans ce jeune pays, aspirent à cultiver leur nouvelle terre - légalement accordée par l'État fédéral - même s'ils vivent quasiment tous dans le dénuement le plus total. Parmi ces derniers, certains se sentent parfois obligés de voler du bétail pour survivre. Lors d'une réunion de la puissante Association des propriétaires terriens (à laquelle appartient Billy Irvine, devenu un alcoolique), Frank Canton, son président, annonce la création d'une liste comportant 125 étrangers du comté à abattre pour l'exemple. Il affirme avoir le soutien de l'État et du président des États-Unis. Le ténébreux et désenchanté Averill s'oppose violemment à Canton puis s'en va retrouver la prostituée d'origine française Ella Watson, qui dirige un maison close en pleine campagne et avec qui il entretient une relation amoureuse compliquée. Ella est également amoureuse de Nathan Champion, une sorte d'homme de main chargé par l'association des propriétaires de veiller sur leurs intérêts, alors qu'il est lui-même issu des classes populaires. Il vient d'ailleurs d'assassiner froidement sur son sol un émigré qui venait de voler une vache pour nourrir sa famille. Champion respecte Averill, mais son seul objectif est de gagner sa vie et de s'installer avec Ella qu'il souhaite épouser. Bientôt, tout cette communauté bigarrée ainsi que tous les étrangers du comté seront tirés de leur quotidien, fait de dur labeur et de petites fêtes communautaires, et seront emportés dans la terrible violence du conflit sanglant qui s'annonce : The Johnson County War.

Analyse et critique

« Quelle que soit sa durée, La Porte du Paradis est filmé et monté de manière si incompétente que nous ne sommes parfois même pas certains de reconnaître les personnages que nous voyons. [...] Kris Kristofferson est la vedette du film, et on ne lui permet jamais d'exister suffisamment pour qu'il nous manque si jamais il devait disparaître. [...] Ce film représente 36 millions de dollars jetés aux quatre vents. C'est le plus scandaleux gâchis cinématographique que j'ai jamais vu. »
Roger Ebert dans The Chicago Sun-Times (1980)

« La Porte du Paradis échoue si lamentablement qu'on pourrait soupçonner Michael Cimino d'avoir auparavant vendu son âme au diable afin d'obtenir un succès pour Voyage au bout de l'enfer, et le diable d'être passé à l'instant pour encaisser. »
Vincent Canby dans The New York Times (1980)

« Le film est une mélange attristant et à la ramasse de virtuosité visuelle, d'ambition démesurée et d'écriture bâclée. La Porte du Paradis est un fatras abrutissant. C'est un film que vous voulez défigurer ; vous voulez dessiner des moustaches sur son visage parce qu'on ne trouve en lui aucun sens de l'observation ni le moindre soupçon de quelque chose qui ressemblerait à une connaissance - ou même à une intuition - de la nature humaine. C'est l'œuvre d'un poseur qui vient d'être pris en défaut. »
Pauline Kael dans The New Yorker (1980)

« Je pense que la version intégrale de La Porte du Paradis est prodigieuse. »
Sergio Leone (1)

Rarement une œuvre cinématographique aura autant peiné à n'exister que pour elle-même. Vouloir s'exprimer sur La Porte du Paradis, c'est se forcer à emprunter des routes qui donnent sur de nombreux chemins de traverse qui eux-mêmes se divisent en sentiers plus ou moins balisés ; c'est évoquer une personnalité hors du commun, se confronter à l'histoire d'un genre, embrasser l'histoire d'une décennie singulière du cinéma américain, faire l'histoire d'une certaine presse critique et se frotter à l'histoire du cinéma. Rien que ça... La Porte du Paradis, un film maudit ? Cette question ne se pose même plus de nos jours ; s'il faut aller chercher des coupables, la tâche sera rude car d'innocents il n'y en a point dans cette histoire. Tout le monde est coupable : de cette culpabilité dont on se délecte avec fierté après avoir commis un geste aussi héroïque et essentiel que fou et inconscient, et de cette culpabilité dont on devrait avoir honte parce qu'elle est liée à un comportement grégaire d'une brutalité sans équivalent - qui n'a d'égal qu'un aveuglement incroyable - ayant conduit à immoler un artiste de premier plan après l'avoir porté aux nues trois ans plus tôt. L'histoire de Michael Cimino et de La Porte du Paradis, c'est la rencontre explosive de Prométhée avec le dieu argent, la problématique jamais élucidée entre les limites hypothétiques de la liberté artistique et les exigences et contraintes de l'industrie du spectacle. C'est donc peu dire que depuis le départ ce film a porté sur ses épaules bien trop de fardeaux pour ne pas sombrer corps et biens sous les coups de boutoir d'un microcosme économique en quête de revanche, d'une critique assassine, de producteurs occupés à sauver ce qui restait d'un glorieux et ancien navire et - hélas et surtout - devant l'indifférence générale d'un public de cinéma intéressé par d'autres horizons à une époque où les spectateurs cherchaient plusieurs formes de consolation après une décennie de fortes remises en question.

Vu d'Europe et surtout de France, où l'on adore quand le cinéma d'outre-Atlantique interroge avec audace et férocité les fondements de la société américaine et explore avec discernement les mythes et les origines de cette jeune nation, on serait surpris de constater que la quasi-totalité des critiques négatives qui ont accompagné la sortie de La Porte du Paradis ne s'étaient que très peu concentrées sur ses aspects historiques et politiques. En effet, ce qui fut reproché au film de Michael Cimino, à la fois scénariste et réalisateur de ce western atypique, c'était d'abord sa forme (sa narration éclatée - présumée confuse -, son montage, sa durée, son rythme lent, son manque d'action, la faible caractérisation de ses personnages, sa supposée prétention visuelle "auteurisante") et surtout son mode de fabrication à un moment-clé de l'histoire hollywoodienne. Le déferlement de haine qui a accueilli la première sortie du film en novembre 1980 n'était d'ailleurs que le prolongement logique d'une couverture médiatique à charge de sa production tout au long de son tournage chaotique et sans fin. La Porte du Paradis était donc condamné d'avance, bien avant son exposition en salles, parce qu'il symbolisait aux yeux des observateurs et de nombreux cinéphiles toutes les dérives d'une décennie flamboyante du cinéma américain qui a vu pour un court laps de temps les cinéastes prendre le pouvoir à Hollywood et n'en faire qu'à leur tête. Il n'est plus un mystère pour personne aujourd'hui que les seventies ont été marquées par l'avènement de ce que l'on appelle depuis une dizaine d'années le Nouvel Hollywood : suite au délitement du puissant système des grands studios dès la fin des années 50 jusqu'au milieu des années 60, une révolution progressive s'est opérée au sein de cette industrie grâce à de jeunes producteurs et réalisateurs - influencés par les nouvelles vagues européennes - qui se sont vu confier une liberté d'action inédite dans ce secteur d'activité.

Alors que la société américaine connaît des bouleversements sociaux et politiques de grande ampleur, que le pays est embourbé dans la guerre du Vietnam, qu'une partie de la population (les Noirs) luttent pour leurs droits civiques, que les pouvoirs publics sont plus que jamais contestés dans leurs paroles et dans leurs actes, que les institutions sont devenues suspectes, que les remises en question des mythes fondateurs se multiplient, une nouvelle génération d'artistes et de producteurs se trouve ainsi en phase avec les nouvelles aspirations d'une jeunesse en quête de changements profonds. Bonnie and Clyde (1967), Le Lauréat (1967), Le Point de non retour (1967), Faces (1968), La Nuit des morts-vivants (1968), Easy Rider (1969), Macadam Cowboy (1969), Les Gens de la pluie (1969) ouvrent une brèche et le paysage cinématographique américain évolue vers un éclatement des formes et s'empare de sujets plus crus, plus réalistes, bien plus proches des réflexions et des attentes des spectateurs. Comme les films de cette nouvelle usine à rêves (ou plutôt à cauchemars...) connaissent le succès, tant critique que public, l'effervescence bat son plein et tout le monde est content. Les records au box-office se succèdent (même si la nature des films à succès se modifie peu à peu, on passe ainsi de L'Exorciste et du Parrain aux Dents de la mer et à Star Wars), les budgets enflent progressivement, les agents d'artistes acquièrent un certain pouvoir, la cocaïne inonde les soirées et les plateaux de tournage, et surtout les réalisateurs sont confortés dans leur désir de liberté. Cette liberté artistique tant espérée et si enviable est telle qu'on ne leur refuse rien, pas même la mise en chantier de leurs projets les plus fous qui vont à l'encontre des stratégies de production traditionnelles (qui savent peser les risques, déployer des systèmes de défense et se prémunir du pire). Quand bien même la majorité de ces films témoignent d'une audace revigorante, d'une énergie folle et d'une réussite artistique extraordinaire, le péril encouru par ces productions à risques se fait de plus en plus sentir. Une fois que le public commence à ne plus suivre, le roi cinéaste est nu ; et les flèches aiguisées par une corporation qui souffre de la perte de son hégémonie (les producteurs, dont beaucoup viennent dorénavant de l'industrie traditionnelle, sans formation ni véritable ambition artistiques) sortent de leur carquois, prêtes à atteindre leurs cibles.

Un premier coup de semonce est tiré l'année 1977 après la mise en chantier de deux grosses productions, dont les ambitions respectives - mêmes si elles se situent à des niveaux différents - ont pour point commun d'affirmer avec virulence une personnalité d'artiste, de sublimer leur sujet dans des proportions inégalées et de bâtir un pont entre le cinéma classique et celui de la modernité. Le Convoi de la peur (Sorcerer) et New York, New York, deux films phares du Nouvel Hollywood, vont subir un désaveu public : le premier connaît un four historique au box-office, le deuxième est un échec en salles et rentrera à peine dans ses frais. D'un côté le chef-d'œuvre de William Friedkin alors "en mode Werner Herzog", qui revisite Le Salaire de la peur de Clouzot sous la forme d'une spectaculaire épopée nihiliste jusqu'au-boutiste et aux confins de la folie ; de l'autre côté Martin Scorsese, cocaïné jusqu'à la moelle, qui glisse ses obsessions et sa noirceur au sein d'un musical en carton-pâte qui s'assume comme tel, tout en rendant un hommage à Vincente Minnelli qui ne sera compris par personne. Dans les deux cas, le public est aux abonnés absents malgré les qualités indéniables des deux films. Le deuxième avertissement survient deux ans plus tard, en 1979, avec deux autres cinéastes emblématiques qui se laisseront à leur tour griser par leur toute-puissance éphémère. Soutenu par Universal et Columbia, Steven Spielberg met en scène son "Hellzapoppin en temps de guerre" avec 1941, un gigantesque barnum qui tient à la fois de la comédie foutraque magistralement réalisée que d'un caprice d'enfant grandeur nature sans aucun contrôle. 1941 entrera dans la légende hollywoodienne comme le seul bide de Spielberg (même si le film s'est depuis remboursé en vidéo). Une autre production démente, dont le tournage aussi apocalyptique que son titre aura duré trois ans, le bien nommé Apocalypse Now, pousse encore plus loin la folie qui s'était emparée des cinéastes du Nouvel Hollywood. Le film est - à juste titre - considéré comme un classique instantané et depuis comme une œuvre majeure de l'histoire du cinéma ; mais si les spectateurs répondent présents, les conditions de fabrication insensées d'Apocalypse Now vont terrifier l'establishment et Francis Ford Coppola ne bénéficiera plus jamais de cette liberté artistique au sein des studios, dont les dirigeants ne vont pas tarder à siffler la fin de la récréation suite à tous ces débordements faramineux.


C'est justement entre ces deux années décisives que se révèle au grand public et devant une profession émerveillée Michael Cimino, qui signe avec Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter) un autre film essentiel de la décennie. Applaudi par les cinéphiles, encensé par quasiment toute la critique (américaine et mondiale, malgré quelques accusations de racisme), couvert d'Oscars, Voyage au bout de l'enfer consacre son scénariste-réalisateur et lui apporte une liberté totale pour mettre en chantier un vieux projet qui lui tient à cœur (et dont Steve McQueen devait être au départ la vedette). La United Artists, le studio des artistes par excellence, connaît quelques bouleversements internes et de nouveaux dirigeants veulent alors imprimer leur marque en produisant un long métrage susceptible de créer l'événement. Cimino est accueilli bras ouverts et un pont d'or lui est offert. Le cinéaste, d'une méticulosité et d'une exigence extrêmes, va très vite faire exploser le budget alloué au film : il ne cesse de faire construire des décors prodigieux en extérieurs au Montana, embauche toujours plus de figurants, impose ses choix dans tous les départements de la production (en particulier pour les accessoires qui doivent être aussi nombreux que réalistes), multiplie les prises (jusqu'à 50 parfois pour un même plan - à rendre Kubrick jaloux) et fait durer le tournage sur quatre saisons. La Porte du Paradis devient un véritable enfer logistique doublé d'un cauchemar financier (le budget finit par atteindre 44 millions de dollars). La United Artists est prise dans une spirale infernale et vide sa trésorerie, se sentant obligée d'aller jusqu'au terme de son pari. Le tout devant une presse spécialisée qui fait ses choux gras des exigences folles de Michael Cimino et de la supposée lâcheté du studio, tout en conditionnant l'esprit de ses lecteurs pour ce qui est décrit avec une rage destructrice comme une catastrophe annoncée. La Porte du Paradis aura besoin d'un miracle pour se sauver, et sauver son créateur démiurge ainsi que ses entrepreneurs. Mais comme chacun le sait, le miracle n'aura pas lieu. En juin 1980, les responsables de United Artists sont estomaqués à la vision du premier montage qui dure 5 heures et 25 minutes, ils parviennent à convaincre Cimino de réduire sa durée qui finalement atteint 3 heures et 39 minutes. Lors de la sortie officielle du film en novembre 1980, les premiers spectateurs sont complètement déroutés puis les critiques assassines pleuvent. La Porte du Paradis va ensuite se révéler un bide monumental et historique pour sa sortie nationale en avril 1981, malgré la tentative du réalisateur et du studio de proposer un montage plus court totalisant 2 heures et 29 minutes (qui casse d'ailleurs le rythme particulier du film et le rend encore plus abscons). Les salles sont désespérément vides. La United Artists est ruinée (Raging Bull de Martin Scorsese, l'autre grand défi de la compagnie en cette année 1980, est heureusement parvenu à sortir avant la chute) et se fait racheter par la MGM (qui n'en finira pas, elle aussi, de subir toutes sortes de revers économiques et financiers dans les décennies suivantes). Enfin, Michael Cimino devient l'homme à haïr ; il ne s'en remettra vraiment jamais malgré quatre autres films tournés en l'espace de 16 ans (dont l'impressionnant L'Année du Dragon en 1985). Surtout, le Nouvel Hollywood est enterré lui aussi : les réalisateurs redeviennent les simples employés des studios - qu'ils n'auraient jamais dû cessé d'être selon les avis autorisés - et auront intérêt à se tenir à carreau si leurs velléités d'indépendance défrisent les executives nouvellement arrivés, qui ont pour intérêt premier (et pour beaucoup d'entre eux, unique) la rentabilité à tout prix.


Ce désastre économique et "artistique" (au sens où les répercussions pour une grande majorité de créateurs audacieux seront fâcheuses), espéré puis attendu par certains avec une délectation malsaine, prend un aspect doublement ironique. L'ironie première, il faut l'avouer assez mordante, est que les contempteurs les plus vifs et cruels de La Porte du Paradis sont les mêmes journalistes américains qui avaient encensé les cinéastes européens tels que Godard, Antonioni, Tarkovski ou Wenders, dont les films n'avaient justement pas peur de fonctionner sur un rythme lent et des ruptures de ton, d'installer un climat vaporeux, de multiplier les digressions, de proposer des personnages peu facilement identifiables et non définis selon des canons classiques, de mettre en exergue une vision personnelle qui devait primer sur toute autre considération. Pour ces mêmes raisons, Michael Cimino est, lui, voué aux gémonies... Si beaucoup de ces critiques se pâment devant la théorie de "la politique des auteurs" venue de France tout en la rejetant parfois violemment quand elle s'applique dans leur pays, il faudrait donc en conclure que l'importation aux États-Unis de ce paradigme fut une grossière erreur, voire une impossibilité de principe compte tenu des différents systèmes de production de part et d'autre de l'Atlantique. La question n'est néanmoins pas si simple, mais les contradictions qu'elle suscite sont particulièrement éclairantes même si ce débat de fond n'est pas l'objet de cet article. L'autre ironie du sort, beaucoup plus dramatique par ses effets, vient du fait que La Porte du Paradis ait été produit par un studio bien différent des majors companies comme Universal, Paramount, Warner ou Columbia. La United Artists a été créée par des artistes pour des artistes. Depuis sa fondation en 1919 par Charles Chaplin, David W. Griffith, Mary Pickford et Douglas Fairbanks dans l'intention de distribuer leurs œuvres, et malgré plusieurs soubresauts et une première faillite dans les années 40, ce studio a toujours été le repaire de producteurs indépendants qui accordèrent leur confiance aux cinéastes qui jouissaient alors d'une liberté inédite au sein du système hollywoodien. Aussi bien productrice de Billy Wilder que des James Bond, de Woody Allen comme de la série des Rocky, la United Artists connaît des années 70 flamboyantes tout en conservant son esprit d'entreprise familiale, associé à un flair exemplaire et à une gestion économique compétente et lucide. Quand les équipes dirigeantes changent en 1978 suite à une crise interne (l'ancienne équipe part fonder la compagnie Orion Pictures), le studio fonde tous ses espoirs sur Michael Cimino mais sans investir dans des projets commerciaux susceptibles de compenser d'éventuelles pertes. Et il ne s'en remettra pas. C'est donc tristement durant cette décennie, au cours de laquelle le pouvoir avait été remis aux artistes, que la United Artists sombre avec pertes et fracas alors que ses principes avaient été adoptés par la profession entière au-delà de toute espérance mais également avec une imprudence qui leur sera fatale.



Au-delà de toutes les discussions concernant l'histoire de la production de ce long métrage emblématique d'une époque si plébiscitée par les cinéphiles, le statut des réalisateurs du Nouvel Hollywood, les nombreuses théories sur l'économie du cinéma et sur l'évolution artistique de l'usine à rêves nées de son gravissime échec commercial, il faut bien admettre que La Porte du Paradis est - avec Raging Bull - le dernier chef-d'œuvre du cinéma américain des années 70 (qui en a compté de très nombreux) dont il est également le chant du cygne, et probablement le meilleur film de son auteur. En 2012, trente-deux ans après sa première sortie en salles, La Porte du Paradis renaît devant nos yeux embués sous la forme d'une version complètement restaurée à l'initiative de l'éditeur américain Criterion. Après avoir longtemps hésité, Michael Cimino a accepté de participer à cette restauration et a même affiné une dernière fois son montage en établissant sa durée à 3 heures et 37 minutes. Si la réhabilitation de la La Porte du Paradis avait commencé depuis le milieu des années 80 dans certains cercles épars, c'est réellement depuis l'an dernier que cette opération a pris de l'ampleur. Le réalisateur court le monde avec son film, invité dans de nombreux festivals, choyé par les critiques et présenté à un public jeune avide de découvertes et de mythologie cinématographique. Quel étonnant destin que celui de Michael Cimino, aujourd'hui glorifié pour une œuvre qui a scellé sa déchéance programmée. Même si La Porte du Paradis ne deviendra jamais un film consensuel, il est d'ores et déjà devenu un classique qui ne cesse de révéler des pans de sa beauté plastique à chacune de ses visions.

La parcours de Michael Cimino est plutôt singulier si on le compare avec celui de ses contemporains issus des écoles de cinéma ou de la télévision, dotés d'une culture cinéphile impressionnante et qui avaient quasiment tous une adoration pour le dieu cinéma depuis leur jeunesse. Etudiant en architecture, deux fois diplômé en arts plastiques, Cimino - après avoir tâté de l'art dramatique à l'université en participant à des productions théâtrales - a fait ses armes à New York en réalisant des spots publicitaires et des films industriels dès le début des années 60. Il entre à Hollywood grâce à l'écriture de scénarios ; ses deux premiers travaux notables sont sa participation à l'écriture des scripts de Silent Running (1972), film de science-fiction écologiste de Douglas Trumbull, et Magnum Force (1973), la deuxième aventure de l'inspecteur Harry réalisée par Ted post et à l'occasion de laquelle il fait la rencontre déterminante de Clint Eastwood. Ce dernier est séduit par le travail de Cimino et surtout par le scénario de Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur en français, une hérésie que ce titre) puis soutient le jeune scénariste dans sa volonté de le mettre lui-même en scène. Thunderbolt and Lightfoot est un premier film baigné dans une ambiance nostalgique, faux thriller et vrai road movie des années 70 situé dans des décors des années 40 et 50, une œuvre plutôt nonchalante traversée de quelques rares séquences d'action ; c'est l'histoire d'une amitié qui se construit à travers des situations burlesques, des envolées dramatiques, des moments de grâce enfantine, de liberté et d'errance dans la nature, avec un personnage d'ancien truand rangé (interprété par Eastwood) confronté à la jeunesse agitée des seventies porteuse de changements profonds. De manière à la fois drôle et désenchantée, Thunderbolt and Lightfoot est tourné vers le passé tout en regardant avec inquiétude vers le futur. A sa façon, ce film discret annonce La Porte du paradis, même si Michael Cimino va d'abord secouer la planète cinéma avec un long métrage autrement plus violent, spectaculaire et bouleversant.


Cimino fait ainsi parler la poudre avec Voyage au bout de l'enfer, une fresque à la fois intime et épique sur les traumatismes générés par la guerre du Vietnam. Mais situé dans un milieu ouvrier de Pennsylvanie, peuplé d'Américains d'origines russe et ukrainienne, ce film raconte également l'histoire de l'Amérique à travers des communautés qui ont bâti cette nation et fondent son identité, et qui payent souvent pour cela un tribut très cher (la guerre, la souffrance, l'exclusion, le sacrifice). Construit en trois actes (la période précédant l'incorporation des trois personnages principaux, la guerre sur le terrain et le retour difficile au pays), Voyage au bout de l'enfer présente aussi un environnement peu prisé par le cinéma américain : celui des ouvriers, des prolétaires, des cols bleus qui partagent leur existence entre leur travail pénible et leurs loisirs simples faits de beuveries, de disputes grotesques et de chasse en montagne (alors que l'un des leurs, le plus jeune, prépare son mariage avant de rejoindre l'armée). A travers le destin tragique de trois collègues et amis emportés par la guerre, le scénariste-réalisateur affiche sa tendresse pour les classes laborieuses, décrit minutieusement leur vie, nous fait découvrir leur culture (une communauté orthodoxe à l'échelle d'une ville, petit bout d'étoffe du patchwork que forme les États-Unis), raconte leurs espoirs déçus, et insiste sur la violence intrinsèque de cette nation fière qui confronte sa propre brutalité à celle des peuples qu'elle part combattre. En deux films, le road movie nostalgique Thunderbolt and Lightfoot et l'épopée tragique The Deer Hunter, on voit se dessiner les grandes lignes de ce que sera La Porte du Paradis : une tranche d'Americana douloureuse, une fresque romantique et barbare qui jette une lumière crue sur un fait historique si symbolique de l'édification d'un pays aux idéaux nobles mais qui préfère très souvent se conforter dans ses légendes plutôt que constater la trahison de ces mêmes idéaux.


La Porte du Paradis se compose également de trois actes : un prologue qui a lieu en 1870, l'action du film proprement dite - 20 ans plus tard - qui relate de façon romanesque sa version de la Johnson County War, puis un court épilogue situé en 1903. Il a parfois été reproché au film de prendre des libertés avec l'épisode historique qu'il relate. C'est ici qu'il faut pourtant rappeler une évidence propre à la création artistique : la réalité n'est pas nécessairement la vérité. En effet, Michael Cimino ne raconte pas exactement ce qui s'est passé en 1792 : les personnages, même s'ils sont inspirés de personnes réelles, ont été complètement retravaillés ; les faits ne sont pas tout à fait déroulés de la même manière ; et surtout le combat final tel qu'il est filmé n'a quasiment pas eu lieu, puisque la cavalerie est intervenue très rapidement pour empêcher le massacre afin de faire taire dans l'œuf le complot criminel ourdi par les propriétaires terriens et soutenu secrètement par le gouvernement. Les habitants se sont vite rebellés et défendus ; et si assassinats il y a bien eu, c'est de façon sporadique, et perpétrés sur une durée étendue par les tueurs à gages engagés par les riches éleveurs. Voilà pour la réalité historique. Mais la vérité d'une époque (ses destinées individuelles et collectives, sa société écartelée entre des aspirations contradictoires, son atmosphère électrique, ses conflits latents) se situe à un autre niveau, c'est celle que cherche à traduire Cimino qui la construit devant nos yeux grâce à son traitement dramatique et formel ainsi qu'à des interactions entre personnages fortement typés. La Porte du Paradis s'offre ainsi d'un côté comme un monumental canevas mêlant plusieurs histoires individuelles, qui semblent parfois n'exister que pour elles-mêmes; mais qui finissent par converger lentement vers un climax d'autant plus douloureux qu'il se fait attendre avec angoisse puisque les enjeux sont énoncés très tôt, et d'un autre côté avec un souci incroyable du détail concernant tous les aspects visuels (la gestion des paysages, la composition précise des plans, l'utilisation de la lumière, la gestuelle des personnages, les mouvements de foule, les accessoires, les costumes, les décors) qui procure au spectateur une palette de sensations qui finissent par faire sens. Et ce même si les trajectoires individuelles décrites dépassent la raison quand les forces contraires de la grande Histoire emportent les hommes et les femmes dans un chaos où la cruauté le dispute à l'absurde.

Comme beaucoup d'observateurs l'ont déjà fort justement remarqué, Michael Cimino convoque la figure du cercle comme motif principal pour signifier une aspiration à bâtir un film-monde dans lequel le mouvement circulaire représente une sorte de "progression sur place". Dans cette volonté globalisante, cette figure - « Le cercle, c'est la vie » rappelle le cinéaste dans une interview récente - contient et résout de façon graphique tous les éléments contradictoires de l'existence (la vie/la mort, la joie/la douleur) auxquels font face tous les personnages, puis formalise simplement - avec l'appui de plans larges d'une nature aussi sublime qu'étrangère aux événements humains - un univers dans lequel l'homme est incapable de s'élever sur un plan moral et spirituel. La valse sur fond de Beau Danube bleu à Harvard, l'arène du combat de coq à Casper, la scène de la danse folklorique sur patins à roulettes, la séquence de l'affrontement final qui évoque le schéma de lutte armée contre les Indiens (sauf que les émigrants ont pris leur place, à tous points de vue), tous ces ballets incessants - qu'ils soient connotés positivement ou négativement - inscrivent la destinée humaine dans un cercle qui fait se répéter les petites histoires comme la grande. Et les personnages de se débattre vainement contre la pression des événements socio-historiques au sein de ce cercle en constante révolution. Une autre scène convoque avec une acuité cruelle ce motif pour introduire à l'image le personnage de Nate Champion interprété par Christopher Walken. Son premier acte est le meurtre d'un pauvre émigré qui venait de voler de quoi nourrir sa famille. L'ombre de Champion surgit derrière un drap agité par le vent, tel un futur linceul pour la victime. Il tire en trouant le drap et son visage apparaît au sein du cercle formé. Puis, après son forfait sanglant, le tueur s'éloigne vers le fond du plan et Cimino laisse apparaître le paisible paysage du Wyoming dans toute sa splendeur : ce sont les grands espaces américains représentés par leur magnificence qui ont par l'entremise de Champion donné la mort, il n'y avait donc pas de place dans ce pays pour cet "étranger".



La Porte du Paradis jette un voile sombre sur l’édification de la nation américaine. En filmant la violente opposition entre les éleveurs, les immigrés et les propriétaires terriens, Michael Cimino n’épargne pas ses compatriotes et décrit un monde cruel, raciste et sanglant, dans lequel la loi n’existe qu’au profit des puissants. En portant un regard acéré sur l'histoire des Etats-Unis, le cinéaste aime à confronter les mythes fondateurs et la réalité historique. Sa démarche est celle d'un romantique désabusé qui aime son pays tout en mettant en perspective les éléments constitutifs de la société américaine : choc des civilisations, violence intrinsèque, conquête des territoires, individualisme forcené au sein de la communauté. Sa fresque westernienne démontre que les mythes du rêve américain et du melting-pot dissimulent l'existence d'un véritable cauchemar, malgré les entorses faites à la réalité des faits ; et il n’est donc pas surprenant que le public ait détourné les yeux de ce spectacle. Pourtant, La Porte du Paradis est très loin de n'être qu'une épopée sanguinolente et désenchantée. De l'approche méditative adoptée par Cimino et du lyrisme intime que n'aurait pas renié un David Lean naît une profonde mélancolie, car ce qui intéresse en premier lieu le cinéaste sont l'ambivalence de ses personnages et leur rapport au temps. Trois époques, trois personnages principaux dont l'aspiration profonde est de s'émanciper d'un contexte qui ne leur laisse aucune chance de survie (physique ou morale).


Tel un spectateur, le shérif James Averill issu de l'élite de la Nouvelle-Angleterre (Kris Kristofferson au visage minéral, dont les émotions sont difficiles à deviner) déambule dans cet univers avec ses traits fermés, ayant échoué à mener à bien la mission "civilisatrice" évoquée dans le discours du révérend de la prestigieuse université. Avec ses principes moraux confrontés à la dure réalité de la lutte des classes et sa tendresse pour les gens de peu, Averill relaie le point de vue de Cimino. Dans la séquence d'introduction, Billy Irvine (John Hurt), son camarade diplômé laissait à juste titre deviner que ce speech solennel n'était que pures sornettes car les maîtres ne pouvaient partager leurs privilèges avec les couches sociales les plus basses de la nation en construction. Quand Irvine déclame « Tout est fini ! » après la fête de la remise des diplômes c'est le vrai récit qui commence, soit une méditation sur la désillusion et la face cachée des idéaux. Pendant que Irvine, bouffon pathétique, noie sa lucidité dans l'alcool, Averill tente de se rattacher à un seul objectif - emporter la jolie Ella loin de ce purgatoire - mais son caractère nonchalant et sa tristesse insondable le placent dans la position d'éternel retardataire. Il sera condamné à retourner parmi les siens (et sa première compagne vieillissante et figée comme la photo les représentant, et aperçue à trois reprises dans le film), et on le retrouvera filmé errant sur son bateau au large de Newport tel un spectre.


Son rival dans le cœur de la jeune prostituée n'est autre que Nate Champion, que le spectateur a appris à détester dès sa première apparition. Mais Cimino a l'audace de ne pas facilement condamner ce dernier, car ce personnage aussi a un rêve illusoire : s'installer avec Ella - qu'il aime sincèrement - dans sa modeste maison naïvement décorée de papiers journaux (qui sont une image de la civilisation, à laquelle fait aussi partie ce tueur au sang-froid). Qu'importe si dans cet environnement délétère, les moyens que Champion emploie sont éthiquement condamnables, semble nous suggérer le scénariste-réalisateur. L'impressionnante performance de Christopher Walken, entre colère rentrée et douceur maladroitement exprimée, confère à cet homme de main retrouvant sa liberté une dimension à la fois honorable et tristement humaine. Ayant trahi sa classe sociale, il finit par y être violemment ramené quand il en vient à s'opposer à ses employeurs (l'Association représentée par l'ignoble Canton, formidablement campé par Sam Waterston). Dans cet étrange triangle amoureux, il reste Ella jouée par Isabelle Huppert : Michael Cimino a le mérite d'attribuer à ce personnage de petite vertu (prostituée et gérante de maison close) une noblesse à nulle autre pareille dans le film. Figure libertaire mais aspirant à une vie de petite-bourgeoise, victime de la violence masculine, elle ne répugne jamais au combat et semble finalement avoir un ascendant sur ses deux prétendants. Mais elle aussi devra payer le prix de toutes ses illusions. On peut se demander aujourd'hui comment ce trio de personnages, qui ne se laissent pas certes aisément déchiffrer, a pu à ce point attiser la haine des critiques en 1980. Ils expriment le romantisme douloureux d'un cinéaste, se refusant à disparaître dans un environnement sans pitié qui réserve la loi, l'argent et les territoires à une classe dominante.



Dans une dialectique entre mélancolie et vision démystificatrice de l'Histoire, la signature visuelle de La Porte du Paradis, qui échoit au génial chef opérateur Vilmos Zsigmond, se caractérise par la présence persistante de fumées, de sable, de poussières, par une colorimétrie marron-ocre en ville - comme dans les intérieurs - et des couleurs vives et fortement nuancées dans les épisodes pastoraux. La photographie mise au point par Zsigmond s'avère exceptionnelle dans sa luminosité diffuse, sa matérialité et son intemporalité ; elle donne à ressentir la présence de forces imperceptibles, qui parcourent les paysages naturels et qui accompagnent les mouvements de foule que Michael Cimino organise dans sa mise en scène au relief saisissant. Les plans constitutifs de l'image sont souvent animés dans la profondeur et apportent une dynamique totalisante au service d'une vision collective). C'est le cas par exemple du plan à l'intérieur de la taverne de John H. Bridges (Jeff Bridges), dans lequel Christopher Walken debout a une position dominante à l'image alors que Kris Kristofferson est assis à une table ; sauf que le réalisateur a organisé un point de fuite grâce à une fenêtre située derrière ce dernier : on y observe une foule passer et surtout un jongleur en train de s'exercer. Ainsi James Averill ne paraît plus en situation de faiblesse face à Nate Champion, et son discours est soutenu visuellement par la communauté.

Amateur de littérature et de cinéma russe, le cinéaste compose également des plans d'une poésie fulgurante lorsqu'il filme les immigrants à leur arrivée (à pieds ou en train) ou en plein labeur : contre-plongées, lents travellings latéraux, ciels majestueux. La réalisation de Michael Cimino oscille ainsi entre naturalisme obsessionnel et complète abstraction, soit encore une démonstration de sa visée cosmogonique qui ne doit rien laisser au hasard et qui oppose matérialisme et spiritualité. Par la puissance évocatrice de ces images, c'est l'être humain qui ressort anobli, alors que l'histoire contée est plutôt celle d'une négation de l'Humanité comme communauté de destin. Heaven's Gate, le titre du film, correspond au nom de la patinoire qui accueille le petit peuple à l'occasion de fêtes (le patin à roulettes, la danse) et de retrouvailles chaleureuses, ou bien pour la mobilisation en vue du combat pour leur survie. C'est ici, et ici seulement, dans cette enceinte inscrite dans un espace-temps particulier emprunt de nostalgie (précisons néanmoins que la tonalité sépia concernant de la séquence des patins a roulettes dans le film de 1980 a été fortement atténuée dans le montage de 2012), que Cimino parvient à faire vivre une véritable communauté, entre fraternité bruyante et déchirements comme dans un film de John Ford, son maître. Malheureusement cette communauté ne peut qu'entrevoir la porte du paradis, car c'est l'enfer qui lui sera finalement promis.



(1) Conversations avec Sergio Leone. Noël Simsolo, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1999.

Dans les salles

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA

DATE DE SORTIE : 27 février 2013

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La fiche IMDb du film

Michael Cimino, les voix perdues de l'Amérique

Par Ronny Chester - le 23 novembre 2013