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Interviews

Nouvelle plongée au coeur de la restauration des films, cette fois pour une étape très importante mais rarement mise en valeur : le traitement du son. Nous avons rencontré l'une des références françaises en la matière, Léon Rousseau du laboratoire L.E. Diapason, qui nous explique la philosophie de son métier, le déroulement des travaux au quotidien, ses subtilités. Une approche qui rappellera les enjeux de la restauration image, aux idées très similaires. Et comme pour nos précédentes rencontres, ce sera également l'occasion de revenir sur l'évolution historique des techniques du son et du mixage au cinéma, tout un tas d'anecdotes passionnantes et d'analyses de quelques chefs-d'oeuvre récemment restaurés, sous un angle inhabituel.

DVDClassik : Rappelez-nous d'abord l'historique du studio L.E. Diapason.

Léon Rousseau : Lobster a été parmi les premiers à se rendre compte des possibilités du son numérique et à anticiper leur application sur le film de patrimoine. Avant le numérique, la restauration consistait à nettoyer physiquement la bobine et faire éventuellement un tirage de la meilleure qualité possible. Ce que le numérique a apporté, dès le début des années 90 car le son est passé au numérique beaucoup plus tôt que l'image, c'était la possibilité de faire des micro-montages pour enlever une à une chaque petite imperfection. Lobster était donc un peu en pointe sur la restauration son. A cette époque, on ne restaurait que quelques films par an, c'est ensuite devenu un marché quand on a compris que si on ne faisait rien, il y aurait une grosse disparition de films. Cela s'est accéléré quand le CNC a commencé à donner des subventions. La restauration de films a été un marché important, notamment en France où on était assez imbattables dans le domaine, avec cette idée que l'oeuvre appartient au réalisateur, contrairement aux Américains pour qui l'oeuvre appartient au studio. En France, on a davantage appuyé l'idée que le mixage faisait partie du film et qu'on n'avait pas à y retoucher. Le laboratoire Eclair, qui à l'époque était à Epinay-sur-Seine, s'est vraiment lancé dans ce domaine en achetant du matériel, des scanners, etc. Mais ils avaient un manque de savoir-faire au niveau du son. Comme nous avions une petite réputation, ils nous ont proposé de monter un studio en commun : c'est pour cela que le laboratoire s'appelle L.E . Diapason (L pour Lobster, E pour Eclair). Nous avons monté le studio à Epinay, au milieu des laboratoires Eclair, il a été bien construit, aux normes cinéma.

Le marché s'est aussi fortement développé avec l'arrivée du DCP (NDLR : la copie numérique du film pour son exploitation en salle) car cela a unifié les travaux pour la vidéo et le cinéma. Il n'y avait pas encore cette idée qu'on restaurait pour l'avenir, pour la préservation. Auparavant, on restaurait à l'occasion d'une diffusion TV ou d'une édition DVD. Avec l'arrivée du DCP et le financement du CNC sur le « retour au film » pour la préservation, cela a changé le paradigme. En 2009, nous avons acheté le scanner Laser Sound Direct fabriqué par les Danois de Laser Interface, une machine très rare dont il n'existe que 5 ou 6 exemplaires dans le monde. C'est notre trésor.

Lorsque vous parlez du négatif son, s'agit-il du même élément que pour l'image ?

C'est un son séparé, sur une bobine à part, en 35mm, transparente sur 85 % de la largeur. Il fallait passer dans la tireuse les négatifs image et son collés pour fabriquer un interpositif combiné, à partir duquel on fabriquait un internégatif qui servait de base pour tirer les copies. Ce sont des éléments physiques, c'est comme un vinyle : plus vous vous en servez, plus vous l'abîmez. Lorsqu'on a un négatif son, on tire d'abord une copie positive avant de savoir si le négatif est exploitable. Cette étape coûtait déjà l'équivalent de 2 000 ou 3 000 €. L'arrivée de ce scanner nous a permis d'avoir la main directement sur les sources et de pouvoir comparer des éléments que l'on ne savait pas lire immédiatement auparavant. Ces négatifs son étaient chers à exploiter puisqu'il fallait d'abord tirer des copies pour pouvoir les utiliser, ils étaient donc en général assez peu utilisés. Nous avons eu accès à des sources qui étaient en bien meilleur état que le matériel auquel on avait accès auparavant.

Le négatif son est-il un élément couramment utilisé ou est-ce exceptionnel de pouvoir travailler dessus ?

A moins que l'élément soit perdu, moisi ou détruit, il y a toujours un négatif son avec le négatif image. C'est une source donc on avait tendance à les conserver, contrairement aux supports magnétiques qui étaient considérés comme des éléments de fabrication et qu'on ne conservait pas forcément, qu'on effaçait pour être réutilisés. On trouve des négatifs son plus ou moins bien conservés, des « marrons », des internégatifs, ou dans le pire des cas des copies d'exploitation qui ont tourné. On peut aussi trouver des masters magnétiques pour les films produits à partir des années 60 : c'est la bande sortie de console, et normalement c'est plutôt une bonne nouvelle.

Comment le son est-il enregistré ? En même temps que l'image ?

On date le début du cinéma parlant au Chanteur de jazz (1927) d'Alan Crosland. C'était le système Vitaphone, un disque était synchronisé en parallèle. Juste après, on passe sur du son optique, du son photographié. On avait ce qu'on appelait un « camion son », un camion avec un volant et 4 roues qui transportait la « caméra son » : on envoyait dans le camion le son du tournage et la caméra filmait un écran sur lequel apparaissaient les variations du son. On mettait de la bobine vierge dans la caméra et on enregistrait visuellement le son dessus. C'est une chose qu'on a bien oubliée car pendant longtemps on ne pouvait écouter le son enregistré sur pellicule qu'une fois la bobine développée et tirée en positif. Il n'était donc pas possible de réécouter immédiatement ce que l'on faisait, c'était au mieux le lendemain pour les grosses productions. Le cinéma peut devenir parlant à grande échelle parce que le son se retrouve sur le même support que l'image et que les bobines peuvent donc circuler.

Il n'existe pas de documents de travail pour la restauration image, est-ce le cas pour le son ?

Rien n'est documenté et je ne suis même pas sûr que cela ait existé. En montage image, on peut éventuellement dire « je coupe de tel photogramme à tel photogramme », cela peut être noté. Mais on ne se dit pas que « de tel moment à tel moment, je vais monter de 2 dB. » Non, ils le faisaient à l'oreille et complètement en direct. Sur l'imperfection des mixages originaux, il faut bien se rendre compte que quand on mixait en optique, encore une fois on fabriquait directement du négatif qu'on ne pouvait pas réécouter immédiatement. Pendant le mixage, comme on ne pouvait pas rembobiner, on montait physiquement une boucle des éléments d'une scène (dialogues, ambiances, musique) qu'on mettait sur des machines. On prenait une boucle vierge pour enregistrer le travail. Il n'y avait pas d'automation donc vous répétiez la boucle de la scène jusqu'à connaître par cœur le mixage à faire : là on sait qu'il ne parlera pas fort donc il faut que je monte le volume, là une porte va claquer, il faudra donc que je baisse un peu pour que le niveau soit bon... Et quand vous pensiez que le résultat était bon, on enregistrait sur la « caméra son » et on lançait le mixage en direct. Une fois fait, on l'envoyait au développement et on ne pouvait pas le réécouter avant le lendemain, au mieux. Si on ratait le mixage, il fallait tout recommencer, remonter les boucles, etc. On pouvait donc laisser passer plein de choses, plein de petites erreurs qu'on n'accepterait plus aujourd'hui. La question est de savoir si c'est grave, s'il faut le laisser en l'état. Nous avons travaillé sur plusieurs films, produits par une grande star du cinéma français, qui avaient été mal mixés avec par exemple une différence de Gain de 10 dB dans les champs/contre-champs. Une façon de travailler qui représente l'économie et l'état d'esprit dans lequel a été produit le film... Mais en restauration peut se poser la question de laisser en l'état. L'idée est quand même d'éviter que le public ne se dise « Mais c'est quoi ce son pourri ? »

Y a-t-il une philosophie de la restauration sonore, comme il existe celle de l'image ?

Il m'arrive de traîner sur des forums (type DVDClassik) qui accusent les restaurateurs lorsque quelque chose n'est pas bien. Sur tel film, je lis qu'à un certain moment la musique ne dépasse pas 3 000 Hz. « Qu'ont fait les restaurateurs ? » Mais rien, c'est mixé comme cela ! Les films peuvent être techniquement très imparfaits, il peut y avoir une musique sourde dans le mixage. L'important est évidemment qu'il faut respecter l'oeuvre, mais on ne peut pas toujours le faire. Par exemple (et je vous ferai écouter certaines choses tout à l'heure), si on restaure La Maman et la putain, on est dans le respect absolu parce que l'esthétique est complètement maîtrisée, avec de très belles prises de son. Quand on travaille sur Jacques Tati, évidemment que nous sommes dans le respect puisque le son fait partie de l'écriture du film. Mais tous les films ne sont pas des blockbusters et les productions ont parfois fait comme elles pouvaient, avec les moyens du bord.

J'ai travaillé sur L'Agonie des aigles de Roger Richebé ce week-end, un film de 1933 dont la seule source disponible est une copie d'exploitation Nitrate, donc le bout de la chaîne. A l'arrivée la qualité est bonne mais il y a des casses, il manque parfois quelques secondes au milieu des phrases, avec des mots qui sautent. Que fait-on dans cette optique du respect absolu de l'oeuvre ? Est-ce qu'on laisse en l'état et on ne comprend pas l'histoire ? Ou essaiera-t-on d'aller reconstruire pour que les phrases soient de nouveau intelligibles ? Ce n'est pas manquer de respect mais ce n'est pas du tout la posture du non-interventionnisme. Le curseur peut donc être ajusté à différents niveaux. Du « on ne touche à rien, on fait le mieux possible et advienne que pourra » qui marche sur un certain nombre de films, à « on réenregistre tout en 5.1 » qui, pour le coup, à mon avis, est complètement à éviter. J'ai le Blu-ray de La Mort aux trousses : la VF est un mono correct mais sur la version en anglais, ils ont conservé chaque dialogue et refait les bruitages, remonté les ambiances, réenregistré la musique avec un orchestre (ou il s'agit de la bande-son remixée mais je n'y crois pas, cela sonne trop bien, ce n'est pas possible). Ce n'est plus le film. Il y a quelques années, le Festival de Bologne a projeté la copie de Vertigo que Hitchcock avait donnée à Henri Langlois. C'est un film que j'ai beaucoup vu mais c'est la seule fois que j'ai entendu le « vrai » son, qui est d'une précision absolue. Vertigo a été l'une des premières grosses restaurations à l'arrivée du DVD : ils ont fabriqué un remix 5.1, rajouté des sons de voiture dès qu'on en aperçoit en arrière-plan. Cela n'a plus rien à voir...

Quelle est votre méthode de travail ?

L'étalonneur va regarder la carnation, nous nous référons à la voix humaine. Nous savons instinctivement comment doit sonner une voix qui chuchote ou qui crie . Quand vous réglez les voix, le reste suit en général. Après, on peut discuter de ce qu'on laisse, de ce que l'on garde. J'ai travaillé il n'y a pas longtemps sur Le Diable probablement de Robert Bresson, un film avec quand même pas mal de doublage. Il y a plusieurs moments où la réplique est plus longue que le mouvement des lèvres. Je pense qu'ils ont choisi la prise son à monter parce que c'était celle que Bresson préférait. Si je fais un time stretch (NDLR : effet numérique qui raccourcit/rallonge la durée sans modifier la tonalité), comme cela se fait aujourd'hui, parce que la synchronisation labiale est sacrée, je modifie la façon dont le texte est livré. Or, je pense qu'elle est plus importante que la synchronisation labiale. Evidemment, si une porte claque et qu'il y a un décalage à l'image, on recalera le son, on ne trahit personne. Mais il y a des choix à faire, notamment sur la façon dont est livré le doublage, sur le jeu des acteurs et la synchro. Des éléments antinomiques. Il n'y a pas de solution parfaite : restaurer, c'est faire des choix. Ne rien faire sur une restauration, cela n'existe pas, il y a toujours des petites choses à revoir. Quand on parle de l'expérience du cinéma de l'époque, regarder un film en 35mm, dans une salle avec des gens qui fument, cela n'arrivera plus. Sinon, à ce moment-là, on ne projette plus que sur des écrans de 3 ou 5 m de large maximum. C'est une notion à relativiser.

Les spectateurs de l'époque n'ont pas pu voir La Maman et la putain dans la qualité avec laquelle on le redécouvre aujourd'hui...

C'est d'autant plus le cas qu'il s'agissait d'un négatif auto-inversible 16mm, gonflé en 35mm (donc avec perte de résolution). La nouvelle restauration repart du négatif inversible 16mm que personne n'avait jamais vraiment vu. On me disait souvent qu'il ne fallait pas partir de la source magnétique parce que ce son était trop bon, que personne en salle ne l'avait entendu puisque c'était projeté avec le son optique. Sauf que, par définition, personne ne voyait directement le négatif image en salle à l'époque ! C'est un courant de pensée. On est toujours coincé entre ceux qui disent « vous faites trop » et ceux qui disent « il faut que ce soit en 5.1 sinon cela n'intéresse pas le public. » Ce qui m'intéresse, c'est le moment où l'aspect créatif du film s'arrête. Le mixage est la dernière étape. Une fois qu'ils ont fini de mixer, tout ce qui se passe après est de l'ordre du défaut technique. Personne ne mixait le magnétique en se disant « ça, on ne va pas le faire parce que cela va saturer dans la piste optique. » Ce n'est pas comme cela qu'on pense. Effectivement, personne n'a entendu le magnétique en salle à l'époque, mais leur idée finale est celle qui est inscrite dessus.


Densité variable vs. densité fixe

Lorsqu'on duplique des images en photochimie, on sait que le passage d'une génération à l'autre entraîne une perte de qualité. Qu'en est-il pour le son ?

Cela dépend du type de son. Pour le son optique en densité variable, le signal est traduit en variations d'intensités lumineuses, en différences de niveau de gris sur la bande. Si on rate le passage du négatif au positif, vous introduisez des défauts monstrueux. Le procédé de tirage est capital, il peut être rapidement catastrophique. Et ce sont des savoir-faire qui ont été perdus. Rapidement, le son au cinéma passe à la technique de la densité fixe : on fait passer une lumière fixe dans un cache en V dont on fait moduler l'emplacement devant la fente. Cela va dessiner des courbes en vagues, des genres de wave forms. Le passage du négatif au positif est moins capital car si vous ratez la duplication vous perdrez de la dynamique (parce qu'il y a moins de contrastes), mais le rapport entre les blancs et les noirs sera le même puisque c'est une question de géométrie.

En fait, il faut écouter chaque élément que l'on trouve. Le négatif magnétique original, qui est un excellent support en termes de qualité de son, de l'ordre du CD quand c'est bien fait, ne vieillit pas bien, et de manière non linéaire : la détérioration ne sera pas uniforme tout au long du film. Cela se traduit par une absence d'aigus. Nous avons travaillé sur Tess de Roman Polanski à partir du négatif magnétique original, c'était le premier film français en Dolby. La première bobine était nickel. La seconde perdait 2 ou 3 dB dans les aigus. La troisième, encore 2-3 dB de moins. Il y a 15 bobines... La dernière était très faible en dynamique. C'est probablement une histoire de stockage. Alors on a compensé et, à la fin, nous nous sommes retrouvés avec plus de 20 dB d'égalisation numérique. Mais nous avons eu de la chance : le film est de plus en plus silencieux au fur et à mesure que la fin approche...

Une bande magnétique, c'est comme du scotch. D'ailleurs, ce sont les mêmes marques qui fabriquent du ruban adhésif : 3M, Scotch, etc.. Ce sont des plaques de plastique sur lesquelles vous ajoutez de l'adhésif, dans le cas où vous voulez fabriquer du ruban adhésif. Si vous voulez fabriquer de la bande magnétique, vous ajoutez de la poudre de métal sur l'adhésif. C'est le même procédé, au départ. Mais la bande magnétique n'a pas été pensée avec le souci de pérennité. On voulait juste un support qui sonne le mieux possible tout de suite. Nous restaurons des films qui ont 100 ans mais, à l'époque, les producteurs ne se disaient pas qu'il faudrait faire des copies de sauvegarde pour le siècle suivant. Les éléments sources avec lesquels nous travaillons sont là par hasard : ils ont uniquement survécu parce qu'il fallait les conserver pour pouvoir fabriquer des copies. Par chance, il se trouve que ce support est excellent pour traverser le temps. Mais pour la nouvelle génération de films numériques, sur disques durs, certains sont déjà perdus et mais nous ne le savons pas encore parce qu'on n'a toujours pas essayé de les re-regarder. Qui fait aujourd'hui un retour sur pellicule à la fin du processus de fabrication ? Pathé, Gaumont, et puis c'est tout. Et pour les restaurations, ceux qui utilisent la subvention du CNC. Mais les « films frais » ? Beaucoup de disques durs sont en train de mourir sur des étagères et on ne pourra rien en faire. Des sociétés vendent de la pérennisation sur des bandes LTO mais il se passe quoi si la boîte fait faillite ? Que se passe-t-il si le serveur brûle ? Pendant quasiment un siècle, les laboratoires ont conservé gratuitement le matériel, le paiement du stockage est assez nouveau.

L'étape suivante est la numérisation. Vous m'avez parlé du scanner danois. On utilise donc une autre machine que pour l'image...

Image et son sont toujours séparés lorsqu'il sont placés sur un même support physique. Comme sur une cassette vidéo ou en numérique. En pratique, c'est comme pour le scan image : on passe la pellicule ou le support magnétique dans la machine. Le gros du travail est la recherche de la meilleure source... et surtout les comparaisons. Exemple sur La Maman et la putain : nous avions à disposition le magnétique original mais le son manquait d'aigus, devenant complètement sourd par endroits. On pouvait égaliser, remettre des aigus, mais cela n'aurait pas été beau, pas naturel. Sur ce magnétique, les mediums sont devenus instables : l'oreille humaine tolère de hauts niveaux de souffle mais il faut que cela soit stable, sinon cela ne passe pas. Et en termes de résolution, on est encodé à 30 dB de gain, on est encodé en numérique sur quelques bits. C'est comme si on essayait d'obtenir quelque chose d'une image très très sombre : on tire dessus mais on ramasse des effets désagréables, du bruit, des macro-blocs. C'est la même idée.

D'où vient le souffle ?

Pour le son optique, cela vient d'une usure, une perte d'opacité de la bande. La piste son est photographiée : les problèmes sur l'image se retrouvent pour le son. Quand on a une rayure sur la piste son, cela fait « plop », les poussières provoquent des craquements.

Donc comme pour la restauration image, les bandes sont nettoyées physiquement ?

Notre scanner a une particularité : il n'intègre pas toute la largeur du signal, toute la largeur de la zone à lire, car il détecte la limite entre le blanc et le noir. Il en déduit le son. Il capte toutes les usures qui sont sur la limite mais n'entend pas celles qui sont dans la zone. Cela nous évite un nettoyage, étape qu'il vaut d'ailleurs mieux éviter : le petit coup de polish n'est pas sans conséquence, il attaque quelque part l'opacité de la bande. Quand elle est « champignonée », le nettoyage est évidemment nécessaire, c'est mieux. Mais si on peut ne rien faire autant ne rien faire, cela se contourne ensuite à la lecture. C'est à ma connaissance le seul scanner qui ne passe pas par l'image, qui ne numérise pas la piste son comme si c'était de l'image. Cela permet de travailler avec une finesse suffisante, une plus grande résolution qui satisfasse l'oreille.

Est-ce qu'on peut scanner par immersion, dans un bain de liquide spécial, comme pour l'image ?

A ma connaissance, il n'y a pas de wetgate pour le son. Mais le principe d'humecter la bande pourrait fonctionner, pour rendre transparents des éléments qui ne l'étaient plus, et donc pour mieux lire le son. En restauration, on peut vite obtenir quelque chose de mou : cela fait bouger les VU-mètres, on comprend ce qui se dit et cela ne souffle pas, donc on croit que ça va. Or, ce qui est compliqué, c'est que les restaurations sont toujours observées en fonction de l'absence de souffle ou de sifflantes. Mais ce n'est pas la question : ce qui compte n'est pas ce qu'on enlève mais ce qu'on laisse ! Le son du Quai des brumes (1939) est encore dans ma démo alors que nous l'avons restauré il y a 15 ans. C'est une merveille. Ce qui compte, c'est ce qui reste : les textures, les timbres, la présence. Je vois parfois des films dont le son n'a plus rien dans le ventre, plus de présence, à peine intelligible, sans timbre. Un film qui devrait être spectaculaire mais ne l'est plus. Tout ce qu'on retient c'est qu'il n'y a pas de souffle. Et personne ne parle jamais des artefacts numériques...

Léon Rousseau lance plusieurs exemples de restauration sonore. Il commence par des extraits non restaurés de Goupi Mains Rouge de Jacques Becker.

Goupi Mains Rouge a été restauré il y a quelques temps déjà...

Certains travaux que j'avais faits du temps de la HD, et que je réécoute souvent, restent encore de bonne qualité. Je pense qu'on ne fera pas mieux que ça.

C'est intéressant, cela veut dire que vous travailliez déjà avec ce scanner danois.

Oui, nous avons commencé à l'utiliser sur Les Vacances de Monsieur Hulot. Quand j'écoute le son des restaurations précédant 2009, je trouve que cela vaut la peine de les reprendre. Quand elles suivent la date d'acquisition du scanner, j'assume à peu près ce qu'on a fait. Goupi Mains Rouges est un exemple que j'aime bien parce que c'est une source qui a vieilli, qui est abîmée, un peu sale, mais qui avait été très bien fabriquée à l'époque : les prises de son sont très belles, le mixage était bon, la fabrication des éléments était solide. Je vous fais écouter la source...

Il y a des craquements façon vinyle, un petit frottement répété et un léger bourdonnement.

Les voix sont vraiment belles, il y a quand même un peu de travail mais cela timbre. Le but du jeu, ce n'est pas seulement d'enlever les salissures mais de préserver en même temps les timbres des voix. C'est cela qui est dur. C'est cela, restaurer.

Nous passons au master restauré de Goupi Mains Rouge...

Cela souffle encore un peu, on entend encore un peu la caméra, mais nous avons conservé les timbres, gardé la présence, les voix sont très claires. C'est quand même 1940 ! La dynamique est droite, il y a une raideur qui fait le réalisme, qui le distingue d'un son plat télévisuel. Chaque son est à sa bonne place et n'y bouge pas.

Autre extrait de Goupi Mains Rouge, d'abord dans sa source brut puis en version restaurée. Dans cet extrait, un petit éclat musical souligne un moment de suspense suivi tout à coup par un silence brutal qui accentue l'effet.

Il n'y a plus de son d'ambiance sur ce plan. C'était comme cela dans le mixage d'origine. A l'époque, on m'a dit : « Mais c'est quoi ce trou de son ? Ils n'ont pas pu laisser un truc pareil ! » Mais Jean-Luc Godard l'a fait lui-même, c'est super, c'est un effet dramatique !

C'est le silence total suivi du léger souffle de la prise qui a dû surprendre...

Mais cela a été fait comme ça ! Certains auraient voulu ajouter un fond d'air et, pour moi, c'est très interventionniste parce qu'on enlève un effet.

Nouvel extrait avec la restauration du Quai des brumes de Marcel Carné.

Un exemple que j'aime bien. Une restauration qui date, pour StudioCanal et la Cinémathèque, l'une des premières qu'on ait réalisées avec le scanner danois. Ils nous ont fourni le négatif original, si je ne dis pas de bêtise. Les boîtes de pellicules étaient soudées par la rouille : elles n'avaient pas été ouvertes depuis très longtemps. Il y avait toujours eu un son horrible sur les restaurations précédentes car le film avait toujours été exploité à partir de copie de copie de copie, etc. Là, on met le négatif sur le scanner... et c'est sublime. Les textures sont conservées, le son timbre, c'est une folie, les acteurs sont dans la pièce. 1939 ! En numérique, on ne fait pas mieux que ça. Je ne dis pas que tous les films sonnent comme cela mais quand ils faisaient les choses bien, cela pouvait être très bien. C'est pour cela qu'il faut chercher les meilleurs éléments possible et les lire le mieux possible.

Comment faites-vous pour ôter les traces d'usure, bourdonnements, craquements, saturations, etc. ?

C'est le même principe qu'en image : il y a un logiciel qui fait des tâches automatiques, qui « déclique ». Nous passons par une station informatique CEDAR Cambridge. L'idée, comme pour l'image, c'est que plus on pousse le degré de correction, plus on attaque le son et on enlèvera de choses. Idéalement, c'est aller le moins fort possible, s'arrêter avant d'attaquer les voix et enlever ce qui reste à la main. La balance se fait selon le temps imparti pour les travaux, l'argent alloué par l'ayant droit à l'étape de la restauration sonore.

Plus vous avez de temps à consacrer au nettoyage manuel, moins vous devez forcer la correction automatique. Cette passe automatique avec le logiciel ne corrige que les « clics » ?

Non, il y a des fonctions spécifiques sur le logiciel, un algorithme par problème. Il peut traiter une partie des bourdonnements (les « Hums » harmoniques). Les gens disent « grésillements », qui veut tout et rien dire à la fois. Après, on peut intervenir manuellement, c'est du micro-montage. On monte à l'échelle de la milliseconde, un « plop » fait 7-8 ms. C'est purement du copié-collé dans un logiciel de montage. Quand il y a un silence, c'est plus facile : on prend un « fond d'air » dans la même prise. Quand c'est sur de la musique, la partition est cyclique, donc on va prendre dans le cycle qu'il y a devant ou derrière. Quand c'est dans la voix, c'est plus compliqué. C'est vraiment du puzzle. L'un des avantages de notre scanner est qu'il lit extrêmement finement. C'est la même problématique que pour une restauration image qui est scannée en 4K : la résolution est si grande que les usures seront plus fines, plus faciles à détecter et plus simples à remplacer. Le son optique 35mm va jusqu'à une fréquence de 8 000 Hz, on nous dit souvent que cela ne vaut pas la peine d'aller au-delà. C'est vrai, il n'y a pas grand chose au-delà, à part de la distorsion, même si on peut éventuellement en faire quelque chose. Mais les défauts, eux, ne sont pas limités à 8 000 Hz, ils vont à l'infini. Donc plus on les lit finement, plus ce qu'on a à enlever est facile à détecter et facile à remplacer.

On ne peut pas enregistrer du son au-delà de 8 000 Hz sans une grosse distorsion. Pourquoi les sons tordent beaucoup ? Parce qu'à l'époque, à la relecture, ils avaient peu d'aigus, peu de puissance. Ils rentraient leur mixage de force dans le négatif et obtenaient un minimum de niveau : le son se tord un peu sur le négatif, mais à la relecture, dans un amplificateur à lampe avec un haut-parleur en carton dans une salle de cinéma, ce n'était finalement pas si pire. Evidemment, quand nous trouvons ces sources-là, saturées, si on ne fait rien et qu'on n'adapte pas aux moyens de diffusion modernes, le rendu sera hyper saturé. C'est pour cela que cette idée que le vieux son est toujours pointu, dans les aigus, est fausse. On l'a seulement mal lu pendant des années.

Vous ajustez donc le son aux écoutes modernes ?

A partir des années 30, l'industrie s'est dit que ce serait bien d'unifier les salles de cinéma et les auditoriums de mixage. Ainsi, quel que soit le lieu où se fait le mixage, le résultat sera à peu près identique dans les salles du monde entier. De 1933 à 1937, le son de la salle doit être aligné comme cela (cf. vignette 1 ci-dessus). Si vous envoyez du bruit blanc, avec chaque fréquence à la même intensité, on doit obtenir un son équivalent à cette courbe à la relecture. Comme on avait beaucoup de mal à reproduire les aigus dans les salles, ils ont proposé moins d'aigus. Mais au moment de rentrer sur la bande, ils ont inversé la courbe, chargé le signal sur la bande et sont retombés sur leurs pieds.

Quand on lit une source, le minimum du minimum est d'appliquer la courbe de l'époque pour l'adapter à l'écoute moderne : la courbe ISO X qui est la norme Dolby. Dolby n'a pas inventé la stéréo ou la réduction de bruit, ils ont inventé l'instauration de licences pour tout le monde, salles, exploitants, auditoriums de mixage, etc. Comme il fallait payer la licence pour avoir le droit de projeter des films et que cette licence donnait le droit à un réglage par an, cela a un peu aligné les salles sur la même base technique. Maintenant que tout est en numérique, il n'y a plus de règles comme celles-ci. En théorie, tout le monde est comme ça, mais ce n'est plus l'évangile.

La conversion est faite par le logiciel ?

Nous l'appliquons à notre mixage, nous en prenons compte. Après, on peut vouloir ne pas appliquer la courbe pour pouvoir « dé-noiser » un peu plus fort si ça souffle beaucoup, parce que le « dé-noise » va enlever les aigus. Ce sont des outils mais ce n'est pas la Bible. Parfois le son est sourd, il faut des aigus, c'est comme ça. Sur la restauration des Tontons flingueurs en 2009, on avait réadapté le son de l'époque. C'est un bon exemple car dans ces années-là Georges Lautner tournait 2 ou 3 films par an, et travaillait avec les mêmes équipes. Techniquement, le son du film est très bricolé : des post-synchronisations sont mélangées à des prises de son direct. C'est là que la question se pose : doit-on essayer de l'améliorer ? Car, pour le coup, ce sont les dialogues qui sont importants... Quand ils sont tous dans la cuisine, ivres, y compris le preneur de son, si on n'essaie pas de lisser derrière pour que tout soit compréhensible, on perd la moitié des dialogues. Et ce qui est important dans cette scène-là, ce ne sont pas les choix artistiques des placements de micro etc., c'est le dialogue.

Y avait-il des choses à rattraper ?

Oui, il y avait des champs/contre-champs qui ne sonnaient pas du tout pareils, par exemple. On rattrape ce qu'on peut.

Comment rattrape-t-on un dé-timbrage violent, par exemple ?

On automatise des égaliseurs, plan par plan. On va ajouter ou enlever des aigus pour essayer de lisser à l'oreille... Pour revenir à cette histoire de ce qu'il faut faire, où il faut mettre le curseur, j'ai travaillé donc sur L'Agonie des aigles de Roger Richebé dont il ne reste plus qu'une copie d'exploitation nitrate d'époque. La qualité sonore est très variable selon les moments mais les voix ne sont pas si mal conservées pour un film de 1933. Pour le coup, cela souffle encore mais ça timbre. Si j'enlève un peu plus de souffle, j'abîme les voix qui seront un peu couvertes et nasillardes.

Nous écoutons un extrait de L'Agonie des aigles...

On sent qu'il manque des graves. Est-ce que le souffle prend la place des basses fréquences ?

Le souffle est partout. C'est le problème quand c'est une copie d'exploitation qui a bien voyagé...

Pendant un extrait de L'Agonie des aigles, il y a une saute de son, il manque quelques mots complets dans une phrase (« Ils … ref... gner »).

Que dois-je faire dans ce cas-là ? Et bien j'ai pris les mots manquants à d'autres moments dans le film, que j'ai recollés ici. « Ils ont » vient d'un endroit, « refusé de » d'un autre moment, « signer » encore d'un autre endroit.

C'est carrément du dérushage !

C'est méga-interventionniste mais c'est cela ou on ne voit pas le film. C'est refusé par les chaînes de TV s'il manque des dialogues.

On n'est pas dans une démarche qui revisite le film. C'est plus une réparation...

On fait en sorte que le film soit montrable. C'est du montage son, c'est très long à faire. Le but ultime est qu'on comprenne le film. Quand les usures sont un peu trop sérieuses, on doit souvent arbitrer entre l'agressivité et la compréhension : il faut conserver un son agressif, ne pas trop l'adoucir sinon on perd la compréhension, l'intelligibilité. Cette idée d'expérience, d'époque, c'est très beau mais ce qu'on veut montrer c'est d'abord des dialogues, des comédiens. C'est cela le plus important.

Pour La Maman et la putain, les éléments étaient-ils en bon état ?

Sur le papier, la chose à faire était d'utiliser la source magnétique qui est qualitativement un très bon support par rapport au son optique. Pour La Maman et la putain, nous avions donc à disposition ce magnétique original :

Nous regardons un extrait du film avec le son du master magnétique, une scène de dialogue dans une voiture...

L'ambiance est comme trouée. C'est sourd, instable, les aigus chutent. On comprend le texte, cela fait bouger les VU-mètres, mais le rendu est celui d'un film qu'on regarde à la télévision.

Nous passons au scan brut du négatif son. Le rendu est plus clair, les ambiances sont moins couvertes, plus détaillées, plus présentes...

Déjà, les ambiances sont stables. Le spectateur est présent, avec eux, dans la voiture. Il y a bien quelques problèmes de son optique, les « s » sont un peu durs. Cela peut se traiter avec des plug-in spécifiques qui vont baisser les sifflantes dans les aigus. Quand les aigus saturent dans le son optique, ils génèrent aussi du grave, donc il faut plutôt enlever du grave que de l'aigu. Il faut le faire à la main, les plug-in ne le font pas. On va ensuite égaliser, prendre tous les « s » qui gênent, et ici il y en a un peu, le film est bavard. Cela prend un peu de temps, cela représente davantage de travail que si on avait pris le magnétique, mais dans ce cas nous n'aurions jamais obtenu le même rendu. J'aurais pu ajouter des aigus numériquement sur le magnétique mais le résultat aurait été désagréable.

Nous écoutons d'autres extraits du film...

Il y a une présence incroyable. Tout est clair. Ce film a vraiment été fabriqué comme un documentaire. A part une ou deux scènes avec de la musique, tous les sons qu'on entend sont captés par un seul micro au moment de la prise. Il n'y a pas de montage son derrière pour essayer de lisser les choses, on entend les changements d'ambiance dans les champs/contre-champs : c'est vraiment tout ce que l'on ne fait pas au cinéma. Et ce n'est pas un défaut parce qu'il y a la volonté que cela soit comme cela, brut. Curieusement, cela ajoute une couche de réalisme et rend les scènes très fortes.

Nouvel extrait de La Maman et la putain : un dialogue dans la rue, le long des grilles d'un parc. Pendant que le couple parle, une voiture passe à proximité en faisant un peu de bruit. Jean-Pierre Léaud, naturellement, hausse le ton pour être bien entendu par Françoise Lebrun.

La voiture passe à côté d'eux et du coup, il force la voix. Cela n'arrive jamais au cinéma parce que soit la circulation est coupée pour le tournage et on ajouterait après-coup un son de voiture, soit on post-synchronise tout parce que le son de la voiture a gêné la prise de son. Le résultat ici provoque l'inverse de ce que l'on pense : cela ajoute une couche de réalité, cela donne quelque chose d'assez unique. En fait, on entend Paris comme elle était. Les prises de son de Jean-Pierre Ruh sont de grande qualité alors que c'est souvent dans des endroits ultra bruyants. Notre travail, c'est de respecter cela. Nous sommes donc très peu interventionnistes. Certains ayants droit auraient sans doute voulu lisser les champs/contre-champs. Le rendu aurait été différent.

Combien de temps avez-vous travaillé sur ce film ?

La source était fabuleuse donc autour de 5 jours, ce qui est peu pour un film de 3h 40. C'est souvent de l'ordre de 5 jours pour un film.

Parlez-nous de La Règle du jeu. Quels problèmes avez-vous rencontrés ?

C'est un projet très compliqué. On avait des éléments nitrate plus ou moins composite et des éléments fabriqués pour la version de 1958. En nitrate, on avait un interpositif et un internégatif de la version longue, en densité variable (le son en niveaux de gris), une copie nitrate d'époque mais en version courte, après les charcutages, le film ayant été réduit d'une bonne vingtaine de minutes avant sa reconstruction.

On a aussi retrouvé des éléments Safety [NDLR : sur support acétate] en densité fixe, ce qui veut dire qu'il y a eu ré-enregistrement. Car quand on duplique en photochimie, c'est par contact : or passer de la densité variable à de la densité fixe montre qu'il y a eu entretemps un nouveau travail effectué dans le domaine de l'audio, qu'on a refabriqué un nouvel élément magnétique. C'est quelque chose qu'on découvre en cherchant, en écoutant, parce que rien de tout cela n'est documenté. C'est vraiment un travail d'enquête. Nous sommes arrivés à la conclusion que tout ce qui a été reconstruit, a priori à partir de prises alternatives ou des choses comme ça, n'avait que la « piste voix » mais pas d'élément mixé.

L'internégatif se présentait bien mais il avait été poncé pour la restauration image. On faisait cela à une époque, on ponçait physiquement la pellicule pour enlever les rayures, la piste son subissait des dommages. Nous sommes donc partis de l'interpositif, qui était un bout-à-bout des éléments mixés récupérés de la version originale. L'interpositif comportait des sortes de trous où il n'y avait que la « piste voix » (à un moment, ils avaient dû avoir des pistes complémentaires avec des bouts de musique et de bruitages pour compléter.). Quand ils sont repartis en mixage pour la version reconstruite, ils ont mélangé tous ces éléments et ont abouti à un nouveau négatif son. Ce qui est fou, je ne sais pas comment ils ont fait, c'est que ce nouvel enregistrement est de bonne qualité alors que dans les cas de ré-enregistrement, cela n'augure rien de bon en général.

Quelle base avez-vous utilisée pour la restauration ?

Pour les passages récupérés du montage original, nous sommes partis de l'interpositif qui a servi au mixage de 1958. Et pour les passages remixés, nous sommes partis du nouveau négatif de 1958, qu'on a « mosaïqué », c'est-à-dire qu'on a complété ponctuellement par d'autres sources. Cela arrive très souvent de faire des mosaïques, notamment pour les magnétiques dont certains passages peuvent ne plus être lisibles, ne plus avoir du tout d'aigus. On peut basculer juste pour une scène, une fin de bobine.

Nous écoutons le négatif nitrate de La Règle du jeu, une scène de dialogue aux voix bien conservées, avec des aigus, des mediums et des graves.

Les voix sont bien restituées, c'est là où le scan fait quand même des miracles. Il faut vraiment comparer scène par scène tous les éléments à notre disposition. Si on écoute le négatif de 1958, il y a des oiseaux en plus...

Effectivement, lorsque le négatif de 1958 est lancé, aux voix s'ajoute une ambiance avec des sons d'oiseaux.

Donc il faut prendre cette scène-là dans le nouveau négatif. Encore une fois, rien de tout cela n'est documenté : il a fallu enquêter et tout écouter au préalable. Je crois que c'est ce passage qui m'a mis la puce à l'oreille :

Nous écoutons maintenant une scène de dialogue en intérieur, issue de la source nitrate, avec un interlocuteur principal et en arrière-plan la voix d'une autre conversation à quelques mètres. Au détour d'une question, l'arrière-plan sonore se fait soudain totalement silencieux...

Là, je trouve qu'il y a une bizarrerie donc j'écoute le remix de 1958 qui est comme cela :

Au moment où l'on pose la question, la conversation en arrière-plan se poursuit, très présente. L'arrière-plan silencieux a disparu.

Ce n'est plus du tout la même scène ! Le ressenti des dialogues cristallins, sans aucune conversation parasite en arrière-plan, n'est pas le même que lorsqu'il y a un brouhaha en fond sonore. Je trouvais bizarre cette voix qui s'arrêtait soudainement... Donc pour la restauration finale, nous avons mélangé deux sources pour ce passage : la restauration de 1958 et un segment de l'élément Safety. Ces voix chuchotées au milieu de la cacophonie, c'est un peu l'identité sonore du film, des voix qui se croisent, qui parlent en même temps. C'est un film à plusieurs voix, y compris au mixage, c'était assez rare. Je trouve qu'il y a un côté ophulsien avec ces personnes qui passent juste pour lâcher une phrase. Mais si c'est mal restauré, on passe complètement à côté, on perd tout.

Autre extrait du négatif nitrate où, de nouveau, l'arrière-plan disparaît complètement en cours de dialogue.

Le problème, c'est que la qualité de la voix est meilleure ici car l'élément a 3 générations de moins. Ici, ils sont tout seuls tandis que dans le mixage normal ils parlent avec un tintamarre en arrière-plan.

Comment faites-vous dans ces cas-là ? Vous utilisez une partie des graves de l'autre piste ?

Non, je ré-égalise en compensant à l'oreille. Dans ce cas précis, il faut choisir un peu moins de qualité mais pour moi c'est le vrai mixage, cela ne dit pas la même chose s'ils sont seuls à discuter de manière intime, tous les deux dans leur pièce, ou s'il y a d'autres personnes avec eux à deux mètres derrière. Pour un film qui a tellement souffert, les qualités des voix ne sont pas mauvaises.

Cela faisait longtemps que le film méritait une restauration digne de son statut...

Au Festival de Bologne, j'ai croisé plein de gens qui m'ont dit qu'ils avaient enfin compris les dialogues. Dès que plusieurs personnes parlaient, cela devenait inintelligible alors que le film bénéficie d'une vraie écriture sonore. C'est ce qui est fou pour l'époque. Ces gens qui se parlent mais qui ne parlent qu'à eux-mêmes tout le temps...

Autre extrait où les personnages sortent de leurs voitures sous la pluie pour entrer dans le château, en parlant tous en même temps.

Le son optique n'aime pas ce genre de son de pluie... Il y a différents plans sonores, plusieurs niveaux de dialogues simultanés, c'est vraiment rare pour l'époque.

Certains plans sonores sont très présents à l'oreille. Un mixage classique aurait atténué l'arrière-plan.

En fait, tout est à un niveau sonore très haut. Encore une fois, je ne sais pas ce qui est volontaire et ce qui est limité par les prises de son de l'époque, mais le personnage hurle en arrière-plan parce qu'il est loin. Très souvent dans un tournage, les personnes en arrière-plan font semblant de parler, puis on rajoute les sons plus tard au mixage pour que cela soit propre. Ce n'est pas le cas ici, il y a une volonté d'avoir ces voix qui se croisent. Sur ce passage, c'est un peu agressif mais si j'enlève l'agressivité je n'ai plus l'intelligibilité, et il faut toujours que ce soit l'intelligibilité qui gagne. Si on « mange » ces fréquences, on ne va plus rien comprendre. J'ai dû passer une dizaine de jours sur ce film, c'était compliqué. Mais les voix sont vraiment très belles, il y a de l'espace, des « fonds d'air ».

Les méthodes sont un peu toujours les mêmes finalement avec les films de cette époque. Avez-vous souvent ce genre de cas particulier ?

Avec un tel niveau d'enquête, non. Il a fallu comparer, essayer de comprendre le résultat.

Comment abordez-vous les travaux de restauration pour les films de Jacques Tati ?

Pour Tati, tout était stocké dans la cave des anciens bureaux. Encore une fois, le stockage dans des locaux spécialisés est une notion très récente. Dans les boîtes de pellicule, il y avait des piles et des piles et des piles d'éléments avec un mixage à telle date, un mixage à une autre date, etc., avec des feuilles scotchées dessus écrites de la main de Tati. Il refaisait ses mixages, il en existe 3 pour Les Vacances de Monsieur Hulot. Dans les bonus du Blu-ray, on a aussi restauré le premier mixage, et ce n'est pas le même film. Ce sont les mêmes thèmes musicaux, mais dans le premier film c'est orchestral et dans le dernier c'est un orchestre de jazz. Au fur et à mesure qu'il avance, Tati se radicalise : le premier mixage comprend des ambiances, cela sonne comme un film d'époque, puis il enlève des choses pour ne garder que les sons utiles. C'est cela qui rend Les Vacances de Monsieur Hulot aussi moderne et aussi punk : c'est radical, il ne reste rien, seulement ce qui est drôle.

Comment aborde-t-on ce genre de traitement dans la restauration ?

Il faut d'abord trouver la piste sonore qui correspond au montage image, puisque comme le film avait été régulièrement remonté, le son ne collait pas forcément à l'image. Mais c'est vrai que quand on va fouiller dans les 6 pistes de Playtime, c'est d'une précision absolue, c'est émouvant. A partir des 5 pistes avant + 1 piste arrière mono, on a fabriqué un DCP avec ce format, qui peut être projeté dans les salles. Sauf qu'il n'existe quasiment plus de salles avec 5 enceintes avant. Je l'ai entendu une fois, « en vrai », à la Cinémathèque française qui peut projeter avec 5 pistes avant. Pendant le générique de début, on a 5 instruments, un instrument par piste. Et ce que cela crée dans la salle est absolument fabuleux. L'idée d'avoir 5 pistes avant c'est que les sons se mélangent dans l'air au lieu d'être mélangés dans les câbles. C'est, à ma connaissance, la seule fois que le film a été projeté avec ce format. Après, on a créé un « sous-format » en 5.1, avec 3 avant et 1 arrière mono - je me demande même si l'arrière n'était pas muet...

Quelle est votre approche de travail par rapport au mono ?

Lorsque je travaillais sur Documenteur avec Agnès Varda, elle m'apprend que Les Demoiselles de Rochefort vient d'être restauré et me demande de jeter un œil au son. Je me renseigne un peu et vois que le film, sorti en 1966, est ressorti un an après en copie 70mm. Pourquoi ressortir un film en 70mm si tôt... si ce n'est pour refaire le son puisque ce format permettait de faire du 6 pistes ? Je demande à Agnès Varda de m'envoyer tout ce qu'elle a dans ses caves sur Les Demoiselles de Rochefort. Nous étions à Epinay-sur-Seine à l'époque, je reçois 120 boîtes. Sur une pile est inscrit « son copie 6 pistes », et sur chaque boîte : « toutes les pistes sont identiques ». C'est étrange mais nous avons quand même écouté. En fait, les pistes n'étaient absolument pas identiques...

Nous écoutons des extraits du film dans le mixage mono que tout le monde connaît, sorti en Blu-ray en France en 2010, chez Arte vidéo. Et, en effet, les voix sont mises en avant tandis que la musique est très en arrière, retenue. Nous alternons avec le mixage 6 pistes qui est incomparablement plus ouvert et dynamique, les instruments ressortent davantage, les cuivres sont précis.

C'est incroyable !

Les 5 canaux sont réduits sur 3 avants. Il y a peut-être une toute petite réverbération dans le canal arrière, pour simuler une salle de cinéma et décoller un peu le son.

C'est incompréhensible que cette version ne soit jamais sortie en France. (NDLR : ce mixage inédit en France est sorti en Blu-ray aux Etats-Unis en 2014 chez Criterion).

A l'écoute, on se rend compte que des choses ont été écrites pour ce format. Par exemple, dans le ballet final il y a un dialogue entre l'orchestre symphonique (pistes gauche / inter-gauche / centre) et l'orchestre de jazz (pistes centre / inter-droite / droite). Quand on compare avec le son mono, ce n'est pas le même film. Tout est spatialisé.

L'approche des films stéréo et multicanaux est toujours la même : respecter ce qui a été fait. On ne peut pas faire du 5.1 avec du mono : si le film est mono il doit le rester, sinon c'est du même niveau qu'une colorisation. Le mono n'est pas un défaut, c'est un format ! Quand je vois comment ils ont remixé Psychose... Ils l'ont soi-disant dé-mixé puis re-mixé, mais non, cela ne peut pas être dans le respect puisqu'il y a un geste créatif. Et dé-mixer un film, séparer les sources avec un algorithme, cela ne marche pas pour l'instant.

Arkamys, à la base, c'était un super « pan-pot », c'est-à-dire qu'on pouvait placer une source dans un espace 5.1, en ajoutant de la réverbération pour simuler l'éloignement. C'était de la « stéréo de phase », comme pouvait le faire Studer, ça marchait. Avec un glissement intellectuel incroyable, on est passé de cela à rentrer la source d'un film mono pour en faire un 5.1. Du coup, on avait des films entiers dans une réverbération de salle de bains. Et il y avait une demande du public, ce qui était fou. Et des systèmes comme celui-là, il y en a eu un paquet...

Nous écoutons maintenant une musique récemment composée pour un court-métrage de Georges Méliès, pour la Cinémathèque française, enregistrée au Diapason, avec de multiples instruments, une contre-basse rythmée, des envolées...

Sur ce projet, il y avait des moyens, beaucoup de musiciens... C'était aussi le cas sur la bande originale de Belphégor, que vous avez enregistrée et mixée au Diapason. C'est un peu ce que je regrette sur les musiques du cinéma muet, en général limitées à quelques instruments...

J'essaie de militer pour qu'on sorte un peu du piano solo. Pour ceux qui sont déjà férus de muet, pourquoi pas. Mais pour les nouveaux publics, en tout cas selon moi, ce n'est pas efficace, c'est pire : cela repousse les gens.

Une nouvelle musique coûte très cher à produire... Pathé a sans doute cru à cette sortie, vu l'aura de Belphégor en France.

Le DVD et le Blu-ray de Belphégor marchent très bien, ce sont de bonnes ventes apparemment. Et on en a parlé parce que la musique est composée par Benjamin Moussay, qui n'est pas spécialisé dans le cinéma muet. Cet homme est un génie.

Une fois terminée la restauration d'un film, lorsque vous allez la voir au cinéma ou chez vous en Blu-ray, est-ce que le son vous convient ?

Le Blu-ray est un format fabuleux. En DVD, il y avait une limitation de dynamique par le lecteur, avec des méta-datas qui plongeaient de 10 dB et qui mettaient 10 secondes à remonter. C'était très contrariant. Comment massacrer un mixage... C'est terminé avec le Blu-ray, et la qualité de l'image est quand même très bonne. Le DCP est un format non compressé, pleine dynamique, qui ne s'use pas. Cela nous a permis de faire 4h30 de musique pour Belphégor, sans compression dynamique. Il n'y a pas un seul compresseur dans le mixage parce qu'en allant dans une salle de cinéma on savait qu'on aurait toute la dynamique disponible. Et écouter de la musique non compressée aujourd'hui est devenu très rare. La musique existe dans le « film frais » mais il y a des dialogues et du bruitage autour, très rarement de la musique pure. Pour Belphégor, le son peut être fort et très confortable parce que ce n'est pas fatiguant à l'oreille, ce n'est pas du tout compressé. Le faire en 5.1, c'est fabuleux.

Le seul truc un peu compliqué avec la salle est une histoire de niveau sonore parce que les projectionnistes ont tendance à le baisser. Du coup les mixeurs, qui savent que les salles le baissent, vont augmenter le niveau sonore de leur mixage... A l'époque où tout était normalisé en Dolby, on savait que ce serait au niveau 7. Aujourd'hui, plus personne ne passe à 7, c'est même parfois à 4. C'est un truc de fou. Parce que les films sont de plus en plus forts et de plus en plus compressés (parce que les mixeurs savent que la salle baisse les niveaux, etc.). Du coup, on a un outil censé avoir une dynamique de folie mais on se retrouve obligé d'écraser complètement le signal et de monter le niveau super fort. Avec le film de patrimoine, cela ne pose pas trop de problèmes parce qu'on sait que les salles le respectent à peu près. Et encore, Serge Bromberg m'a dit être allé voir La Maman et la putain et que le son était plutôt bas, qu'il fallait tendre l'oreille, alors que la source est sublime.

NDLR : Léon Rousseau a composé la musique du documentaire Debout les femmes ! de François Ruffin et Gilles Perret, et sur la fiction Reprise en main, réalisée par ce dernier, qui sort le 19 octobre 2022. Il a aussi fait le mixage de L'Empire de la perfection et Les Sorcières de l'Orient (avec la prise de son), deux documentaires de Julien Faraut.

Quand nous sommes allés vérifier les projections du documentaire Les Sorcières de l'Orient, pour lequel j'avais travaillé en vue d'être projeté à 7, le projectionniste m'a répondu : « Ah non, je ne le fais jamais à 7, tu es fou ! », alors que c'est la norme de réglage. Maintenant, je vise plutôt 5,5 pour le « film frais », donc 4,5 dB en dessous de la norme. On m'a demandé de refaire la piste de Debout les femmes ! en remontant le niveau parce que les salles ne le passaient pas assez fort. C'est dommage. Le CD avait une grande dynamique, à l'époque la norme c'était juste le maximum, donc il y a eu une petite guerre de niveaux pour être plus fort que les copains, et on se retrouve avec des disques qui ont 5 dB de dynamique alors que le format en permet 96 ! On marche un peu sur la tête...

Le DCP est un outil fabuleux parce qu'il permet aux films de retourner en salle pour un prix ridicule par rapport aux copies argentiques. Les petits films peuvent aujourd'hui aller dans les salles alors qu'auparavant seuls ceux qui en avaient les moyens pouvaient se le permettre. Fabriquer les négatifs, tirer les copies, cela avait un coût important qui était impossible à gérer pour les petites productions. J'ai travaillé sur de nombreux documentaires pour la salle, c'est une niche mais il y a vraiment une ouverture, un circuit, des films qui restent longtemps. Le genre fonctionne. Personne ne devient riche mais il y a un public pour le documentaire en salles.

Propos recueillis le 11 juillet 2022. Tous nos remerciements à Léon Rousseau pour son accueil et le temps qu'il nous a accordé.

LES ENTRETIENS DVDclassik AUTOUR DE LA RESTAURATION DE FILMS :

Visite du laboratoire Eclair (2016)

L'étalonnage au laboratoire Hiventy (2021)

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Par Stéphane Beauchet - le 7 septembre 2022