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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Quai des brumes

L'histoire

Jean (Jean Gabin) déserteur de la Coloniale arrive en camion dans la ville portuaire du Havre. Désabusé et hanté par ses souvenirs de guerre, il cherche à fuir la France. En quête d’un bateau, il fait la rencontre de personnages attachants, de petites frappes et surtout de la belle Nelly (Michelle Morgan) dont il tombe amoureux...

Analyse et critique

Dans ses mémoires, Marcel Carné déclare : « A l ‘époque les écrans regorgeaient de comédies, musicales ou non, brillantes, ensoleillées et grouillantes de figuration. Et voilà que j’arrivais avec ma boîte de nuit vide, ma brume, ma grisaille, mon pavé mouillé et mon réverbère. »

Aujourd’hui on a du mal à imaginer comment ce jeune réalisateur de 29 ans, qui n’a alors que deux films à son actif, a pu trouver le financement pour produire un projet si sombre… La genèse du Quai des brumes a été maintes fois racontée, mais il est bon d’en rappeler quelques détails : 1937, Jean Gabin, en balade dans Paris, s’engouffre dans un cinéma pour voir ce film dont sa femme ne cesse de lui parler, Drôle de drame. Il assiste alors à une représentation sifflée et conspuée par le public. Mais le comédien n’en a cure ; ébloui par le style de Carné et les textes de Prévert, il contacte son agent afin de rencontrer le réalisateur. L’entretien a lieu quelques jours plus tard et Gabin lui demande s’il a un sujet à lui proposer. A l’époque, il est une immense star et le jeune Carné un illustre inconnu. Cependant, celui que le grand Jean surnommera peu de temps après « le Môme » ne se démonte pas et propose l’adaptation du roman de Mac Orlan : Le Quai des brumes. Gabin, sous contrat avec l’UFA (compagnie de production allemande), pousse les studios germaniques à accepter le scénario. Les producteurs ne prennent pas la peine de lire l’adaptation rédigée par Prévert. Trop contents de faire tourner la star, ils acceptent le projet et les premiers essais ont lieu à Neubabelsberg. Mais l’ambiance des studios d’outre-Rhin est pesante et Marcel Carné renâcle à tourner ses premières scènes. Quelques jours plus tard, il reçoit une communication de l’UFA lui indiquant que le tournage est annulé. La censure a lu le synopsis et l’a jugé amoral : parmi ce comité, un certain docteur Goebbels impose des idées, prémisses de son abominable chantier destructeur...

Finalement le projet rebondit entre les mains françaises du producteur Gregor Rabinovitch, ravi de produire le prochain Gabin ! Carné peut enfin tourner l’adaptation du roman de Mac Orlan dont l’action, initialement prévue à Montmartre, est transposée au Havre. Rabinovitch et son complice Shiffrin réalisent avec retard la puissance et la noirceur du drame rédigé par Prévert. Ils essaient par tous les moyens de freiner Carné dans sa création mais rien n’y fait. Gabin soutient Carné et porte le film jusqu’à cette avant-première organisée sur les Grands Boulevards où le film connaîtra ses premières salves d’applaudissements.

Malheureusement, le film de Marcel Carné reste trop souvent enfermé dans le carcan de cette belle histoire. Mais la légende ne doit pas occulter le contenu extraordinaire du Quai des brumes et il est juste d’en rappeler la force moderne, poétique et prophétique qu’ont su lui insuffler le réalisateur et son équipe.

Pendant les années soixante, les jeunes critiques de la Nouvelle Vague ont lapidé Carné, qu’ils considéraient comme l’antonyme de la modernité cinématographique. Son cinéma noir et blanc aux dialogues ciselés, ses plans d’une grande rigidité et son approche poétique étaient qualifiés de désuets. Mais il suffit de quelques images pour ouvrir les yeux des cinéphiles contemporains. A travers Le Quai des brumes, puis Le Jour se lève ou Les Enfants du paradis, le réalisateur français impose un style dont les héritiers sont aujourd’hui Tim Burton ou dans une autre mesure Lars Von Trier.

En utilisant à merveille les décors d’Alexandre Trauner, Marcel Carné inscrit son drame dans des lieux ordinaires et dénués d’humanité : la boîte de nuit, inondée de lumière, est peuplée d’hommes et de femmes sombrant dans l’ennui, la cabane au bord de l’eau est le refuge d’un artiste suicidaire et d’un guitariste sans illusions, et enfin, le magasin de bibelots, où aucun client ne s’aventure, est tenu par un homme qui ne comprend pas pourquoi les gens s’aiment… Cette caractérisation des décors et des personnages crée une ambiance poétique et désabusée. Certains critiques de l’époque sont subjugués par le "style Carné" qu’ils qualifient de « Réalisme poétique ».

Et puis il y a cet amour impossible entre Jean et Nelly : inscrite dans un monde trop sombre, leur histoire est sans issue. Pour exprimer ce décalage entre leur passion et la réalité, Carné oblige ses héros à se cacher : c’est derrière les planches d’une bicoque que Gabin déclare à Michelle Morgan cette tirade inoubliable : « T'as d'beaux yeux, tu sais. » Et c’est encore cachés qu’ils prononceront le mot « Amour ». A l’opposé de ces comédies musicales hollywoodiennes dans lesquelles les héros livrent leurs sentiments à la ville entière, la passion de Jean et Nelly ne doit pas sortir dans la rue sous peine d’être à jamais détruite. En mettant en scène ces héros reclus, on ne peut s’empêcher de voir dans l'univers de Marcel Carné l’augure d’une période sombre où les hommes vivront terrés pour affronter le monstre totalitaire. L’ironie veut que Le Quai des brumes fût interdit pendant la guerre : les autorités vichyssoises accusèrent Carné d’être à l’origine de la défaite de 1940. Ce à quoi le cinéaste répondit avec finesse en déclarant : « On ne rend pas le baromètre responsable de l’orage et la fonction de l’artiste est de se faire le baromètre du temps qu’il fait. »

Enfin, comment parler de ce chef-d’oeuvre sans évoquer le talent de Prévert. Les dialogues issus de son adaptation insufflent une touche de poésie et donc d’espoir. Le fameux « T’as d'beaux yeux, tu sais » suivi du regard amoureux de la jeune Morgan est un exemple de ce style Prévert qui remplit de bonheur le cœur du spectateur… La comparaison entre le cinéma de Carné et celui de Von Trier est ici évidente : dans ses drames aux destinées si brutales, le réalisateur de Breaking the Waves ponctue son récit de touches poétiques dont les plus belles sont ces rêves chantés par Selma / Bjork. Aujourd’hui adulé par la critique comme une icône du cinéma moderne, le cinéaste danois s’inscrit comme héritier d’un Marcel Carné dont le cinéma est encore injustement considéré par certains comme obsolète !

Pour conclure sur ce magnifique Quai des brumes, que dire si ce n’est répéter combien il est injuste d’enfermer cette œuvre dans le musée sombre et poussiéreux du cinéma français. Ce film aux multiples facettes, qui fut un présage de la Seconde Guerre mondiale, connut un succès monstre dans les salles françaises. Le public; désabusé comme le Jean de Marcel Carné, était en quête de poésie et d’amour. Aujourd’hui cette œuvre doit être vue comme la pierre angulaire d’un cinéma réaliste, poétique et toujours aussi vivant...

Dans les salles

Distributeur : CARLOTTA

Date de sortie : 31 octobre 2012

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La fiche IMDb du film

Quai des Brumes sur marcel-carne.com

Par François-Olivier Lefèvre - le 28 décembre 2002