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Critique de film
Le film
Affiche du film

Les Vacances de Monsieur Hulot

L'histoire

C'est l'été et les vacanciers viennent prendre un peu de repos et de soleil sur les plages. En train, en car où en voiture, familles, couples et individus solitaires arrivent dans une petite station balnéaire de Loire-Atlantique. Parmi eux, un certain Hulot, grand bonhomme poli mais timide, s'installe dans un hôtel où ses multiples gaffes et maladresses ne passeront pas inaperçues...

Analyse et critique

Après le succès rencontré par Jour de fête, salué comme l'une des grandes réussites du cinéma français de l'Après-Guerre, Jacques Tati est fortement encouragé à donner une, voire plusieurs suites aux aventures du facteur François. Mais l'acteur-réalisateur, désormais très populaire, se refuse à une telle facilité. Selon lui, François est trop typé, « trop français », et risque de l'enfermer dans un style de comique burlesque qu'il veut pouvoir moduler à sa guise. Par ailleurs, le comédien Tati ne veut pas être prisonnier d'un seul personnage. Il ne sait alors pas que sa prochaine incarnation, un certain Monsieur Hulot, ne le quittera plus et sera au cœur de tous ses futurs longs métrages.

Quatre ans se sont écoulés depuis le tournage de son précédent film lorsque le réalisateur et une équipe plus étoffée prennent leurs quartiers à Saint-Marc-sur-Mer à la fin du mois de juin 1951 pour y tourner Les Vacances de Monsieur Hulot. Tati connaît depuis l'avant-guerre cette petite station balnéaire, située à quelques kilomètres de Saint-Nazaire, et il s'en souvient comme d'un studio à ciel ouvert, un décor idéal pour circonscrire l'action d'une nouvelle fantaisie comique. Après une longue période de repérage, son coup de cœur est confirmé. Malgré des intempéries à répétition qui compliquent singulièrement les opérations et amènent Tati à envisager une délocalisation au Maroc, tous les extérieurs sont tournés jusqu'en octobre à Saint-Marc, enrichi ça et là de quelques décors artificiels et de façades pimpantes qui dissimulent les cicatrices laissées par les bombardements. Quant aux intérieurs, ils sont filmés l'année suivante dans les studios de Boulogne-Billancourt.

Bien qu'il soit doté d'un budget initial assez confortable, le réalisateur doit se résoudre à tourner son film en noir et blanc pour en maîtriser le coût. A défaut d'avoir un court métrage en guise d'ébauche, il a bénéficié d'un temps de préparation assez long et il s'est doté d'un scénario bien charpenté, qu'il a écrit à nouveau avec son comparse de Jour de fête Henri Marquet. Mais fidèle à ses méthodes peu conventionnelles, il enrichit constamment son œuvre pendant le tournage, avec le concours de son assistant-réalisateur Pierre Aubert et du peintre Jacques Lagrange, qui deviendra l'un de ses plus proches collaborateurs. Retards, intempéries et improvisations, si elles ne nuisent pas à l'ambiance familiale d'un tournage où les autochtones sont à nouveau mis à contribution, forcent Tati à engager son salaire de réalisateur dans la production, gérée encore une fois par Fred Orain, et à le troquer contre une participation aux bénéfices du film. Homme de troupe, il s'affirme dans le même temps comme un farouche indépendant, qui entend travailler à sa manière, sans se soucier des conventions et des usages d'une profession dont il restera toujours à la marge. Si son précédent film faisait déjà preuve d'une grande maîtrise, venant d'un cinéaste quasi-débutant qui n'a pas suivi la traditionnelle école de l'assistanat, Les Vacances de Monsieur Hulot est l'oeuvre d'un perfectionniste, dont le souci du détail va de pair avec de grandes crises de doutes. Mais s'il lui arrive de s'isoler brutalement lorsque son travail de la journée ne lui a pas apporté une entière satisfaction, Tati s'attache à instaurer une ambiance conviviale et joyeuse parmi son équipe et son casting. Celui-ci est composé essentiellement de comédiens inconnus ou d'amateurs, recrutés pour leur allure ou la forte personnalité qu'ils peuvent affirmer dès leur apparition dans le champ de la caméra.


Comme le village de Sainte-Sévère-sur-Indre, Saint-Marc est un petit monde clos, où le réalisateur peut mettre en scène les facéties de Monsieur Hulot, mais aussi une communauté de personnages auxquels il entend accorder tout autant d'attention. Le choix des vacances d'été n'est pas anodin. D'abord, les nombreuses activités liées à ce temps de loisirs sont une source inépuisable de gags pour un génie burlesque en perpétuelle ébullition. Ensuite, ce contexte permet au cinéaste d'inscrire son comique dans son époque. Car à défaut d'être un réaliste, Tati est un fantaisiste qui témoigne de son temps. Depuis 1936, les congés payés obligatoires permettent à un nombre de plus en plus important de Français de profiter du bonheur de la baignade et du farniente sur la plage. Ayant grandi dans un milieu aisé, Tati a eu le privilège de connaître très jeune les joies des vacances au bord de la mer. Mais quand bien même il glisse dans son film des souvenirs personnels, c'est d'un phénomène sociologique et populaire de masse dont il témoigne ici. S'ils ne durent encore que deux semaines (ils ne passeront à trois semaines qu'en 1956), les congés payés sont l'occasion d'une rupture des habitudes, comme l'étaient les festivités foraines de Jour de fête. Mais cette fois-ci, Tati ne décrit pas le quotidien de la petite ville avant le débarquement massif des vacanciers : c'est par leur transhumance que s'ouvre le film et Saint-Marc redevient un décor vide (puis une carte postale, quand Jacques Tati retouche son film en 1962) lorsque tous les estivants retournent chez eux. Ce sont eux les héros, pour la plupart anonymes, d'une suite de saynètes qui tiennent moins du florilège de gags tordants que du carnet de croquis.


Vieux militaire qui évoque ses souvenirs de guerre, homme d'affaires incapable de se détacher de son métier et bondissant au moindre coup de fil de son bureau, couple de retraités flâneurs, touriste anglaise en quête d'amusement, randonneurs de passage, personnel de l'hôtel... Autant de personnages disparates et de caricatures croquées avec plus ou moins de bienveillance, que Tati parvient à nous rendre immédiatement familiers, à défaut de provoquer systématiquement notre sympathie. Car si le réalisateur est un poète qui cherche et trouve la beauté partout, c'est aussi un observateur aigu et mordant du ridicule quotidien. Bon nombre des résidents de l'hôtel autour duquel se centre l'action du film semblent ne jamais profiter pleinement du temps libre qui s'offre à eux. Raides et sérieux, attachés à suivre des emplois du temps réglés comme du papier à musique, la plupart des citadins arrachés à leurs habitudes pendant deux semaines ne supportent qu'avec peine ce qui vient perturber leur quotidien mécanisé.

Et cette perturbation s'incarne ici dans le personnage de Monsieur Hulot. A l'instar du facteur François qui déboulait dans le film sur son vélo, c'est dans une improbable voiture poussive et pétaradante, qui peine à contenir son gigantesque corps, que Hulot fait son entrée. Géant voûté, le museau pointé souvent prolongé par une pipe droite, celui qui deviendra le personnage fétiche de Jacques Tati est inspiré par un de ses anciens camarades de régiment, un grand échalas répondant au nom de Lalouette. Il le rebaptise en lui donnant le patronyme d'un voisin architecte et l'affuble d'un costume un peu trop court pour lui. Emprunté, maladroit, mais aussi gracieux et svelte, Hulot tient autant du personnage de bande-dessinée que d'un curieux intermédiaire entre les points d'exclamation et d'interrogation.

Le titre Les Vacances de Monsieur Hulot peut faire croire en un recentrage du comique du cinéaste sur le personnage qu'il interprète, mais il s'agit en fait d'un trompe-l'oeil. Plus encore que dans Jour de fête, l'idée de Tati est d'ouvrir le champ et de nous convier dans un univers où tout le monde peut être amusant ou, tout au moins, intéressant à regarder. Et s'il met en avant pour la première et dernière fois le nom d'un personnage dans un titre, ce n'est pas pour se conformer à la loi des séries, dont il a précisément rejeté l'idée après Jour de fête. Ce qu'il faut retenir ici, ce sont bien "Les Vacances" et pas ce Monsieur Hulot qui reviendra à l'écran, mais dans d'autres opus qu'on peut difficilement considérer comme des suites.


Car Hulot est une figure beaucoup plus souple mais aussi plus énigmatique que le facteur François, et il s'avérera au fil du temps un motif capable de s'intégrer dans les tableaux de plus en plus amples et complexes du maître, de s'y fondre ou de s'y démultiplier jusqu'à atteindre une forme d'anonymat. François était un prénom, un membre d'une communauté, immédiatement familier et identifiable. Hulot ne sera qu'un nom, un passant à la gestuelle et aux manières certes saugrenues, mais qui semble n'avoir ni passé ni réelles attaches. De lui, on ne connaît ni le travail, ni le lieu d'où il vient. François était volubile, râleur et bruyant. Hulot sera peu bavard et modeste, et provoquera la plupart des gags par sa timidité et sa gentillesse maladroite. Là où le facteur déclenchait les rires par sa naïveté, mais aussi par sa faculté à échapper aux catastrophes lors de sa frénétique distribution de courrier "à l'américaine", Hulot est en revanche beaucoup plus malchanceux, victime des objets, des éléments ou de malheureuses erreurs de perception. Ainsi, il se retrouve tour à tour enfermé dans une barque cassée qui se referme sur lui comme un piège, emporté par le poids de son sac à dos ou déclencheur involontaire d'un gigantesque feu d'artifices. De même, on le verra administrer un magistral coup de pied aux fesses d'un père de famille penché sur son appareil photo mais qu'en gentleman, Hulot soupçonne de regarder dans la cabine de plage d'une jeune femme.

A ce titre, le comique de Tati devient ici un peu moins bon enfant que dans Jour de fête. Si Les Vacances de Monsieur Hulot fleure bon la douceur de vivre pendant la pause estivale, c'est aussi une satire sociale assez mordante et le portrait d'un marginal malgré lui, qui s'attire l'affection discrète de quelques vacanciers mais peine à s'intégrer au groupe malgré sa douceur et sa bonne volonté. Toléré par certains, cordialement invité par d'autres, Hulot n'en reste pas moins un solitaire, qui à l'image du vagabond de Chaplin quitte le film aussi seul qu'il l'était au début. Toujours situé dans un entre-deux un peu flou, il ne réussit pas à trouver sa place. Trop âgé pour aller au-delà de quelques galanteries avec Martine, une jeune vacancière qui semble lui inspirer un léger trouble, trop jeune pour nouer autre chose qu'une amitié passagère avec la touriste anglaise d'âge mûr qui lui témoigne le plus d'affection, Hulot est charmant mais semble perdu pour la séduction. Un rien trop raide et distant pour se mêler vraiment aux vacanciers les plus modestes, trop fantaisiste pour s'attirer autre chose que le dédain des plaisanciers aisés, il se retrouve aussi dans une sorte de no-man's land social, une marge où tout semble le repousser. Même un pique-nique collectif lui passera sous le nez à cause de son improbable et récalcitrant véhicule. D'où le sentiment paradoxal qui nous étreint devant ce film débordant d'humour et de malice, baigné de soleil et témoignant de temps insouciants, mais qui distille dans le même mouvement une certaine tristesse. Un sentiment renforcé à la vision de la version originelle sortie en 1953, accompagnée par un thème musical nostalgique d'Alain Romans, qui donne la couleur du souvenir à ce film plus doux-amer qu'il n'y paraît.

A sa sortie, certains critiques reprochent aux Vacances de Monsieur Hulot l'absence d'une véritable intrigue et des dialogues qu'ils qualifient de pauvres, là où Tati cherchait tout simplement à s'en passer au maximum pour privilégier la musique des sons. De même, quelques-uns déplorent que le film soit ouvertement moins drôle que Jour de fête. Cela n'empêche pas ce deuxième long métrage de remporter un grand succès public et de récolter de nombreuses récompenses. Le Prix Louis-Delluc, celui de la Critique Internationale au Festival de Cannes et une nomination aux Oscars pour la meilleure histoire et le meilleur scénario à Hollywood, entre autres distinctions, saluent l'audace et l'originalité d'un créateur à la fois singulier et populaire. Une reconnaissance internationale qui n'empêchera pas cet éternel insatisfait de Tati de retoucher son travail quelques années plus tard. S'estimant lésé sur les importants bénéfices du film, il rompt son association avec Fred Orain et crée la société Specta-Films. C'est sous cette bannière qu'il ressort Les Vacances de Monsieur Hulot en 1962, dans une version remaniée. Ainsi, il en réduit la durée d'environ neuf minutes, retirant des scènes qu'il juge redondantes et inutiles. Il retravaille entièrement la bande-son, dégraissant des bribes de dialogues pour rapprocher plus encore son œuvre d'un art muet... très sonore. Au passage, la musique d'Alain Romans perd ses accents nostalgiques pour trouver un ton plus jazz, donnant à l'ensemble du film une ambiance plus enjouée, plus rythmée mais aussi un tantinet plus distante.

Dans la lignée de la colorisation au pochoir d'extraits de Jour de fête, présentés à l'Olympia l'année précédente, il ajoute une discrète touche de couleur aux Vacances : le tout dernier plan du film, qui montre la plage à nouveau désertée, se fige pour devenir une carte postale, ornée d'un joli timbre rouge et d'un tampon. Mais Tati n'en restera pas là. Inspiré par le succès des Dents de la mer de Steven Spielberg, il retourne à Saint-Marc en 1978 pour filmer un gag dont il avait eu l'idée dès l'origine du projet. Après que Hulot se retrouve enfermé dans sa barque cassée en deux, celle-ci prend l'aspect d'un requin et les efforts vains de son malheureux occupant pour en sortir évoquent le claquement de dent du redoutable poisson. S'ensuit un plan de panique sur la plage, avec des figurants qui peinent à passer pour des estivants du début des années 50. Un anachronisme amusant pour un gag pas franchement crucial, dont on regrette un peu qu'il figure sur la version jugée définitive du film. Mais Tati n'est ni le premier ni le dernier cinéaste à abîmer l'une de ses œuvres en croyant l'améliorer. A l'instar de Jour de fête, Les Vacances de Monsieur Hulot est sans doute plus beau et émouvant dans sa version originelle. Maintenant qu'il nous est permis de la revoir, il serait dommage de s'en priver.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Portrait de Jacques Tati à travers ses films

Par Emmanuel Voisin - le 3 avril 2014