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Critique de film
Le film

Tess

L'histoire

Dans l’Angleterre de la fin du XIXème  siècle, un paysan miséreux du Dorset, John Durbeyfield (John Collin), découvre qu’il est le dernier descendant d’une grande famille d’aristocrates. Motivé par le profit qu’il pourrait tirer de cette noblesse perdue, Durbeyfield envoie sa fille aînée, Tess (Nastassja Kinski), se réclamer de cette parenté chez la riche famille des d’Urberville. Le jeune Alec d’Urberville (Leigh Lawson), charmé par la beauté de celle qui se présente comme sa « cousine », accepte de l’employer et met tout en œuvre pour la séduire... On reconnaîtra là les premiers chapitres de Tess d’Urberville, le chef-d’œuvre romanesque de Thomas Hardy dont Tess est la très fidèle adaptation.

Analyse et critique

"To Sharon" : telle est la sobre dédicace s’inscrivant à l’écran lors du générique de début de Tess. S’éclaire ainsi, d’abord, la généalogie du film. C’est en effet à sa seconde épouse que Roman Polanski déclare (1) devoir la découverte de Tess d’Urberville, ce roman anglais de Thomas Hardy publié en 1891 et dont Tess est l’adaptation. Admirative de ce chef-d’œuvre de la littérature victorienne, Sharon Tate avait suggéré au cinéaste qu’il y avait là matière à un film. C’était en 1969, quelques temps avant que la comédienne ne périsse sous les coups d’une des "disciples" de Charles Manson. Produit une décennie plus tard, Tess constitue donc la réalisation posthume par Roman Polanski du désir de son épouse. Mais en plaçant ostensiblement son film sous le patronage de sa compagne défunte, le cinéaste lui confère aussi une dimension d’hommage. Celle-ci est d’autant plus patente que l’incrustation "To Sharon"  défile sur l’écran alors que s’y dessine un cortège de jeunes filles cheminant aux rythmes joyeux des cuivres d’un orchestre campagnard. Et c’est une sorte de salut joyeux, aux allures païennes, que cette procession de vierges semble alors adresser à la comédienne assassinée...


Mais s’il s’ouvre de manière festive, ce tombeau filmique dédié à Sharon Tate qu’est Tess se teinte très vite de souffrance ; imprégnant l’essentiel du film, allant croissant, celle-ci culminera lors d’un dénouement aussi tragique que désespérant. En cela parfaitement fidèle à l’univers littéraire de Thomas Hardy à la fois exaltant et cruel, le film campe un monde dont ni le puissant lyrisme - tenant avant tout à l’interprétation exceptionnelle de Nastassja Kinski mais aussi à l’ample partition de Philippe Sarde -, ni l’extraordinaire beauté formelle - photographie, décors et costumes excellent à faire visuellement écho à l’écriture de Thomas Hardy fondée sur « l’analogie picturale » (2) - n’atténuent la noirceur radicale d’un monde fondamentalement corrompu. Car, à l’instar de l’ensemble de la très pessimiste filmographie de Roman Polanski, Tess est le récit de la confrontation douloureuse d’une figure innocente - ou bien encore d’« Une femme pure » ainsi que Thomas Hardy sous-titre son roman - avec l’une des nombreuses modalités du mal. Ce dernier n’est dans Tess ni d’essence criminelle (ainsi que dans Chinatown ou Frantic), ni politique (à l’instar de La Jeune fille et la mort et du Pianiste) ou encore diabolique (à l’exemple de Rosemary’s Baby et de La Neuvième Porte) mais plutôt sociale. L’exploitation économique et la domination masculine sont en effet les deux maux que Tess, à la fois femme et prolétaire, doit endurer jusqu’au martyr.


Le principal bourreau de la jeune fille est Alec D’Urberville, un bourgeois parvenu jouant à l'aristocrate terrien et brillamment interprété par Leigh Lawson. Le comédien restitue de manière saisissante le rapport prédateur qu’entretient le hobereau avec ceux qui sont placés sous sa coupe. Véritable carnivore social, c’est aux corps mêmes des dominés que s’en prend cette impitoyable figure de maître pour satisfaire ses appétits sexuels et matériels. Tess sera ainsi violée par D’Urberville lors d’une impressionnante séquence montrant l’homme écraser de toute sa masse la jeune fille alors réduite à une frêle silhouette. Tout aussi frappantes sont les scènes mettant en regard le bourgeois juché sur son étalon, vêtu d’une impeccable tenue de gentleman-farmer, avec les corps exténués des manouvriers soumis à sa domination économique.

Si D’Urberville synthétise de manière la plus spectaculaire les deux pôles de l’aliénation dénoncés dans Tess, le nobliau n’est pas pour autant l’unique coupable du malheur de l’héroïne. Alec ne forme somme toute que l’instrument final d’un processus tragique dont nombre d’autres protagonistes du film sont, chacun à leur manière, complices. Ce sont ainsi les parents de Tess, convaincants pendants cinématographiques du couple veule imaginé par Thomas Hardy, qui poussent leur fille dans les bras de D’Urberville, espérant retirer quelque profit d’une entreprise dégageant des relents de prostitution... Que peut, après tout, espérer Tess d’un père alcoolique invétéré (à qui le comédien John Collin prête son inquiétante trogne édentée) dont la première apparition dans le film, comme dans le roman (3), est placée sous le signe de l’ébriété ? De même, quel avenir peut ménager à la jeune fille une mère dont l’actrice Rosemary Martin rend parfaitement le mélange d’inculture et de cynisme paysans ? (4) Livrée une première fois en pâture par sa propre famille à D’Urberville, Tess retombera sous la coupe de l’aristocrate pervers du fait même de celui dont elle s’éprendra follement : Angel Clare (Peter Firth). Nanti d’un prénom suggérant autant la bonté morale que l’évoque la blondeur quasi enfantine de son interprète, affichant en outre des idées socialement généreuses (5), Angel se révèlera pourtant aussi misogyne et pétri d’esprit de classe qu’Alec à l’occasion d’une catastrophique nuit de noces. Confrontant magistralement une Nastassja Kinski déchirante et un Peter Firth assumant remarquablement le caractère biface de son personnage, la scène vient définitivement sceller pour Tess le caractère inéluctable de sa déchéance.


La tragique inexorabilité de celle-ci est, par ailleurs, puissamment suggérée par l’utilisation que fait Roman Polanski de l’espace. S’inspirant là directement du roman dont « l’écriture étonnamment moderne […] semble déjà annoncer la technique cinématographique » (6),  le cinéaste use au mieux du Cinémascope pour rendre visuellement ces pages de Thomas Hardy dans lesquelles « les êtres apparaissent d’abord comme des taches […] à peine perceptibles sur un vaste arrière-fond où leur présence est ainsi mise en perspective. » (7) C’est, par exemple, le cas lors de l’épisode du générique photographié en plan séquence avec une impressionnante profondeur de champ. Ainsi filmée en temps réel, la procession de jeunes filles - après avoir émergé du lointain fond de l’écran - mettra plus de deux minutes pour atteindre enfin le premier plan de l’image. Et il faudra encore attendre une trentaine de secondes pour que Nastassja Kinski apparaisse enfin de manière distincte à l’écran... pour en disparaître presque aussitôt, la caméra demeurant immobile tandis que le cortège continue à cheminer. Pendant presque trois minutes, Tess n’aura donc été sous la caméra de Roman Polanski, comme sous la plume de Thomas Hardy, qu’une « figure minuscule » (8) noyée dans l’immensité de la campagne. Manière, bien entendu, de suggérer la fragilité existentielle du personnage au regard d’un fatum tout puissant (9)... et par lequel Tess sera finalement emportée ainsi que le fait présager son apparition/disparition initiale.


Cette impossibilité de se dérober à une fatalité nourrie de domination sociale et masculine s’exprimera, enfin, dans l’ultime décor du film. Angel et Tess - en fuite après que celle-ci ait, en un geste désespéré, poignardé D’Urberville - trouveront un provisoire refuge dans le site de Stonehenge. Épuisée, la fugitive ira s’étendre sur une pierre (sacrificielle ?) disposée au centre du cercle minéral formé par les mégalithes ; ces derniers dessinant dans l’espace une structure close sur elle-même et symbolisant, bien évidemment, l’emprisonnement de Tess par un destin la vouant à la destruction.

La jeune femme mourra en effet bientôt, pendue pour le meurtre de D’Urberville. C’est ce qu’indique un texte défilant lors du plan final, semblant répondre à celui du générique par lequel Roman Polanski dédiait son film à Sharon Tate. Et Tess s’impose alors comme un hommage poignant à l’aimée disparue...

(1) Voir sur ce point la page 6 du dossier de presse réalisé par Pathé pour la sortie de la version restaurée de Tess. On peut le télécharger ici.
(2) André Topia, Introduction à Tess d’Urberville, Le Livre de Poche, Collection Classique, 1995.
(3) « Ses jambes vacillantes le faisaient obliquer légèrement vers la gauche. De temps en temps il semblait, par un vigoureux hochement de tête, confirmer une opinion, bien qu’il ne pensât à rien en particulier. » (Tess d’Urberville - Première phase - Chapitre I)
(4) C’est cette mère « avec son fatras de superstitions, de traditions populaires » (Ibidem - Chapitre III) qui lancera à sa fille pourtant violée par D’Urberville : « - Tu n’as pas su te faire épouser ! […] J’espérais qu’il sortirait quelque chose de là ! » (Ibidem - Chapitre XII)
(5) Au détour d’un plan, on découvrira un exemplaire du Capital sur la table de chevet de ce fils de pasteur anticonformiste.
(6) André Topia, op. cit.
(7) André Topia, op. cit.
(8) André Topia, op. cit.
(9) Puissance du destin qui est aussi montrée dans Tess par le motif récurrent du chemin que l'héroïne ne cesse d'arpenter à pied ou véhiculée par divers moyens de locomotion hippomobiles.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 13 décembre 2012