Interviews

Mon premier est directeur de la publication de la revue Positif, mon deuxième en est, sous le pseudonyme de Yann Tobin, l'un des rédacteurs émérites depuis plus de trente ans. Mon premier, participant régulier au Masque et la plume, anime et produit l'émission Projection privée sur France Culture, tandis que mon deuxième, parallèlement à ses activités d'enseignant du cinéma à l'université ou de réalisateur / scénariste de documentaires sur le cinéma, était il y a peu le commissaire de l'exposition Musique et cinéma, le mariage du siècle ? à la Cité de la musique. Surtout, mon premier et mon deuxième, qui se connaissent bien et ont l'habitude de travailler ensemble, sont de grands amateurs du cinéma de Billy Wilder, auquel DVDClassik a consacré une semaine spéciale il y a quelques jours. L'occasion était belle pour parler du cinéaste avec ces deux spécialistes.

DVDClassik (Antoine Royer) : Quelques semaines à peine après la rétrospective que lui a consacré le Festival International du Film de La Rochelle, Billy Wilder voit durant cet été 2013 un certain nombre de ses films ressortir, en copies restaurées, dans les salles françaises, qui plus est chez des distributeurs différents. Après Spéciale Première (le 7 août, distribué par Les Acacias) et Un, deux, trois (le 14 août, par Swashbuckler Films), il s’agit en effet cette semaine d’Irma la douce (à la Filmothèque du Quartier Latin) et surtout de Fedora (chez Carlotta Films)...

Michel Ciment (M.C.) : Sans oublier le très important Stalag 17 ! (NDLR : le 11 septembre, chez Swashbuckler Films)

… en effet, sans oublier Stalag 17. Alors justement, qu’est-ce qui, à votre sens, plus de dix ans après sa disparition, et même s’il n’a jamais été complètement négligé, peut expliquer ce regain d’intérêt de la cinéphilie française pour le cinéma de Billy Wilder en 2013 ?

M.C : C’est un peu une revanche. Hormis Positif qui a toujours été wilderien, et encore plus ces 20 ou 30 dernières années d’ailleurs, la doxa cinéphile ne considérait pas du tout Wilder comme un des grands cinéastes américains. La critique française issue des Cahiers du Cinéma, et tous ses suiveurs, voyait Wilder comme quelqu’un d’assez lourd, qui n’attachait pas une grande importance à la mise en scène et dont les qualités étaient surtout celles d’un scénariste et d’un directeur de comédiens. C’est donc une revanche posthume qu’il obtient vis-à-vis de toute une tendance de la critique française, même si ce ne sont évidemment pas les mêmes personnes, mais les héritiers d’un bagage assez lourd qui faisait de Wilder quelqu’un de beaucoup moins coté que Nicholas Ray ou Anthony Mann par exemple.

N. T. Binh (N.T.B.) : Même aux Etats-Unis d’ailleurs, auprès de la critique américaine intellectuelle.

M.C. : Oui, c’est la même chose. C’était la distinction de Manny Farber, le grand critique américain, entre les « éléphants blancs », que l’on met sur la cheminée, ceux qui remportent des Oscars (Zinnemann, Wyler, Stevens…) et des gens beaucoup moins considérés, comme Hawks et Hitchcock, qui n’ont obtenu aucun Oscar, ceux qu’il appelait les « termites », qui creusaient leur trou et minaient l’establishment, des gens comme Samuel Fuller... Et Wilder, on le prenait donc avec des pincettes, d’autant qu’il était anti-Nouvelle Vague, qu’il admirait Clouzot... Enfin, tout ce qu’il ne fallait pas !

N.T.B. : Et en plus, Billy Wilder a obtenu d’énormes succès populaires, ce qui pour certains critiques en France peut être quelque chose de suspect.

M.C. : C’est finalement curieux. Par exemple en comparaison avec quelqu’un comme Kazan, qui comme Wilder a obtenu deux Oscars de la mise en scène, qui a connu de grands succès populaires, mais qui n’a jamais été considéré de la même manière.

N.T.B. : Et puis il y a autre chose : cette opinion, d’ailleurs répandue également au sein du grand public, qui veut qu’une comédie ne puisse pas être vue comme une œuvre d’art "sérieuse", ou que c’est un genre moins valable que le drame, que les grands sujets... Même si Wilder a traité de grands sujets (la guerre, la presse à scandales, l’alcoolisme...), ses plus grands succès sont des succès de comédie et il y a toujours eu cette forme de suspicion vis-à-vis des gens qui font rire.

M.C. : La dernière comédie ayant obtenu une Palme d’Or, c’est M*A*S*H*, en 1970 ! Et ce que dit Binh sur la comédie américaine est également vrai de la comédie italienne : la plupart des cinéastes italiens de comédie (Risi, Comencini...) n’ont jamais remporté de prix majeurs, Monicelli a eu un Ours d’Or avec La Grande Guerre, Germi une Palme d’Or (NDLR : en 1966 pour Ces messieurs-dames, partagée avec Un homme et une femme de Claude Lelouch) mais elle avait été huée et sifflée par la critique qui adorait le Lelouch. Donc c’est bien la comédie en général qui est sous-considérée et qui figure rarement dans les compétitions des grands festivals.

Mais donc si aujourd’hui on réestime Wilder, c’est que cette conception évolue ?

M.C. : Non, c’est qu’il est mort. A good comedy director is a dead comedy director.

N.T.B. : Il y a probablement également une réévaluation de la carrière de Wilder selon la tendance classique qui consiste à dire que ce qu’il y avait avant était forcément mieux. Quand Wilder faisait ses films tardifs, qui aujourd’hui sont considérés comme de grands films, on disait qu’ils étaient moins bons que ceux qu’il faisait avant. Quand Embrasse-moi, idiot sort, on dit que c’est beaucoup moins bien que Certains l’aiment chaud.

M.C. : Il faut aussi dire que les premiers films de Wilder, même jusqu’à Certains l’aiment chaud, ont été des étapes dans, si j’ose dire, l’évolution du langage cinématographique : un film comme Assurance sur la mort a marqué le film noir de l’époque, Certains l’aiment chaud est une comédie burlesque qui ne ressemble à rien d’autre jusqu’alors. Alors qu’ensuite ses films ont semblé plus classiques, ont moins constitué des ruptures ou des événements, et les gens ont alors eu du mal à saisir le sens de films comme Avanti ! ou La Vie privée de Sherlock Holmes, qui étaient vus comme des films nostalgiques, tournés vers le passé...

N.T.B. : L’une des autres raisons pour lesquelles, au départ, Wilder a été un peu sous-estimé comme metteur en scène, est qu’il s’attaquait à des sujets forts (Le Poison, Sunset Boulevard, Le Gouffre aux chimères...) dont on pouvait dire qu’ils étaient des sujets à sensation parfaitement produits par l’expertise des studios hollywoodiens, ce qui avait tendance à minimiser son propre apport de metteur en scène.

M.C. : Dans le film que j’ai fait sur lui avec Annie Tresgot (NDLR : Portrait d’un homme à 60% parfait, en 1982), Wilder disait : « Je suis un généraliste, je ne suis pas un oto-rhino comme Hitchcock » et on a pu lui reprocher cette absence de "spécialisation". Je sais bien que Hawks était aussi très admiré pour la manière dont il touchait au western, au polar, à la comédie etc... mais peut-être qu’il est plus facile de trouver une ligne thématique chez Hawks, alors que Wilder avait tendance à faire le grand écart. Ce qui témoignait en réalité de dons extrêmement variés : il était capable de tout faire, un peu comme aujourd’hui quelqu’un comme Steven Soderbergh, qui est moins reconnu que des gens avec une signature évidente comme Tim Burton ou les frères Coen, et qui se situe plus dans la lignée éclectique d’un John Huston avec un univers finalement très cohérent.

C’est un argument qui a souvent été utilisé contre Billy Wilder : contrairement à Hawks, ce ne serait pas un styliste, et son univers manquerait de cohérence.

M.C. : Oui, c’est un héritage du bagage dont on parlait précédemment, un argument utilisé par la "cinéphilie correcte" pour expliquer pourquoi Wilder ne ferait pas partie des grands. Mais il arrive qu’en revoyant les films, finalement, ils changent d’avis. (Sourire) Je me souviens d’un entretien avec Wilder publié par Jean Douchet et Jean Domarchi qu’ils avaient accompagné d’un petit chapeau un peu condescendant, dans lequel ils expliquaient qu’il ne s’agissait pas de l’un de leurs cinéastes préférés...

N.T.B. : Oui, ils s’excusaient un peu de s’intéresser à Wilder !

M.C. : Ils considéraient que ce n’était pas si mal, mais on sentait bien qu’ils prenaient des pincettes. Ce n’était pas Le Roi des Rois de Nicholas Ray.

N.T.B. : Si la critique moderne, les commentateurs ou les historiens s’intéressent à Wilder aujourd’hui, c’est aussi parce que d’une part il a commencé à un moment charnière de l’histoire du cinéma américain, avec la transformation du système des studios qui permettait aux scénaristes de devenir réalisateurs, puis producteurs, et que d’autre part il a assisté à la fin de ce système et qu’il a tout de même continué à faire des films, qui ont moins bien marché certes, mais qui sont aujourd’hui pour certains considérés comme des classiques et qui étaient des films indépendants. Il a donc une carrière extrêmement intéressante, également, vis-à-vis de l'histoire de la production américaine. On ne va pas ici retracer tout l’historique de sa carrière, mais quand il arrive à Hollywood, il est d’abord scénariste et surtout co-scénariste, à cause de sa maîtrise de l’anglais qu’il juge insuffisante, il connaît un succès foudroyant dans le cadre de sa collaboration avec Charles Brackett, notamment pour les films de Lubitsch ou Hawks...

M.C. : ... ou Mitchell Leisen, qu’il n’aimait pas...

N.T.B : ... et justement, c’est suite à sa collaboration avec Leisen qu’il se dit : pour que mes scénarios soient tels que je les ai rêvés, il faudrait que ce soit moi le metteur en scène. Et il arrive à Hollywood au moment rêvé pour cela - dix ans plus tôt, cela aurait été beaucoup plus compliqué - mais c’est l’époque où justement on donne leur chance à des scénaristes : Preston Sturges a commencé comme cela, John Huston dans un autre genre.

M.C. : Oui, c’est extrêmement important ce que dit Binh : en 1940-41, c’est en effet Sturges qui franchit en premier ce pas, puis Huston, Wilder, Mankiewicz, Richard Brooks, Delmer Daves... tous des scénaristes ! C’est d’ailleurs ce que disait Wilder : « J'en avais marre d’être scénariste, être scénariste c’est préparer le lit où les autres vont ensuite faire l’amour » !

N.T.B. : Après cela, au milieu des années 40, Wilder accède à la gloire, au succès triomphal, il fait tourner les plus grandes stars, tout le monde veut travailler avec lui, mais lui n’arrête pas de se plaindre de l’interférence des studios. C’est pour cela qu’il s’efforce progressivement de devenir l’instigateur de ses propres films et qu’il devient son propre producteur, en 1957, avec Ariane, qui est le premier film où il maîtrise totalement la production, mais aussi celui où il inaugure sa collaboration avec celui qui deviendra son scénariste de prédilection, Iz "I. A. L." Diamond. Chez Wilder, il y a donc cette volonté que le cinéaste soit l’ « athlète complet » cher à Mankiewicz, qu’il ait l’autonomie complète sur ses œuvres. En même temps, je pense qu’il s’est aussi rendu compte à la fin de sa carrière que le système des studios lui faisait bénéficier d’un certain confort pour travailler.

M.C. : C’est quelque chose d’assez paradoxal - et en même temps de tout à fait explicable - dans la politique des auteurs : voilà des gens qui affirmaient que le metteur en scène était l’auteur du film, mais qui étaient gênés quand le metteur en scène était aussi scénariste. Ils préféraient ceux qui n’écrivaient pas, mais dont le style des films était défini par la mise en scène, ainsi beaucoup plus mise en avant. Bon, n’importe quelle personne normalement constituée devrait penser que si l’on écrit son film, on en est encore plus l’auteur... René Clair était détesté par la Nouvelle Vague, c’était pourtant un pré-Truffaut ! Il écrivait tous ses films, c’était un auteur complet. Mais non, c’était le paradoxe, on aimait plus des gens comme Hitchcock qui n’écrivait pas une ligne en disant « tout est dans la mise en scène ». En réalité, je crois qu’il n’y a pas matière à généralités : Hitchcock était un auteur, comme l’étaient Huston ou Wilder qui eux écrivaient leurs propres scénarios.

Dans la filmographie de Billy Wilder, on peut grossièrement distinguer trois périodes, assez distinctes les unes des autres comme nous l’avons déjà dit : la période Brackett qui est constituée de films dramatiques, en noir et blanc, avec des sujets forts ; un échec-charnière, Le Gouffre aux chimères (1951), qui oriente vers une deuxième période, formée de comédies ; et une troisième période, qui débute suite à la réception critique désastreuse d’Embrasse-moi idiot (1964), avec des films un peu moins novateurs, un peu plus amers et tournés vers le passé. Est-ce qu’on peut malgré tout extraire de grandes lignes de force thématiques qui transcenderaient ce découpage sommaire ?

M.C. : Il y a un thème obsessionnel chez Wilder, qui est lié à son parcours autobiographique, c’est la question de la survie, ce que l’on appelle dans la société américaine the rat race. Comment s’en tirer ? Question que l’on retrouve aussi chez Chaplin, d’ailleurs. Wilder, c’est ce type qui arrive à Berlin, qui devient danseur mondain, qui fait des piges journalistiques pour s’en sortir, dont la mère meurt à Auschwitz et qui arrive à Hollywood : comment s’en sortir, comment faire son trou, comment monter les échelons ? C’est Joe Gillis, dans Sunset Boulevard, qui s’en tire en étant gigolo ; c’est Chuck-Kirk Douglas dans Le Gouffre aux chimères, qui réalise un reportage sur un type qui est en train de crever ; c’est le point de départ de Certains l’aiment chaud ; c’est évidemment Stalag 17... Des personnages coincés, qui tentent de survivre. La société américaine vue par Billy Wilder, c’est ça, c’est la lutte pour la vie.

N.T.B. : On peut d’une certaine manière prolonger la question dans sa période automnale, ses derniers films, avec la question : comment s’en tirer de la vieillesse, du temps qui passe ?

M.C. : Sans le côté « ôte-toi de là que je m’y mette. »

N.T.B. : Non, c’est une autre forme de survie, dans un monde qui change...

... et à l’approche de la mort.

N.T.B. : Je ne sais pas s’il y pensait vraiment, elle était de toute façon présente d’une certaine manière dans tous ses films. Mais on peut pousser la question jusqu’à « comment continuer à faire des films dans un monde qui n’accepte plus le même cinéma ? », qui est le sujet même de Fedora.

M.C. : Avec ces « barbus qui ont pris le pouvoir », comme le dit le personnage de William Holden.

N.T.B. : Oui, Holden qui incarnait le personnage principal de Sunset Boulevard. Quand on tire le fil, finalement, on parvient à trouver une cohérence assez forte, des échos, qui se retrouvent aussi à travers ses comédiens fétiches : Holden donc, mais aussi Jack Lemmon...

M.C. : ... Walter Matthau. Les trois représentent d’ailleurs trois visages de Wilder : le petit juif, le danseur mondain et le filou.

J’ai l’impression que Le Gouffre aux chimères représente, formellement, une date charnière essentielle : entre les films dramatiques qui le précèdent et les comédies qui le suivent, il y a une continuité thématique (le pouvoir, l’argent, l’hypocrisie sociale...) mais l’angle d’approche change du tout au tout. Dans quelle mesure peut-on dire que c’est l’échec du film qui a orienté Wilder vers la comédie, pour satisfaire davantage les attentes du public, et donc, dans quelle mesure peut-on affirmer que, chez Wilder, la comédie est un leurre ?

N.T.B. : Son premier film hollywoodien, Uniformes et jupons courts, était une comédie. Mais de toute façon, ses comédies ne sont pas réellement des films comiques : il s’y cache, comme dans ses drames, une vision très ironique du monde, et c’est cette ironie qui fait par exemple de La Garçonnière un film qui contient quelques moments très drôles mais qui est par ailleurs assez sombre et plutôt désespéré. Wilder réussissait très bien le mélange de la tragédie et de la comédie, y compris dans les films écrits avant qu’il devienne metteur en scène, par exemple pour Mitchell Leisen. Et n’étant pas quelqu’un de la mesure, il exacerbe dans les deux sens. Alors dans la première partie de sa carrière, l’orientation est bien définie, plutôt cloisonnée ; mais plus sa carrière avance, et plus il est en possession de ses moyens, plus il va mélanger les deux. Il y a par exemple des choses très drôles dans Sunset Boulevard, mais l’expérience du film l’a fait avancer dans son approche des choses : le premier prologue du film, au départ, consistait en une conversation à la morgue entre des cadavres uniquement identifiés par des étiquettes attachées à leurs orteils. Mais en s’apercevant que les gens éclataient de rire alors que le film était censé être très dramatique et très noir, il a coupé la séquence pour la remplacer par la fameuse introduction du cadavre dans la piscine.

M.C. : Avec le mort qui parle.

N.T.B. : Mais ensuite, son art du mélange des genres atteindra une telle maîtrise que l’on ne se posera plus la question.

M.C. : De toute façon, si on se pose la question de savoir pourquoi, à un moment de sa carrière, il s’est tourné vers la comédie, la réponse vient aussi du succès. Sabrina, Ariane, Certains l’aiment chaud, Sept ans de réflexion, La Garçonnière ont été des succès, pour certains extraordinaires, ce qui l’a forcément encouragé à rester dans le domaine de la comédie, d’autant plus après la claque traumatisante reçue avec l’échec du Gouffre aux chimères. De toute façon Wilder vient de Lubitsch, même si les rapports ne sont pas toujours évidents entre les deux, sauf dans Ariane.

N.T.B. : … éventuellement Avanti !

M.C. : Et il avait aussi écrit des comédies pour Mitchell Leisen. Mais avant tout, Wilder a été formé à l’école du journalisme : il a commencé par mener des enquêtes sur le terrain à Vienne, il a écrit des articles à Berlin, et c’est dans cette tradition qu’il a pris l’habitude d’appuyer là où ça faisait mal, d’exhiber les tares de la société. Il faut parler de Vienne : c’est la ville de la psychanalyse, de la sociologie, et Wilder a transporté tout ça avec lui. Et tous les Viennois arrivés en Amérique - Preminger, Lang - ont su voir une société dont la surface était brillante avec le succès, l’argent, la technique, l’économie, mais ils ont également vu les failles qui s’y cachaient, comme des années auparavant avec l’empire austro-hongrois avec d’un côté le faste, le Prater, la valse, et de l’autre l’écroulement consécutif à la guerre. Ils avaient vécu tout cela, et savaient à quel point les apparences pouvaient être trompeuses. Il y a la façade, et qu’est-ce qu’il y a derrière les façades ? Il y a les rats.

Justement, on retrouve cela dans Un, deux, trois : derrière l’apparence de la comédie hystérique et la vitesse électrique de James Cagney, il y a d’un côté un film qui sent parfaitement son époque en évoquant la crispation géopolitique qui mènera au Mur de Berlin, et de l’autre côté, il y a dans la manière dont est filmé Berlin : une forme de nostalgie d’un monde qui disparaît, qui n’est plus celui que Wilder avait connu des années auparavant, à Berlin ou à Vienne...

M.C. : Berlin a eu beaucoup d’importance pour Wilder. Plus que Vienne, qui est une ville qu’il n’aimait pas. Une ville profondément antisémite, où a été élevé Hitler, qui a été marquée par l’empreinte d’un maire, Lueger, qui l’était et que Wilder a quittée en 1929, à 23 ans. Tous les Juifs viennois pourraient le dire : c’est à Berlin qu’ils ont trouvé la liberté, la sexualité libre...

N.T.B. : ... la richesse culturelle aussi.

M.C. : Grâce à l’empereur François-Joseph et aux aristocrates ou à la bourgeoisie qui les acceptaient, les Juifs viennois - la plupart des artistes viennois majeurs étaient juifs - parvenaient à être à la fois dedans et dehors : ils fréquentaient les cercles dirigeants, mais dans le même temps on leur interdisait l’armée, la propriété;;; ce qui leur donnait une position extérieure d’observateur, mais aussi une connaissance intime du système à laquelle ne pouvait pas prétendre un ouvrier, par exemple. Et c’est le même type de position qu’ils ont retrouvé en Amérique, où ils étaient à la fois intégrés et placés à l’extérieur du système.

N.T.B. : Un, deux, trois a un ancêtre important, qui est Ninotchka, coécrit par Wilder pour Lubitsch, et dans lequel cette verve satirique politique était déjà très présente... et d’ailleurs très documentée : Brackett et Wilder y avaient apporté beaucoup d’authenticité, par exemple dans les scènes où Garbo retourne à Moscou ; et ce souci du réalisme, hérité de son passé journalistique, va aussi lui permettre d’oser davantage, de développer sa créativité jusqu’à Un, deux, trois.

M.C. : On lui a reproché, aussi, cette lucidité qui lui faisait montrer à la fois les défauts du communisme et les défauts du capitalisme. Les gens étaient dans un camp ou dans l’autre et lui, à la manière des grands auteurs de comédie italiens (Risi, Monicelli), savait adopter ce regard distant. Je ne sais plus quel moraliste anglais disait « la vie est une comédie pour l’homme qui pense, et une tragédie pour l’homme qui sent », mais Wilder, comme tous les grands auteurs de comédie, c’est quelqu’un qui pense, qui possède ce regard distancié qui permet d’appréhender la réalité. Quand Ninotchka arrive sur le quai de la Gare du Nord et qu’elle dit « Il y aura moins de Russes mais ils seront meilleurs », le film est tout de même le premier à oser évoquer les procès de Moscou et la liquidation par Staline de tous les anciens de la Révolution qui s’opposaient à lui.

N.T.B. : Il y anticipe aussi le Pacte germano-soviétique dans cette scène où les trois commissaires, s’attendant à trouver un collègue, vont vers un type qui leur fait le salut nazi. Tu peux d’ailleurs rappeler le fameux mot de Wilder sortant de la projection du Journal d'Anne Frank de George Stevens (1959).

M.C. : Il avait dit : « C’est bien, mais j’aurais aimé avoir le point de vue de l’adversaire », ce qui est une formidable réponse à ces gens qui demandent toujours l’objectivité en tout.

J’ai été aussi frappé, dans Un, deux, trois, par la sévérité de Wilder à l’égard des Allemands. Dans le film, il renvoie le capitalisme et le communisme dos à dos, mais entre les deux il tend à montrer à quel point tous les Allemands vivant à Berlin en 1961 sont des ex-nazis en puissance.

N.T.B. : C’est quelque chose qui était déjà dans La Scandaleuse de Berlin. Mais Billy Wilder était de toute façon quelqu’un de foncièrement "politiquement incorrect", parfois jusqu’à l’excès, mais c’est aussi cette modernité qui fait que ses films, ceux qu’il a écrits comme ceux qu’il a réalisés, tiennent encore aussi bien le coup.

M.C. : La lucidité. C’est un type à qui on ne la faisait pas, qui refusait les sornettes ou les mythologies. Là-dessus, il n’était pas dupe : tout le monde était nazi, et dès la guerre finie plus personne ne l’était. Je pense à une histoire avec Fellini. Dominique Delouche avait 23 ou 24 ans, et il demande à Fellini s’il peut le prendre comme quatrième assistant sur Il Bidone (1955). Fellini, qui était très généreux, lui dit de venir, le prend comme assistant stagiaire et puis, au bout de quelques semaines de tournage, Dominique Delouche va voir Fellini et lui dit : « Mais vous savez que tous vos techniciens, vos assistants, ce sont tous des communistes ? Ca a du être terrible, pour eux, l’époque fasciste ! » Et Fellini lui répond : « Mais ce sont les mêmes ! » Et là aussi, Fellini, ce n’est pas seulement le rêveur prodigieux, c’est un auteur de comédie, c’est quelqu’un qui pense. D’ailleurs, si les Catholiques comme la Gauche le détestaient à ce point, c’est à cause de cette lucidité.

N.T.B. : Et c’était aussi un journaliste au départ.

M.C. : Oui, il n’était pas dupe. Ou cette autre anecdote : quand il faisait partie du service cinématographique des armées, en Autriche, Wilder arrive dans ce petit village où, tous les ans, on refait la Passion du Christ avec tous les gens du village qui y interprètent un rôle. Wilder arrive en 1944, avec l’Armée de libération, et on lui soumet l’idée de tourner un documentaire, comme un ethnologue. Il accepte, mais quelqu’un se sent obligé de le prévenir que la personne interprétant le Christ est un ancien membre du Parti Nazi. Alors Wilder dit : « Mais ça ne me dérange pas. A condition que vous utilisiez de vrais clous. »

Sur le tournage d’Un, deux, trois, il y a aussi cette anecdote de Wilder discutant avec un comédien allemand, un deuxième ou troisième rôle, qui lui expliquait que, dans sa famille, durant la guerre, on avait sauvé des Juifs. Alors, intrigué, il lui demande combien. Le type répond : « Eh bien, deux ou trois », et Wilder lui balance : « C’est drôle parce que si j’écoute tous les Allemands avec qui je discute, ça fait bien 120 millions de Juifs qui ont été sauvés. »

M.C. : Mais j’étais témoin lorsqu’on lui a remis son Ours d’Or d’honneur, à Berlin, pour l’ensemble de sa carrière et j’ai passé un certain temps avec lui. Il y avait fait un grand discours, et il était manifestement très ému d’être là. Je crois qu’en réalité il aimait beaucoup Berlin, et il aimait beaucoup les Berlinois. Il y a un côté sentimental chez Wilder, et son côté agressif est surtout là pour le protéger. William Holden dans Stalag 17, le type que l’on prend pour un cynique, sans foi ni loi, qui ferait tout pour préserver son business et qui à la fin se révèle un type généreux, c’est évidemment un autoportrait de Wilder lui-même.

N.T.B. : Il a longtemps essayé de masquer ce sentimentalisme...

M.C. : Je ne sais pas si c’est du sentimentalisme...

N.T.B. : Alors disons une expression de l’émotion...

M.C. : Voilà, c’est plus ça.

N.T.B. : ... que l’on peut essayer de cacher, mais qui affleure tout de même.

M.C. : Et qui apparaît bien dans les derniers films, comme Avanti !

N.T.B. : Qui apparaît de façon explicite dans les derniers films, mais qui était déjà là auparavant. Par exemple, si on comparait le scénario de Sunset Boulevard avec le film achevé, on verrait que le regard porté sur Norma Desmond dans le film la rend plus humaine. Wilder aimait les acteurs, il aimait leur faire interpréter des êtres humains qui ne sont pas simplement des marionnettes, et il a peut-être, à un moment donné, perdu une partie de son public américain lorsque la férocité de ses films a fini par masquer les faiblesses des personnages, notamment dans Un, deux, trois ou Embrasse-moi, idiot.

Alors que ce dernier est un film très émouvant, à l’image du personnage de Kim Novak qui, sous justement une façade de vulgarité, cache un grand cœur.

M.C. : La Garçonnière, c’est également ça.

N.T.B : Il y a un moment où l’équilibre qu’il a créé a quelque chose de parfait, mais ensuite, il a pu se laisser aller à autre chose, peut-être d’ailleurs à ce qu’il aimait lui-même : Avanti ! est une sorte d’ode à la douceur perdue.

M.C. : En filigrane, il y a la nostalgie de l’Europe. Je l’avais rencontré dans son bureau, à Los Angeles, qui se trouvait à l’intersection de deux rues, avec une boulangerie. Il m’avait dit qu’il aimait cet endroit parce qu’il avait l’impression d’être en Europe, dans ce Los Angeles qui ressemblait à une immense banlieue sinistre. C’était très touchant. De toute façon, il allait en Europe tous les ans : il aimait passer du temps à Paris, en Italie. Et l’action de la moitié de ses films de situe en Europe.

N.T.B. : Mais pour autant, il n’aimait pas tourner en extérieurs. Lorsqu’il tourne Fedora, il veut s’inspirer de tableaux romantiques comme L’île des morts, mais cela n’existe pas en extérieurs, et il a donc besoin d’Hollywood pour recréer à son aise le monde européen tel qu’il le conçoit.

M.C. : C’était une formule de Lubitsch : « Il y a Paris, Paramount, Paris-MGM et Paris, France... »

N.T.B. : « … et Paris-Paramount est le meilleur des trois. » Un peu naïvement, des jeunes critiques des années 70 demandaient à Billy Wilder si c’était son retour à l’Europe... mais c’est simplement qu’il ne trouvait plus l’argent aux Etats-Unis pour faire ses films.

M.C. : Oui, je lui ai demandé pourquoi il allait tourner en Allemagne, et il m’a dit : « Vous savez, c’est ce que disait un grand braqueur de banques qui avait déjà dévalisé une banque trois fois, qui s’était fait arrêter les trois fois. On lui demandait pourquoi il y retournait, et il a répondu parce que c’est comme l’Allemagne : c’est là où se trouve l’argent. »

Ce qui me rappelle ce mot, très révélateur et en même temps tout à fait glaçant, de Wilder au moment du tournage de Fedora, dont personne n’avait voulu aux Etats-Unis et qui avait finalement été majoritairement financé par de l’argent public allemand : « Si le film marche c’est ma revanche sur Hollywood, et s’il ne marche pas c’est ma revanche sur Auschwitz » ! Mais par ailleurs, cette relation à l’Europe nous emmène directement sur sa collaboration avec Alexandre Trauner, qui était lui-même d’origine hongroise et avec lequel il partageait ce souci de recréer un monde qui n’existait plus forcément.

N.T.B. : Et plus globalement une certaine idée du cinéma. Le premier film de Wilder, avant d’arriver à Hollywood, avait été réalisé en France : Mauvaise graine, coréalisé en 1934 avec Alexander Esway, dans lequel joue Danielle Darrieux. Il a alors côtoyé les milieux cinématographiques de cette période et ce cinéma des années 30 le marquera durablement : Certains l’aiment chaud est un remake d’un film des années 30 (NDLR : en réalité, Fanfaren der Liebe date de 1951) et sa première collaboration avec Trauner se fait sur Ariane, qui renvoie aussi à un certain esprit des années 30 : le chef-opérateur, William C. Mellor, avait travaillé avec Lubitsch (NDLR : sur One Hour With You en 1932, également avec Maurice Chevalier), l’ingénieur du son, Jo de Bretagne, était celui de Renoir sur La Règle du jeu (1939).

Le travaille de Trauner est particulièrement impressionnant sur Fedora, notamment pour les séquences reconstituant des plateaux de cinéma avec la piscine aux nénuphars, la salle de bal... Or ces flash-backs sur la gloire de Fedora ne figuraient pas dans le roman de Tom Tryon, ce sont des ajouts de Wilder et Diamond pour montrer Fedora au temps de sa splendeur. En rapport avec cet amour du cinéma dont vous parlez, on peut donc s’interroger sur la question de la foi chez Wilder : croire en quelque chose, en l’occurrence la force des images... Comment une image peut iconifier une déesse comme Fedora... Mais également à titre individuel : y’avait-il chez Billy Wilder une forme de mystique, héritée de sa culture juive ?

M.C. : Non, je ne crois pas. C’était sur ce point quelqu’un d’assez matérialiste. C’était un Juif intégré. Il était évidemment sensible à ce qui est arrivé aux Juifs, mais les Juifs d’Europe Centrale d’avant la guerre n’ont que très peu à voir avec les Juifs d’après l’Holocauste, qui avaient une revendication. Et puis les Juifs séfarades, c’est encore quelque chose de différent. Ils vivaient dans une communauté très fermée alors que les Juifs d’Europe Centrale d’avant la guerre voulaient être très français. Je me souviens que lorsque mon oncle qui vivant en Angleterre s’engueulait avec mon père, c’était l’Anglais contre le Français, ce n’était pas une querelle de Juifs. D’ailleurs, la tragédie des Juifs allemands est que beaucoup d’entre eux, jusqu’au bout, ont cru que ce n’était pas possible, que ce pays dans lequel ils vivaient, qui les avait accueillis, ne pouvait pas suivre cette voie, qu’Hitler n’allait pas durer longtemps. D’ailleurs, c’est une autre formule de Wilder : « Les pessimistes ont une piscine à Hollywood, alors que les optimistes sont morts dans les camps. » Je crois vraiment que Wilder, là-dessus, était matérialiste...

Parce que la question de la survie, que l’on a déjà évoquée, voire celle de l’expatriation, du sentiment d’être apatride, ce sont des préoccupations que l’on peut rapprocher de son identité juive.

M.C. : Oui, bien sûr.

N.T.B. : C’était également quelqu’un de très attaché à la peinture de l’amour, et notamment de l’amour du cinéma. Il est assez vieux pour avoir connu la période de la plus grande puissance des images de cinéma, qui est quelque chose que l’on voit très bien dans Sunset Boulevard avec les films muets de Gloria Swanson. Et lorsqu’il tourne Fedora, avec plusieurs décennies de plus, il repense à la puissance des images créées par le Hollywood de ses débuts. Ce que l’on appelle sa période nostalgique, ou mélancolique, s’applique aussi bien à l’Europe qu’au cinéma ou à des civilisations disparues. Et c’est aussi ce qui lui permet de tenir bon, du survivre là encore, dans une société qui est devenue à ses yeux trop matérialiste : il était matérialiste au sens philosophique du terme, mais c’est aussi quelqu’un qui reproche à la société moderne le culte de l’argent.

M.C. : Oui, quand je disais matérialiste, c’était bien entendu au point de vue philosophique. Binh a raison : c’est quelqu’un qui critiquait l’appât du gain, la société de consommation, mais je crois surtout que chez lui, il n’y a pas de transcendance. Là encore, c’est lié à la comédie : il ne peut pas y avoir de transcendance. La comédie se moque du monde, elle se moque de Dieu autant que du reste.

Ce qui rejoint d’une certaine manière la question de la lucidité évoquée tout à l’heure...

N.T.B. : Oui : c’est une approche qui fait que l’on doute de tout. Ce qui peut aussi faire souffrir : ses derniers films contiennent une douleur qui n’est pas liée qu’à la vieillesse ou à la disparition d’un monde, mais qui ressort de tout ce qu’il a vu et compris de la nature humaine. Et il a dès lors besoin de trouver chez ses personnages de quoi les sauver, ce qui nous ramène à la question de la survie, du sauvetage, ou de la rédemption d’une certaine manière. Car Wilder ne condamne pas ses personnages : il les ridiculise parfois mais ça suffit. En réalité, il aurait pu écrire To Be Or Not To Be.

Sur ce point, il y a un personnage dans Fedora que je trouve particulièrement touchant, en tout cas éminemment wilderien, c’est le personnage d’Antonia, la fille de Fedora, qui d’ailleurs s’appelait Ophelia dans le roman de Tom Tryon. C’est un personnage atteint par la malédiction wilderienne, cette malédiction qui condamne des personnages qui endossent tellement bien le rôle qu’on leur attribue qu’ils s’en retrouvent prisonniers, incapables de s’en extraire.

M.C. : C’est Lemmon dans Irma la Douce...

... et c’est Polly la prostituée dans Embrasse-moi, Idiot, c’est Ariane, c’est Otto le communiste dans Un, deux, trois qui devient malgré lui le meilleur défenseur du capitalisme... C’est au départ un ressort de comédie, avec le travestissement ou les quiproquos qui vont avec, mais Wilder donne à ce ressort de comédie une dimension tragique.

N.T.B. : Oui, ce sont les deux facettes, comédie et tragédie, du théâtre humain, d’autant plus renforcées ici par son sujet même, qui est le cinéma. Et l’acteur de cinéma incarne ce paradoxe du paraître : son masque sert-il à dissimuler ou à révéler ? Les personnages finissent par se perdre dans le jeu des apparences, ce qui peut avoir des conséquences comiques ou des conséquences tragiques selon les films.

Le personnage est incarné par Marthe Keller. J’ai remarqué que dans l’entretien que Positif avait consacré à Billy Wilder lors de la sortie du film en 1978, le nom de Marthe Keller n’était pas évoqué une seule fois. On sait que les relations avaient été très tendues entre la comédienne et le cinéaste...

N.T.B. : Elle est, à mon sens, le reflet des contradictions inhérentes au film. Wilder voudrait en faire une star, mais en même temps pas une grande star, ce qui est quasiment impossible à jouer. Puis il la fait doubler par une autre comédienne : quoi de pire que de retirer à un comédien sa voix - d’autant plus dans le cinéma de Wilder, qui repose beaucoup sur les dialogues ! Le problème de l’identité, crucial dans l’intrigue de Fedora, a fait pour principale victime Marthe Keller elle-même... Au départ, c'était la même comédienne qui devait jouer le rôle de la comtesse et le rôle de Fedora, ce qui n’était alors pas possible. Aujourd’hui, on aurait recours aux prothèses, aux effets numériques... Wilder avait rêvé d’un film, et il a dû prendre conscience à un moment que les problèmes évoqués dans son scénario sont très précisément ceux qu’il vit en tant que metteur en scène. C’est pour ça que le film n’a pas été bien compris en Amérique à sa sortie, mais c’est aussi ce qui fait qu’aujourd’hui le film prend une résonance rétrospective particulièrement poignante.

Mais d’ailleurs, finalement, est-ce que le film aurait été meilleur si Wilder en avait fait ce qu’il voulait ? Est-ce que la force du film ne vient pas justement de ces contradictions ?

N.T.B. : C’est toujours difficile d’épiloguer sur ce que les films auraient pu ou auraient du être... Ce qui est sûr, c’est que les qualités du film sont aujourd’hui plus apparentes que ses défauts. Notamment visuellement : le film est magnifique, le travail sur la couleur est superbe.

M.C. : En cela, il rejoint Avanti ! et La Vie privée de Sherlock Holmes. Mais ces deux films sont plutôt dans le pastel, dans une sorte de mélancolie, alors qu’il y a un vrai lyrisme et une vraie âpreté dans Fedora. C’est un film qui possède une tonalité vraiment différente de ce qu’il avait fait auparavant.

N.T.B. : Oui, un lyrisme mortifère, qu’on pourrait éventuellement voir poindre dans certains de ses films précédents, mais qui est ici beaucoup plus radical.

Billy Wilder a connu beaucoup de problèmes lors du montage de Fedora, et il semblerait que ce soit l’arrivée du compositeur Miklos Rosza qui ait aidé à donner du liant au film. Que peut-on dire du rôle de la musique dans Fedora, et plus généralement dans le cinéma de Billy Wilder ?

N.T.B. : Wilder aurait pu être un grand réalisateur de comédies musicales. La seule qu’il ait faite, La Valse de l’empereur, n’est pas son meilleur film, loin de là, mais l’utilisation des Tziganes dans Ariane contribue presque à elle seule à donner son unité au film. Cela vient probablement de Lubitsch, qui adorait avoir de la musique sur ses tournages, mais sur Ariane Annie Tresgot m’a raconté que, même sur des scènes dans lesquelles les Tziganes n’apparaissaient pas, Wilder les voulait sur le plateau ! En fait, il y a une chose dont on n’a pas beaucoup parlé depuis le début de cet entretien et qui est pourtant capitale, c’est la question du rythme chez Wilder ! Il y a bien sûr le rythme effréné de Certains l’aiment chaud ou de Un, deux, trois mais ce ne sont pas des films qui ont un rythme constant : il y a des pauses, des moments d’apaisement qui participent à la musicalité de la mise en scène de Wilder. C’est particulièrement patent dans les derniers films, nostalgiques, de sa filmographie : La Vie privée de Sherlock Holmes, Avanti ! et Fedora pourraient composer les trois mouvements d’une symphonie avec des accents parfois drôles, parfois mélancoliques, globalement funèbres et avec des passages extrêmement lyriques. Il y aussi chez Wilder une utilisation de la musique comme cliché - par exemple les chansons italiennes d’Avanti !

M.C. : Oui, c’est quelqu’un qui joue beaucoup avec les clichés, comme tous les grands cinéastes de comédie d’ailleurs.

N. T.B. : Il joue des clichés comme on joue avec les notes d’une gamme : c’est leur agencement qui permet d’aboutir à quelque chose qui n’est pas conventionnel, et cela a contribué à lui permettre de garder son anticonformisme jusqu’au bout, ce qui est rare pour un metteur en scène qui a débuté dans les années 30. Il y a Huston et puis...

M.C. : Mais cela vient du fait qu’ils étaient aussi scénaristes : des gens comme Minnelli, par exemple, ont été foudroyés par la décomposition des grands studios. Ils étaient livrés à eux-mêmes, il n’y avait plus de sujets originaux parmi lesquels ils pouvaient choisir ce qui leur convenait. Alors que Wilder, Huston, Kazan, Mankiewicz avaient en tête ce qu’ils voulaient faire, et c’est ce qui leur a permis de survivre. A mon sens, l'une des plus belles séquences de toute la carrière de Wilder se trouve dans Avanti !, lorsqu’ils ouvrent les fenêtres de la chapelle funéraire. C’est d’une beauté... mais avec une mise en scène façon Wilder, qui ne voulait pas que ça se remarque, avec une manière d’effacer les traces...

Je pense de mon côté à un plan de Fedora, incroyablement composé, une plongée avec Fedora au balcon en train de remettre ses gants (geste dont on ne comprendra le sens que plus tard)...

M.C. : Mais de la même manière qu’il ne voulait pas que son style se voit, il ne voulait pas commenter ses films. Il avait une sorte de retrait, pour laisser parler l’œuvre.

N.T.B. : Je crois qu’il s’identifie à la retraite de Fedora, aux lunettes noires, qui viennent de Garbo peut-être, mais qui représentent aussi Wilder, qui veut avant tout laisser parler son œuvre.

M.C. : De toute façon, le collectionneur d’art qu’il était, passionné d’art ancien et contemporain, possédait forcément un œil hors du commun et ne pouvait pas être indifférent à la plastique de ses films. Ne serait-ce que la photographie, qui est la plupart du temps tout à fait exceptionnelle.

Est-ce qu’il y a quelqu’un, dans le cinéma contemporain, susceptible de s’inscrire, même de façon partielle, dans la descendance de Billy Wilder ? Que ce soit dans le style, dans ce qu’il a pu incarner au sein du cinéma américain.

M.C. : Le seul génie auquel on pourrait le comparer, ce serait Woody Allen, mais ils sont tellement différents. L’esprit juif new-yorkais n’a rien à voir avec celui d’Europe Centrale. Il y a un certain regard, distant et ironique, sur la société américaine, une façon de percer les ballons et de dégonfler les baudruches, mais de là à y voir une descendance...

N.T.B. : Ce sont des cinéastes avec des tempéraments très différents, mais il y a plus d’un trait commun : une capacité à débusquer par le langage les tares de la société ; le jeu avec les clichés ; le thème de la séduction et du désir...

M.C. : Mais la descendance n’est pas directe : ce n’est pas l’élève de Wilder.

N.T.B. : Il y a eu quelqu’un comme Blake Edwards, qui a pris un temps le relais du genre, mais qui avait son univers propre.

M.C. : Avec Wilder s’est achevé un certain esprit de l’Europe Centrale. Les gens qui font des comédies aujourd’hui ne viennent pas du même humus, et même s’il fallait trouver un lien, je trouve Wilder plus proche de Woody Allen que de Blake Edwards, qui va beaucoup plus vers le non-sens ou la loufoquerie, un peu comme Tashlin d’ailleurs. Mais même, à mon sens, Woody Allen réussit moins le passage de la comédie au drame. Intérieurs, ce n’est tout de même pas Sunset Boulevard... Mais non, il n’y a pas de descendance : le côté pétomane des comédies actuelles d’Apatow n’a quand même rien à voir avec Wilder.

N.T.B. : Mais y a-t-il de grands satiristes dans le monde aujourd’hui ?

M.C. : En Italie non plus, il n’y a pas de successeurs. Moretti, ce n’est pas exclusivement un cinéaste de comédie, et puis niveau mise en scène, ce n’est pas Risi ou Monicelli... Non, je ne vois pas d'aussi grands auteurs de comédie aujourd’hui.

Entretien réalisé le 23 août 2013 à Paris - l'équipe de DVDClassik tient à remercier Michel Ciment et N. T. Binh
pour leur disponibilité, leur érudition et leur élégance d'esprit.

Par Antoine Royer - le 29 août 2013