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Portraits

portrait de BILLY WILDER à travers ses films

Billy Wilder est né en 1906, dans une possession Polonaise de l’Empire austro-hongrois. Installé très jeune à Vienne, il y travaille dans le journalisme, en écrivant en particulier des critiques de films. Il émigre à Berlin en 1926, où il diversifie ses activités journalistiques. De plus en plus attiré vers le cinéma, il commence à trainer sur les plateaux, rédige des scénarios (sans en être crédité) et participe en 1929 au tournage en amateur d’un film devenu mythique, Menschen am Sonntag (Les Hommes le dimanche), auprès de Robert Siodmak.

Wilder fuit le nazisme en venant s’installer en France en 1933, à Paris. En compagnie d’Alexandre Esway, il tourne son premier film, Mauvaise graine, avec la jeune Danielle Darrieux, puis il est contacté à Hollywood (l'un de ses scénarios, emporté par le réalisateur Joe May, a attiré l’attention). Avant même la sortie de son premier film, il part, et deviendra vite un scénariste sous contrat à la Paramount. Il y rencontre Charles Brackett, avec lequel il va former un tandem de luxe : Bluebeard’s Eighth Wife (La Huitième femme de Barbe-Bleue, Ernst Lubitsch), Ninotchka (Ernst Lubitsch), Midnight (La Baronne de minuit, Mitchell Leisen) ou encore Ball of Fire (Boule de feu, Howard Hawks) témoignent de leur inspiration... La voie est toute tracée : en 1942, le tandem signe le premier scénario d’un film Paramount de... Billy Wilder, The Major and the Minor (Uniformes et jupons courts).

Wilder va passer plus de dix ans à la Paramount, l’un de ses films y gagnera l’Oscar du meilleur film, et il ira ensuite de studio en studio, passant également 13 ans à tourner des films pour la Mirisch Company. Sa carrière, qui va des années 1930 en France à 1981 aux Etats-Unis, est longue, et symboliquement semble presque accompagner toute l’histoire des grands studios... Doté d’un talent inné pour la comédie, ce cinéphile acharné passé de l’autre côté du miroir était un metteur en scène exigeant, aimant le travail soigné et rigoureux, un dialoguiste-scénariste surdoué dont le texte devait être respecté à la virgule près. C’était aussi un homme qui savait s’entourer, de sa rencontre avec Charles Brackett jusqu’à la collaboration avec I. A. L. Diamond sur ses derniers films, en passant par son long partenariat avec Alexandre Trauner, ou encore les acteurs William Holden (4 films), Walter Matthau (3 films) et surtout Jack Lemmon (7 films).

Ayant traversé le siècle des débuts du parlant jusqu’à la fin des grands studios, Wilder est un peu le chaînon manquant entre les Lubitsch, Hawks, ou Mankiewicz d’un côté et le Nouvel Hollywood des années 80 et 90, dont certains, Cameron Crowe en tête, se réclameront humblement de son héritage. Ses films, notables pour la précision maniaque de leur mise en scène, sont peuplés d’humains portés sur le mensonge et la dissimulation, d’êtres exceptionnels et mythologiques (héros populaires, militaires, détectives, avocats géniaux, etc...) et de médiocres, le plus souvent américains. Les cibles de Billy Wilder seront justement souvent la culture américaine, ses médias, aussi bien la presse que le cinéma, mais aussi le capitalisme triomphant et carnassier. Ses films se veulent aussi un reflet fascinant de la culture populaire contemporaine, soit de la création du film, soit de l’époque à laquelle il se déroule. Wilder utilise les dialogues pour montrer l’évolution culturelle et langagière, mais aussi, comme Mankiewicz, pour en dénoncer parfois l’appauvrissement…

Ayant d’une certaine façon réalisé son rêve américain, Billy Wilder meurt en 2002 en Californie, 21 ans après son ultime film, non sans avoir un temps caressé l’espoir d’en tourner un 27ème...

Mauvaise graine (1934)

Henri Pasquier (Pierre Minguand) est un fils à papa, qui refuse de travailler comme tout un chacun ; il va presque par idéal devenir gangster, spécialisé dans le vol de voitures, et craquer pour les beaux yeux de Jeanette (Danielle Darrieux). Mais le temps se gâte lorsque le jeune homme revendique de façon un peu trop gourmande sa part du gâteau...

Ce premier film co-réalisé par Billy Wilder et Alexandre Esway respire un peu l'amateurisme et l'enthousiasme juvénile, mais il a été tourné dans des conditions sans doute assez difficiles, quasiment entre deux trains... Double exilé, le viennois Wilder, parti à, puis de Berlin, s'investit avec tendresse dans une histoire qui s'attachera aux pas de diverses personnes dotées d’une morale bien à eux, ne juge pas la jeunesse dépeinte dans ce film, mais s'attache à en rendre la turbulence dans de nombreuses séquences. Une certaine improvisation colore ce film d'une urgence que le cinéma de Wilder ne connaitra plus des années après, lorsque le moindre plan devra être bouclé avant tournage, le moindre mot scellé dans le marbre. Ici, les aspects foutraques de certaines séquences font appel à notre indulgence ; mais des résurgences de l'avant-garde anticipent sur le film noir d'une façon inattendue : lorsque les deux héros, trahis par les autres gangsters, se trouvent poursuivis en pleine nuit par la police, l'utilisation du montage rapide, les plans de nuit et le très beau plan de la voiture tombée dans un lac (d'où les deux amants sortent pour regarder la police s'éloigner) démontrent une conscience déjà très forte du cinéma.

Le burlesque de Wilder, souvent basé sur les situations, est bien présent dans ce premier film, d'une façon très poétique, avec des petits riens, des moments durant lesquels au garage par exemple l'un des gangsters se fait presque écraser par une voiture volée. A la fin, le chauffeur fou qui manque à plusieurs reprises d'écraser son copain se fait aussi remarquer par un échange gouailleur et bouffon, finalement assez parigot ; il vient de voler un bus : « Ces messieurs sont de la police ? Oui, j'ai trouvé ce bus... Si je le ramène dès demain au commissariat, qu'est-ce que ça va me rapporter? - Entre deux et cinq ans ! » Par ailleurs, il construit déjà ses scénarios avec des indices, des étapes que le spectateur se doit de ramasser avant d'en recoller les morceaux à la fin : les allusions généralement loufoques à la collection de cravates volées du personnage de Jean, ami du héros et frère de l'héroïne, prennent un sens plus grave lorsque les amants en fuite voient un camelot et son lot de cravates : ils doivent rester en France afin d'aller chercher Jean, avant de partir pour les colonies... La gravité de la fin, relativement soudaine, détonne d'ailleurs un peu dans ce film plus insouciant que dramatique.

La Chronique de DVDClassik

Uniformes et jupons courts (The Major and the Minor, 1942)

Une jeune femme, Susan Applegate (Ginger Rogers), lassée d'essayer de percer à New York, et fatiguée des avances des hommes auxquels elle prodigue des massages du cuir chevelu, choisit de repartir vers son Iowa natal. Mais son argent ne le lui permet pas ; elle se fait donc passer pour une enfant de douze ans, « Sousou », et à la faveur d'une poursuite dans le train se réfugie dans le compartiment du major Philip Kirby (Ray Milland), instructeur d'une académie militaire, dans laquelle elle va rester environ une semaine, repoussant les avances de cadets tous plus entreprenants les uns que les autres, et réalisant qu'il lui faut empêcher le mariage de "son" major avec une abominable pimbêche, Pamela Hill (Rita Johnson).

Le film a été écrit par Billy Wilder avec son complice Charles Brackett, d’après une pièce d’Edward Childs Carpenter. Premier film Paramount, première réalisation en solo, première comédie à la Wilder aussi, qui semble déjà porter en elle les germes de ce que sera la carrière du grand metteur en scène, ses personnages, ses dialogues... ses gags allusifs et sa petite manie (délicieuse) de mélanger le grandiose et le trivial. Après tout, l'argument fera des petits : au-delà des recours au sous-entendu et de l'inévitable obsession sexuelle de la plupart des mâles (ici les plus obsédés sont des adolescents en uniforme, qui utilisent tous le même vieux truc, prétexte à quelques allusions verbales réjouissantes), le mensonge et la dissimulation très présents dans ce film, accompagnés d'occasionnels déguisements ou inversion de personnages, reviendront en force dans bien d’autres films.

The Major and the Minor est vraiment un conte de fées, baigné évidemment dans l'Amérique de 1942 (parmi les signes extérieurs de culture populaire, on remarquera le gag des élèves de l'école voisine qui arborent toutes la coupe de cheveux de Veronica Lake, la passion pour Benny Goodman d'un jeune cadet doué en claquettes...), avec sa Cendrillon à l'envers, son prince charmant, sa grenouille : Lucy, la sœur de Pamela, a douze ans, et elle est très précoce. Passionnée de science, elle a isolé un têtard à fins d'expérimentation. Elle est dans le film la seule à connaitre la vérité au sujet de Susan, et le don de cette grenouille à la jeune femme permettra la rencontre du Major et de la vraie Susan. Et le film a bien sûr sa méchante fée ; cette tendance reviendra chez Wilder, lui inspirant d'authentiques contes (Sabrina) ou des histoires plus détournées (Irma), mais les mélangeant toujours au vulgaire avec méthode et délectation.

La méchante fée, c'est l'abominable fiancée, Pamela Hill, flanquée en guise de balise d'un tic verbal : elle passe son temps à dire l'adjectif "beguiling". Une manie qui permettra à Susan de l'imiter efficacement pour se faire passer pour elle et accélérer la promotion voulue par Kirby. Par ailleurs, pour une femme qui vit dans un contexte militaire, le nom de Hill renvoie à une colline à prendre : entre Miss Hill et sa carrière de soldat, Kirby doit choisir sa bataille. Si Kirby est un nom neutre et vaguement sympathique, Miss Applegate, qui habite à Stevenson, Iowa, renvoie à l'Amérique profonde, celle que l'on retrouvera des années plus tard à Climax, Nevada (Kiss Me, Stupid), ou dans l'Arizona de Ace in the Hole. Bien sûr, Applegate peut renvoyer aussi à cette denrée si américaine qu'est la tarte aux pommes, même si Mrs Applegate vend... des fraises.

Si l'on prend plaisir à la comédie, certains aspects restent encore embryonnaires. Ginger Rogers, déjà revenue de tout, peine à aller au-delà de l'amertume d'une vie déjà vécue, et ce grand benêt de Ray Milland est plus attachant, finalement. Mais quelle naïveté ! L'histoire ne tient pas vraiment debout, au-delà de son charme et de sa joliesse... Un moment durant lequel le cinéaste, avec la complicité de son chef opérateur Leo Tover, met Susan en danger, puisqu'elle a décidé de dire la vérité à son major et s'est habillée en femme, la voit déambuler dans les couloirs déserts de l'académie militaire, et bien sûr au lieu de rendez-vous, Miss Hill, qui a flairé le pot aux roses, l'attend. La gravité affleure, et la lutte entre les deux femmes reste courtoise, mais la photo louche vers le noir...

Les Cinq secrets du désert (Five graves to Cairo,1943)

J.J. Bramble (Franchot Tone), seul rescapé d’une bataille, se retrouve en plein désert. Il se réfugie à demi-inconscient dans un petit hôtel tenu par Farid (Akim Tamiroff) et la bonne française Mouche (Anne Baxter), lorsque l’avant-garde d'une colonne allemande s’introduit dans l’hôtel et commence à s’installer. Farid et Mouche font passer Bramble pour leur maitre d’hôtel, Davos, qui est mort dans un éboulement. On apprend très vite que Davos était en fait un espion, ce qui va obliger Bramble à jouer un jeu dangereux auprès d’un officier allemand bien dans la tradition, le lieutenant Schwegler (Peter Van Eyck), mais surtout auprès de Erwin Rommel (Erich Von Stroheim).

Le cœur du film est un huis clos, et l’exposition qui y mène propose un passage de l’autre coté du miroir dans le monde de Rommel pour le soldat britannique (joué par un Franchot Tone dont on remarque qu’il ne fait aucun effort pour faire attraper un accent britannique !), qui partira à la fin à la recherche d’un McGuffin d’importance (pour lui et ses supérieurs) : les fameuses "cinq tombes" du titre anglais... La fascination exercée sur tout ce petit monde par le Maréchal Rommel est un écho de celle ressentie à l’époque, qui aurait aimé faire de l’officier un pendant acceptable à Hitler. Guerre oblige, Rommel est menaçant, mais toujours aussi exceptionnel, copieusement servi par Stroheim : il s’en donne à cœur joie. Rommel fascine donc, depuis Farid qui est un lâche de carnaval, jusqu’à Mouche qui croit voir en lui un moyen de faire libérer son petit frère, prisonnier des Allemands. Schwegler n’est pas comme Rommel mais il le craint, comme en témoignent ses efforts pour tenir secrètes ses tractations avec Mouche. Le Général Sebastiano, un histrion qui menace pour un oui ou pour un nom de se plaindre à Mussolini, se tait dès qu’on prononce le nom de Rommel. Enfin, Bramble, dans un premier temps, envisage de tuer le maréchal, puis se ravise après avoir conversé avec un prisonnier britannique, qui lui conseille de jouer à fond la carte Davos pour fournir des renseignements. Mais approcher Rommel, du coup, devient son objectif... Qu’il atteindra sans coup férir en flattant le Maréchal, qui n’aime rien tant qu’à se répandre en détails sur sa vie, et son œuvre. Il suffira à Bramble de recoller les morceaux. On le voit, ici tous les protagonistes principaux du huis clos - sauf Rommel - poursuivent un but : Schwegler cherche à coucher avec Mouche ; Mouche cherche à utiliser les Allemands afin de faire libérer son frère ; et Bramble cherche à utiliser Rommel contre lui-même, en court-circuitant les plans de Mouche s’il le faut... Dans cet hôtel qu’on ne quitte jamais, avec tous ces gens qui s’observent, toutes ces occasions de développer du suspense, Wilder se fait la main sur les ficelles du film noir, en compagnie de John Seitz. La stylisation est déjà partout et la scène ironique la plus gonflée voit une scène de bagarre se résoudre hors champ, pendant que la caméra immobile cadre en gros plan une lampe allumée, tombée des mains dd l’un des protagonistes.

Wilder et Stroheim n’oublient pas d’humaniser leur personnage, qui prend notamment la défense de Schwegler après sa mort et en le faisant refuser le marché de Mouche, afin de ne pas profiter d’elle. C’est un homme régi par un code d’honneur plus que par des passions, mais sa rigidité ne provoque pas vraiment l’affection du public. Il y a malgré tout une scène après 30 minutes de film, durant laquelle Wilder tarde volontiers à nous révéler le visage de celui autour duquel tourne le film, et il permet à Stroheim de jouer avec sa nuque... Cette fascination qui fait de Rommel le centre du film se ressent d'autant plus qu'aucun des trois autres personnages principaux n'est foncièrement sympathique, même si tous leurs motifs s'expliquent ; ils sont tous très petits face à Rommel, au-dessus des mortels.

Ce film (adapté d’une pièce de Lajos Biro) n’est en rien assimilable à Casablanca : les moyens ont peut-être manqué, et les agendas différents du studio et des deux coscénaristes, le manque d’acteurs de premiers plan participent à faire de ce film une œuvre mineure mais stimulante : le dialogue est brillant, et certaines situations résonneront jusqu’à la fin de sa carrière. C’est un exercice avec lequel Billy Wilder faisait l’apprentissage de son métier.

Assurance sur la mort (Double Indemnity, 1944)

Walter Neff (Fred McMurray), agent d’assurances qui a fauté, enregistre à destination de son ami et mentor Barton Keyes (Edward G. Robinson) une confession, alors qu’il est blessé : il a participé à un meurtre, complice d’une femme, Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck) : celle-ci a machiné une intrigue délirante afin de se débarrasser de son mari et d’empocher une prime d’assurance. Mais d’une part les deux complices ne se doutaient pas de la sagacité de Keyes, et d’autre part Neff n’envisageait pas au départ qu’il serait lui aussi victime de la duplicité de Phyllis...

Billy Wilder avait étudié ses classiques du film noir, et son chef-opérateur John Seitz lui avait emboité le pas. Le style du film est d'une grande classe, témoignant du soin maniaque dont Wilder savait faire preuve. Au milieu de cette narration si classique, faite d'une dose calibrée au millimètre près de voix off, de visions nocturnes, d'ombres, de suspense parfait, d'érotisme suggestif et de rasades d'alcool enfumé, il est toujours instructif de chercher ce qui rattachera ce film au reste de l'oeuvre du cinéaste. Double Indemnity est en effet un parfait exemple d'un film noir, totalement isolé dans la filmographie de Wilder. Et pourtant y a-t-il un personnage plus typique des créations de Wilder que Barton Keyes, interprété génialement par Edward G. Robinson ? Il est le sujet du film, celui dont on ne verra que le versant public, avec la petite dose d'intime révélée à son ami-fils, Walter Neff. Si Robinson joue bien le sujet, le point de vue est systématiquement autre, passant par le biais de Neff, l'homme qui trahit son père, celui qui croit à la fois être la victime d'une femme fatale et le maitre de sa destinée : un loser donc, qui se paie le luxe de choisir qui s'en sortira en jouant les protecteurs face à Lola, la fille de Dietrichson.

Neff, au nom trop anonyme pour être autre chose qu'un homme vulgaire, est parfait pour rejoindre la cohorte des médiocres : les vulgaires, les minables chez Wilder, tous ces gens auxquels on a envie de botter les fesses afin qu'ils changent. La différence avec ce Neff, c'est que lui, d'avance, est incapable de changer ; point de salut, au-delà du lien sublime de tendresse qui lie Neff à son "père" Keyes. Phyllis Dietrichson : quel nom ! Encore cette capacité à inventer les noms qui vous agressent, vous caressent ou vous donnent tout de suite la clé de l'énigme. Le nom de famille à lui seul nous informe que cette femme est mal mariée, qu'il y a quelque chose à enlever. L’actrice n’a pas peur de jouer sur le décalage, imposé pourtant par Wilder : enlaidie, rendue vulgaire et quelconque par cette incroyable perruque, par les détails soulignés par la mise en scène, le dialogue, la situation, le décor... On notera aussi la façon dont le cinéaste joue sur la quasi nudité au début du film, reprise immédiatement par la voix off de Neff. Elle est, plus que Neff qui ne succombe à cette escroquerie généralisée que parce qu'il le souhaite, le personnage qui se déguise, un tradition dans un film de Billy Wilder. Mais Neff, lui, passe de l'autre coté du miroir, un monde d'ailleurs ou les portes ne s'ouvrent pas du bon coté, comme on peut le remarquer dans une scène de suspense célèbre...

Wilder, qui a retenu la leçon des films d'Alfred Hitchcock, sait mettre en valeur l’essentiel, et du même coup se livre à un escamotage en bonne et due forme du corps du délit. Un homme meurt, mais son meurtre n’est vu qu’au travers d'un visage, celui de la femme qui se tient à ses cotés mais qui sait ce qui se trame. A partir de là, M. Dietrichson, la victime, va purement et simplement disparaitre du film : une façon de nous dire à quel point ce personnage, méchant homme détestable il est vrai, n'a aucun intérêt, c'est un McGuffin. Avec ce concentré de film noir, Billy Wilder souhaitait obtenir son diplôme de mise en scène : c'est désormais chose faite. Il souhaitait un Oscar, il se contentera de nominations et de l'adoubement de Hitchcock lui-même.

Lire la chronique du film

Le poison (The Lost Weekend, 1945)

Don (Ray Milland), un écrivain à venir (il n’a que le titre de son premier roman, The Bottle...), est alcoolique. Il n’est pas seul, il vit avec son frère Wick (Philip Terry), tout son contraire. Sa petite amie (Jane Wyman) se dévoue de manière particulièrement impressionnante. Le film nous présente l’expérience cathartique d’un week-end durant lequel Don va aller trop loin une fois de trop, et l’ouverture vers un lendemain meilleur.

Ce film n’est pas une chronique de l’alcoolisme : l’intérêt est plutôt dans le fait de suivre, à travers ces journées d’un alcoolique, porté sur la dissimulation et le délire bien entendu, un périple chaotique mais jamais incompréhensible. Wilder ne se laisse jamais aller à adopter le point de vue de Don jusqu’au bout du délire. Le metteur en scène se laisse porter par deux courants : l’un plutôt réaliste, qui prend le parti de relater le tout avec l’atmosphère propre au film noir, que l’auteur de Double Indemnity a du mal à quitter, et l’autre plus onirique qui prend racine dans le cinéma allemand, comme d’ailleurs tout un pan de la production de films noirs à l’époque. En gros, le film ressemble beaucoup à l'un de ces films Fox de la fin des années 40 dans lesquels certains cinéastes ont mélangé ainsi les styles... Mais le versant réaliste s’en tire mieux que le reste, notamment à travers les crises de delirium tremens : celle à laquelle Don assiste à l’hôpital, durant laquelle il joue sur la confusion, les ombres, les apparitions de professionnels - dont le calme blasé contraste avec la terreur manifestée par l’homme qui souffre - est d’autant plus efficace, terrifiante même, que la scène "vécue" par Don quelques minutes plus tard dans le film, qui voit intervenir des animaux (une souris et une chauve-souris pas toujours convaincante). Cette gaucherie qui nous empêche d’adhérer au film se retrouve dans le mélange des personnages. Afin de rendre son Don sympathique, il fallait bien sûr le voir vivre au milieu des autres vrais gens, et à ce titre Jane Wyman, en sainte petite amie, est caricaturale, jusque dans son manteau de léopard. Wick est un de ces personnages médiocres, que Wilder se refuse pour l’instant à prendre pour héros, mais cela viendra : un physique quelconque, des grosses lunettes, des airs moralisateurs et une raideur ridicule...

Un aspect plus intéressant du Poison, c’est bien sûr la faune qui évolue autour de Don, plus vivante, moins balisée : les barmen et commerçants, moralistes et souvent fins analystes de la chose humaine, qui fournissent à Don un écrin intéressant pour enchainer des aphorismes durant sa soulographie, et la dame de petite vertu qui a pour fonction d’assassiner le langage ("ridic", au lieu de "ridiculous", ce qui a pour effet d’exaspérer Don ainsi que Wilder qui a souvent recours à ce procédé) tout en offrant le spectre de la tentation à Don. Mais on se rend compte qu’elle vaut mieux que cela dans une jolie scène dans laquelle Milland vient lui mendier de l’argent, et l’embrasse. Sa réaction est inattendue : elle pleure, révélant une fragilité insoupçonnée dans les scènes qui ont précédé.

La construction, faite de retours en arrière et de narration en off à la première personne, est impeccable. On peut maintenant se poser la question de savoir si oui ou non ce film est une tentative pragmatique et raisonnée de gagner l’Oscar du meilleur film, pour un metteur en scène qui avait eu beaucoup d’espoirs l’année précédente. Si ce n’est pas le cas, cela y ressemblait beaucoup. Si c’est le cas, après tout, il a effectivement gagné...

La Valse de l'empereur (The Emperor Waltz, 1948)

En Autriche, la comtesse Johanna Augusta Franziska von Stoltzenberg-Stolzenberg (Joan Fontaine) tombe amoureuse de Virgil Smith (Bing Crosby), un représentant en phonographes qui cherche à placer ses produits auprès de l’empereur François-Joseph. Celui-ci a à cœur de "marier" son caniche au chien de la comtesse, mais la femelle en question (la chienne du moins) lui préfère l’improbable bâtard de Virgil. Les deux jeunes gens en finissent par vouloir suivre l’exemple de leurs animaux, mais l’empereur impose une autre conduite à Virgil, qui rompt en se faisant passer pour un goujat.

Après le film noir et le film à thèse, Billy Wilder (et son complice Charles Brackett) s’essayent à un nouveau genre ! Toujours le souci de se poser en metteur en scène. Cette-fois, avec The Emperor Waltz, Wilder, pourtant, n’obtiendra pas le succès. Il en résultera un désamour prononcé et sans retour pour son unique comédie musicale, un film mal aimé qu’il est parfois malaisé de défendre...

L’histoire est simple et vaguement un rappel de la Veuve joyeuse, plus celle de Lubitsch que celle de Stroheim. Virgil Smith va tourner les têtes dans une Autriche haute en couleurs (magnifiques, on se doit de les souligner, puisque c’est la première rencontre de Wilder avec le Technicolor) et en particulier celle de Joan Fontaine, qui interprète une comtesse au nom merveilleux, improbable et vaguement ironique, donc, typique de Billy Wilder : Johanna Augusta Franziska von Stoltzenberg-Stolzenberg... Toute pesanteur solennelle dans le patronyme est rendue caduque par la seule grâce de la répétition.

Le film commence par un de ces décrochages temporels auxquels nous a habitués Wilder avec Double Indemnity, que ses films soient des comédies ou des drames ; on voit qu’il garde la main sur eux et impose avant tout son style. On n’aura pas ici de voix off en revanche, la narration restant assez sage. Les tribulations de Bing Crosby dans une Autriche fort décorative ne manquent pas de joliesse, mais lui souffre comme souvent d’un singulier manque de charisme. Joan Fontaine est plus intéressante en comtesse qui cherche à faire exploser le carcan des conventions, et s’amuse volontiers à légèrement écorner son image de sainte-nitouche en se laissant séduire. Mais le meilleur de ce film, on le trouve avec parcimonie dans les dialogues souvent exquis, légèrement absurdes, de la cour et des nobles qui passent semble-t-il leur vie à critiquer les Américains. Sig Ruman, en « ami du Dr Freud », nous rappelle l’un des apports de l’Autriche en pratiquant sur les canidés une amusante proto-psychanalyse. On aimera aussi les sous-entendus ici véhiculés par les chiens, qui concrétisent ce que leurs maitres ne peuvent se permettre... Tout cela ne va pas chercher loin, mais Wilder a rendu, en élève appliqué, une copie très propre, très soignée. Il a été légitimement déçu de ne pas recevoir l’aval du public et en a conçu une rancœur tenace à l’égard du film, d’où sa réputation.

La Scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair, 1948)

Dans un Berlin en ruines, une délégation de parlementaires américains vient enquêter sur le devenir des aides substantielles accordées à l’effort de guerre devenu effort d’occupation. Parmi ces politiciens se trouve une femme, la représentante de l’Iowa, Phoebe Frost (Jean Arthur). Celle-ci, républicaine rigide et moraliste, ajoute à sa mission le fait de surveiller aussi les mœurs des soldats et leur rigueur morale. Elle ne sera pas déçue : non seulement la loi du marché noir règne en maitre, mais encore les soldats se comportent de façon douteuse, se précipitant en échange de faveurs et de rations alimentaires sur le premier jupon venu. Pire, dans un cabaret, la chanteuse Erika Von Schlutow (Marlene Dietrich) affiche sans complexe un passé qui l’a amenée à fréquenter de très près non seulement le régime précédent. Il devient très vite urgent pour miss Frost de trouver qui est le protecteur de cette ancienne nazie pas vraiment repentie. Aidée du capitaine Pringle (John Lund), un autre ressortissant de l’Iowa, elle mène l’enquête sans se rendre compte que le capitaine Pringle est précisément l’homme corrompu qu’elle recherche...

Au-delà du plaisir de retrouver Billy Wilder dans le domaine de la comédie, il y a un certain nombre de qualités qui font de ce Foreign Affair - dernier film du Wilder coécrit avec Brackett - une grande date. Bien sûr, le fait qu'il y retrouve Berlin y est pour beaucoup ; de plus, le film non seulement n'évacue pas les problèmes triviaux de la vie quotidienne dans une Allemagne où tout est à refaire, mais il va beaucoup plus loin, en nous montrant d'une part le problème de la dénazification des esprits, mais aussi d'autre part le difficile retour à la normale pour les gens. Enfin, il montre de façon souvent pertinente et aussi très drôle les réalités du marché noir.

Le renouveau apporté par ce film passe par le mélange très étonnant entre les prises de vues de Berlin, dont certaines sont très impressionnantes, et les reconstitutions faites en studio. Le but n’était pas du tout de faire un documentaire, mais bien une comédie, c’est la raison pour laquelle s’il a effectivement mené une expédition à Berlin, son ancienne ville, à aucun moment Wilder ne tombe dans le pathos. C’est un film dans lequel la rage de vivre est très forte, et les scènes de fêtes, les scènes de marché improvisé, et forcément noir, sont nombreuses. Le réalisateur n’est néanmoins pas dupe de la vérité, et à travers quelques anecdotes, nous rappelle ce que vient de vivre l’Allemagne... En particulier, un gag très méchant et très drôle voit un père consulter le colonel américain responsable du district (Millard Mitchell) au sujet de la sale manie qu'a son propre fils de dessiner des croix gammées partout. Le père autant que le fils font des saluts à tour de bras et claquent les talons de façon militaire. Lorsque les deux quittent le colonel, qui leur a conseillé d’arrêter de penser à la discipline nazie, ils tournent tous les deux les talons, et l'on ne peut alors que voir que le fils à dessiné une énorme croix gammée dans le dos de son père...

Dans bien des détails, on retrouve le Billy Wilder de toujours, aidé bien sûr de son complice Charles Brackett. Le goût pour les noms qui en disent long est représenté, après Phyllis Dietrichson dans Double Indemnity, par la création de l’admirable patronyme Phoebe Frost, jouée durant la première moitié avec conviction sur le rigide de l’absolue frigidité par Jean Arthur. Le savant alliage de marivaudage et de vie quotidienne, l’alliance du trivial et du dramatique, nous renvoient à Ninotchka de Lubitsch, sur un sujet évidemment cousin même si la guerre a bien sur changé la donne, et a déplacé la critique de mœurs vers une radiographie des petits tracas quotidiens de l’après-guerre allemande. Reste justement le cas Erika Von Schlütow : interprétée par Marlene Dietrich, elle est une ancienne nazie pas vraiment repentie mais qui aime sincèrement un homme, qui fricote au marché noir mais qui est mue par un instinct de survie après tout fort compréhensible. L’ambigüité du personnage la conduit même à apparemment fraterniser avec sa rivale, mais une scène de la fin renvoie à sa duplicité, tout en montrant la rigueur du colonel qui répond à la suave tentative de corruption de la dame, par un « Je viens juste d’être grand-père ! » Une fin de non-recevoir qui sonne, un peu, le rappel des troupes...

Ni moraliste, ni pamphlétaire, le cinéaste ne s’embarquait pas ici dans un exposé brulant, plus dans un portrait tragicomique d’une Allemagne à reconstruire, dans laquelle les dégâts du nazisme, encore insidieusement infiltré dans les esprits, avait fait probablement autant de dommages que les bombes alliées. Cela dit, le commentaire sur l’impérialisme américain est évidemment acéré, avec cette invasion de barbares gloussants qui viennent s’installer quasiment à vie dans la jungle de Berlin, afin de profiter de tout au-delà de la morale. La vision toujours hallucinante de tous ces bâtiments en ruines sert au moins de piqûre de rappel, symbolique, de tout ce qui est à refaire en cette année 1948. C’est décidément non seulement une délicieuse comédie romantique à la Wilder, mais aussi un film d’une grande générosité.

Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard, 1950)

Le scénariste Joe Gillis (William Holden) nous raconte comment un cadavre a pu arriver dans une piscine sur Sunset Boulevard, à Hollywood. Il conte comment, alors qu’il cherchait à échapper à des créanciers qui voulaient lui confisquer sa voiture, il s’est engagé sur une allée privée et a dissimulé son véhicule avec un pneu crevé dans le garage d’un propriété qu’il croyait vide. Et là, il a fait la connaissance de Norma Desmond (Gloria Swanson) et de son valet-majordome-chauffeur Max Von Mayerling (Erich Von Stroheim), deux reclus survivant de la période dorée des années 1920 lorsque Miss Desmond était l’une des plus importantes actrices de Hollywood. Celle-ci jette son dévolu sur Gillis, l’engageant d’abord pour qu’il l’aide à finir un script infilmable avec lequel elle souhaite effectuer son grand retour, auprès de Cecil B. DeMille, mais elle va très vite dépasser cet arrangement professionnel et demander bien plus.

Après Double Indemnity, Sunset Boulevard est un autre film géant, un autre classique indispensable de Billy Wilder. Le début, qui fut très difficile à mettre en route, est désormais classique : le générique commence par la plaque "Sunset Boulevard", avant que le reste ne se déroule sur fond d’une route qui défile. On arrive avec la police devant une piscine, et c’est le petit matin : la silhouette sombre du cadavre se détache parfaitement dans l’eau claire. C’est le premier pavé dans la mare hollywoodienne. Il y en aura d’autres, bien sûr largement relayés par la voix off profondément cynique de Gillis ; et comme on se doute dès le début qu’il est le cadavre, on peut lui autoriser tous les cynismes. Le personnage de scénariste blasé, revenu de tout et raté avant d’avoir vraiment entrepris quelque chose est comme souvent chez Wilder, un peu annoncé par le coté quelconque de son nom qui tranche bien sur avec celui de l’exécutif (Sheldrake, un nom qui reviendra dans The Apartment), qui sonne comme ces mots-valises, complexes, qui partent dans deux directions différentes et suggèrent soit la duplicité, soit la complexité. Gillis, lui, est une affaire entendue : il est destiné à être minable. Et pourtant, derrière la noirceur, grâce à la voix off, les scénaristes lui offrent des chances de rachat : une jeune assistante (Nancy Olson) qui croit en lui parce qu’elle sait ce qu’il vaut, et qui est prête à tout pour le sortir de son piège ; une tentation de tout larguer et de retourner dans l’Ohio, sans doute pour y finir pauvre et inconnu, mais au moins sans avoir à se compromettre... Enfin, Gillis se sacrifie afin d’éviter de compromettre celle qu’il aime, et on pourrait aller jusqu’à dire qu’il pilote son propre assassinat.

Les deux autres personnages sont les plus purs produits des années 1920, et l’idée de génie est bien sûr d’en avoir confié l’interprétation à d’authentiques survivants : Gloria Swanson devient donc Norma Desmond, interprète déchue de films muets, balayée par le parlant ! Max Von Mayerling, ombre ou éminence grise de Norma Desmond est en réalité un ancien réalisateur lui aussi lessivé par les années 20, dont on devine que le sens de la compromission et la modestie n’était absolument pas son fort, et c’est bien sûr à Stroheim que Wilder a confié le rôle. Cet étonnant jeu de miroir est orchestré de main de maitre par un Wilder qui sait parfaitement ce qu’il fait, déléguant à Joe Gillis les commentaires acerbes sur l’âge, voire la péremption des deux ex-grands noms ; au public, il offre surtout un voyage grinçant dans une maison hantée (la musique de films d’épouvante qui accompagne la première visite de Gillis, alors qu’un chimpanzé mort attend sa sépulture, ne dit pas autre chose) et le regard fasciné sur la confrontation entre les stars déchues et le raté, vite suffisamment lucide pour ne pas laisser passer l’occasion de se refaire financièrement, mais pas assez pour entrevoir le piège dans lequel il tombe.

Si Gillis se fait avoir, et y laissera la peau, le pouvoir de fascination incarné par les vieilles gloires du muet reste entier, mais juste réservé à un ensemble d’initiés ; lorsque la magnifique voiture de miss Desmond, conduite par le mutique ex-réalisateur arrive au studio, tout le monde rigole, sauf un vieux vigile qui a reconnu tout de suite « Miss Desmond », et la laisse entrer illico. Et parmi les gens qui se jettent sur elle pour lui rendre hommage lors de sa visite sur le plateau ou DeMille tourne, on reconnaitra les acteurs fidèles de ce dernier sur ses films depuis 1918, dont Julia Faye qui a partagé l’affiche avec justement Gloria Swanson. Lorsque Cecil B. DeMille, ému d’avoir vu son ancienne protégée venir et se faire humilier dans le studio, a un réflexe protecteur, on ne rit plus du tout : on mesure l’effet du temps, et le respect de Wilder à l’égard de celle dont on croirait que seul son pouvoir de mante religieuse l’intéressait.

Max Von Mayerling est l’une des clés du film, celui qui va fournir d’ailleurs à Brackett et Wilder des révélations au fur et à mesure de l’avancée de l’intrigue : « J’allais beaucoup en apprendre sur lui » dit Gillis au début du film. On saura plus tard qu’il était l’un des maris, puis on apprendra qu’il était réalisateur. Mais Mayerling est resté, parce qu’on ne quitte pas Norma Desmond, on la sert jusqu’à la mort... Le jeu sobre de Stroheim, ici, est combiné par Wilder à un certain nombre de touches qui renvoient aux films du mythique metteur en scène, justement : la façon dont il compose des plans (avec le chef opérateur John Seitz, autre vétéran du muet) qui mettent en avant tel ou tel détail de la tenue du majordome, notamment ses gants lorsqu’il joue de l’orgue, alors que Joe Gillis est en arrière-plan, rapetissé par l’angle de prise de vue. Une façon d’introduire le grand final, durant lequel Norma Desmond succombe à sa folie, sous les projecteurs manipulés par celui qui semble la mettre en scène une dernière fois... Et bien sûr, Stroheim est discrètement à l’honneur : lorsqu’il a fallu choisir un extrait de film qui aurait été interprété par "Norma Desmond", celle-ci montre à Gillis Queen Kelly dans son salon. La beauté des plans du film de Stroheim, la jeunesse de Swanson magnifient le passage et font mentir le commentaire cynique de Gillis. Il y a beaucoup plus dans le film qu’une seule chronique acide sur Hollywood : un hommage, une ode, un requiem, mais en tout cas il y a du respect, y compris dans ces recours à la vérité, comme ce passage ou Anna Q. Nilsson et H. B. Warner, d’ailleurs tous deux interprètes de DeMille, et aussi Buster Keaton, tous dans leur propre rôle, jouent au bridge avec "Norma Desmond". Gillis les appelle des figures de cires (« waxworks ») ; mais à la fin, contrairement au héros, ils sont toujours vivants. Voilà qui fait un film miraculeux, donc, qui va dominer cette première partie des années 50 qui s’annoncent une période-clé de la carrière du grand Billy Wilder. Quelle ouverture fracassante !

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Le Gouffre aux chimères (Ace in the Hole, 1951)

Charles Tatum (Kirk Douglas), journaliste new-yorkais déchu dont la carrière périclite après un démarrage en flèche, arrive pour s’installer à Albuquerque, au Nouveau-Mexique. Il est vite en proie à la simplicité des habitants et les prend de haut, ce qui n’améliore pas son attitude vis-à-vis de ses patrons. Un beau jour, il découvre par hasard un fait-divers local : suite à un éboulement, un homme nommé Leo Minosa (Richard Benedict) est coincé dans une Mesa. Et le journaliste a tôt fait de monter l’affaire en épingle, prenant le contrôle d’un cirque médiatique dont il entend bien tirer les marrons du feu, avec la complicité de l’épouse cynique de Minosa (Jan Sterling), mais aussi du shérif véreux du comté (Ray Teal).

Ace in the Hole n’aurait sans doute pas été entrepris sans le succès phénoménal de Sunset Boulevard. C’est un film plus noir encore, dans lequel les personnages principaux sont corrompus au-delà de toute espérance, ce qui n’était pas le cas du film précédent. Ace in the Hole n’a pas plu, pour tout un tas de raisons, et ce malgré les précautions de Billy Wilder et son élégance légendaire. C’est un film d’une grande beauté... et d’une noirceur sans égale. L’humour n’en est pourtant pas absent, contrairement à sa réputation. Le début, montrant un journaliste odieux arriver à Albuquerque, utilise avec esprit le décalage en évitant d’insister sur le coté dépassé du lieu : à aucun moment le film ne nous donne l’impression de soutenir Tatum dans son dégout pour la ville et ses habitants, et c’est clairement lui qui n’a pas sa place ici. Mais le sérieux l’emporte bien vite dans le ton, au détriment des habitudes comiques de Wilder. Il n’empêche pas de nous faire considérer le film comme une violente satire, qui vise moins l’indignation du spectateur que le fait de dénoncer symboliquement une dérive qui à l’époque restait envisageable, mais est aujourd’hui une réalité, des médias : Charles Tatum ne considère l’élément humain que comme un ingrédient formel, répétant à l’envi qu’il lui faut de l’human interest, comme on dit. Il fait donc fi de tous les aspects vraiment humains, conduisant sa petite aventure médiatique comme un metteur en scène ou un producteur de télévision ; s’il souhaite ardemment que Leo ne meure pas, ce n’est pas par amitié pour l’homme, c’est par souci du public. Cette charge au vitriol est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur un jeu de plus en plus maitrisé par Wilder entre le personnage principal et certains personnages secondaires ; voir à ce sujet les conciliabules crapuleux avec le shérif en mal de réélection... Wilder commente sur les marches à suivre par un plan superbe et très symbolique, qui voit le père de Leo et sa femme regardant tous deux Tatum partir pour parler avec l’homme coincé sous les éboulis. Elle regarde, d’un air froid et vaguement moqueur, pendant que le vieil homme se signe.

Au-delà de cette charge des médias, ici sévèrement mais pas injustement attaqués, Wilder a réussi aussi à s’attacher au portrait d’une Amérique de tous les possibles, ce qui était là encore déjà le cas de films aussi disparates que Double Indemnity, Foreign Affair et bien sûr Sunset Boulevard. Mais à Tatum, personnage constamment odieux qui incarne l’agressivité des journalistes et des médias, Wilder impose d’une part Mr Boot (Porter Hall), le patron de Tatum, ainsi que le jeune photographe (Robert Arthur) que Tatum essaie en vain d’entrainer dans sa chute. Les petites gens, tels le père de Leo ou encore les autres membres de sa famille, son épouse exceptée, sont encore des échantillons d’être humains qui appartiennent à une autre classe que Tatum. Mais il y a une autre dimension, dans ce monde représenté par le Nouveau-Mexique, qu’on pourrait croire assez peu typique de l’Amérique. Mais lorsque Tatum arrive, qu’il contemple de sa tour d’ivoire (symbolique, mais il s’agit quand même d’une voiture en panne, remorquée par une camionnette de dépannage) les gens autour de lui, la foule bigarrée et cosmopolite, indienne, hispanique ou anglo-saxonne, on voit l’œil malgré tout de Wilder, artiste attaché à une représentation discrète de la diversité. Le cynisme de Tatum, ici, passe complètement à coté de cette vision idéale d’une Amérique multiculturelle qui vit aussi simplement que possible.

Toujours peintre d’une Amérique actuelle, tout comme il se plaisait à faire des allusions à Veronica Lake dans The Major and the Minor, Billy Wilder a donc fait leur fête aux médias dans ce film, qui s’il est bien un grand moment, n’en reste pas moins une exception, un film dont on ne peut absolument pas dire qu’il s’agisse d’une comédie, et qui dédie tout entier ou presque son temps aux égarement odieux d’une personnage terrifiant de cynisme. Le dernier plan, qui voit Tatum s’écrouler face à la caméra, l’œil aussi près que possible de la lentille, clôt de façon très efficace et magistrale un film âpre, méconnu et indispensable.

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Stalag 17 (1953)

Un camp allemand de sergents prisonniers durant la Seconde Guerre mondiale ; les Américains y vivent au jour le jour, entre les petites combines et les velléités d’évasion. Celles-ci sont rendues difficiles d’une part parce que l’entente n’y règne pas entre les prisonnier eux-mêmes, mais aussi parce qu’un traitre s’est glissé parmi eux qui renseigne Von Scherbach, l’officier commandant le camp (Otto Preminger) des plans des Américains...

La noirceur et l’étude de mœurs rattachent Stalag 17 aux deux films qui l’ont précédé. La présence d’une voix off liée à un personnage secondaire rattache d’ailleurs le film à une tradition largement illustrée par Wilder ; la comédie plus franche qui s’y niche anticipe par ailleurs une fois de plus tout un pan des films à venir, ceux qui se complairont souvent - partiellement (The Seven Year Itch, Irma la douce) ou totalement (Kiss Me, Stupid) - dans une vulgarité assumée et jouissive.

Le film possède aujourd’hui l’apparence d’un cliché, le film de prisonniers, dans lequel l’évasion et sa tentation sont la principale motivation, mais pas la seule : les rations, les combines, les prisonnières russes d’à coté, les instants volés sur la misère des jours par des hommes prêts à tout et à n’importe quoi pour échapper au sordide, sont autant de marques d’une humanité touchante et absurde. Viennent s’ajouter à ces éléments du folklore désormais établi du genre d’autres personnages : Joey, le pilote traumatisé par une explosion qui a éparpillé les restes de ses copains sur sa carlingue, et qui désormais vit emmuré dans son mutisme et la musique qu’il sort d’une flute et d’un ocarina ; Bagravian le soldat imitateur, qui truffe la conversation d’imitations de James Cagney, Clark Gable, Cary Grant, Lionel Barrymore et... d’Hitler. Et bien sur, la présence d’un traitre aura des répercussions : les soupçons se portent très vite sur Sefton (William Holden). C’est un sergent combinard dont l’essentiel de l’activité consiste à soutirer à ses petits camarades les cigarettes des rations qu’ils reçoivent, en leur proposant diverses activités récréatives (un bar dans lequel il vend de l’alcool frelaté, des paris sur des courses de souris, ou encore une lunette d’approche permettant de reluquer les ablutions des prisonnières russes d’à coté), mais également en pariant exprès contre les copains lorsqu’ils risquent leur peau. C’est le cas dans le début du film, organisé de façon dynamique autour de l’évasion (ou de la tentative) de deux soldats, dont Sefton parie qu’ils vont mourir... Il a d’ailleurs raison. Il est tellement antipathique, cynique et corrompu qu’il nous est aussi facile qu’à ses petits copains de soupçonner qu’il est lui-même le traître.

Dans cet échantillon d’humanité où tout est fait pour que chacun soutienne les autres, pour que tous ces sergents aillent dans le même sens d’un effort collectif, l’irruption d’un donneur va révéler bien vite les tensions, les inimitiés et la bêtise d’un grand nombre. Elle va aussi empêcher le film de tomber dans le folklore rigolard, malgré le concours de Schultz (Sig Ruman), un officier allemand subalterne dont Wilder se sert autant pour faire rire (la façon dont il essaie de s’intégrer parmi les prisonniers dont il a la garde en lâchant les énormités que lui ont apprises les prisonniers pour se payer sa fiole) que pour brouiller les pistes : contrairement au commandant du camp, un authentique officier nazi celui-là, Schultz est sympathique, humain et pas mauvais. Mais le traître, longtemps insaisissable, se révèlera être un redoutable manipulateur prêt à tous les dangers, et très motivé par les enjeux des missions d’espionnage qu’il se retrouve à effectuer. La tension, les dangers, la violence contenue par les circonstances (même s’ils se détestent, les prisonniers sont tenus à une certaine solidarité) vont éclater au grand jour et révéler une humanité en souffrance, qui est seulement sauvée, apparemment, par le seul personnage qui ne semble juger personne : Joey, le soldat traumatisé et à moitié fou. Il aura ici et là un regard qui en dit long sur sa capacité, encore, à s’impliquer, notamment à la fin.

Dans ce film écrit avec Edwin Blum, Wilder se réapproprie avec gourmandise ses péchés mignons de raconteur d’histoires : les noms trafiqués et évocateurs d’une humanité bigarrée (Shapiro et Stanislas Kuzawa, dit "Animal", en particulier, sont des spécimens intéressants), les personnages désinhibés ("Animal", encore lui, littéralement en sous-vêtements et en chaussons du début à la fin du film), les échanges verbaux entre une personne naïve et un autre possédant la science du langage (Shapiro aime à se moquer ouvertement de Schultz, lui proposant de « droppen Sie dead », et d’une manière générale les soldats américains se défoulent considérablement sur l’Allemand, jouant au volley-ball en chantant une chanson parodique). La fête culmine quand même lorsque l’imitateur donne un discours "à la Hitler", affublé d’une petite moustache, devant un parterre de sergents américains portant tous une moustache similaire. L’effet burlesque est très efficace.

Pour finir, Stalag 17 chamboule le concept de film de guerre, faisant jouer d’autres émotions que le simple effet cocardier, offrant une réflexion noire sur l’humain en même temps qu’une vision sale, mal polie et réaliste d’un camp de prisonniers qui échappe par tant d’aspects au classicisme propret.

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Sabrina (1954)

Sabrina Fairchild (Audrey Hepburn), la fille du chauffeur (John Williams) de la richissime famille Larrabee est amoureuse de David, le fils dévoyé de la famille (William Holden)… Son père l’envoie faire des études à Paris, et elle en revient transformée. Elle a toujours l’intention de charmer David,  mais va changer d'avis lorsque l'autre fils, le sérieux Linus (Humphrey Bogart), va s'intéresser à elle...

Avec son onzième film, Wilder renoue avec la comédie, sentimentale de surcroît, et avec une thématique qu'il avait quelque peu abandonnée mais qui reviendra : Sabrina est un conte de fées, léger mais marqué par des petits défauts insistants (Humphrey Bogart en trop vieux garçon, William Holden déplacé). Le film est parfois un enchantement, en particulier lorsque Billy Wilder cherche à donner un peu de piquant à tout cela, notamment avec son insistance à faire tomber tous ces gens sur terre. Bon, et puis il y a Audrey Hepburn... Elle est le nouvel atout particulièrement en vogue du studio, et la présence du metteur en scène dans ces ingrédients mis en évidence prouve à quel point il est désormais établi.

La voix de l’actrice et sa diction parfaite empruntent directement au conte de fées l’inévitable « Once upon a time », afin de brosser le portrait de Sabrina, la jeune fille du chauffeur, qui vit certes dans une maison riche dont elle nous détaille tous les atouts - voitures, tennis, etc. - mais qui a parfaitement conscience de sa place. Aussi, à la veille de partir pour Paris, à force de rêver à David Larrabee qui ne la voit pas, elle tente brièvement de se suicider ; mais c’est un échec, car Linus veille au grain, qui la sauve in extremis sans pour autant s’intéresser à elle. C’est une Sabrina bien différente qui revient, nantie d’une expérience auprès d’un vieux baron polisson, sur lequel le film reste discret, mais dont on devine qu’il a su beaucoup apprendre à la jeune femme, désormais très transformée : embellie, plus mure et plus séduisante, elle va tourner les têtes...

La carte du conte de fées est jouée par Billy Wilder avec un surprenant premier degré. Après la noirceur des films qu’il vient de tourner, peut-être a-t-il besoin d’un renouveau. Avec Audrey Hepburn, on a le sentiment que le second degré est impossible, mais en plus, Wilder lui a confié les clés, nous donnant son point de vue, laissant les plans épouser sa plastique particulière, et laissant à sa jolie voix le soin de dicter le rythme d’un film qui prend son temps à bien des égards. Outre cette tendance au conte, avec ses princes charmants, sa princesse à découvrir et bien sûr ses bonnes fées penchées sur le berceau (les autres domestiques de la famille Larrabee), Wilder peuple sa comédie d’une autre de ses tendances, celle de la manipulation. Les trois personnages principaux se révèlent tous manipulateurs à un moment ou un autre. C’est d’abord Sabrina qui après avoir un peu mis en scène son suicide raté, va revenir de Paris déterminée à faire tomber David dans ses filets, et qui va mener la partie de main de maitre. Ensuite, c’est au tour de Linus de manipuler Sabrina pour détourner l’attention de celle-ci de l’affection qu’elle porte à David ; dernier passage de relais : David a compris que Linus et Sabrina s’aiment et pousse Linus, obsédé par la finance, à reconnaitre son amour pour la jeune femme par un stratagème vieux comme le monde...
 
Le sens du raccourci de Billy Wilder éclate au grand jour avec la première apparition de la famille Larrabee, d’abord vue sous la forme d’un tableau à leur gloire, avec le père royal et hautain, la mère discrète et qui se contente d’assurer son rang, le jeune fils Linus, droit, studieux et déjà soucieux, et le jeune fils David, assis sur un cheval à bascule, trahissant son incorrigible insouciance... La caméra s’éloigne et recadre la famille Larrabee en 1954, dans une position similaire. Le cheval à bascule de David est une chaise, mais il est assis dans le mauvais sens, et son air réjoui ne dément pas le coté joueur de son double du tableau. Cela dit, les parents sont relativement discrets dans le film, et les apparitions du père (Walter Hampden) font de lui une caricature de vieille baderne conservatrice, plus intéressé finalement par ses apéritifs (Martini, avec olive) que par les affaires qu’il est supposé défendre... qui sont désormais le domaine de Linus, et celui-ci, interprété par Humphrey Bogart, est un bien triste sire. On lit souvent que Bogey n’était pas l’homme idéal pour ce rôle, c’est une évidence ; Holden est sans doute plus à l’aise dans la comédie mais le rôle aurait pu convenir à un acteur plus jeune, et on a le sentiment que quelque chose cloche - sa blondeur, sans doute, qui lui donne l’allure d’un vieux beau avec complément capillaire.
 
A travers le ton de comédie légère, au moins Wilder peut-il se livrer à son goût pour le léger décalage dans la comédie sentimentale. Les dialogues sont une joie et doivent bien sûr beaucoup à la pièce originale de Samuel Taylor (qui a contribué au scénario ave le cinéaste et Ernest Lehman), mais pas seulement. Il y a beaucoup de Wilder aussi dans ces dialogues souvent ponctués de petites notations, de petites subtilités (It's all in the wrist!!) ; et les échanges doux-amers entre le chauffeur (Interprété par l’impeccable John Williams) soucieux de respectabilité et ses employeurs recèlent de petits regards et de petites phrases qui font mouche. Mais Wilder ne serait pas Wilder s’il ne savait faire retomber ses héros sur terre : il s’y emploie, d’abord en faisant que David se blesse en s’asseyant sur les verres à champagne qu’il a l’habitude de placer dans es poches de pantalon. Il est donc beaucoup question du fondement du personnage. Mais Wilder s’abandonne pour une fois plus franchement à la sentimentalité de la comédie, notamment lors des scènes de la nuit durant laquelle Sabrina et Linus se comportent un peu comme mari et femme, dans les bureaux de la société. Une tentative de description d’un intimisme amoureux s’y opère.

Ce dernier film pour la Paramount bouillonne d’une vie intérieure très intéressante, qui nous permet d’anticiper une fois de plus sur le reste de la carrière de l’auteur. D’ailleurs, Linus et Sabrina, pris par leur tête-à-tête amoureux, n’iront pas au théâtre pour voir... The Seven Year Itch ! S’agit-il d’un clin d’œil de la part du metteur en scène ou d’une coïncidence heureuse ? Ou d’un petit coup de baguette magique de la bonne fée de Billy Wilder, qui s’apprête à devenir avec The Seven Year Itch l’un des réalisateurs indépendants les plus en vue avec justement la mise en scène de son premier film en couleurs, et en CinémaScope, pour l’imposante Fox ?

Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch, 1955)

Richard Sherman (Tom Ewell), cadre chez un éditeur spécialisé dans la réimpression et l’édition à vil prix de livres à consommer dans le train, est seul chez lui pour un certain temps : c’est l’été, et l’épouse comme le gentil marmot partent en vacances pendant que le père reste à gagner des sous. C’est à ce moment-là que Sherman fait la connaissance d’une jeune femme (Marilyn Monroe) qui est momentanément installée dans l’appartement du dessus. Elle lui plait, il ne lui déplait pas, et elle est totalement désinhibée... Commence alors pour Sherman un jeu du chat et la de souris avec sa conscience. Il va nous tenir au courant de ses pensées, minute après minute, afin le plus souvent de justifier ses actes et ses intentions. Toutes ne sont évidemment pas honorables...

En 1955, The Seven Year Itch est une pièce à succès : les ingrédients principaux sont le fait de parler uniquement de sexe et de tromperie durant toute la pièce, et de faire joujou avec les convenances d’une fort belle manière sans jamais se faire prendre. Au cinéma, la censure est plus prude, plus tatillonne, et pour tout dire nettement plus puritaine. Sans en faire un étendard, on peut dire que Wilder va utiliser la pièce d’une manière très militante. Il va "pousser l’enveloppe" très loin et se faire un plaisir de mettre les pieds dans le plat tout en jouant avec le spectateur. Si la pièce reste une œuvre extérieure, le film obtenu inaugure les comédies sexuelles de Wilder, qui vont se succéder et croiser avec les autres genres. The Seven Year Itch est devenu un classique, d’une part à cause de sa star, et aussi sans doute à cause d’une scène mythique durant laquelle Marilyn Monroe s’aère l’intimité sans remords ni regret, en pleine rue.

La forme de ce film est aujourd’hui classique, mais il était finalement assez novateur : Wilder utilise non seulement la couleur pour la première fois, mais il use aussi du CinémaScope, se faufilant un chemin dans l’appartement de Sherman. Il utilise aussi l’écran large pour la rue, ainsi que pour visualiser les fantasmes et les fantaisies de Sherman embellissant ses souvenirs, ou imaginant le pire (sa femme qui le trompe). D’autre part, la narration-pensée, sorte de stream of consciousness, fait office de fil rouge, théâtral certes, mais qui maintient l’intérêt, permettant en plus de pouvoir corser le tout, puisqu’un grand nombre de choses ne peuvent être montrées, la logorrhée de Sherman nous permet de les évoquer ou de tourner autour...

L’un des atouts de ce film est sa franche vulgarité, affichée dès le prologue : l’habitude prise par les Indiens Manhattan d’envoyer leurs femmes en été séjourner ailleurs - avec tous les Indiens qui voient passer une jolie fille - donne le ton. Ce ton va rester le même du début à la fin, établissant une fois pour toutes les conversations entre hommes comme étant systématiquement sur les possibilités adultérines de la solitude, alors qu’avec les femmes Sherman ne parle pas de ces choses-là. Et des "complices" potentiels, Sherman n’en manque pas, mais on retiendra surtout Krahulic (Robert Strauss, le "Animal" de Stalag 17), homme à tout faire qui surprend Marilyn chez Sherman, et son éditeur, profondément vulgaire, avec une espèce de rire triomphal du plus odieux : voilà des hommes qui par principe soutiendraient Sherman becs et ongles s’il sautait le pas... mais il ne le saute pas. Du moins, apparemment pas : bien sûr, il essaie d’embrasser la jeune femme, qui ne se laisse pas faire, mais elle n’a pas l’air si choquée ; d’autre part elle fait sauter une barrière importante, en "unissant" les deux appartements, autrefois deux moitiés d’un duplex. Enfin, elle s’affiche ouvertement et sans vergogne avec lui. Non, si Sherman se comporte aussi vertueusement que possible, c’est bien sûr pour satisfaire la censure ; objectivement, ils sont tellement complices qu’ils sont virtuellement coupables !

Billy Wilder a trouvé son compte dans ce film : entre ses "Krahulic" (toujours ce goût pour les noms à coucher dehors) et ses indices et fausses pistes (ici, la photo de Marilyn publiée dans un livre que possède Sherman nous fait imaginer le pire pendant une bonne heure), et bien sur sa tendance à tester les limites du bon goût (Sherman retouchant les poitrines des filles du docteur March sur une couverture, afin qu’elles soient plus avantageuses). De plus, il continue d’insérer la culture populaire courante et les effets de mode : ici le cinéma en relief, les revues photographiques, la publicité, et là l’intérêt pour la psychanalyse. Bref, le cinéaste se conduit comme chez lui, à son aise, bien inspiré par Marilyn et par Tom Ewell, qui a le physique du rôle.

Pour un premier film hors de la Paramount, Billy Wilder a plus qu’honoré la commande : il a réalisé un succès et même un classique. On peut considérer le film comme daté, il l’est, mais il a aussi très bien vieilli, certains passages étant toujours irrésistibles, comme le pilonnage de la scène du baiser de From Here to Eternity (Tant qu’il y aura des hommes) ou encore toutes les fantaisies d'Ewell et de Monroe, telle la fameuse "répétition générale" de la scène de séduction avec Rachmaninoff, sur-jouée à la Leslie Banks mais dont le passage à l’acte est calamiteux...

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L'odyssée de Charles Lindbergh (The Spirit of St. Louis, 1957)

La traversée de l’Atlantique par Lindbergh en 1927, telle que vécue par le grand homme (James Stewart)...

Ce film commémoratif est une commande effectuée pour le producteur Leland Hayward, entièrement soumis à la gloire d’un héros américain, Lindbergh, lui-même interprété par un autre héros américain, James Stewart, dont la bonhomie légendaire très premier degré sied a priori mal à l’univers de notre cinéaste. Billy Wilder prétendait avoir été amené à honorer cette commande par amitié. C’est le film le moins personnel de sa carrière ; néanmoins, il a mis la main au scénario, avec Charles Lederer et Wendell Mayes et cela se voit un peu.

Le film commence par un matin de 1927, dans un hôtel New Yorkais. Lindbergh tente de trouver le sommeil à la veille de son exploit, et des journalistes par dizaine s’activent dans le hall. Une atmosphère d’effervescence qui s’intègre tout à fait dans la remarquable reconstitution de l’époque, une constante de Billy Wilder. Il se remémore les circonstances qui l’ont amené là, depuis sa conviction, dont nous ne verrons pas la mise en forme ni la naissance : dès la première scène, il répète à qui veut l’entendre qu’il fera cette traversée. La deuxième partie du film le voit rompre avec la chronologie, dans la mesure où le fil narratif est entièrement consacré à la traversée, il fallait des digressions sous forme de flashback, et c’est le stream of consciousness de Lindbergh, qui pense pour s’occuper, qui va permettre ces constants recours au passé. L’histoire, l’Histoire et le personnage se rejoignent ainsi dans un même mouvement.

Outre ces intéressants recours au passé, qui structurent le récit et lui donnent du corps, sans parler de gags parfois salutaires (le passage à l’armée), Wilder a aussi agi sur le scénario : la mouche qui sert de compagnon à Lindbergh et qui lui permet en particulier d’entamer un dialogue, puis un soliloque qui permettra au spectateur d’accepter ce personnage qui parle tout seul ; autrement la médaille de St-Christophe, probablement dans le scénario sans qu’elle ait été apportée par Wilder, est traitée avec le soin qui lui est dû par un réalisateur qui aime ces astuces fédératrices. D’autre part, la mise en scène est très soignée, intégrant décidément sans problème le CinémaScope, dont Wilder tire un grand parti : après tout, rien de tel pour dépeindre les grands espaces, et l’écran large sied particulièrement à l’histoire de cet avion qui doit aller d’Ouest en Est.

Lindbergh ne commet qu’un seul péché dans ce film, celui de croire qu’il pouvait se substituer à Dieu. C’est le rôle de la médaille de St-Christophe de nous le rappeler : c’est un des nombreux accessoires dont le pragmatique Lindbergh choisit de ne pas s’encombrer afin de ne pas alourdir l’avion. Mais l’objet, envoyé par un prêtre qui a appris à voler auprès de lui, est glissé à l’insu de Lindbergh dans le sac qui contient ses sandwiches. Lorsqu’il souhaite manger, il la découvre et accepte de bonne grâce sa présence. Et lors d’un ultime coup de mou, juste avant l’arrivée, il s’adresse à Dieu, lui demandant de l’aider dans la dernière ligne droite. Cette abdication de l’humain détonne chez Wilder, un metteur en scène peu enclin à laisser le religieux prendre le pas sur le mortel... Mais la mise en forme de cette anecdote est très dans sa manière justement.

Lindbergh est un homme bien sous tous rapports, comme James Stewart, charismatique comme d’habitude. Sa volonté lui permet de déplacer des montagnes mais c’est aussi un obsédé, un monomaniaque, comme tant d’autres dans l’univers de Billy Wilder: Il est déterminé à tout faire pour atteindre son but, mais n’a aucune incidence néfaste sur son entourage. Les seuls drames du film sont ceux qui rejaillissent sur lui : les morts successives des autres aviateurs tentant le même exploit, qui risquent soit d’être un mauvais présage soit de le faire abandonner, sont les seuls autres écueils que la fatigue ou les risques immédiats (le givre, la perte de contrôle de l’avion, la panne de carburant...) que le film se permet ; on est bien en plein individualisme, l’homme doit s’assumer seul et risquer sa seule peau, s’il veut réussir quelque chose. Ainsi Lindbergh et Stewart avancent-ils le pion d’un héros américain individualiste avant tout, mais dont le parcours assumé de bout en bout et la volonté poussée jusqu’au bout permet de déplacer les montagnes.

Il n’est pas sûr que ce coté droitier ait totalement plu à Billy Wilder, un réalisateur plutôt apolitique et volontiers narquois... Pourtant il n’y a pas loin entre ce Lindbergh et le futur Sherlock Holmes, ou d’autres individus exceptionnels, authentiques, romancés, ou fictifs tels que Rommel, Norma Desmond, Fedora...

Ariane (Love in the Afternoon, 1957)

Claude Chavasse (Maurice Chevalier) vit seul avec sa fille Ariane (Audrey Hepburn). En tant que détective privé parisien, il est forcément amené à intervenir sur des histoires d’adultère en série et connait particulièrement bien Frank Flannagan, bourreau des cœurs américain (Gary Cooper), souvent de passage à Paris et généralement très sollicité. C’est justement en entendant son père discuter avec un client, très remonté contre Flannagan, qu’Ariane surprend ce dernier qui veut en finir et éliminer tout simplement le Don Juan. Ariane, par ailleurs trouvant une bonne tête à la future victime, intervient et empêche le drame, mettant alors le pied dans un engrenage inattendu, puisqu’à la suite de cette intervention Flannagan autant qu’Ariane vont, chacun à leur façon, tomber amoureux l’un de l’autre...

Billy Wilder réalise avec ce film une forme à peine voilée d’hommage à son maître Ernst Lubitsch. Flanqué ici de Maurice Chevallier, vedette de quatre films du grand metteur en scène viennois entre 1929 et 1934, et Gary Cooper, qui n’apparait que dans deux films de Lubitsch - mais l’un et l’autre sont des classiques -, Wilder choisit de tourner à Paris (renouant avec la France fantasmée de Lubitsch dans Bluebeard’s Eighth Wife et Design for Living) une histoire qui fait du léger avec du lourd, jonglant avec l’adultère, les rendez-vous de cinq à sept... On est en plein vaudeville, et pourtant cela passe tout seul. En même temps que cet hommage à son maître, pourtant, Wilder réussit à continuer son parcours de façon cohérente, tout en se renouvelant et en construisant désormais son cinéma entièrement à sa façon. Et en plus, il collabore désormais avec deux hommes qui lui seront fidèles, l’un d’entre eux cosignant absolument tous les films à venir : l’incomparable I.A.L. Diamond. L’autre collaborateur régulier, ce sera le décorateur Alexandre Trauner.

Le vrai et le faux : Wilder s’amuse à déconstruire Paris autour de l’image d’Epinal de la cité de l’amour. Profitant de la présence d’une sorte de narrateur en la personne de Maurice Chevalier, il nous propose un préambule dans lequel il est question du fait qu’à Paris tout le monde flirte : les images nous montrent des tas de gens, jeunes et vieux, riches et pauvres, beaux et moyens, qui s’embrassent joyeusement. Donc on est bien à Paris, mais un Paris fantasmé, sublimé. Comme on y parle anglais avec l’accent de Maurice Chevalier, celui d’Audrey Hepburn ou celui de Gary Cooper, ce n’est pas grave, et l'on peut s’amuser de cet effet de décalage. Décalage par ailleurs renforcé par le recours à divers leitmotivs, dont l’impayable groupe de musiciens qui rappliquent dès que Flannagan les appelle et qui le suivent y compris au sauna... C’est un univers qui n’a rien de réel, et dans lequel on se sent finalement assez bien.

Mais s’il renvoie à Lubitsch, on y sent la patte désormais assurée d’un Wilder : s’il choisit de faire comme son maître, d’utiliser les signes ancillaires (ces domestiques qui ramènent pour la consommation de Flannagan et de ces maîtresses des denrées, plats et bouteilles, sont un signe à la Lubitsch de grande vie amoureuse, comme le grand Ernst savait faire), mais il y ajoute sa sauce et surtout on va suivre les domestiques, une fois que le "Do not disturb" aura été apposé à la porte. C’est qu’Ariane, l’héroïne de cette histoire, a beau rêver sa vie sentimentale à partir des fiches professionnelles de son détective de père, elle va passer de l’autre coté du miroir, dans le vif du sujet. Intervenant auprès de Flannagan, menacé de mourir sous les coups de révolver d’un mari, elle va inévitablement prendre la place de l’épouse. Elle se fait d’ailleurs passer pour une grande séductrice auprès de Flannagan, lui servant finalement sa propre potion. Donc si la référence à Lubitsch tient la route, on sent quand même que Billy Wilder combine aussi le monde de Sabrina et celui de The Seven Year Itch : le conte de fées, décalé et charmant, dans lequel la jeune femme romantique détourne les intentions du vil séducteur en incarnant l’énigme, et un film dans lequel, pour jouer sur les mots, « Everybody’s doing it in Paris » : flirter, oui, mais plus si affinités, aussi.

D’ailleurs, il ne faut pas s’y tromper ; Wilder a déjà tourné avec Audrey Hepburn, et l’actrice est parfaite sous sa direction. Une autre chose qu’il refait ici c’est d’investir un lieu, en complicité ici avec Alexandre Trauner, qui connait bien Paris et qui connait aussi son affaire, et d’en tirer ce qu’il veut... On est donc quand même bien dans une certaine continuité de l’œuvre, même si le désir d’expérimenter règne en maître. C’est un film dans lequel le plaisir du metteur en scène est communicatif, ainsi que sa science des ruptures de ton. A ce titre, l’alchimie entre Audrey Hepburn et Gary Cooper reste un atout supplémentaire.

Inaugurant, sous la houlette d’Allied Artists, une nouvelle partie de sa carrière, Wilder invente un ton nouveau, un style de comédie romantique pour adulte ou de conte de fées pour grands. Il le fait en toute élégance, en rendant hommage à son maître, mais le film lui appartient en tous points. Comme d’autres films, il a laissé le temps s’écouler, et l'on peut y remarquer des petits détails (la non-idylle entre l’inutile Michel et Ariane, par exemple) qui ne sont pas du plus important. Qu’importe, Wilder a envie de prendre son temps, ce sera l'une de ses marques de fabrique désormais. La marque d’un univers personnel, cohérent et diablement sympathique, dont Love in the Afternoon est l’un des plus beaux fleurons.

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Témoin à charge (Witness for the Prosecution, 1957)

Leonard Vole (Tyrone Power) est un "vieux beau" qui a été trop loin : à force de fréquenter une vieille fille, celle-ci est morte. Il assure être innocent et l’avocat Sir Wilfrid Robart (Charles Laughton) va le défendre, non sans hésitations ; en effet, le vieil avocat sent que l'homme est innocent, mais pas aidé dans son affaire par son épouse Christine (Marlene Dietrich). Lorsqu'en plein procès "l'épouse" (qui, étant déjà mariée auparavant, ne peut prétendre à ce titre) s'avère un témoin à charge dûment agressif, la partie devient difficile...

Troisième film de Billy Wilder sorti en cette année particulièrement faste, Témoin à charge est aussi le premier à sortir sous le patronage bienveillant de United Artists. L’équipe autour du metteur en scène continue à se mettre en place : outre I.A.L. Diamond, son désormais incontournable coscénariste, Wilder confie ses décors une fois de plus à Alexandre Trauner dont la reconstitution en studio de l'Old Bailey, cour de justice Londonienne, fera assurément son petit effet, avec ses bois et ses cuirs, habités par des régiments d'avocats emperruqués qui veillent à la justice et son bon ordre...

Billy Wilder ne s'est pas contenté d'illustrer platement le whodunit de la pièce d’Agatha Christie : il s'est approprié une vision de Londres et de "l'Anglicité" placée sous le signe de l'ordre, symbolisé par ces rangées bien propres et nettes d'avocats, aussi droites et rectilignes que le sont les horaires pour médications et soins, imposés à sir Wilfrid Robart par son infirmière (Elsa Lanchester). Sir Wilfrid est, à n'en pas douter, à la fois un as du barreau, dont le flair et le manque palpable de scrupules font un fin limier ("Wilfrid the fox") et un irascible conservateur, fort d'un passé glorieux et de petites habitudes dangereuses qu'une santé chancelante remet sérieusement en question : le film est rythmé par les lampées d'alcool clandestin et les cigares piqués sans que la vigilante infirmière s'aperçoive de la supercherie. Au sein de cette histoire de procès pour meurtre, bien propre, bien nette, Sir Wilfrid va se placer en diagonale, à mi-chemin entre le bien et le mal, entre le mensonge et la vérité. Coincé au milieu, tel qu'il est dans la scène où on le voit hésiter, sur son petit ascenseur, au milieu de l'escalier, entre ses collaborateurs et son infirmière.

Un avocat, ça ment, mais ça a aussi besoin de croire en ce qu'il dit. C'est en jouant avec ce paradoxe que Wilder nous fait suivre un personnage attachant et forcément énorme, Laughton oblige. Celui-ci s'acquitte de son rôle avec gourmandise, d'autant qu'il partage l'affiche avec son épouse Elsa Lanchester, en infirmière mère-poule, cible de la rancoeur de l'insupportable vieux bougon. La caractérisation passe par chaque geste, chaque manie, soulignés de façon impeccable durant tout le film, ce qui fait joyeusement passer la pilule du "film de prétoire".

Un avocat ment donc, mais il n'est pas le seul : Christine, Leonard mentent aussi, à des degrés divers et d'une façon différente, mais c'est là tout l'échafaudage du film qui se révèlerait si on allait plus loin dans la description. Disons que, fidèle à son habitude, Wilder a parsemé son parcours d'indices, de détails et de personnages qui prendront tout leur sens in fine. Le mensonge, la dissimulation et la partie de cache-cache avec la morale, figure imposée d'un film sis dans la prude plus que perfide Albion, sont des thèmes pas si éloignés du canon des films de notre metteur en scène. Tout au plus constatera-t-on que l'on se préoccupe plus des artères de Sir Wilfrid que des frasques sexuelles ou amoureuses des personnages. Un flashback renvoyant assez directement à A Foreign Affair nous permet de voir quand même l'idylle Power-Dietrich mal partir sur un lit qui s'écroule avant même que les ébats ne commencent. Cette allusion à un autre film va de pair avec l'allusion à Jesse James, justement interprété par Tyrone Power en 1939, lorsque Leonard rencontre la future victime au cinéma dans un autre flashback ; toujours ce goût pour le divertissement populaire chez Wilder, et toujours cette tentation rigolarde de la citation.

Dans ce film sans grande prétention mais très soigné, l'histoire tend à l'emporter sur le tout ; il est vrai qu'elle est prenante, efficace et due à une spécialiste du genre. Mais on ne peut faire abstraction de Sir Wilfrid Robart, de sa morale qu'il doit accepter de malmener, et du fait qu'à l'instar de Rommel et de Sherlock Holmes il soit le dupe d'un jeu trop subtil, même pour lui... et là, on retrouve décidément le grand Billy Wilder, même dans ce petit film.

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Certains l'aiment chaud (Some Like it Hot, 1959)

Parce qu’ils ont assisté à un règlement de comptes sanglant, deux musiciens (Tony Curtis et Jack Lemmon) sont amenés à se déguiser en femmes pour se cacher dans un orchestre de jazz composé uniquement de femmes. Ils partent donc en train pour Miami où d’une part les gangsters (au premier rang desquels George Raft) ne manqueront pas de venir, et d’autre part l’un d’entre eux, Joe (Tony Curtis), va jouer son va-tout et se faire passer pour millionnaire afin de séduire Sugar, la très plantureuse et irrésistible chanteuse de l’orchestre interprétée par Marilyn Monroe.

Somme de comédie, le seizième film de Billy Wilder est aussi une reconstitution très soignée d’une époque, saisie non seulement dans ses apparences mais aussi dans son esprit. Si Diamond et Wilder ont, on le sait, du métier, on peut quand même s’étonner de ce que le metteur en scène ait su aussi bien capter l’esprit de l’époque de la prohibition, lui qui était en Europe à cette époque. L’élégance de la mise en scène éclate au grand jour dans la séquence d’ouverture, toute en mouvement, qui voit un corbillard rempli de mines patibulaires poursuivi par des policiers dont les balles de mitraillettes vont percer le cercueil qui trône au milieu du véhicule mortuaire, révélant un flot de liquide. Lorsque les bandits soulèvent le couvercle du cercueil, ils contemplent les dégâts sur les bouteilles d’alcool frelaté, l’air désolé. Un titre, alors, confirme ironiquement ce que nous savions déjà : Chicago, 1929. Pas un mot n’a été prononcé.

Reconstitution magnifique et maniaque, bourrée d’allusions à la mode, à la culture populaire de l’époque, Some Like it Hot remplit sa mission jusqu’à se situer dans le monde du spectacle et sur les lieux de plaisir, de Chicago à Miami, nous montrant le jazz, la prohibition mais aussi la civilisation des loisirs en action, à travers les séquences de plage et les scènes situées dans l’hôtel luxueux. La construction fait mouche, divisée en trois actes : le premier avec l’intrigue autour des gangsters, la fuite des musiciens et les scènes limites des deux hommes arrivant dans le train rempli de jeunes femmes ; un deuxième acte met en place le stratagème de Joe et ses trucs pour attirer Sugar, au grand dam de Gerry "Daphné" (Lemmon) ; enfin un troisième acte plus nerveux précipite les choses autour de la rencontre improbable entre les gangsters responsables du massacre (venus assister à un congrès des « Amis de l’opéra Italien ») et les deux témoins gênants, qui sont vite reconnus. Tous les styles de comédie sont plus ou moins explorés, et Wilder peut ainsi rendre hommage à Lubitsch, Hawks, mais aussi aux burlesques avec un final très physique. Du reste, le style du metteur en scène est, n’en déplaise à sa légende et ses propres déclarations, très visuel ; son utilisation du signe cinématographique est aussi virtuose que son recours à des gags dialogués : voir en particulier son plaisir à annoncer George Raft par ses guêtres et répéter le motif dans toutes les variations possibles, y compris dans les dialogues bien sur. Le film est donc un plaisir constant, magnifiquement capté par Charles Lang dans un noir et blanc superbe : Some Like it Hot reste à ce jour l’un des exemples les plus récents du choix du noir et blanc à une époque ou la couleur se généralise. Wilder y sera fidèle jusqu’à 1966. Par ailleurs, outre les dialogues remplis de bons mots et de phrases qui resteront, on retiendra l’époustouflante imitation de Cary Grant par Tony Curtis qui donne lieu à la phrase « Some like it hot, but I personally prefer Classical music », qui bien sur donnera son titre au film. George Raft a droit aussi à une reprise allusive de ses petites manies lorsqu'il reproche à un gangster de jouer avec une pièce de monnaie, le cinglant d'une remarque savoureuse : « Where did you learn that cheap trick ? » (« Où as-tu appris ce tour minable ? »)

Les thèmes explorés par le film ont été déjà largement évoqués dans la filmographie de Wilder jusqu’ici : la sexualité (de plus en plus présente et sous des allusions de moins en moins codées, voir à ce sujet la fameuse scène du train lorsque Jack Lemmon est submergé par des paires de jambes et des filles en nuisette), la dissimulation et le déguisement (ici source de survie pour les deux musiciens, source d’amour pour Joe et d’embêtements sans fin pour Gerry qui est courtisé par tous), mais aussi l’obsession incarnée par de nombreux personnages, surtout les gangsters (Spats Colombo et ses guêtres, "Toothpick" Charlie et ses cure-dents). Mais, bien sûr, comment ne pas évoquer la confusion des sexes à travers ce très troublant voyage de deux hommes à travers leur féminité cachée ? De Joe qui trouve très vite sa voix et incarne à merveille la sophistication hautaine, à Gerry qui se trouve si bien en femme qu’il succombe très vite à un certain nombre de réflexes : il sait trouver les mots pour reprocher ses gestes déplacés à Bienstock, le très falot assistant du chef d’orchestre Sweet Sue ; il est dans un état second suite à la proposition de mariage d’Osgood Fielding III, et bien sûr il s’invente d’autorité un prénom inattendu, comme s’il avait déjà prévu le cas - Daphné, au lieu de Geraldine. Si on se concentre beaucoup sur les mésaventures de Gerry, décidément coincé dans la peau de Daphné puisque contrairement à Joe il n’a pas l’échappatoire d’être « Junior », le faux milliardaire qui tourne la tête de Sugar. Joe n’est pas en reste, toutefois, qui au moment de passer la défroque de Junior, oublie facilement les boucles d’oreilles encombrantes auxquelles il finit par s’habituer. Une seconde peau ? L’intelligence de ce film, qui navigue entre deux eaux (le public visé est familial mais les allusions rendent le spectacle pus chaud.), est de ne pas transformer cette histoire de confusion en un argument principal pour toute l’histoire.

« Nobody’s perfect » dit-on, dans le film aussi d’ailleurs. Mais c’est vrai aussi de bien des films ; néanmoins si celui-ci est une intrigue sans temps morts qui manque peut-être un peu de cœur, il est aussi un spectacle, une comédie dont on ne se lasse pas, qui a bien mérité son statut de classique et qui va asseoir une bonne fois pour toutes Billy Wilder, qui pourra ensuite bénéficier de sa nouvelle collaboration avec Mirisch pour sept autres films, avec lesquels il fera beaucoup de choses dans une relative liberté..

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La Garçonnière (The Apartment, 1960)

"The Apartment", c’est l’appartement de C.C. Baxter (Jack Lemmon), surnommé Bud, voire "Buddy Boy" par ses patrons et divers cadres d’une compagnie d’assurances dont il est un modeste employé, titulaire anonyme d’un modeste bureau, semblable à tant d’autres, dans une pièce remplie à l’infini de cases identiques. Ce surnom faussement appréciatif lui a été donné car il fournit occasionnellement ses clés et son appartement de célibataire solitaire à ses supérieurs, lorsqu’ils veulent y passer du temps avec une jeune femme sans alarmer leurs épouses. Tous lui font bien sur miroiter une promotion et se comportent en butors, tant avec leurs conquêtes qu’avec Baxter, dont le double C cache en vérité deux prénoms hâtivement écartés par la voix off de Baxter au début du film : manque de personnalité ? C’est ce qu’il pense de lui en effet, et c’est ce sur quoi repose l’arrangement qui lui est imposé par ses patrons. Ca va être d’ailleurs l’un des enjeux de ce film : peut-il, saura-t-il dire non le moment venu, et s’affirmer ? Bon, il y a autre chose : Baxter a repéré, comme la plupart des autres hommes, Fran Kubelik (Shirley McLaine), une jeune femme qui s’occupe de l’ascenseur, et qui est bien sûr très jolie, mais bien plus encore. Baxter est le seul à ne pas la convoiter sexuellement mais à en être amoureux, a priori. Quand un cadre lui parle d’elle, cherchant à voir quel angle d’approche serait le bon pour la séduire, Baxter lui répond, tout simplement : c’est peut-être une fille bien. L’autre lui rit au nez, mais par ce simple échange Wilder affirme une fois pour toutes sa position : pour Baxter, contre le reste de l’humanité. Mais cela passe quand même par un lot impressionnant d’humiliations, il faut dire que Wilder n’est pas un disciple de Stroheim pour rien : Baxter doit attendre sous la pluie que les orgies qui ont lieu dans son appartement se terminent, il doit parfois réveiller ses voisins pour entrer chez lui lorsqu’on oublie de lui rendre sa clé, et il doit aussi couvrir ses patrons et endosser la responsabilité de tous les bruits louches qui proviennent de son appartement : il a d’ailleurs une sacrée réputation de coureurs de jupons.

Tout ce qui précède n’est de toute façon que l’exposition, le quotidien de CC Baxter, qui se serait probablement perpétué s’il n’y avait eu l’intervention de Jeff Sheldrake (Fred McMurray) : celui-ci, l’un des gros directeurs de la compagnie, a eu vent du petit arrangement, et impose ses meilleures conditions à « Bud » afin d’y emmener sa conquête du moment. Baxter apprendra très vite que la conquête n’est autre que sa chère Fran. Et il aura la surprise un soir de rentrer chez lui et d’y retrouver Fran, seule et abandonnée par son amant, qui a tenté de se suicider en avalant des somnifères. Il va prendre soin d’elle, et... etc...

The Apartment est l’apogée d’un style, d’un auteur d’abord, dont la plupart des films antérieurs combinés semblent naturellement converger vers celui-ci, d’une équipe ensuite, assemblée par Wilder qui retrouve ici, bien sur son compère I.A.L.  Diamond. Egalement présents : Alexandre Trauner et Jack Lemmon, bien sûr. Le premier, on le sait, n’a pas son pareil pour recréer de toutes pièces un monde cohérent, semble-t-il ultra-réaliste, mais totalement adapté aux exigences de la photographie (ici dans un CinémaScope et un noir et blanc sublimes) et du studio. Le deuxième est la victime principale des évènements dans Some Like it Hot, un Monsieur-Tout-le-Monde dont le génie a transformé le rôle de Gerry le contrebassiste de faire-valoir de Joe le sax en un héros burlesque doté de parole, pas éloigné d’un Stan Laurel doté de la réactivité et de la poisse d’un Hardy (d’ailleurs cités dans un gag muet dans Some Like it Hot)... Bref, Wilder avait une idée en tête, et manifestement elle impliquait de créer un film mémorable.

The Apartment n’est pas strictement une « production de Billy Wilder », mais une production de la Mirisch Company. Bien que les Mirisch soient trois frères, il s’agit principalement d’une boîte de production qui sous la direction de Walter avait des relations privilégiées avec des metteurs en scène auxquels on donnait une indépendance enviable sur leurs travaux. A bien des égards, Mirisch est une sorte de chaînon manquant, à l’époque où l’on mute des grands studios vers les acteurs-producteurs, un producteur à l’ancienne, trop petit et volatil pour être compté parmi les grands studios, mais doté malgré tout d’une personnalité, d’un style reconnaissable et d’une tradition de qualité. Il y a des limites, comme Wilder ne tardera pas à s’en apercevoir lorsque le succès ne sera plus au rendez-vous, mais pour l’heure, il est chez lui et l’avenir semble rose. Donc tous ces gens-là se connaissent, s’estiment et vont en plus obtenir l’Oscar totalement mérité du meilleur film en 1960.

L’homme est un loup pour l’homme, et Jeff Sheldrake est un loup même pour les loups : ce nom n’est pas étranger à qui a déjà vu les autres films de Billy Wilder, et en particulier Sunset Boulevard. Ici, c’est encore un salopard de première, un cadre au sang froid opposé à un naïf. Mais son ignominie est celle d’un système ; ils se conduisent ainsi à l’égard de leur employé "Buddy Boy", et comme des prédateurs sexuels à l’égard de leurs secrétaires, standardistes et autres membres du personnel féminin de l’entreprise. C’est d’ailleurs à Baxter d’incarner un certain esprit de résistance, ce qu’il tarde à faire, mais tout viendra à point nommé...

L’immense réussite tient parfois à peu de choses, mais ici les données rassemblées sont des garanties de qualité. D’abord l’équipe, bien sur, a contribué à la réussite du film, dans lequel le noir et blanc est utilisé afin de déshumaniser le monde dépeint sur l’écran. Pour commencer, la plupart des scènes se passent la nuit ; privé de la liberté de son appartement, Baxter reste tard à travailler. Un rappel que même durant ces trente glorieuses, il convient de faire sa place et l’homo americanus est un bourreau de travail, quelqu’un qui travaille tard pour gagner autant. Certes, mais ici il en fait trop, et cette aliénation est soulignée subtilement. Privé de vie, Baxter a réussi à maintenir une sorte de petite personnalité à son appartement, mais il y campe. Il le reconnait lui-même : il n'a aucune organisation, dit-il, et doit égoutter ses pâtes avec une raquette de tennis. Bien sur, il n’a pas le temps de profiter de son appartement, et tout ce qu’il achète profite à d’autres. D‘un autre coté, Baxter a de la ressource. Il ironise sur sa méthode « Système D » en cuisine, mais il ne manque pas de poésie. C’est cette créativité de la solitude, ou plutôt de l’union magique de deux solitudes, qui fait mouche et qui rend les scènes entre les deux héros absolument inoubliables, ainsi qu’une grande dose de pudeur. L’appartement construit par Trauner est détaillé, ses strates apparaissent clairement, montrant qu’il est difficile pour l’un ou l’autre des deux héros d’être totalement seul ; ainsi, lorsque Baxter est au téléphone avec Sheldrake, Fran apparait derrière, entendant forcément tout ou partie de la conversation. De même que lorsqu’un beau-frère (au nom à consonance polonaise, petit cousin de ce rustre de Krahulik dans The Seven Year Itch) vient chercher Fran, une porte au fond rappelle la promiscuité de la chambre où Fran a toutes ses affaires, et dans laquelle le beau-frère va soupçonner qu’une orgie a eu lieu entre sa belle-sœur et ce parfait inconnu de Baxter.

Bien que le film aille plus loin dans le jeu autour de l’adultère que The Seven Year Itch, on retrouve quand même le vieux thème des contes de fées. La belle au bois dormant, c’est plus Baxter que Kubelik ici, et d’ailleurs à la fin c’est elle qui se joint à lui dans une scène qui reste un sommet du cinéma par ses non-dits :
Baxter : « Miss Kubelik, I love you. Did you hear what I just said ? I absolutely adore you. »
Fran : « Shut up and deal. » (To Deal, ici, dans le sens de distribuer les cartes : officiellement, elle est venue pour terminer une partie de cartes)
Il fallait sans doute une réplique finale mémorable, afin de succéder à « Nobody’s perfect »... Mais ici, c’est toute la scène qui prend de la hauteur, culminant avec ce petit sourire adorable qu’envoie Shirley McLaine à Jack Lemmon, marque de tendresse, d’immense complicité, d’une femme qui a enfin trouvé l’homme de sa vie. Elle est fière de lui : elle peut, elle est responsable de l'ultime déblocage de Baxter, lui qui ne s’est rebellé parce qu’il désapprouvait le traitement subi par la femme qu’il aime Ces deux-là ont beaucoup de choses à se dire.

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Un, deux, trois (One, Two, Three, 1961)

1961 : C. R. MacNamara (James Cagney) est le président de la branche berlinoise de Coca-Cola Inc. L est chargé d’accueillir Scarlet (Pamela Tiffin) la fille d’un de ses supérieurs à Berlin. Ce ne sera pas une mince affaire, la jeune femme étant particulièrement incontrôlable : elle ira jusqu’à rencontrer un jeune communiste, Otto Piffl (Horst Bücholz) et se marier avec lui. Lorsque la famille de Scarlett annonce son arrivée, il faut de l’ingéniosité de dernière minute à MacNamara pour empêcher le désastre absolu...

Ce film est le plus volontairement burlesque et mécanique de Billy Wilder mais aussi l’un des plus froids, à l’égard de ses personnages s’entend : qui va-t-on pouvoir aimer dans cette histoire ? C’est aussi, paradoxalement, un film à raccrocher à A Foreign Affair parce qu’il a été tourné à Berlin, mais le Berlin de juste avant le mur, de la corruption, de la fuite par la porte de Brandebourg, un monde qui au moment de la sortie du film aura disparu mais qui est ici très bien reproduit. En dépit du titre, c’est un monde binaire dans lequel il faut semble-t-il choisir son camp. C’est ce que rappellent bien les capitalistes les plus acharnés : le président de Coca-Cola qui prétend que sa fille n’arrivera à Berlin que si « les cocos ne font pas exploser l’avion » ou le chef de la branche berlinoise, Jim MacNamara, garant d’un système qui lui garantit une ascension, à lui qui vise justement le poste de directeur général de la firme pour l’Europe, sis à Londres. Mais les "autres", intermédiaires soviétiques en visite pour négocier un contrat auprès de MacNamara ou policiers est-allemands, sont semblent-ils très attachés à leur monde binaire. Nous c’est nous, eux c’est eux, semblent-ils dire. L’arrivée de Scarlett Hazeltine, fille du président de Coca-Cola à Berlin, aurait pu signaler l’heure du rapprochement : puisqu’elle tombe amoureuse d’un jeune communiste local et se marie illico avec lui, si Wilder n’avait décidé d’en faire une ravissante idiote, et de son fiancé un imbécile dogmatique, sur-joué par Horst Buchölz.

Lassée des ambitions survoltées de son mari, de ses frasques extraconjugales, de la petite guéguerre berlino-berlinoise et de devoir voyager au gré des changements de poste de son mari, Mrs Phyllis MacNamara (Arlene Francis) a finalement réussi à échapper au rouleau compresseur de Wilder et Diamond et émerge seule rescapée de ce jeu de massacre. Elle a beau exhiber dans un premier temps un cynisme caustique et salace, elle fait montre d’une vraie souffrance le moment venu ; et Arlene Francis sait doser son jeu, à l’opposé d’un James Cagney déterminé à battre le record du monde de nervosité...

Souvent truffé de gags énormes, le film tranche bien sur avec la palette plus délicate du film précédent. Il inaugure une série de trois films qui vont faire exploser les limites du bon goût, de la morale et de ce qu’on peut dire et montrer au cinéma ou pas. Il y est question de sexualité, bien sûr, désormais omniprésente dans l’œuvre de Wilder, et l'on appréciera la lourdeur calculée des allusions entre MacNamara et sa secrétaire, supposée lui donner des cours de langue, ou le moment où celle-ci déambule en chemise : MacNamara lui dit d’aller se rhabiller, parce que "sa chair de poule" se voit, faisant allusion à la pointe de ses seins ! Les enfants se tiennent d’ailleurs à la page, et Wilder s’amuse de ce monde qui joue entre deux langages, où un docteur incapable de trouver le mot « pregnant » (enceinte) se voit seconder par des enfants (« Elle attend des chiots »). Wilder cisèle une fois de plus des noms qui à chaque fois sonnent juste, et permettent des gags en retour : Scarlett Hazeltine, jeune bourgeoise d’Atlanta, est absente ? Inévitablement, quelqu’un glisse : « She’s gone with the wind ! ». Piffl, le communiste, sonne comme un rien du tout. Et bien sûr, doté d’un nom qui sonne lui comme une trompette, Cagney hurle, tempête, en fait des tonnes et en fait même trop. Il semble en vouloir en permanence au peuple allemand, auquel il reproche son incorrigible rigidité militariste (mais il est vrai que le plus inoffensif des assistants ou le plus affable des journalistes semblent cacher des Nazis invétérés), et lui aboie dessus en permanence.

Pourtant, tourné de part et d’autre d’un mur invisible qui ne demandait qu’à devenir concret, One, Two, Three n’oublie pas plus que A Foreign Affair de nous montrer les quartiers détruits de Berlin, sa tristesse et sa nudité. Ce monde n’a que deux solutions, soit les rouges soit Coca-Cola, il lui en faut peut-être une autre... A propos de Coca-Cola, largement cité, sans détour ni regret, la firme ne sort pas indemne, et son esprit de conquête, le sens du secret, la volonté d’hégémonie aussi finissent par incarner l’esprit américain carnassier déjà souvent incarné par d’autres institutions : la presse dans Ace in the Hole, Hollywood dans Sunset Boulevard, Sheldrake et sa compagnie d’assurances dans The Apartment. C’est intéressant, mais le film reste malgré tout trop dominé par l’énervement systématique de sa star, et le coté mécanique qui s’ensuit, pour toucher juste.

La Chronique d'Antoine Royer

Irma la Douce (1963)

A Paris, Rue Casanova, dans le quartier des Halles, les "poules" et leurs "macs" (en français dans le texte) vivent en bonne intelligence avec les gens de la police, qui ne les empêchent nullement d’exercer leurs lucratives activités et y puisent de temps en temps de quoi les aider à fermer les yeux. Au milieu de cette situation bien établie, arrive Nestor Patou (Jack Lemmon), un flic honnête mais un peu distrait, qui met du temps à comprendre la dite situation. Pourtant une fois qu’il ouvre les yeux, il n’est pas long à réagir et opère une rafle, qui se passe tellement bien que le pauvre Nestor Patou va devoir ensuite abandonner son uniforme, ayant un peu molesté certains clients, dont son supérieur hiérarchique. Il trouve alors refuge auprès d’Irma la Douce (Shirley McLaine), la plus populaire des prostituées de la rue, dont il devient assez rapidement le souteneur. Le problème, c’est qu’il est aussi très amoureux, et surtout très jaloux...

Le quatrième film de Billy Wilder en couleurs est adapté d’une comédie musicale, on attendrait donc assez logiquement qu’on y chante. Il y a bien de la musique, signée André Prévin, et un intermède chanté ou deux, mais ils sont systématiquement en situation : une jeune prostituée met un disque dans le juke-box et tout le monde danse, et autrement il y a une adaptation de Alouette, gentille alouette interprétée par une cargaison de poules (terme choisi par Wilder et Diamond) qui menacent assez clairement de faire subir les derniers outrages à l’agent Nestor Patou qui les a embarquées dans un panier à salade. Bref : ne faisant rien comme tout le monde, et ayant de toute façon décidé de faire rendre gorge à la censure et au (toujours en vigueur) code de production de 1934 qu’il a continuellement attaqué), Wilder fait un film totalement personnel à partir d’une comédie musicale parisienne ; et c’est un plaisir. Mais c’est un plaisir parfois un peu long, c’est le principal défaut.

Grace au rythme franchement indolent de cette mini-épopée des faubourgs, on peut voir la machinerie Wilder à l’œuvre. C’est aussi ce que beaucoup reprochent au film, le fait de tourner un peu à vide, parfois. Admettons, d’une part, que le film pêche parfois par trop de fausse guimauve (ces couleurs !), voire par excès de mauvais goût, franchement revendiqué. Ajoutons que certaines situations rappellent un peu trop d’autres films ; notamment la scène lors de laquelle, seule avec un client (qui s’avère être Nestor déguisé, prétendant être irrémédiablement impuissant) Irma réveille de façon inattendue ses ardeurs, ce qui nous renvoie à Some Like it Hot, mais le champagne en moins. Il faudrait ajouter qu’en dépit de la ressemblance, la scène dans Irma la Douce ressemble à une provocation : dans le film précédent, situé en 1929, on y parlait d’embrassade, ce qui évidemment ne trompe personne. Là on parle à mots à peine couverts d’érection, d’impuissance, de rapports sexuels. C’est d’ailleurs la franchise du film, plus que son bricolage pour le rendre faussement naïf, qui en fait la force. Si ni Irma ni Nestor ne sont dénués d’intérêt, s’ils sont décidément bien mignons, et si leurs aspirations peuvent passer pour tendrement comiques (Irma, qui souhaite se dédier à son métier) ou si adorablement naïves (Nestor, qui se dévoue pour son Irma, sans que celle-ci ne s’en aperçoive, va travailler dès le lever du soleil afin de lui éviter le trottoir), il faut bien dire que la France présentée dans ce film tient vraiment de la fantaisie poétique. Le film, après tout, est une fois de plus un conte de fées. Il y a même une authentique fée en la présence de Constantinescu, dit Moustache, un homme qui a tout fait - la guerre, avocat, médecin - et qui va aider le proxénète Patou afin de donner un revenu à Irma sans pour autant qu’elle couche avec un autre que lui, et tous deux vont inventer « Lord X ». Drôle de prince charmant, joué par un Jack Lemmon qui se lâche, mais qui n’oublie pas de se retrouver un moment avec une seule des chaussures de sa Cendrillon vêtue de collants verts. Lord X, lui aussi, va échapper à ses créateurs, dans un final ouvertement absurde.

Placé entre deux charges grossières, mais si féroces, à l’égard des Etats-Unis (One, Two, Three et bien sûr Kiss Me, Stupid), Irma la Douce est une petite halte en forme de bluette, qui permet à Billy Wilder d’être l’un des premiers au cinéma à montrer une femme enceinte anatomiquement correcte, dans un film qui voit Shirley McLaine se coucher nue dans un lit et faire un regard lourd de promesses à Jack Lemmon. Le film a démontré l’inutilité du code de production, qui n’allait pas tarder à rendre l’âme. Quant à ce film mal fichu, mais adorable, il continue à intriguer, placé au cœur des années 60 et constamment sur le fil du rasoir : un film hautement provocateur, revendicatif et sordide, mais tourné avec un soin de maniaque, par des artistes qui revendiquent leur classicisme.

La Chronique complète

Embrasse-moi, idiot ! (Kiss Me, Stupid ! 1964)

Le chanteur Dino (Dean Martin), en route pour L.A., s’arrête à Climax pour un plein. Il ne sait pas qu’il est tombé sur un pompiste qui a de l’ambition : Barney (Cliff Osmond) écrit les paroles de chansons composées par son ami Orville (Ray walston). Ils prennent la décision d’empêcher le chanteur, connu pour être un séducteur, de repartir afin de placer des chansons. Mais Orville est marié et très jaloux, et en plus Barney entend bien profiter de la faiblesse de Dino pour les femmes afin d’endormir son sens critique. Les deux hommes conviennent donc d’échanger Zelda (Felicia Farr), l’épouse légitime, contre Polly (Kim Novak), une serveuse d’un bar louche, ce qui permettra à Orville de laisser Dino la séduire et de rendre le placement de chansons plus facile.

La réputation de ce film n’est pas enviable, considéré à sa sortie par beaucoup comme le plus grossier des films de Wilder… Climax, Nevada, la ville dans lequel se déroule le film, existe mais bien sûr le cinéaste a choisi la ville dont le nom est synonyme d’orgasme comme lieu de la rencontre d’un certain nombre de personnages, pour une suite d’évènements qui vont entraîner un certain nombre de péripéties et des changements dans un certain nombre de vies. Et puis on est dans l’Amérique profonde, celle où le puritanisme des uns s’accommode fort bien du relâchement des autres, à quelques encablures de Las Vegas. Prostitution, déjà évoquée dans les grandes largeurs sous son aspect mythologique dans Irma la Douce, crise de la quarantaine, obsession sexuelle, envies soudaines au beau milieu de l’après-midi, douches à deux, adultères, les figures évoquées dans le film ne manquent pas. Les dialogues, souvent effectués en duo (Orville - Barney, Dino - Zelda, Orville - Polly) sont truffés de gaillardise, comme il sied... Et pourtant c’est assez triste : un drame se joue dans ce film, celui de la frustration, mais pas de tout le monde ; les deux femmes sont non seulement l’objet d’un troc assez crapuleux (l'une sans le savoir, mais l'autre en est amèrement consciente) mais en plus elles souffrent. Bien sur Zelda est mariée à un homme qui a un cœur d’or, mais il est aussi si jaloux qu’elle n’en peut plus, et elle a besoin d’un prétexte pour aller faire une pause. C’est donc approprié que cette fan de Dino, le chanteur, puisse trouver comme par enchantement au milieu de cette pause Dino lui-même, servi sur un plateau, dans une scène de séduction assez délicate somme toute en dépit des circonstances (dans une caravane au milieu du désert). De son coté, Polly, la serveuse revenue de tout pour repartir vers rien, découvre en Orville un homme aimant et délicat, et se laisse séduire par lui alors que ce n’était bien sûr pas prévu, mais cela lui permet l’espace d’un instant d’être Mrs Orville Spooner au lieu d’être une marchandise. Bien qu’il les oppose, en mettant en avant la douceur conjugale tranquille de Zelda et le coté charnel de Polly (C’est Kim Novak, quand même), le cinéaste les rend complémentaires, et on a l’impression qu’elles pourraient être amies...

L’obsession est le maitre mot d’un grand nombre de personnages de Wilder ; ici, on a trois obsédés. Dino, bien sûr, joué avec un grand sens de l’autodérision par Dean Martin, est annoncé dès l’ouverture : chanteur talentueux mais qui boit sur scène, truffant ses chansons d’apartés au sujet des femmes et de l’alcool. Sitôt mis en présence des traces d’une femme (nuisette, mannequin), il se met en marche et n’aura de cesse que de l’ajouter à sa collection ; un temps, il croit ou feint de croire devoir se reposer un peu. Il est intéressant de constater que la seule relation sexuelle qu’il consommera durant le film sera avec Zelda, qui pourrait, vu ses fréquentations, être la seule vraie dame qu’il ait jamais eue. Sauf que lui ne s’en est jamais aperçu, persuadé qu’il faisait la rencontre de Polly... Barney est, lui, obsédé par la chanson dans son versant économique. Il écrit, oui, mais elles sont toutes nulles, et la seule chose qu’il en retire c’est d’imaginer le futur succès en espèces sonnantes et trébuchantes. Son nom, Millsap, mélange entre mill (moulin : le coté besogneux d’un homme qui ne ménage pas ses efforts ?) et sap (andouille), fait est qu’il n’est pas précisément d’une grande classe. Quant à Orville J. Spooner (encore un nom de minable), le prof de piano aux pulls à l’effigie de Bach et Beethoven, on aurait pu croire qu’il était obsédé par la musique, mais non : sa manie, c’est la jalousie maladive, du même calibre que l’obsession manifestée par Tom Ewell dans The Seven Year Itch, les fantaisies visuelles en moins. Wilder évite tout onirisme, et laisse donc à André Prévin le soin de commenter ironiquement la jalousie obsessionnelle du héros en truffant la partition de Lettre à Elise, de Beethoven, d’ajouts de contrebasse à l’archet à chaque fois qu’Orville est jaloux. Un petit caillou, en apparence anodin, lie d’ailleurs la jalousie et l’aventure improvisée à la fin du film entre Zelda et Dino : un mot laissé à l’attention du laitier par Zelda dans la bouteille de lait vide (afin d’effectuer une commande) trouve un écho parfait dans les billets de banque laissés par le chanteur pour récompenser « Polly » dans une bouteille de whisky.

Wilder retrouve paradoxalement dans ce film à vocation satirique les accents noirs de Ace in the Hole : rien de mieux que les déserts pour faire la radiographie de la médiocrité, semble-t-il... Si les femmes sont ici les deux clés du film, elles renvoient toutes les deux à Orville, le minable prof de piano, que l’une a épousé et que l’autre a convoité alors qu’on lui promettait des frissons dans les bras du bellâtre à la mode. Et d’ailleurs, Orville aura gagné le droit de passer la nuit avec Polly après s’être conduit de façon chevaleresque avec elle, puisque comme toujours chez Wilder, à force de prétendre, comme ici que Polly soit Zelda, elle devient vraiment la femme légitime. Dino, lui, n’aura comme seul geste de remerciement qu’un lâcher négligent et contractuel de billet... Montrant un visage de l’Amérique qui cache de moins en moins son obsession sexuelle, Kiss Me, Stupid est un film qui vaut finalement bien mieux que sa réputation.

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La Grande combine (The Fortune Cookie, 1966)

Un soir de match de football à Cleveland, la couverture média de l'évènement est assurée par CBS, et Harry Hinkle (Jack Lemmon) est l'un de leurs cameramen. Hélas pendant une action de "Boom Boom" Jackson, un populaire joueur afro-américain (Ron Rich), ce dernier lui rentre dedans et provoque un évanouissement du caméraman. A l'hôpital, ce dernier reste quelques heures en observation, toujours inconscient, pendant que sa famille attend : sa mère, sa soeur et son beau-frère (Willie Gingrich : Walter Matthau). Particulièrement avide de s'élever de sa médiocrité financière, et totalement dénué de scrupules, Gingrich apprend de la bouche de sa belle-mère que Hinkle a été victime d'un accident étant enfant, ayant eu une vertèbre sérieusement abimée : celle-ci doit toujours avoir le même aspect. Il décide de monter une arnaque avec Hinkle, prétendant que ce dernier a été à demi-paralysé par le choc. Hinkle n'est pas très chaud au départ, puis finit par accepter dans l'espoir que sa femme Sandi (Judi West), lui revienne : aspirante chanteuse et surtout à la recherche d'un bon parti, elle a fui avec un chef d'orchestre, alors que les perspectives de carrière de son mari ne semblaient pas aller très loin. Elle n'a pas percé pour autant.

Tourné avec la rigueur d'un film noir, structuré en 16 chapitres apparents (chacun son titre, numérotés de 1 à 16), La Grande combine est ce qu'on pourrait appeler une comédie triste, et tient son titre d'un de ces "fortune cookies", les gâteaux chinois qui contiennent un conseil, un dicton ou une vision d'avenir. Ici, le cookie dit en substance: "Tu ne peux pas tromper tout le monde une fois, ou une personne tout le temps", et pourtant Willie Gingrich, l'avocat, est bien parti pour tromper son monde. Le seul point sur lequel il n'avait pas compté, c'est l'honnêteté non pas d'un mais de deux hommes... Pour son 21e film, Billy Wilder semble commencer à accuser le coup d'un insuccès chronique : il accumule échec sur échec, tant public que critique, et la volée de bois vert que lui a valu le très provocateur Kiss Me, Stupid lui est particulièrement restée en travers de la gorge. C'est pourquoi il va déverser une grande rasade de bile dans ce film, qui fait souvent semblant d'épouser les expériences formelles de la période, mais qui est du pur Wilder. Ecrit à la virgule près, avec des acteurs acquis (Lemmon, Cliff Osmond) ou qui font une entrée tonitruante dans son univers (Walter Matthau), il destine comme souvent son jeu de massacre à l'Amérique, dont un certain nombre de traits sont ici représentés : omniprésence des médias et en particulier de la TV, carriérisme, mais aussi fausse mobilité sociale, ségrégation de fait, symbolisme vide des droits civiques récemment conquis par les Noirs sous la bannière de Martin Luther King... Wilder mobilise ses vieux thèmes et s'amuse à pousser sa logique du mensonge, ou de la dissimulation, jusqu'au bout dans un film dont les héros tentent une arnaque particulièrement basse.

Les grains de sable dans cette affaire vont être fournis par trois facteurs. D'une, part bien sûr, les avocats de CBS qui, connaissant la réputation de Gingrich, ne croient pas une seule seconde à la paralysie et engagent Chester Purkey (Cliff Osmond, le garagiste parolier de Kiss Me, Stupid), un détective très fort, qui a déjà croisé la route de Gingrich. Celui-ci va devoir se méfier des micros et des caméras de surveillance installés par l'infatigable Purkey, installé en face de l'appartement de Hinkle. D'autre part, le joueur de football par lequel toute cette histoire est arrivée, le bien nommé "Boom Boom", s'en veut et va être aux petits soins avec Hinkle, jusqu'à le servir littéralement : il s'installe avec lui, lui fait la cuisine, lui sert le café et va même jusqu'à récupérer sa femme à l'aéroport. Et en allant la chercher, il ne met pas longtemps à flairer que la jeune femme ne revient pas nécessairement parce qu'elle aime son mari, mais bien plutôt parce qu'elle a compris qu'elle pouvait se faire de l'argent en revenant au bon moment, juste avant une opération qu'elle sent juteuse. Lui qui se dévoue pour Harry sans compter ne supporte pas de voir les rapaces s'agiter autour de son ami. Enfin, autre grain de sable, et non des moindres, Harry, qui ne voulait pas de cette arnaque avant de comprendre qu'elle pouvait lui rendre sa femme, ne va pas vraiment apprécier la tournure que prennent les choses et va finir par refuser de continuer jusqu'au bout.

Avec I. A. L. Diamond, Wilder a concocté ses dialogues avec une délectation évidente. Le principal moteur, c'est l'odieux Gingrich, dont la famille est une splendide image de médiocrité auto-satisfaite : aucun rapport d'affection ni de tendresse ne semble colorer les rapports de Gingrich et de son épouse, et il n'a pas l'air de se soucier de ses enfants non plus, la mère ne l'ouvre que pour pleurer et se faire envoyer sur les roses d'un sonore Shut up ! par son gendre. Mais il s'amuse aussi beaucoup avec les échanges aigre-doux entre Purkey et son collaborateur. Par contre, Wilder et Diamond ont trop insisté sur l'angélisme de "Boom Boom", qui confine parfois à une certaine forme de naïveté un peu gênante... Les deux scénaristes se sont amusés par ailleurs à glisser quelques allusions aux médias du moment : le film commence par la couverture médiatique d'un match de football, mais le caméraman qui filme l'appartement de Hinkle depuis l'autre coté de la rue a hâte de rentrer chez lui pour regarder Batman... toujours, cette tendance à mettre en valeur l'importance de la culture populaire chez ses personnages. Wilder a aussi su inventer des noms évocateurs tous chargés soit en sens soit en résonnances : au-delà du très simple Hinkle, qui ressemble à un "Twinkle" qui aurait été raboté de son début ("to twinkle", c'est le verbe qui veut dire "scintiller", comme les étoiles donc), on a bien sûr Gingrich, le nom qui rappelle vaguement le "Grinch" et qui est porté par un personnage odieux et sans scrupules, joué avec gourmandise par Walter Matthau. Bref un sale bonhomme, qui trompe tout le monde tout le temps, n'a de famille que parce qu'un jour il a couché avec sa secrétaire, et a sans doute couché avec sa belle-soeur (il lui met la main aux fesses et lui signale qu'elle a pris un peu de rondeurs). Chester Purkey, parfois surnommé "tas de graisse" par son collaborateur, est un personnage rondouillard, mais habile. Un détective privé avec "Key" dans son nom, quoi de plus approprié ? Enfin, "Boom boom" Jackson, personnage le plus honnête de cette sarabande, est doté d'un patronyme intéressant : Jackson, c'est la capitale du Mississippi, l'Etat dans lequel les plus importantes avancées de la lutte des Noirs pour les droits civiques se sont tenues. Ce ne peut être un hasard, même si le film semble s'en défendre, on constate que le thème des droits civiques est présent, même en creux, du début à la fin de ce film : Jackson, vedette du football, avoue lui-même n'avoir aucun avenir en dehors du sport et tient un bowling fréquenté uniquement par des Noirs. Ses rapports avec les Blancs sont symbolisés par ces scènes durant lesquelles il se dévoue à son ami Hinkle. Sa seule récompense sera de tant culpabiliser qu'il va mettre sa carrière en l'air. Mais au moment de s'avouer vaincu, Chester Purkey, qui a compris que le point de faible de Hinkle est son amitié avec Boom Boom, va se lancer dans une diatribe ultra-raciste, qu'il semble ne pas avoir eu trop de mal à improviser, afin de provoquer la colère de Hinkle : celui-ci lui envoie un coup de poing qui prouve qu'il n'est pas paralysé... Tous les coups sont permis, bien sûr, mais dans l'histoire Jackson devient doublement victime : de ses égarements, puis de la duplicité des autres.

En plus d’inégalités raciales, il est largement question d'inégalité sociale dans ce film ; la nécessité de s'élever va de pair avec un manque total de décence : les deux personnes qui souhaitent s'améliorer, Gingrich et Sandi, sont absolument lamentables. La famille de Hinkle ne vaut pas mieux, mais manque singulièrement de substance. Il est intéressant de constater que Hinkle n'a que très peu de contacts avec eux. A la fin, c'est avec "Boom boom" qu'il passe du temps, ayant développé une vraie complicité avec lui. Si Hinkle est plutôt un médiocre, il est aussi sympathique, d'autant qu'il a su dire non à la voie tracée par son beau-frère, et ce au bon moment. Le film se terminant ainsi sur Jackson et Hinkle, dans un stade vide, fraternellement unis en jouant avec un ballon.

Pour finir, rappelons qu’un duo de stars, Lemmon et Matthau, est né avec ce film attachant... qui n'aura évidemment pas beaucoup de succès en cette fin des années 1960.

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La Vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes, 1970)

On a retrouvé des carnets inédits du Dr Watson (Colin Blakely) contenant des aventures cachées de son ami Sherlock holmes (Robert Stephens), des affaires tellement embarrassantes que le docteur préférait qu’elles attendent loin des regards... Holmes est convoqué par une grande ballerine Russe (Tamara Toumanova) de passage à Paris, qui souhaite un géniteur célèbre pour lui faire un enfant ; Holmes devra trouver un mensonge crédible pour ne pas s’exécuter. Puis les deux hommes recueillent une jeune femme amnésique (Geneviève Page), qui a presque été noyée et qui est entourée de mystère... Qui est Gabrielle Valladon ? Qui en voulait à sa vie ? Et que cachent ces faits divers étranges qui se multiplient entre Londres et l’Ecosse ?

Le metteur en scène est un peu à l’écart des différentes "nouvelles vagues" qui agitent le cinéma en ce tournant d’une décennie, bien qu’il ait participé à sa façon à ce vent de liberté qui souffle sur le septième art. Il a aussi, et c'est ressenti d'autant plus cruellement par ses commanditaires en cette période d'implosion des studios et de leur système, perdu son crédit auprès du public en accumulant échec sur échec. Wilder est donc fragile quand il s'attaque à une nouvelle extravagance : un film épique, énorme, sur Sherlock Holmes, dans lequel le personnage de fiction serait traité comme un homme ayant existé, et bien sûr dans lequel la voix du Dr Watson allait pouvoir être entendue à sa juste valeur. Mutilé avant sa sortie par les Mirisch, aucune des quatre scènes qui ont été enlevées de la version intégrale n'a survécu intacte. Ce qui reste, ce sont les 125 minutes de la version assemblée par les Mirisch. Néanmoins, y compris une fois réduit à une longueur raisonnable, ce film est un bien bel anachronisme en 1970 : situé à la fin du XIXe siècle, il épouse le verbe de Conan Doyle, ça et là rehaussé de ces brillants traits d'humour typiques de Wilder. Le prologue actuel nous promet une succession d'affaires, mais on n'en aura en vérité que deux : la deuxième en particulier permettant à Holmes, Watson et à celle qui répond au nom de Gabrielle Valladon de commenter au fur et à mesure la progression d'une intrigue dont le seul but est, bien sûr, de nous perdre.

Avec sa narration mystérieuse, ses personnages engoncés dans une morale authentiquement victorienne (Victoria fait d'ailleurs objectivement partie du puzzle), ce film fait tout pour avoir l'air d'un autre âge. Wilder utilise la couleur mais elle est diffusée, délicate, travaillée. La musique de Miklos Rosza ajoute à cette impression de classicisme excessif, et le ton très anglais des deux acteurs retenus par Wilder pour interpréter ses personnages enfonce plus avant le clou. Robert Stephens est un grand Holmes, à commencer par le fait qu'il se situe "en dehors" de la fiction, qu'il dénonce dès la première scène : il reproche en effet à Watson de l'avoir agrandi pour ses chroniques et s'auto-cite en permanence, ironisant sur la prose du Dr Watson.   Celui-ci est interprété avec un grand bonheur par Colin Blakely, qui est de toute évidence dirigé par Billy Wilder en référence à Jack Lemmon : il possède ce coté faire-valoir, ce décalage génial, et tel Gerry devenant Daphné dans Some Like it Hot, il prend son "déguisement" de valet très à coeur dans le dernier acte du film.
 
Le terme de "private life" adopté dans le titre fait allusion à la nature scabreuse du film, et au fait que dans les sujets ici retenus il est largement question des rapports de Holmes avec les femmes en général. L'épisode avec la ballerine se conclut sur un mensonge de Holmes : afin de ne pas devenir l'amant d'une femme qui en veut à ses spermatozoïdes, il feint d'être l'amant de Watson. Celui-ci prend très mal la chose, et lors d'une discussion avec Holmes, demande à celui-ci de confirmer qu'il a bien des rapports avec les femmes, ce que Holmes refuse de faire... Avec Gabrielle Valladon, c'est une autre affaire. Le soir ou les deux hommes recueillent la jeune femme, Holmes la retrouve nue dans sa propre chambre, s'adressant à lui et l'invitant clairement à la rejoindre dans le lit. Holmes s'intéresse alors à un indice pour son identité, elle a une marque d'encre sur la paume. On coupe ensuite au lendemain et Watson découvre la jeune femme seule, couchée dans la chambre de son ami. Le retour de Holmes dissipe l'équivoque, néanmoins Madame Valladon et Holmes vont maintenir une étrange relation, distante mais pas trop, laissant flotter une certaine équivoque quant à la nature de leurs liens. Seuls les sentiments de l'un et de l'autre seront, eux, parfaitement clairs.
 
Entièrement dévoué à son projet, Wilder signe constamment le film. Les acteurs sont superbement dirigés, le film est truffé d’un parcours d’indices particulièrement hitchcockiens (le film possède l'un des plus beaux Mac Guffin de tous les temps, du reste). La visite de l'Ecosse a elle aussi des accents hitchcockiens, l'auteur s'amusant à inventorier tous les clichés du lieu (monuments, châteaux sinistres, cornemuses, Loch Ness et monstre). Les thèmes de la dissimulation, du mensonge, du déguisement sont à la fête aussi, avec une intrigue qui repose autour d'un mystère dans lequel Holmes finit par trouver son propre frère impliqué, pour une cliente qui n'est pas ce qu'elle prétend, qui contient un monstre qui n'en est pas un, des enfants qui sont des nains et des canaris blancs... Holmes est un obsédé, encore un : obsédé par sa propre image, mais aussi par ses petites déformations, comme lorsqu'il visite le Club ou réside son frère Mycroft (Christopher Lee) ; en pleine étude technique sur les différentes cendres de tabac, il avise un membre endormi du club dont le cigare s'est consumé et regarde l'échantillon, avec d'ailleurs l'approbation de Watson, qui partage décidément tous les aspects de la vie de son ami...

Le jeu entre fiction et réel est savoureux, depuis cette solennelle découverte durant le générique, dans le Londres de 1970, de documents jusqu'alors cachés selon la volonté de feu le Dr Watson. La reine Victoria, en rencontrant Holmes, lui demande si elle pourra bientôt lire ses aventures, mais Holmes admet ne pas le souhaiter, l'affaire ne tournant pas à son avantage ; les mensonges sur lui-même qu'il reprochait à son ami deviennent un moyen de préserver sa propre vanité. De fait, Holmes n'est pas infaillible. Son propre frère le roule dans la farine d'une façon évidente, il n'a pas vu venir la ruse de sa propre cliente, et il refuse au début de s'intéresser à une affaire (des nains de cirque ont disparu) qui a des répercussions importantes sur l'affaire Valladon. Tout cela, bien sur, par vanité...
 
Mais ce qui surprendra le plus dans ce film souvent plein d'esprit, c'est son atmosphère triste, voire morbide. Le rire, la politesse du désespoir, est un sport que ne pratique pas beaucoup Holmes. Il est plus friand de déductions, de recherches et bien sûr de cocaïne. La scène splendide qui voit Holmes tenter de jouer du violon puis l'abandonner pour s'adonner à son autre passe-temps, est vue sous le regard de Watson, son approbation tranquille à l'écoute des notes de musique, puis son inquiétude en entendant le violon s'arrêter et sa désapprobation totale lorsque sans un mot Holmes se dirige vers la petite mallette qui contient la drogue. Une scène dans laquelle toute la science de Wilder, sa délicatesse mais aussi son amour du détail, vont droit au but et en disent plus long sur Holmes, et aussi sur Watson que les paragraphes entiers de Sir Arthur Conan Doyle, j'en ai peur. De la narration, en quelques images. Bref, du cinéma. La Vie privée de Sherlock Holmes est un très grand film, à n'en pas douter, avec ou sans ses minutes manquantes...

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 Avanti ! (1972)

Wendell Armbruster Jr (Jack Lemmon) a un avion à attraper: il est venu en quatrième vitesse, parce qu'il a eu une mauvaise nouvelle. Il doit se rendre à Ischia, dans la baie de Naples, ou son père qui prenait ses vacances annuelles a eu un accident de voiture, et est décédé. Comme il va devenir sous peu le remplaçant de son père, et que la situation de l'entreprise n'est pas brillante, il faut faire vite. Seulement il n'est pas seul : dans le même train, dans le même bateau et bientôt dans le même hôtel, une jeune Anglaise, Pamela Piggott (Juliet Mills) semble le suivre. Armbruster apprend la raison: son père n'était pas seul dans l'accident, il y avait aussi une femme, Katherine, la mère de Pamela. Par ailleurs, Armbruster apprend que les deux tourtereaux en étaient à leur dixième période de vacances ensemble...

Deux ans après la douloureuse expérience de La Vie privée de Sherlock Holmes, voici une comédie sentimentale, impertinente et légère en dépit de sa longueur. Après la gravité du précédent, c'est une halte bienvenue. En plus de la rencontre entre Miss Piggott, l'Anglaise complexée et minée par son obsession du surpoids (Juliet Mills), et Wendell Armbruster, le conservateur qui n'a jamais pris le temps d'apprécier la vie, on fera la connaissance aussi de Signor Carlucci (Clive Revill), un gérant de l'hôtel particulièrement arrangeant pour les enfants de ceux qu'il considérait comme ses amis. On verra aussi Bruno (Gianfranco Barra), maitre d'hôtel et maître chanteur, qui possède un certain nombre de photos compromettantes, ainsi qu'une maitresse encombrante (Giselda Castrini). Autrement, il y aura la famille Trotta, napolitaine pur jus, qui a une vision de la vie qui implique l'abduction éventuelle des êtres chers en échange de rétribution. Et tout ce petit monde est mené au pas de charge dans une intrigue sans temps mort, du moins le croit-on tant que Wendell Armbruster, éternel homme pressé, tient la barre. Seulement, de la découverte de la double vie de son père à la désagréable habitude des habitants de la région de prendre leur temps, en passant par les désirs de Miss Piggott, qui vont à l'encontre de siens en ce qui concerne les arrangements funéraires, Armbruster voit vite que la partie est loin d'être à son avantage... En dépit donc de son obsession d'imposer son rythme personnel à tout ce qui passe autour de lui, Armbruster va finalement, comme Miss Piggott, se laisser aller et succomber au charme de l'endroit, comme l'avaient fait avant eux leurs parents.

Golfeur au début du film, un homme comme Wendell ne pouvait faire que ce sport de riches. Le vêtement en est d'ailleurs aussi codé que ridicule en toute autres circonstances, ce qui permet aux premières scènes de charger le pauvre Lemmon de tout un poids satirique. Voilà bien un Américain de la bonne société ; comme il s'appelle Armbruster, on sent l'homme habitué à diriger. Son nom est doté d'un suffixe (-Er) qui l'identifie comme un actif. De fait, il se comporte au début en véritable dictateur, ou comme une armée en conquête. Le seul autre Américain vivant du film, le diplomate-barbouze J. J. Blodgett (Edward Andrews) qui vient en hélicoptère pour chercher le corps paternel, se comporte de façon encore pire: il passe son temps à pester contre les Italiens, qu'il appelle "foreigners", soit étrangers, assure que «c'était mieux sous Mussolini», et n'a aucune ouverture d'esprit. On juge d'autant mieux de la transformation du personnage principal...
Miss Piggott, quant à elle, est affublée d'un nom qui la condamnait en effet à cultiver des complexes, et les allusions à son poids sont nombreuses; mais au moins, elle vient préparée: c'est elle, dans le bateau, qui rappelle à un Armbruster indifférent qu'en Italien, le simple fait de demander du savon, revient à chanter un opéra... Elle succombera d'autant plus vite à la magie des lieux. D'autant que contrairement à Wendell, elle savait ce qui se passait tous les étés. Roger Ebert à la sortie du film se plaignait que le personnage de Lemmon mette si longtemps à comprendre la nature des vacances de son père, et estimait que ça mettait le personnage en porte-à-faux vis-à-vis du public; il me semble que c'est justement le but de Wilder.
Cette délicieuse comédie qui se laisse vite porter par le rythme particulier du lieu, et ralentit considérablement sur la dernière heure, a bénéficié de la permissivité du début des années 72, ce qui apparait dans un certain nombre de scènes. La première est un gag splendide, entièrement visuel, qui repose sur le fait qu'Armbruster doit se changer une fois dans l'avion. Il trouve un homme auquel proposer un échange de vêtements, et ils vont tous les deux dans les toilettes. Pas un mot n'est prononcé, mais la réaction de tout le monde dans l'avion est hilarante. Sinon la fameuse scène de la baignade, durant laquelle les deux acteurs sont totalement nus, à l'exception des chaussettes noires de Lemmon, est justement célèbre; les acteurs, aussi peu habitués à se déshabiller que leurs personnages, révèlent une peau peu habituée à être si exposée. Cette franchise sert plutôt bien le film... Sinon, on est définitivement dans le monde magique des comédies de Wilder, avec ses personnages de conte de fée, son Carlucci-bonne fée, qui arrange tout en avance… Les dialogues, toujours aussi riches, nous gratifient des passages obligés de tout film de Wilder qui se respecte: on a droit aux sous-entendus, à des allusions vachardes à la culture de l'époque (Lemmon, en particulier, dont le personnage cherche à se montrer au gout du jour, mais montre surtout qu'il est à coté de la plaque, faisant à sa façon l'éloge de la libération de moeurs. Mais de son côté Miss Piggott nous montre une photo assez ridicule de son ex-fiancé Bertram, guitariste dans un groupe de rock progressif...).

La bonne chère, la musique Napolitaine, la douceur de la Méditerranée, le charme de Miss Piggott... tout comme Pamela qui "devient sa mère" en jouant la manucure de l'hôtel  lorsqu'il faut dissimuler à un visiteur intempestif la nature de leur relation, Wendell Armbruster Jr devient enfin son père. Si on en revient à l'importance du dernier mot dans un film de Wilder, on constatera que la dernière chose importante ici, c'est Lemmon qui la dit: "Miss Piggott, si vous perdez ne serait-ce qu'un gramme, c'est fini entre nous", lui dit-il avant de partir. Lui qui lui disait, lorsqu'elle mentionnait ses kilos en trop lors de leur premier échange: "Oui, j'ai remarqué.". Lui qui l'a appelé d'un terme insultant qui faisait allusion à l'imposante taille de son arrière-train, d'ailleurs surestimée. Bref, de butor, goujat, détestable personnage, il se laisse enfin aller et devient un brave homme, nous permettant au bout de deux heures et vingt minutes de vraiment l'aimer.

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Spéciale première (The Front page, 1974)

Hildy Johnson (Jack Lemmon), est le journaliste vedette du journal dont Walter Burns (Walter Matthau) est le rédacteur en chef: Johnson veut se marier (Avec Susan Sarandon), et Burns veut conserver son atout majeur, à tout prix. C'est, en plus, le moment de faire monter la pression, puisqu'à Chicago, une éxécution se prépare: Burns a besoin de Johnson pour la couvrir…

La page Mirsich définitivement tournée, après deux films situés en Europe, Wilder retourne en Amérique, et fait comme si, décidément les nouvelles façons de mettre en scène (Taxi Driver, French Connection) n'avaient pas lieu: son style y est imperméable. Son films est un remake non pas d'un classique, mais de deux: The Front Page, de Lewis Milestone, 1931, et His Girl Friday, de Howard Hawks, en 1940... Cela Enfin, Wilder revient à un style dans lequel il ne s'est pas vraiment illustré, celui du film des débuts du parlant, mais qu'il aborde avec la même gourmandise intellectuelle que celle qui lui a permis de se mettre dans la peau d'un Américain de 1929 pour Some Like it Hot : on trouve donc ce fameux argot au débit de mitraillette, qui fait encore aujourd'hui le charme de certains films tournés entre 1930 et 1934, et comme pour appuyer cet hommage discret, il donne à la fin du film un tout petit rôle au vétéran Allen Jenkins, souvent présent dans les films Warner de l'époque dont il était presque un élément ethnique avec son accent New-Yorkais. Mais le langage s’est libéré, et avec Matthau et Lemmon aux commandes, le verbe est haut, souvent coloré, et bien sur riche en gags...

Le "couple" Lemmon - Matthau ne joue jamais aussi bien que lorsqu'ils ne jouent pas ensemble, mais en antagonistes. Avec les coups fourrés de Burns pour retenir Johnson, on est évidemment servis. Mais si Wilder et Diamond ont respecté la pièce, dans l'ensemble, et rendu hommage explicitement aux deux films qui ont précédé celui-ci, ils ont quand même adapté à leur façon l'intrigue, et ont plus sorti Burns de sa rédaction que les deux films précédents. Du coup, The Front Page revient à la folie, tout comme il revient d'ailleurs à Lemmon et Matthau. Ils restent bien le principal atout du film...

Fidèle à sa manière, le metteur en scène a rendu donc de discrets hommages aux deux autres films adaptés de la pièce de Hecht et McArthur: dans le cinéma ou travaille Peggy, la fiancée de Hildy, une affiche bien en vue: celle de All Quiet on the Western Front (1930), de Lewis Milestone, qui tournera ensuite la première adaptation de la pièce. Sinon, alors que Peggy va pratiquement renoncer à partir aux cotés de Hildy, on voit les deux hommes, presqu'amoureusement enlacés, Lemmon à la machine à écrire, Burns qui lui souffle des idées, et on pense au couple formé par Rosalind Russell et Cary Grant dans les mêmes rôles dans le film de Hawks... Sinon, les allusions variées à la culture de l'époque, très bien mises en valeur par une reconstitution toujours aussi belle, et une auto-allusion (Some Like it Hot) au massacre de la St-Valentin, achèvent de faire de cet honnête film, une étape sympathique. Si on ne peut que se réjouir de voir Wilder s'attaquer de nouveau à la presse, le film n'apporte pas grand chose de nouveau. N'y voyons pas non plus un réquisitoire contre la peine de mort, celle-ci étant plus un détail du scénario, une convention; on peut pour finir remarquer que pour une fois, Wilder se plie à une mode du cinéma mondial, puisque à la même période, les retours en arrière (vers les années 20 ou 10 principalement) étaient nombreux dans le cinéma: The Sting de George Roy Hill, Valentino de Ken Russell, The Magnificent Gatsby de Jack Clayton...

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Fedora (1978)

Une star se tue: elle se jette sous un train près de Paris, comme Anna Karenine. Fedora (Marthe Keller), l'actrice décédée, vivait en recluse auprès de quelques amis dans une villa à Corfou, mais personne ne l'a oubliée: ses funérailles sont grandioses, et un producteur Américain, Barry Detweiler (William Holden), vient rendre un dernier hommage à une femme qu'il a côtoyée... et entame alors un monologue en voix off, racontant comment il se sent responsable de cette mort depuis que, venu tenter de sortir la star, miraculeusement restée jeune malgré les années, il a mis les pieds dans ce qui est un sacré panier de crabes, découvrant en particulier l'actrice séquestrée par ses "amis", et maintenue dans une solitude qu'elle supporte de plus en plus mal... mais le producteur n'est décidément pas au bout de ses peines.

Wilder et Diamond voulaient s'attaquer à Hollywood. Mal leur en a pris; non que le film ait subi de censure, mais le moment était mal choisi: après l'échec commercial de The Front Page, les producteurs de la Universal voyaient d'un mauvais oeil Wilder revenir à ses vieilles amours de Sunset Boulevard, et prédisaient un nouvel échec. Donc le film s’est fait loin en coproduction, entre la France et l'Allemagne. Dans des circonstances voisines, il avait réussi son Holmes, et avait même eu du succès avec Avanti !... mais pas ici.

Le ‘miroir aux alouettes’, depuis Sunset Boulevard, a encore bien changé. C'était déjà le sujet du film de 1950, avec le regard incompréhensif de Norma Desmond sur une ville du cinéma qui ne la reconnaissait plus, elle dont les films avaient bâti toute l'industrie, du moins le pensait-elle. Ce n'est donc pas un hasard si de nouveau le "passeur" pour Fedora est joué par William Holden, et si lui aussi est encore une fois dépassé : producteur, mais indépendant ; lorsqu'il l'apprend, l'hôtelier lui propose sa plus petite chambre. De fait, les allusions à ces changements subis par le cinéma sont nombreux dans le film, que ce soit de la part de Holden, de Fedora (ou de son alter ego, la diabolique Comtesse qui la séquestre), ou de Wilder lui-même : lorsque Holden se plaint de la profusion de barbus qui "tournent sans script, avec une caméra sur l’épaule", comment ne pas penser au dédain de Wilder pour une industrie qui se jette effectivement à corps perdu dans de nouveaux défis, et à une incompréhension du vieil artisan pour les méthodes d'improvisation des jeunes réalisateurs du moment ?

Fedora, l'actrice, est donc obsédée par son apparence, ce qu'elle va prouver dans ce film, qui possède une petite énigme: quelle folie la pique, et pourquoi est-elle séquestrée ainsi par son amie la comtesse, et le curieux Docteur Vando, l'homme qui depuis 25 ans maintient l'actrice de nombreuses façons (Chirurgicales, pharmaceutiques, etc…) en état de constante jeunesse ? Disons que si on reconnait bien Wilder, qui dissimule l'indice principal dans des gants blancs qui sont l'une de ces balises narratives qu'il affectionnait, le secret est révélé au public au bout d'une heure, mais c'était cousu de fil blanc. Plus intéressante est l'analogie entre Fedora, son petit monde et son retrait de la vie publique, et Greta Garbo, souvent nommée dans les dialogues, et par des allusions plus ou moins discrètes: son manque total de pudeur sur les plateaux, son film avec Robert Taylor (Camille, ici attribué à Fedora), sa carrière à la MGM, ses étranges amis, et son obsession de la santé par les plantes ou encore par l'alimentation. Wilder, qui a côtoyé Garbo pour laquelle il n'avait humainement aucune admiration ni affection, a repris de nombreux traits du personnage, mais ce n’est pourtant pas un film à clef: le personnage de Greta Garbo, par son sens du secret et du mystère, était un modèle bien pratique. Elle servait ainsi le propos de montrer une vedette qui souhaitait tant rester jeune qu'elle en était arrivée à des extrémités inattendues, y compris en mettant en scène sa mort d'une façon morbide et déplacée. Le cinéma, on ne le quitte jamais, semble dire Wilder... Qui s'amuse à mêler le vrai et le faux, en évoquant la culture populaire, mais aussi en convoquant le jeune Michael York et le moins jeune Henry Fonda pour jouer leurs propres rôles. Mais la scène de la remise à Corfou de l'oscar est intéressante: Fonda, président de l'Académie du cinéma, vient chez elle présenter à Fedora un Oscar pour l'ensemble de son oeuvre. Le vieux comédien est très ému, passe au second plan. On oublie manifestement bien vite qui est Henry Fonda, mais on n'est pas près d'oublier Fedora, qu'importe si c'est elle ou son reflet. Non, Wilder n'aime plus tellement Hollywood, en cette fin des années 70.

Dans cette histoire de la plus grande vedette que la terre ait jamais portée, on n'a à voir son talent que dans une scène d'un de ses films où la vedette n'a qu'à barboter nue, allusion par ailleurs à une jolie scène de nu de Myrna Loy dans The Barbarian de Sam Wood. Bref, on n'en verra pas grand chose, sinon les caprices et le côté star intouchable et imbue d'elle même. Il faut ajouter à celà que Marthe Keller n'est pas des plus à l'aise avec l'anglais... Production internationale, le film a d‘ailleurs été tourné surtout en Anglais et majoritairement doublé. Ni Marthe Keller ni Hildegarde Knef (la Comtesse) ne gardent leur voix, et au moins la moitié des dialogues sonnent faux. Ajoutons que loin des studios Américains, Wilder se relâche et beaucoup de plans donnent l'impression d'avoir été tournés à la sauvette. On sait quelles difficultés Wilder a du rencontrer pour tourner son film, mais le résultat, techniquement, détonne quand on connait la rigueur dont le cinéaste sait habituellement faire preuve.

La Chronique d'Antoine Royer

 Buddy Buddy (1981)

Le tueur à gages Trabucco (Walter Matthau), qui doit finir un contrat (il a déjà tué deux de ses trois victimes programmées), se retrouve dans le même hôtel que Victor Clooney (Jack Lemmon), un médiocre employé de CBS (il est censeur) que sa femme sexuellement insatisfaite a quitté pour le flamboyant et charismatique Docteur Zuckerbrot (Klaus Kinski), un sexologue propriétaire d'une clinique spécialisée. Bien sur, Victor Clooney, suicidaire, va être l'épine dans le pied de Trabucco, et son propre problème va passer devant celui de Trabucco, qui va avoir toutes les peines du monde à exécuter son contrat.

A la fin de sa vie, interrogé sur ses films, Wilder disait vouloir les serrer sur son coeur, tous sauf Buddy Buddy, qu'il souhaitait "essayer d'ignorer". Le film est né de la conjonction de trois facteurs: le succès (relatif) de la sortie américaine de L'Emmerdeur (1973), d’Edouard Molinaro, l'envie de Diamond et Wilder de faire un film et, enfin,  le manque total de succès des deux derniers films du cinéaste, qui le pousse à réviser ses ambitions, c'est-à-dire à accepter la première commande qui se présente ...

Bien sur, le titre fait référence à la "camaraderie" forcée de Trabucco et Clooney, qui tient plus de la thématique de Francis Veber que de l'apport de Wilder et Diamond, mais l'idée qui sauve partiellement le film, c'est bien sur celle de confier les rôles à Lemmon et Matthau. Par opposition au neurologue de l'histoire originale, le fait que le docteur Zuckerbrot soit un spécialiste du sexe éclaire le film d'une lueur peu glorieuse... Là ou les piques à la censure dans les films précédents de Wilder étaient généralement de savoureux sous-entendus et des actes de bravoure salutaires, cette idée, et les scènes se relatant à cette fameuse clinique du sexe sont plus embarrassantes qu'autre chose, et Wilder en a parsemé dans tout le film, avec un Klaus Kinski aussi insupportable que d'habitude dans le rôle du docteur. On rit, principalement  des aventures désastreuses de Trabucco et Clooney, et des personnages en particulier. Wilder fait agir Lemmon en censeur, y compris dans les plus infimes détails de la vie quotidienne, lui dont le métier est de compter les gros mots et de raboter les scènes trop suggestives dans les fictions montrées sur CBS, il s'exclame, en voyant le pendentif en forme de pénis en érection du bon docteur: "Oh ! that's the P-Word", un mot qui commence par P, pour "pénis". Wilder, finalement, après avoir contribué à libérer l'écran, ne sait pas trop quoi faire de cette liberté, et elle pèse vite bien lourd.

Clooney et Trabucco sont deux Américains que tout oppose, mais qui représentent bien le vide de la nation tel qu'il pouvait être ressenti en ces années pré-reaganiennes. Clooney et son incapacité sexuelle d'un coté, Trabucco et son obsession pour son objectif, qui fait de lui un tueur surdoué, sont un peu les deux facettes de l'Américain moyen: le trop plein de doute qui mène à l'abattoir, allusion à la contestation tous azimuts qui n'a mené nulle part, et l'absence totale de valeurs, trop encombrantes pour ne pas gêner l'efficacité. Wilder les voue tous deux à l'exil...  Quelques moments surnagent en dépit de la mauvaise réputation de ce film, et de ce qu'en ont dit non seulement Wilder, mais aussi ses acteurs. Si Lemmon s'est semble-t-il peu exprimé sur le film, Matthau et Kinski ne se sont pas privés, quoique Kinski ait surtout nié être dedans. Il reste soigné, plus soigné que son prédécesseur, avec un scope de bon aloi, et une musique due à Lalo Schifrin, qui ne cache pas son gout pour l'auto-parodie..

.Le Top Billy Wilder de la rédac

Par François Massarelli - le 29 mai 2013