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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Grande combine

(The Fortune Cookie)

L'histoire

Harry Hinkle, un caméraman sportif, est malencontreusement renversé au cours d’un match de football par Boum Boum Jackson, demi arrière droit de 120 kg des Cleveland Browns. Bien qu’il n’ait subi aucune séquelle, il accepte sous l’influence de son beau-frère de jouer les malades imaginaires pour soutirer aux assureurs une considérable somme d’argent. Devant les scrupules éprouvés par Harry, son beau-frère décide de faire appel à l’ex-femme d’Harry dont il sait la vénalité.

Analyse et critique

Ecrivons-le d’entrée : The fortune Cookie (1) a mauvaise réputation. Il est aujourd’hui accablé de tous les défauts que l’on trouvait jadis à Kiss me stupid, film qui le précède et qui a bénéficié avec l’âge et les turpitudes dont il fit les frais en son temps, d’une complète et juste réévaluation. Or The Fortune Cookie peut être vu comme une réponse de Wilder à l’encontre des ligues de vertu qui censurèrent Kiss me stupid par incompréhension. Avec The fortune Cookie Wilder se livre à un jeu de massacres où il entend dénoncer avec hargne l’hypocrisie de la bonne morale américaine. Son ton violent, vindicatif par moments, rend le film à la fois écoeurant et déroutant. Comme l’écrivent Tavernier et Coursodon « le rire y est constamment miné par le malaise… » Wilder semble se soucier moins de l’équilibre de son scénario que de la force de sa caricature.

D’emblée le film est construit en seize parties. Il ne faudrait pas seulement y voir une coquetterie formelle mais aussi un moyen de mâcher le travail au spectateur, de surligner les lignes dramatiques. Comme le disait Wilder lui même en entretien, il ne faut pas trop en demander au spectateur. Si celui-ci n’est pas capable de comprendre ce qui lui est conté, autant lui simplifier la tâche. Ce découpage séquentiel éclaire une mécanique très habilement construite en vue de sa démonstration.

Au niveau de l’intrigue proprement dite, The fortune Cookie est un film éminemment wilderien. Il ressemble par de nombreux aspects à Double indemnity : une femme machiavélique, une arnaque à l’assurance, un amant trop faible pour y voir assez clair ou pour simplement lutter. Si The fortune cookie est une comédie et non un tragique film noir, personne ne se fait descendre à la fin et la morale est en apparence sauve. En apparence seulement. La caricature des personnages et des situations est si totale que le dénouement apparaît comme une caricature de dénouement qui satisfait ce que la morale américaine entend recevoir tout en dévoilant son hypocrisie.

ATTENTION SPOILER

Regardons-y de plus près en contextualisant le film : celui-ci est a été réalisé en 1965 soit durant la période des luttes noires américaines contre la ségrégation raciale : Jack Lemmon vient s’excuser auprès de Boum Boum Jackson, le footballeur noir américain dont il s’est payé la tête, d’avoir en quelque sorte ruiné sa carrière qui le destinait à devenir un immense champion. Boum Boum par culpabilité envers l’homme qu’il a blessé se remet à boire, à chercher querelle autour de lui et rate ses matchs. Il échoue dans le bowling tenu par les siens où la ligne blanche et noire est clairement tracée. A la fin, les deux hommes réconciliés s’échangent un ballon de foot sur le terrain désert du stade. Clairement ils s’entraident. Harry prouve à la fois qu’il a vaincu son principale handicap (sa faiblesse de caractère) et démontre ses aptitudes physiques pour remettre Jackson sur pied et l’aider à reprendre les reines de son destin. Wilder satisfait effectivement la morale qui veut que le mensonge soit avoué, que le pêcheur se soit racheté par la confession. Mais il entend surtout affirmer en filigrane, et au-delà de cette morale dont il a dénoncé préalablement toute l’hypocrisie au point de la rendre caduque, que les deux hommes ont réussi à s’entendre. Ils pourraient peut-être essayer dorénavant de cohabiter ensemble pour construire une communauté d’entraide tout en perpétuant la tradition du struggle for life. Cette scène est effectivement empreinte d’une émotion assez rare chez Wilder.

Cette interprétation vaut ce qu’elle vaut. Wilder s’enorgueillait d’avoir réalisé le premier film américain où l’un des héros était noir sans que jamais cette distinction ne soit affirmée ou signalée durant toute la projection. (C’est sans compter sur les boutades douteuses de Matthau) Le contexte politique du film étant ce qu’il est, Wilder trouve encore ici matière à critiquer la politique américaine. Il dénonce une morale qui atrophie la liberté des individus tout en masquant les inégalités sociales. The Fortune Cookie est bien le film des règlements de compte.

Comme nous l’avons dit : ici tout est sacrifié au jeu de massacre de la caricature. Boum Boum Jackson en fait d’ailleurs passablement les frais dans la peau d’un footballeur naïf. Sa caractérisation est si larmoyante qu’elle le rend ridicule et lui fait perdre toute crédibilité. Wilder, comme on a pu le dire, réactive presque la vieille figure de bon esclave type Oncle Tom. Mais cette figure, le cinéaste ici encore la grime à l’excès pour en accentuer la charge. Il faut que Boum Boum soit une caricature pour que la mécanique s’engrange lors de ses confrontations avec d’autres personnages tout aussi outranciers.

Lemmon, le monsieur « Tout le monde » de Wilder, joue ici à peu près le même personnage que celui qu’il avait interprété dans The Appartment. Un être un peu falot et jovial, doux rêveur et laisser pour compte d’une société sans foi ni loi. Incapable de se soustraire à l’autorité des plus forts, des moins scrupuleux, capable docilement de se plier à des stratagèmes de survie incroyablement machiavéliques, il ne peut pour autant croire que les êtres qu’il aime puissent s’adonner à de telles pratiques. Ainsi sa femme, Sandy (Judy West), manipulatrice, rusée, superficielle, égoïste, vénale, blonde, insensible, infidèle et vicieuse. Difficile avec un tel personnage traité sans aucune concession d’essayer de défendre Wilder contre tous ceux qui l’accusèrent de misogynie. Pour mieux comprendre son rapport trouble aux femmes, c’est à une analyse de toute sa filmographie qu’il faudrait s’adonner et revoir en particulier The Appartment. The Fortune Cookie donne de son rapport aux femmes une idée aussi radicale et fausse que celle dont il affuble la pauvre ( !) Sandy. Même Boum Boum lors d’une scène assez désagréable en voiture ne réussit à éprouver, en quelques mots de conversation, aucune espèce d’amitié pour elle.

Matthau, étrangement, bien qu’il soit l’instigateur de toute cette sale combine, gagne en quelques plans notre sympathie. Il a beau être un avocat marron, véreux, cauteleux, procédurier, menteur, grossier manipulateur et rhéteur comme pas deux. Il a beau user de toutes les ficelles les plus minables comme un producteur de trash-télé sans scrupule, il reste néanmoins un personnage attachant. Et pour cause. D’abord Matthau dont c’est le premier grand rôle est magnifique, jouant à merveille de son visage, de ses expressions. Il gagnera pour ce rôle un oscar amplement mérité. Ses ruses, sa pugnacité révèlent la médiocrité bureaucratique de ses ennemis et en particulier des vieux assureurs, barbons insupportables emmêlés dans d’obscures affaires de chiffres. N’oublions pas que Wilder éprouve une certaine affection pour les combinards et les petits malins qui se fichent de la morale pour subvenir à leurs besoins. Déjà Sefton (William Holden) dans Stalag 17 se débattait pour vivre dans un camps de prisonniers de guerre avec un aplomb remarquable. Les privilèges qu’il se créait lui attiraient la malveillance du groupe et des faibles. En Matthau Wilder a trouvé le combinard grimé, un homme dont l’absence de préjugés moraux se lit automatiquement sur le visage. Cette malhonnêteté affichée joue en sa faveur. D’ailleurs Matthau en est plutôt fier et n’hésite pas à dire tout haut ce qu’il pense tout bas. Il tournera désormais treize films en duo avec Jack Lemmon dont encore deux pour Wilder : l’ultime film du maître Buddy Buddy (1981) et surtout son remaniement de la pièce de Ben Hecht The Front page qui inspira jadis à Hawks la célèbre His girl Friday (1939).

La caricature embrase, boursoufle et détruit tout. Des enfants insupportables qui patinent dans les couloirs de l’hôpital à la mère éplorée et désolante de sensiblerie, des nonnes accrocs au jeu aux assureurs cupides, du médecin autrichien vaguement nazi au détective (un peu Columbo) en apparence pataud et qui se dévoilera un fin limier. Comme toujours chez Wilder, il faut éviter de se fier aux apparences. Les rouages de la grosse comédie, les situations mécaniques où toutes ces caricatures se croisent sont l’occasion d’une jubilation comique de chaque instant, où les one liners wilderiens vont bon train comme dans One, two, three. Dans The Fortune Cookie, il y a une avalanche de bons mots généralement placés par Matthau. On retiendra celle sur Lincoln : « Lincoln ? Grand président, médiocre avocat. »

Enfin The Fortune Cookie apporte sa contribution à l’élaboration de la superbe métaphysiques des corps que constitue l’œuvre entière de Billy Wilder. The Fortune Cookie ou l’histoire d’un corps mis à terre par un autre, d’une entrave faite à la liberté de mouvements. De l’avidité de ceux qui profitent des corps maintenus à terre comme explicitement dans Le Gouffre aux chimères. Il faut à tout prix maintenir le corps de Lemmon alité pour en user et gagner quelques foulées dans l’implacable course sociale. Chez Wilder, un corps couché est un corps qui ne peut continuer la course. Ici encore des personnages retenus à des lits, à des chaises roulantes, à des fauteuils d’observation et des rapaces qui usent jusqu’à la corde de ceux dont les membres sont enchaînés, accrochés ou possédés (le rapport de Harry à sa femme). Jack Lemmon, toujours plus à l’aise dans des huis clos joue à merveille de la chaise roulante où à travers de savantes chorégraphies il exprime ses humeurs, ses débordements et son désir de se relever de sa chute. Comment s’étonner encore une fois que Wilder lui redonne la liberté et exalte ses délices en le détachant de sa chaise, en le faisant virevolter dans sa chambre, sauter comme un gamin sur son lit puis enfin courir dans un stade vers un autre destin politique ? Dans ce film qu’il faut dès maintenant réévaluer, toute la morale des corps wilderiens s’y exprime avec une aisance formidable. Elle en accentue encore plus la valeur.

(1) Un fortune cookie ou biscuit chinois au Québec est une confiserie servie dans les restaurants chinoix aux Etats Unis dans laquelle est insérée un morceau de papier où l’on peut lire une pré diction ou une maxime, souvent humoristique (définition Wikipedia). Il y a effectivement une scène dans ce film où Lemmon lit sa fortune cookie et qui donne lieu à un grand numéro de Walter Matthau.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Mercier - le 10 janvier 2008