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Portraits

rene vautier en algérie
15 films de rené vautier - 1954/1988

Grâce à la sortie du coffret DVD édité par Mutins de Pangée, une partie de l’œuvre de René Vautier est enfin rendue facilement accessible. Au sein d'une filmographie prolifique (il a réalisé ou participé à près de 180 films), l'éditeur a fait le choix de s'intéresser à la longue histoire entre le cinéaste militant et l'Algérie. Une histoire qui débute en 1954 en Tunisie, qui passe par les maquis indépendantistes, la création du Centre Audiovisuel d'Alger, les ciné-Pops et la réalisation d'une quinzaine de films entre 1954 et 1988, dont le plus célèbre reste Avoir 20 ans dans les Aurès. Politique et cinéma ne font qu'un chez René Vautier, et c'est pourquoi pour comprendre sa démarche et son geste cinématographique on ne peut dissocier le contexte historique de l'oeuvre. C'est ce que nous nous proposons de faire dans ce dossier qui est aussi un hommage au cinéaste, disparu le 4 janvier dernier.

LE BLACKOUT ALGERIEN

A cause de la censure étatique et de l'autocensure, il n'existe pas d'images libres à la télévision française ou dans les actualités cinématographiques de la guerre d'indépendance algérienne. Il convient de préciser que ce blackout ne tient pas seulement à la guerre, l'Algérie étant très peu connue des Français de métropole avant même le début du conflit. Son histoire n'est quasiment pas étudiée à l'école et l'Algérie n'est que très rarement évoquée à la télévision ou au cinéma. Il est exemplaire par exemple qu'il n'y ait pas un film racontant la guerre de dix-sept ans pour la conquête de l'Algérie ! Sacha Vierny - futur chef opérateur d'Alain Resnais - avait essayé en 1947 de réaliser un film qui devait s'appeler Algérie liberté, un documentaire racontant le chômage dans les villes, la pauvreté des paysans, et dans lequel Vierny exprimait par ses commentaires sa conviction que l'Algérie allait dans un futur proche devenir une nation indépendante. Mais les images du film sont saisies au laboratoire et détruites, tuant dans l’œuf l'une des rares tentatives de parler de ce pays qui reste aux yeux des Français exotique, lointain, dont on ne sait rien et dont on ne veut rien savoir...

Pendant la guerre, ce qui parvient au peuple français, ce sont des images contrôlées, soigneusement sélectionnées par les autorités militaires et l’État afin de taire la tragédie qui se déroule de l'autre côté de la Méditerranée. On ne voit rien de ces centaines de milliers de morts, on ne dit rien des villages rasés, des bombardements au napalm, de la torture... Le conflit algérien ? Une simple mission de pacification... (1)


Le Petit soldat / Le Combat dans l'île

Si les médias français suivent sans broncher les directives imposées par l’État, le cinéma n'est guère plus combattif. La lourdeur des moyens de production, les multiples commissions et personnes qu'il faut solliciter et convaincre pour produire un film, expliquent plus que la timidité des auteurs le fait que l'Algérie ne fasse pas son apparition dans les œuvres réalisées dans le cadre du système de production classique.

Ainsi, les films doivent passer devant la Commission de contrôle des films, qui a un rôle consultatif, le visa d'exploitation étant remis in fine par le ministère de l'Information. A sa création en 1945, cette commission est paritaire, constituée pour moitié de représentants du ministère et pour moitié de professionnels du cinéma. En 1950, un décret fait rentrer dans la commission les associations familiales, ce qui provoque le départ de nombreux professionnels et un durcissement des recommandations faites au ministère. On imagine sans peine qu'avec ces deux couperets, ne serait-ce qu'évoquer la guerre d'Algérie devient une véritable gageure.

Des films de fiction qui de près ou de loin parlent de la Guerre d'Algérie, il n'en existe ainsi qu'une toute petite poignée. En 1960 Jean-Luc Godard tourne Le Petit soldat, mais le film est interdit de diffusion et ne sortira sur les écrans qu'en 1963, sans que cette confiscation de la liberté d'expression ne provoque l'émotion de la profession. Alain Cavalier aura, lui, plus de chance en 1961 avec Le Combat dans l'île où il évoque clairement les agissements de l'OAS, là où la position de Godard se révélait bien plus ambiguë. Jacques Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Roger Vadim ou Claude Chabrol ont chacun eu des projets de film, mais tous ces scénarios sont morts-nés, les producteurs fuyant à la simple évocation de l'Algérie...


J'ai huit ans / Octobre à Paris

C'est donc du côté du documentaire qu'il faut chercher les témoignages sur ce qui se déroule réellement en Algérie et sur l'impact qu'a cette guerre dans la société française. La production documentaire se fait dans des circuits alternatifs (économiquement, il est plus facile de monter un projet documentaire qu'une fiction) et donc plus propice à l'émergence d'une parole non censurée : c'est ainsi que Chris Marker et Pierre Lhomme filment avec Le Joli mai (1961) la guerre dans les yeux de la population française ou que Jean Rouch et Edgar Morin parlent de l'indépendance et de la colonisation dans Chronique d'un été. Plus emblématique encore, Jacques Panijel (qui n'est pas cinéaste mais biologiste au CNRS) tourne dans la clandestinité Octobre à Paris, un film magnifique qui revient peu après le drame sur la marche pacifique à Paris des Algériens dénonçant le couvre-feu qui leur été imposé, marche qui s'est transformée en bain de sang (entre 80 et 200 morts, des milliers d'arrestations) suite à l'intervention de la police. Le film est naturellement interdit de projection. En 1973, René Vautier via l'UPCB (Unité de Production Cinématographique Bretagne) demandera un visa d'exploitation qui sera refusé par la commission, sans qu'aucune explication ne soit donnée comme c'est alors l'usage. Il se lancera alors dans une grève de la faim pour exiger que soit promulgué « la suppression de la possibilité pour la Commission de censure cinématographique de censurer des films sans fournir de raisons ; et l’interdiction, pour cette commission, de demander coupes ou refus de visa pour des critères politiques. » Au bout de trente jours de grève de la faim, soutenu par des cinéastes comme Alain Resnais et Claude Sautet, il obtiendra raison. La loi sera révisée en 1974 et la Commission de censure devra dorénavant justifier ses interdictions et ne pourra plus intervenir qu'au niveau de la pornographie et de la violence. (2) Comme ces trois exemples le montrent, le documentaire parle de la guerre, mais quasiment toujours depuis la France. Les cinéastes filment les secousses qu'elle provoque dans la société française mais peu se rendent sur place pour ramener des images du conflit lui-même. En Algérie, il est effectivement très difficile de filmer, les forces françaises interdisant et confisquant les films au titre du décret du 11 mars 1934 de Pierre Laval qui régit les prises de vues cinématographiques dans les colonies françaises d'Afrique. Ils seront cependant quelques-uns à passer dans la clandestinité pour témoigner.


Visite de Charles de Gaulle en Algérie / Paysans abattus dans les Aurès

Propagande et contre-propagande

Il y a du côté des forces françaises une armée de 400 000 hommes et une propagande bien rodée, bien qu'elle s'avèrera au final inefficace. L’Etablissement Cinématographique et Photographique des Armées (ECPA) fait plus de 300 000 clichés mais ceux-ci sont toujours ciblés et encadrés afin de défendre l'idée que l'armée française intervient dans le cadre d'une mission de pacification, et qu'il n'y a pas de velléités d'indépendance de la part du peuple algérien mais seulement des bandes terroristes désorganisées qui sévissent et perpétuent des actes barbares. La vérité du conflit reste ainsi délibérément cachée aux yeux de la population française, alors qu'à l'étranger il devient de plus en plus évident que c'est une guerre d'indépendance qui est en train de se dérouler.

Du côté algérien, la contre-propagande est difficile à mettre en place. L'unité du pays a été mise en miettes par le colonialisme et il faut donc d'abord réussir à se fédérer pour pouvoir porter une parole commune. De plus, les Algériens n'ont ni les outils ni le savoir-faire technique pour réaliser des images. La production cinématographique algérienne est en effet inexistante, les aides de la France ayant consisté à monter un très dense réseau de salles (on en compte près de quatre cent dans le pays) mais dans l'unique optique de diffuser des productions nationales et d'ainsi "franciser" la population algérienne. Il faut donc avant tout apprendre et s'équiper et ce n'est que petit à petit que de jeunes cinéastes - comme Mohamed Lakhdar Hamina (futur réalisateur de Chronique des années de braise, Palme d'or au Festival de Cannes 1975), Djamal Chanderli ou encore Mhamed Saadek Massaoui (futur fondateur du Centre Algérien de la Cinématographie) - parviennent à filmer la guerre, à témoigner des atrocités, luttant par leurs images mais aussi œuvrant à ce qu'advienne après l'indépendance ce cinéma national qu'ils appellent de leur vœu.

C'est en 1956 que le FLN monte un centre d'information et de communication. Au départ, il s'agit d'accompagner des journalistes étrangers venus filmer la guerre de libération. C'est ainsi que deux reporters indépendants, Herb Greer et Peter Throckmorton, filment cette année-là le maquis d'Oranie, rapportant des images qui seront diffusées lors de l'Assemblée Générale de l'ONU en 1957. Des cinéastes algériens s'installent à Tunis et créent - avec le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne qui y est installé - une agence de presse pour favoriser la diffusion des images du conflit. Des formations sont mises en place, ainsi que la collecte d'images et de documents de presse afin de constituer des archives complètes sur la guerre d'indépendance. En 1960 est réalisé Djazairouna, premier film produit par le GRPA via son service cinéma, et auquel collaborent Djamel Chanderli et Mohamed Lakhdar Hamina. La contre-propagande est en marche, mais l'équilibre des forces reste largement en défaveur des combattants algériens.


Afrique 50

rené vautier : des images pour un combat

Côté français, René Vautier, qui a depuis des années mis sa caméra au service de l'action politique, fait partie de ces quelques cinéastes qui décident de se rendre en Algérie pour témoigner de ce qui s'y déroule réellement, histoire de lutter contre la désinformation et de réveiller la conscience endormie du peuple de France.

René Vautier est un insoumis de la première heure. Résistant à quinze ans, il sort de la guerre plus pacifiste que jamais et décide que son arme sera désormais une caméra. Après avoir obtenu son diplôme de l'IDHEC, il est envoyé en Afrique par la Ligue française de l'enseignement pour tourner un film qui montrerait aux élèves « comment vivent les villageois d’Afrique occidentale française. » Arrivé sur place, il découvre la façon dont la France saigne ses colonies, les brimades et la peur qui sont le quotidien des populations noires, les exactions meurtrières commises contre les rebelles à l'autorité française... Il filme pendant six mois, entre 1949 et 1950, la vie des paysans du Soudan français (actuel Mali) et lorsqu'on lui signifie qu'il enfreint le décret Laval de 1934, il poursuit son tournage dans la clandestinité. Ses images sont confisquées par la police mais il parvient à en sauver un petit quart et c'est ainsi qu'il réalise à vingt-et-un an ce qui deviendra l'un des grands films du cinéma militant, Afrique 50, magnifique poème cinématographique et plaidoyer anticolonialiste sans concessions. Le film sera interdit pendant quarante ans (il sera diffusé à la télévision française pour la première fois en février 2008) et lui vaut treize inculpations et un an de prison pour avoir « procédé à des prises de vues sans l’autorisation du gouverneur de la Haute-Volta. »

Sa croyance dans le cinéma militant et ses convictions anticolonialistes vont naturellement conduire René Vautier en Tunisie puis en Algérie, chaque fois avec l'intention de donner aux spectateurs français une tout autre image de ces peuples, de leurs nations et de leurs combats pour l'indépendance. Ce qui lui importe, c'est d'expliquer aux Français que l'indépendance des colonies est inéluctable et qu'il faut l'accepter au plus vite pour éviter un bain de sang.

Après Afrique 50, à sa sortie de prison, Vautier a l'interdiction de se rendre dans les territoires français d'Outre-Mer. Il s'installe en 1953 en Tunisie, alors sous protectorat français. La répression de l'armée contre les mouvements indépendantistes est plus forte que jamais avec 70 000 soldats français mobilisés dans le pays. Vautier filme l'armée française réprimer dans la violence les indépendantistes tunisiens, mais l'histoire se répète et ses images sont confisquées et détruites, et il est renvoyé de force en France.

De retour à Paris, il étudie les relations entre la France et le Maghreb et réalise en 1954 un film de montage sur l'histoire franco-algérienne avec l'aide de la monteuse Sylvie Blanc, d'Eric Fuet et de Jean Lods qui a été son directeur d'études à l'IDHEC. Une nation, l'Algérie raconte à partir de témoignages de généraux ayant participé à la conquête de l'Algérie les méthodes barbares de l'armée française pendant la révolte de Mograbi (comme la technique dite de « l'enfumage » qui consiste à asphyxier dans des grottes les populations jugées rebelles), méthodes qui ont été en leur temps avalisées par l'Assemblée Nationale. Vautier rappelle également avec ce film que l'Algérie a été par le passé un pays indépendant et que selon lui la marche de l'Histoire ne peut que lui rendre à court terme son autonomie. On est en 1955 et cette idée est encore peu rependue, partagée, les citoyens français ayant appris depuis des générations par l'école et les médias les « bienfaits de la colonisation » et non les véritables raisons économiques et stratégiques qui ont amené à l'occupation du pays. Une nation, l'Algérie est un film fait pour informer et Vautier pense d'abord à des projections avec La Ligue de l'enseignement. Cette dernière, par le biais de sa présidente, indique au cinéaste que « bien que correctement réalisé et basé sur des documents irréfutables, ce film présente une vision de la conquête de l'Algérie en opposition complète avec les directives de l'enseignement sur cette période, ce qui en rend toute projection inenvisageable dans le secteur parascolaire ». Les choses sont claires et Vautier décide alors d'accompagner des projections illicites du film - il est montré sans visa - estimant qu'il est urgent que les jeunes soldats qui se rendent en Algérie sachent la vérité sur l'histoire de la colonisation algérienne. Il dispose de deux copies, dont une est rapidement détruite par un commando du Mouvement National Algérien lors d'une projection dans un café du quartier Latin. Ce film vaut à Vautier d'être poursuivi par les autorités françaises pour atteinte à la sécurité intérieure de l'État, le cinéaste y déclarant que : « L’Algérie sera de toute façon indépendante, et il conviendrait de discuter dès maintenant de cette indépendance avec ceux qui se battent, avant que des flots de sang ne viennent séparer nos deux peuples. »

Les Anneaux d'or (1956 - 17 min 50)

Vautier quitte son poste de secrétaire du Syndicat des techniciens du cinéma, expliquant lors d'une déclaration publique que si les Algériens sont des Français, alors ils ont le droit de s'exprimer, d'expliquer pourquoi ils souhaitent leu indépendance. Mais comme on leur dénie le droit de s'exprimer et que les médias français ne font que répéter en boucle le mot d'ordre général "L'Algérie, c'est la France", il décide de gagner l'Algérie pour recueillir la parole des indépendantistes et ramener des films qui expliqueraient les raisons de leur combat. Lorsque les autorités essayent de l'empêcher de gagner l'Algérie, Vautier décide de basculer dans la clandestinité.

Il gagne d'abord la Tunisie qui a acquis son indépendance en mars 56. Lors de son précédent séjour dans le pays, Vautier a pu tisser des liens avec des Tunisiens et la Direction du Tourisme fait appel à lui pour tourner ce qui devrait être le premier film national. Il répond à l'invitation, se rend sur place mais c'est pour expliquer au responsable que ce n'est pas à un Français de le tourner, mais à un Tunisien ! Ils se mettent toutefois d'accord sur la co-production franco-tunisienne d'un court-métrage mettant en scène une jeune Française découvrant le pays peu avant son indépendance. Si le film est l'occasion pour Vautier de montrer que contrairement à ce que les médias ont raconté, l'indépendance tunisienne ne s'est pas fait sans douleur, il est peu satisfait du résultat. Plages tunisiennes est cependant sélectionné au Festival de Cannes 57. Suite à des pressions, le comité du festival essaye de convaincre la délégation tunisienne de retirer le film, mais le secrétaire d'État à l'Information, Béchir Ben Yahmed, tient bon et un an à peine après son indépendance, la Tunisie est représentée dans le plus prestigieux festival du cinéma au monde !

Dans la foulée de Plages tunisiennes, Vautier - toujours avec le chef opérateur Pierre Clément - a tourné un deuxième court métrage : Les Anneaux d'or. Le film raconte un événement périphérique de l'indépendance tunisienne. Celle-ci à peine obtenue, des propriétaires de flottes de pêche décident de vendre leurs bateaux, faisant perdre leur travail à de nombreux pêcheurs. Les femmes de ces derniers se mobilisent, rassemblent tous leurs anneaux d'or qui, vendus, vont permettre de racheter les bateaux. Le carton qui ouvre le film rend ainsi hommage aux femmes d'Al Mahdiya qui ont contribué à l'essor de l'économie tunisienne, grâce à l'hypothèque de leurs bijoux et la fondation de la Mutuelle de la Conservation du Poisson. Il rend hommage plus largement à la femme tunisienne, « active et émancipée ».

La voix d'un jeune homme raconte comment s'est répandue à travers le pays l'histoire des femmes de son village. Il prend le temps de raconter la vie de sa petite communauté, célébrant la beauté de son bled et expliquant l'importance de la mer et de la pêche dans leur culture et leur économie. Depuis la nuit des temps, raconte-t-il, les hommes sont pêcheurs et il ne peut en être autrement. Les images et les mots nous montrent un village idyllique, peuplé d'enfants joueurs et riants, d'hommes fiers de leur travail et de leur vie. Nulle richesse dans ce village, sinon les anneaux d'or que les femmes mariées portent à leurs chevilles. Parmi les figurantes, on reconnaît Claudia Cardinale, alors simple lycéenne de seize ans à Tunis, qui accepte de jouer dans le film uniquement parce qu'elle y est poussée par son père.

Mais ce qui semblait immuable se heurte un jour au monde moderne. Un gros armateur - que l'on comprend être un colon - tire profit des pêcheurs, plongeant le village dans la famine. Sa flotte de bateaux chasse le poisson à 25 miles de la côte et les pêcheurs doivent dès lors être remorqués par sa flotille pour atteindre les zones de pêche, rendant les villageois complètement dépendants de l'armateur. L'indépendance ne résout pas le problème, le gros propriétaire décidant de vendre sa flotte et de se retirer en Sicile. Une délégation va lui demander un des six bateaux mais il demande quatre millions de francs aux pêcheurs. Bateaux et maisons ne valent qu'un million de francs en hypothèque et c'est alors que les femmes rassemblent leurs anneaux d'or pour compléter la somme et sauver leur village et leur mode de vie.

La réalisation du film est portée au crédit de Mustapha Alfarissi afin qu'il puisse concourir comme film tunisien au Festival de Berlin-Ouest 1958, où il remporte l'Ours d'Argent. Une récompense méritée pour cette belle fable solaire et humaniste.

Algérie en Flammes (1958 - 22 min)

Des images libres commencent à parvenir d'Algérie. En 1957, Djamel Chanderli suit les combattants de la Wilaya II (3), et en 1958 Pierre Clément se rend à Saqiet Sidi Usuf qui vient d'être bombardée par les forces françaises. (4) Tous deux franchissent ensuite la ligne Morice et suivent les combattants du FLN. Les images qu'ils ramènent et celles de Saqiet Sidi Usuf sont montées en Italie et deviennent les deux premiers volets (Saqiet Sidi Usuf et Réfugiés algériens) de ce qui devait devenir une trilogie sur la guerre d'Algérie. Pierre Clément retourne en effet dans le djebel, mais après avoir filmé pendant deux mois il est arrêté en octobre 58 par les autorités françaises, torturé et condamné à dix ans de prison (il en fera deux en Algérie puis deux en France). A sa libération, il ne récupérera ni son matériel de prise de vues, ni la pellicule tournée... Le dernier volet de la trilogie ne verra jamais le jour.


Saqiet Sidi Usuf / Réfugiés algériens

De son côté, René Vautier souhaite tourner en Algérie afin de réaliser un film-enquête sur la réalité de la lutte et de sa répression. Il a pour ambition, en racontant en images la réalité de ce qui se passe sur le terrain, de participer à un dialogue pour la paix entre Français et Algériens. Bien sûr, Vautier doit tourner ce film en toute illégalité. Il n'a pas déposé son scénario au CNC pour obtenir l'accord de la censure, n'a pas d'autorisation de tournage et même pas d'autorisation pour entrer en Algérie. Ne pouvant se rendre seul dans le maquis (il a déjà essayé et son expérience a été aussi peu efficace que dangereuse), il doit avant tout prendre contact avec des responsables de la révolution Algérienne. Avec l'appui d'amis tunisiens, il organise à Tunis des projections d'Afrique 50 et de la dernière copie qui lui reste d'Une nation, l'Algérie, ce qui lui permet de nouer contact avec des leader indépendantistes algériens. Ils ont confiance en Vautier, si ouvertement anti-colonialiste et qui a su raconter le passé de l'Algérie. Ils s'entendent sur le fait qu'il importe maintenant d'en filmer le présent.

Vautier tourne alors des petits films qu'il destine à la télévision, de courtes séquences que les rédactions américaines, russes ou chinoises vont utiliser dans leurs journaux. Il tourne dans un format amateur, avec de la pellicule 16mm inversible Kodachrome achetée grâce au salaire perçu sur Les Anneaux d'or. Le fait que Kodak vende cette pellicule développement compris permet à Vautier - qui a un ami au laboratoire de Sevran - d'échapper à la vigilance de l'État. Il sait qu'il ne peut pas passer par un laboratoire classique, tout ce qui y est développé étant contrôlé par les services de renseignement. La quantité astronomique de pellicule amateur parvenant au laboratoire de Sevran rend la surveillance bien plus difficile, et c'est cette filière que Vautier emprunte pour ses petits films tournés en contrebande.

A Tunis, on demande à Vautier de montrer ces images à Abbane Ramdane, organisateur du Congrès de la Soummam à l'origine de la plate-forme politique du FLN dont il devient responsable de l'information. Vautier doit défendre sa démarche : être indépendant de toute tutelle (alors qu'au départ on lui demande peu ou prou d'être rémunéré par le FLN pour tourner son film), faire le film à partir de ce qu'il va découvrir sur le terrain (et non partir avec un discours à illustrer par l'image) et enfin rester maître de son film, de son montage et des différentes versions qu'on lui demande de réaliser. Ramdane, personnalité montante de la Révolution algérienne, accepte ses conditions et l'aide à retourner filmer dans le maquis puis à trouver les moyens de faire l'agrandissement et le montage du film.

Vautier se rend dans le maquis d'Aurès-Némentchas où il suit les combattants de l'ALN, filme la violence, la mort. Les combattants algériens se méfient un peu de lui au départ, notamment car Ramdane lui a permis de les suivre sans qu'il fasse serment d'allégeance. Mais lorsqu'ils constatent qu'il essuie lui aussi les balles tirées par l'armée française, ils l'acceptent à leurs côtés. Vautier est d'ailleurs blessé trois fois pendant le tournage, lors d'accrochages et des passages de la ligne Morice. L'une de ces blessures lui vient d'un bout de métal sautant de l'objectif de sa caméra suite à un impact de balle, morceau de bague qui se fiche dans son crâne, qui ne pourra pas être enlevé et qui restera un souvenir physique de son tournage ! Son acceptation par l'ALN passe aussi par le fait que beaucoup de ces indépendantistes - qui viennent presque tous d'un milieu rural - ont été comme lui marqués, éduqués par le scoutisme. Vautier ne passera jamais du côté des combattants. Il refuse d'être le porte-parole du FLN, veut garder son indépendance, et s'il est clairement du côté des indépendantistes, il est avant tout pacifiste. Sa seule arme, c'est sa caméra... et il la connaît sur le bout des doigts !

L'Algérie en flammes n'est pas un film de propagande du FLN mais bien la vision de René Vautier, son commentaire sur la guerre, l'Algérie et la France. Il entend montrer aux spectateurs que les Fellaghas algériens ne sont pas des criminels, des hors-la-loi qui sèment la terreur dans le pays, mais qu'il y a une structure organisée, une armée régulière (l'ALN) qui combat pour l'indépendance du pays. Son idée est que le film puisse permettre, en montrant une armée régulière et légitime proche du peuple, d'amorcer un dialogue entre Français et Algériens pour imaginer la paix.

Comme il est recherché par les autorités françaises, c'est en RDA que se déroule le développement et la post-production du film, seul pays européen à ne pas avoir d'ambassade française sur son sol. Conformément aux accords passés avec Ramdane et les autorités est-allemandes, trois versions du film sont réalisées, ce qui va lui assurer une large diffusion à l'extérieur de la France et permettre une meilleure connaissance de ce qui se déroule réellement sur le terrain et donc une reconnaissance de la légitimité du combat du FLN. Outre les versions françaises et allemandes, Vautier a concédé à Ramdane qu'une version arabe soit réalisée, imposant que son montage ne soit pas touché mais laissant par contre le commentaire au libre choix du Front de Libération National. Les textes sont écrits par un certain Khelifa qui se trouve en salle de montage avec Vautier et attend comme lui le feu vert de Ramdane pour tirer les copies du film. Mais leurs lettres restent sans réponses et ils n'ont plus aucune nouvelle du responsable.

Vautier fait tirer une copie du montage algérien et, le film sous le bras, se rend au Caire où se déroule une réunion des responsables de la Révolution algérienne avec l'espoir d'y voir Ramdane et de lui soumettre le film comme convenu. Mais les choses ne se passent pas comme prévu, Vautier ignorant en effet qu'Abbane Ramdane a été assassiné et qu'il se retrouve face à ceux qui ont commandité son exécution. Après plusieurs jours passés à attendre une réponse des officiels du FLN, une projection du film est finalement organisée.. Le film est ovationné et Vautier félicité, mais si les responsables voient l'utilité de sa diffusion dans les pays arabes, ils sont embarrassés par la présence du cinéaste. Après trois semaines d'attente dans sa chambre d'hôtel, Vautier se retrouve arrêté, enfermé dans une malle et transporté à l'arrière d'une Opel du Caire à Tunis. Il est incarcéré dans une prison du FLN à Mornag, avant d'être transféré à Denden. Il va rester vingt-cinq mois dans les geôles du FLN. Pendant ce temps, huit cent copies du film sont tirées et il est projeté partout dans le monde tandis que l'on raconte que son réalisateur a été tué en filmant le combat des Algériens pour leur liberté.

Vautier est mis à l'ombre en compagnie de quatre personnalités de l'ALN qui sont condamnées à mort pendant leur détention. Le bruit court que Vautier fait partie des prisonniers exécutés, ce qui va encore renforcer la rumeur comme quoi le réalisateur est décédé. Son procès tardant, le cinéaste décide de faire une grève de la faim. L'homme chargé de le juger - Abdel Majid Rafah - se retrouve à accompagner une délégation du FLN en Chine, en U.R.S.S. puis en Allemagne de l'est. Partout, le film est ovationné. Lui ne peut pas expliquer que le réalisateur est actuellement incarcéré à la prison algéro-tunisienne de Denden et, n'y tenant plus, il revient plaider la cause de Vautier qui est finalement libéré en juillet 1960. Il peut enfin accompagner la projection de son film lors d'une soirée organisée à Tunis par M'hamed Yazid, alors ministre de l'Information du GPRA.

M'hamed Yazid expliquera plus tard à la télévision algérienne le rapport et l'apport de René Vautier à l'Algérie : « René Vautier est un moment de notre histoire. C'est le premier Français à venir mettre sa caméra à nos côtés, au service de la réalité de la guerre d'Algérie, le premier à essayer de refléter en images les raisons de la lutte du peuple algérien (…) Lorsque son film Algérie en flammes fut terminé, présentant clairement la situation dans les montagnes de Aurès-Nementchas, la lutte et répression de cette lutte, il y a eu une intoxication des services secrets égyptiens par le SDECE, le service secret français ; il a fait croire aux services secrets égyptiens que René Vautier était un agent de Moscou, chargé d'orienter la Révolution algérienne dans un sens communiste. Les services égyptiens ont transmis l'information aux responsables algériens, ce qui a donné naissance à une suspicion qui a poussé certains responsables algériens à arrêter René et à le garder en prison. Nous avons mis plus de deux ans à nous rendre compte que nous avions été manipulés indirectement par le SDECE, à travers les services secrets égyptiens. Lorsque nous avons été convaincus de cette erreur, nous avons fait sortir René de prison avec nos excuses. René, c'est une page de notre histoire, le père de notre cinéma. »

« L'Algérie, sol brûlé, arrosé de sang et de larmes (…) Le peuple algérien lutte pour sa liberté et sa dignité, contre la brutalité des envahisseurs français dont la domination coloniale s'exerce depuis 150 ans. » Vautier évoque l'ennemi, identifiant bien l'armée française comme l'occupant, la comparant à l'armée d'occupation allemande contre laquelle il a combattu adolescent. La musique, les mots choisis, les plans (les soldats de l'ALN sont le plus souvent filmés en contre-plongée) visent à une forme de lyrisme, à magnifier - parfois naïvement - la lutte des combattants de l'Armée de libération. Vautier est au cœur de l'action. Il montre la préparation d'une attaque contre un train de l'armée, l'explosion de ce dernier, la vie dans le camp retranché des rebelles. Il filme les visages des combattants, rappelant qu'ils étaient avant étudiant, paysan ou maçon. La vie au camp - les repas, les moments où les soldats écoutent de la musique ou suivent des cours - est ponctuée de missions menées par la compagnie. Bien sûr, on devine que tout ce qui concerne la vie au camp a été reconstitué par Vautier et les soldats et les quelques scènes de combat, si elles sont bien prises sur le vif, font l'objet d'une reconstruction par le montage. Ainsi, du massacre de Saqiet Sidi Usuf, on ne voit que les cadavres et non le bombardement. Mais un plan sur un avion français dans le ciel suivi du visage d'une victime civile suffit à nous raconter le drame.

Vautier dénonce les exactions des colons français, qui ne respectent pas la convention de Genève et s'attaquent aux populations civiles, aux femmes et aux enfants, ou encore utilisent le napalm pour ravager les terres et les villages. Il montre les colonnes de réfugiés, chassés par les militaires français, le désespoir. Il exalte l'engagement des femmes algériennes, la fraternité des membres de l'ALN, leur courage, leur abnégation lorsqu'ils donnent la moitié de leurs rations à des familles de réfugiés affamées. Vautier prend bien évidemment parti et son film n'évoque jamais les dissensions dans le camp des insurgés ou des actes de violence répréhensibles. Il n'en demeure pas moins qu' Algérie en flammes est un incroyable témoignage de la guerre d'Algérie, une terrible plongée en son cœur sanglant.

j'ai huit ans (1961 - 9 min 30)

René Vautier est toujours recherché en France pour « aide au FLN ». Sa famille le rejoint à Tunis où il s'installe à nouveau. Il obtient de la SATPEC, structure nouvellement créée pour le cinéma tunisien et pour laquelle il travaillera un temps comme conseiller technique, le budget pour la réalisation d'un court métrage inspiré d'une légende bédouine. Il fait venir le chef opérateur Yann Le Masson, qui a filmé du côté des Algériens de la Fédération de France. Après avoir obtenu son diplôme de chef opérateur à Louis Lumière, Yann Le Masson a été incorporé et a servi comme officier parachutiste entre août 55 et avril 58. Marqué par cette expérience, il se jure de mettre son art au service de la cause algérienne et de dénoncer les atrocités commises par l'armée française. Ainsi, il demande à Vautier s'ils ne pourraient pas tourner un autre film pour hâter la paix avec l'Algérie. Avec son épouse Olga Poliakoff (la soeur de Marina Vlady), ils en profitent donc pour tourner J'ai huit ans, d'après une idée de Vautier et Frantz Fanon, psychiatre qui dès le début de la guerre s'est engagé du côté des indépendantistes. Vautier et Fanon ont parcouru des centres pour orphelins algériens victimes de la guerre. Ils ont parlé avec les enfants et leur ont donné des feuilles et des crayons pour qu'ils puissent exprimer leurs douloureux souvenirs. L'idée germe de partir de ces dessins pour réaliser un court métrage. L'arrivée de Le Masson tombe opportunément, le chef opérateur ayant à sa disposition de la pellicule et assez d'argent pour assurer le développement et le montage d'un tel film.

Vautier et Le Masson tournent les extérieurs dans le sud tunisien tandis qu'Olga recueille les témoignages des enfants à la frontière algérienne. Le film s'ouvre sur une succession de visages d'enfants. Graves, ils nous regardent droit dans les yeux et chacune de leur apparition est marquée par le son d'un coup de feu ou d'une explosion. Puis les visages sont remplacés par des dessins, leur apparition se faisant dans un fracas de plans répondant à une rafale de mitraillette. La voix des enfants remplace alors le cri des armes.

La guerre est ici vue à travers les dessins et les mots de ces enfants algériens orphelins ayant trouvé refuge en Tunisie. Ils ont huit ans, l'âge de la guerre. Ils racontent la violence, la peur, les morts. Un enfant a assisté à l'exécution de son père, de son frère et de son cousin, un autre a vu son grand-père arrêté échapper de peu à la mort, un troisième a souffert avec son père torturé sous ses yeux puis tué d'une rafale de mitraillette. Pour eux, la France est synonyme de peur, de mort, d'horreur. « Les soldats de la France, il faut faire attention. » Au-delà du récit des exactions de l'armée française, ils racontent la guerre, les escarmouches, les combattants algériens qui demandent refuge, la faim, les bombardements, l'exil, la fuite vers la Tunisie.

Un carton explique que les auteurs de ce film sont les enfants et que si des Français en assument le parrainage (entendons : les réalisateurs et le comité Maurice Audi), c'est pour « dénoncer ceux qui dénoncent ces images et témoigner pour un autre visage de la France » : toujours cette idée de Vautier de travailler pour la paix et pour le rapprochement des deux peuples.

Le film utilise l'image de l'innocence et la pureté liée à l'enfance - les dessins, les paroles - et la confronte à l'horreur de la guerre. Cette confrontation provoque un choc émotionnel profond en nous. L'enfance perdue, détruite par l'abomination du conflit, l'enfance disparue avec ces images de gamins de huit ans qui ont été violemment plongés dans le monde des adultes. La pureté, l'innocence à jamais perdues.

Le film - primé aux festivals d’Oberhausen et de Leipzig en 1961 - est montré en France sans autorisation le 10 février 1962, deux jours après le massacre du métro de Charonne. Il se voit refusé son visa et sera projeté pendant des années clandestinement, avec le soutien du comité Maurice Audain qui fait tirer des dizaines de copies dont dix-sept seront confisquées par les autorités.

Il n'obtiendra son visa en France qu'en 1973. Un carton l'explique : « J'ai huit ans a été projeté pour la première fois à Paris le 10 février 1962, clandestinement, en pleine guerre d'Algérie. Ce film, douze ans après, vient d'obtenir son visa de censure. Vous qui le voyez aujourd'hui, replacez-le à cette époque où le peuple algérien a lutté victorieusement pour sa libération nationale contre le colonialisme français qui bénéficiait de l'opportunisme des parties de gauche, de l'incompréhension des plus grandes masses et du mutisme des mass-média. »


Le Vent des Aurès / Peuple en marche / L'Aube des damnés

le temps de la reconstruction

Depuis son engagement auprès du mouvement indépendantiste, René Vautier défend l'idée que ce qui serait le plus utile pour l'Algérie, c'est qu'elle prenne elle-même la parole. Pour lui, il faut former des cinéastes algériens, leur donner des outils et les laisser s'exprimer par eux-mêmes. C'est ainsi qu'après la déclaration d'indépendance va venir le temps de la construction d'un cinéma national. D'anciens codétenus de Vautier obtiennent des postes importants : Abdallah Belhouchet devient premier général de l’armée algérienne, Mohamed Cherif Messadia prend la tête de l’organisation du FLN, Ahmed Draïa se voit confier la responsabilité du service d’ordre... Tout est en place pour que Vautier puisse voir son rêve aboutir.

Suite au cessez-le-feu de mars 62 en Algérie, il décide de laisser sa famille en Tunisie et franchit une nouvelle fois la frontière. Il se rend à Alger accompagné d'Ahmed Rachedi, qui doit apprendre le cinéma à ses côtés. Vautier repère un château situé sur les hauteurs d'Alger et c'est là qu'il installe ce qui va devenir le Centre audiovisuel d'Alger qu'il va diriger jusqu'en 1965. Rachedi et Vautier commencent par parcourir tout le pays pour récolter des images témoignant des premiers temps de l'indépendance, engrangeant des heures de rushes qui serviront plus tard au film Peuple en marche. De retour au centre, ils voient affluer des personnes partantes pour les accompagner dans l'aventure. Outre les jeunes Algériens qui rejoignent le centre, on trouve quelques techniciens français, comme Mario Marret qui initiera avec Chris Marker la création des Groupes Medvedkine.

Le centre met en place un ciné-club populaire itinérant - dont Vautier est nommé secrétaire général - et de nombreux films jusqu'ici inaccessibles sont projetés (grâce notamment à la complicité de camarades de la Fédération Française des Ciné-clubs qui envoient à Vautier des dizaines de copies de films en fin de droits) et des débats organisés dans les différents quartiers de la capitale. La devise des ciné-pops est « Vers le socialisme par le cinéma, en dehors de toute censure ». Ces projections se font grâce à du matériel récupéré à droite et à gauche, notamment des projecteurs appartenant à l'armée française, détruits au moment du retrait des troupes et rafistolés par les bricoleurs du Centre, ainsi que deux camions-projecteurs abandonnés par les militaires. Les stagiaires du Centre, qu'ils soient techniciens ou réalisateurs, accompagnent les projections et participent au débat avec les spectateurs, l'idée étant de former la population au langage des images et de créer un lien fort entre ceux qui font les films et ceux qui les reçoivent. Ils accompagnent ainsi aussi bien les longs métrages que les propres productions du Centre, pour l'essentiel des courts métrages muets.

Le Centre est aussi un espace de formation et de création qui va compter jusqu'à une trentaine de personnes en son sein. Le ministre de la Jeunesse, des sports et de l’Éducation populaire - un certain Bouteflika - rattache le Centre audiovisuel à son ministère, tout en garantissant au Centre son autonomie et sa liberté d'action. L'idée qui prédomine alors est celle d'un cinéma au service d'une cause commune, celle de l'édification d'une Algérie nouvelle. Vautier défend l'idée que les apprentis cinéastes ne doivent pas se plier aux injonctions de l'Etat, ne doivent pas accepter la censure, qu'ils doivent témoigner fidèlement - quitte à être critique - de ce qui advient dans le pays en cette période charnière où tous les futurs sont possibles.

Peuple en marche (1963 - 50 min 30)

C'est dans ce cadre que Vautier supervise Peuple en marche, un film réalisé avec ses premiers élèves qui raconte comment le pays se reconstruit depuis son indépendance. C'est un montage d'images issues de plusieurs sources, des extraits de courts et longs métrages réalisés par Vautier (on y retrouve notamment des images venues d'Algérie en flammes) ou par les jeunes réalisateurs et techniciens du Centre. Le film entend dépeindre une nation­, qui se retrouve et se réinvente, et non se pencher sur les morts. Après un an d'indépendance, les cinéastes algériens veulent parler des hommes, d' « un peuple vivant, d'un peuple debout », avec pour devise « Je dis ce que je vois, ce que je sais, ce qui est vrai. »

Malgré cette volonté affichée de parler du présent et du futur, le film s'ouvre sur la mémoire des disparus, sur la guerre. C'est d'abord l'image d'un père creusant la terre à la recherche du corps de son fils. « Où s'arrête l'anecdote ? Où commence l'histoire », se demande le commentateur. Et l'image de centaines de tombes liant le drame de cet homme à celui d'une nation. « Ce million de morts, c'était hier. Cinq mille villages détruits, un pays à reconstruire : c'est aujourd'hui. »

Le film revient sur l'après 1945, la répression qui reprend tandis que les pays de part le monde célèbrent la liberté. Le film balaye ainsi en un peu plus d'une vingtaine de minutes la nécessité de la lutte, l'implacable répression, la création de l'ALN, la guerre, l'exode, les manifestations, les accords d'Evian, l'OAS, l'indépendance. Toute cette partie est menée avec une grande efficacité grâce à la richesse des images utilisées et un beau texte poétique, lyrique, mais qui reste dans un même temps terre à terre, circonstancié. Dans cette première partie, le témoignage d'une femme vient apporter une autre forme de parole plus crue, terrible, viscérale.

Le film évoque l'armée et le peuple, main dans la main, reconstruisant - au sens propre - les villages, les pelles remplaçant les fusils. Il parle des campagnes et des paysans qui se sont fixés pour but pour la première récolte de l'indépendance de faire aussi bien qu'auparavant, dépassant largement au final les meilleurs récoltes de l'époque coloniale. On voit l'enseignement qui reprend, les infirmiers qui se forment, les enfants qui retournent à l'école, les artistes qui recommencent à créer, la culture qui reprend ses droits (des affiches des Ciné-Pops étant brièvement glissées dans le film). Le film fait preuve d'un grand élan optimiste, mais ne se prive pas de faire le constat des paris à tenir, des difficultés matérielles - notamment de la population agricole - mais aussi des stigmates de la guerre, comme ces mines qui continuent à faire de multiples victimes civiles.


Le film s'intéresse également à la lutte de la classe ouvrière algérienne pendant la guerre. Puis à son engagement dans les premières années de l'indépendance et la création d'une « nouveau peuple algérien », d'une nouvelle société. « Si les ouvriers sont indispensables, les patrons, eux, peuvent être remplacés. » Il raconte comment le peuple prend la parole, s'empare des questions de société, de son destin, les assemblées de travailleurs qui dans chaque village, chaque région « prennent en main les intérêts de la vie, de leurs vies. » Le film voit « l'avenir du pays dans les faisceaux d'expériences tentées dans toute l'Algérie. » Le film se place sous l'étendard d'un socialisme algérien défendant la liberté, l'éducation, le droit des femmes, luttant pour la dignité, contre l'ignorance, les exploiteurs et la misère du peuple. On comprend que cette vision, cette parole, c'est celle des auteurs du film et qu'elle n'est pas forcément partagée par le FLN (qui le projette tout de même lors de son premier congrès) de l'après indépendance qui en 1963 fait interdire le Parti communiste algérien.

Lorsque Vautier fait agrandir le film en 35mm aux laboratoires LTC de Saint-Cloud, la police saisit le négatif et le détruit. Poliment, les autorités françaises s'excusent de cette destruction « accidentelle » et font parvenir en dédommagement au cinéaste un métrage équivalent de pellicule vierge. Quant à l'unique copie 35mm restante, elle sera mutilée par le ministère de la Culture algérienne sous le fallacieux prétexte de récupérer des photogrammes pour la revue Historia. De part et d'autre de la Méditerranée, la voix humaniste et fraternelle de Vautier et de ses camarades peine à être entendue...

Mais René Vautier poursuit son oeuvre et travaille avec Mouloud Mammeri au scénario de L'Aube des damnés qui sera réalisé par Ahmed Rachedi. Il accompagne également comme conseiller la réalisation du premier long métrage de fiction algérien sur la guerre, Le Vent des Aurès de Mohamed Lakhdar-Hamina qui obtiendra le prix du premier film au Festival de Cannes et va ouvrir la voie aux futurs succès de la cinématographie algérienne. La réappropriation par les Algériens de leur parole et de leurs images est accomplie et il est temps pour Vautier de voguer vers de nouveaux horizons, de mener d'autres combats.

Le Glas (1964 - 5 min)

Vautier s'en va ainsi tourner pour le Z.A.P.U. (Zimbabwe African Party for Unity) Le Glas, film qui dénonce à chaud la pendaison de trois révolutionnaires africains à Salisbury en Rhodésie, pourtant graciés par la Reine d'Angleterre. Il signe le film sous le pseudonyme de Férid Dendeni, "l'Homme de Deden", en allusion à la prison algérienne où il a été retenu pendant la guerre. Preuve que pour lui ce film fait partie d'un tout, d'un travail sur la liberté des peuples dont l'Algérie est le cœur. La dénonciation des exactions du gouvernement de Rhodésie, puis plus tard de l'Apartheid, est la continuation logique du combat anti-colonial de Vautier débuté avec Afrique 50 et qui ne cesse pas avec l'indépendance de l'Algérie.

Dans une introduction tournée bien après 1964 (certainement à l'occasion d'une diffusion à la télé algérienne, peu après 1981 où la Rhodésie obtient son indépendance et reprend son nom africain de Zimbabwe), Vautier explique qu'il a tenté de réaliser en Rhodésie même un reportage afin d'alerter l'opinion publique sur les exécutions sommaires des trois militants, mais s'est trouvé expulsé suite à sa dénonciation auprès du gouvernement de Ian Smith par les services secrets français. De retour en Algérie, il tourne Le Glas, la jeune nation s'imposant alors à lui comme « le haut-parleur des peuples en lutte ».

Vautier n'a pas pu tourner d'images pour ce film, mais il a l'idée de lui faire prendre la forme d'un poème adressé à la reine d'Angleterre. Ce poème évoque la domination de l'homme blanc en Afrique, de l'Egypte à la Guinée, du Congo à l'Algérie, dénonçant les parodies de justice et la tyrannie des conquérants. Ce texte magnifique, très fort, qui parle d'une indépendance qui ne pourra qu'advenir pour la Rhodésie et, plus largement, pour tous les peuples d'Afrique et d'ailleurs, est lu par le cinéaste Djibril Diop Mambety tandis que défilent à l'écran des peintures et des images de statuettes africaines.

Le Glas est d'emblée interdit en France. Mais sa projection étant autorisée en Angleterre, Vautier parvient par obtenir en 1965 un VISA d'exploitation. Et ce très court film, par sa forme parfaite, l'intelligence de son propos, sa puissance d'évocation va devenir très vite l'un des chefs-d'oeuvre de Vautier et, plus largement, du cinéma militant.

Les Trois cousins (1970 – 20 min)

En 1963 , L'Office des actualités algériennes est mis en place. Dirigé par Mohamed Lakhdar Hamina, il a pour objectif de mettre en place un journal d'actualité diffusé dans les cinémas et la réalisation de films d'information et d'éducation. Deux autres institutions importantes voient le jour : La Cinémathèque d'Alger et le Centre National du Cinéma Algérien. Le milieu du cinéma et de l'audiovisuel se professionnalise et René Vautier pense qu'il est temps pour lui de quitter ses fonctions au sein du Centre audiovisuel d'Alger. Ahmed Rachedi en prend la direction et deviendra avec Lakhdar Hamina l'une des deux têtes du cinéma algérien.

Vautier travaille un temps comme réalisateur à la télévision scolaire, retourne en Algérie où il devient responsable de la formation de réalisateurs au Sahara, puis s'installe finalement en Bretagne. Il fonde en 1969 l'Unité de Production Cinéma Bretagne (UPCB) avec l'idée de montrer qu'il est possible de faire exister un cinéma indépendant en Région. Outre de nombreux courts métrages, dix longs seront produits par l'UPCB pendant ses douze années d'existence. Si Vautier va militer à travers ses nombreuses réalisations pour les luttes féministes, ouvrières ou écologiques, il n'en demeure pas moins que l'Algérie va continuer à occuper une place centrale dans sa vie et son oeuvre de cinéaste. C'est ainsi qu'à peine installé en Bretagne, c'est à la question de l'immigration algérienne qu'il décide de consacrer ses deux premiers films tournés pour le compte de l'UPCB.


Vautier constate, malgré le brouhaha de Mai 68, combien l'image de l'immigré est toujours aussi caricaturale dans la société française. Désireux de pointer du doigt les préjugés stupides, il reprend contact avec d'anciens amis immigrés du bidonville de Nanterre dans l'idée d'imaginer avec eux un film qui parlerait de leur quotidien. Ce sont finalement deux films - Les Trois cousins et Les Ajoncs - qui vont sortir de ses discussions avec les algériens de Nanterre, tous deux interprétés par Mohamed Zinet, un ancien acteur rencontré à Tunis et avec qui il s'était lié d'amitié.

Les Trois cousins est directement inspiré par la destruction des bidonvilles de Nanterre et d'Aubervilliers. En effet, à partir de 1969, le premier ministre Jacques Chaban-Delmas lance une campagne de résorption des bidonvilles mais malgré l'action de la SONACOTRA (Société nationale de construction de logements pour les travailleurs algériens), nombreux sont les immigrés qui se retrouvent du jour au lendemain expulsés sans avoir de solution de remplacement. Le film raconte le parcours de trois cousins algériens qui quittent leur village accablé par la sécheresse pour chercher du travail en France et gagner de quoi acheter les semailles pour la saison prochaine. Ils ont en poche le contact d'un compatriote installé au bidonville de Nanterre et censé pouvoir les aider mais ce dernier n'a que de vieilles adresses à leur donner et, lorsqu'ils s'y rendent, ils ne peuvent que constater qu'il n'y a plus que des gravats. Les bidonvilles rétrécissent de jour en jour et si certains habitants sont relogés, beaucoup (ils seraient six-mille selon a voix off) se terrent sur les bords de la Marne ou de la Seine dans des conditions encore plus terribles qu'auparavant. La communauté des immigrés se retrouve éparpillée et les trois cousins errent sans savoir où aller. L'un d'eux tombe malade, le second n'y croit plus mais le troisième ne baisse pas les bras, passant ses journées à chercher du travail et parvenant finalement, quatorze semaine après leur arrivée en France, à trouver un emploi de gardien de nuit. Les trois cousins ont enfin un toit : un réduit misérable que l'employeur leur concède mais qui paradoxalement va sceller leur sort...

La voix off qui nous narre l'histoire et le début un brin comique du film nous fait penser à une fable. Mais très rapidement, le ton change. En un plan même, celui d'un Arc de triomphe illuminé qui s'avère n'être qu'une photo que la caméra quitte dans un léger panoramique pour filmer la réalité : le bidonville, la boue, les baraques faites de bric et de bric. La misère aux portes de la capitale. La misère des immigrés qui restent aux portes de la société française. Contrairement aux Ajoncs tourné quasi conjointement, Les Trois cousins ne joue donc pas la carte de la fable ou de la comédie. Quelques effets burlesques ou poétique viennent bien ponctuer le film, mais ils renforcent en fait la noirceur du propos. Le films s'avère être une peinture crue et terrible des conditions de vie misérable des immigrés, avec symboliquement cette pièce minuscule où les trois cousins s'entassent; rassemblés autour d'un poële à charbon dont la vétusté va conduire à l'accident fatal. Le film repose sur des prises documentaires, les images des bidonvilles ou celle des bulldozers aux portes des habitations précaires n'étant bien sûr pas des reconstitutions, mais bien des scènes prises sur le vif. On doit ces images à Bruno Muel, qui signera également la photo des Ajoncs. Muel qui réalise la même année Sochaux, 11 juin 1968, film qui va lancer la création du Groupe Medvedkine de Besançon.

A l'image, ces bulldozers deviennent des monstres mécaniques qui fondent sur la population des bidonvilles. Filmés en plans rapprochés et en contre-plongée, ils incarnent la menace, la destruction. Les habitants des bidonvilles,, filmés de loin, des hauteurs, semblent démunis face à la férocité et l'absurdité de ce qui leur arrive. Ce type de confrontation simple, où deux plans opposés dans leur composition se répondent, est très souvent utilisé par le cinéaste. Ses films étant pour la plupart des courts, Vautier recherche constamment l'efficacité, qu'elle soit narrative ou visuelle, puisant dans la grammaire cinématographique la plus simple et la plus universelle.

Pour preuve de sa force brute, la Commission de contrôle demande l'interdiction du film au prétexte « qu'il présente la vie des travailleurs immigrés sous un jour trop noir ». Alors que Vautier s'apprête à plaider sa cause au ministère, il découvre dans le journal un fait divers quasi identique à celui qu'il vient de mettre en scène. Le ministère ne peut que constater que la réalité (1200 cas de décès par asphyxie ont été relevés en 1969 à cause de mauvaises installations de chauffage) a rejoint la fiction et accepte de délivrer son Visa au film.

Les Ajoncs (1970 – 13 min)

Lorsque Vautier propose à ses amis de Nanterre de tourner un film sur leurs conditions de vie, le groupe d'algériens qui s'intéresse à son projet lui explique que s'ils sont heureux de raconter leur quotidien, ils aimeraient éviter tout misérabilisme, ils aimeraient faire du "Charlot". Si Les Trois cousins ne correspond pas vraiment à ce projet, Les Ajoncs s'en rapproche bien plus.

Le film s'avère en effet être une jolie fable sur la solidarité. C'est l'histoire d'un immigré algérien qui, las de ne pas voir le printemps venir et d'avoir une nouvelle fois perdu son emploi, quitte la capitale pour la Bretagne où il s'improvise vendeur d'ajoncs. Le héros s'appelle Mohammed, Zinet reprenant le même patronyme que son personnage des Trois cousins, comme si son alter-ego revenait pour une autre expérience de l'immigration, bien plus heureuse cette fois. Le ton est en effet résolument différent, plus drôle, plus doux, Les Ajoncs tranchant avec la peinture terrible de l'immigration dépeinte dans son court-métrage jumeau. Zinet n'est plus le seul à raconter l'histoire en voix-off, une femme lui répondant, l'interrogeant, le duo ainsi formé mettant très vite le film sur les rails de la fantaisie. Ainsi lorsque Véro – c'est le prénom de la narratrice – dit à Zinet que dans les films français les flics sont toujours serviables et que montrer un pandore s'énervant ne passera pas la censure, Vautier s'amuse bien évidemment de ses démêles passés avec les autorités et nargue les censeurs en faisant dire à son héros que la censure ne peut rien contre la vérité.


Le printemps donc, Mohammed le trouve en Bretagne, dans ses paysages jaunis par les ajoncs en fleurs. Et ce printemps, il n'est pas seulement dans la nature, mais dans le cœur des gens. Vautier oppose à la dureté de la vie parisienne des Trois cousins la générosité des bretons. Mais si Mohammed pense avoir trouvé dans ce pays ce qu'il faut à tout homme - « du travail pour manger et du rêve pour vivre » - les pêcheurs de Douarnenez lui remettent les pieds sur terre en lui expliquant que les usines ont fermé, que la Bretagne c'est le bout du marché commun et que les bretons s'expatrient pour trouver du travail. D'une émigration à l'autre...

Mais la mer sait se faire généreuse et providentielle et Mohammed trouve une carriole échouée dans le port. Retapée, il l'utilise pour s'en aller ramasser des ajoncs. Une petite entreprise vouée à l'échec suggère Véro, les ajoncs poussant là bas comme du chiendent ! Et lorsqu'un gendarme (interprété par Vautier) s'en mêle, renversant le chargement et le piétinant de rage, le pauvre Mohammed n'a plus que ses yeux pour pleurer... Mais nous sommes dans une fable, une comédie et si nous risquions de l'oublier l'accompagnement au piano dans le plus pur style du burlesque muet nous le rappelle, comme lorsque la mélodie se lance dans une petite variation autour de la Marseillaise alors que le policier s'excite et finit par atterrir les deux fers en l'air... à une époque où la censure veille, il faut une fois de plus mesurer l'insolence et la provocation de Vautier ! Bref, les femmes sortent de l'usine et, voyant la scène, viennent acheter les ajoncs au pauvre Mohammed sous le regard ahuri du gendarme. Parmi les bienfaitrices, on reconnaît la jolie Nicole le Garrec qui deviendra une fidèle collaboratrice (scripte sur Avoir 20 ans dans les Aurès, elle sera co-réalisatrice de La Folle de Toujane et de Quand tu disais, Valery....) et amie de René Vautier. Nicole qui avec son mari Félix seront des figures incontournables de la culture bretonne, racontant en textes et en images (Félix est un admirable photographe) la Bretagne, son peuple et ses luttes comme dans le film Plogoff, des pierres contre des fusils qu'ils réalisent en 1980.


Véro peine à croire à la chute de l'histoire et demande à Zinet s'il lui raconte tout ça pour lui faire plaisir, parce qu'elle est bretonne. Mais il lui affirme qu'il la lui raconte car elle est vraie, et « qu'à partir d'un petit fait divers bien réel, on peut rêver à ce qui pourrait être, un jour, réalité ». Il lui raconte aussi cette histoire parce qu'ii y a eu Charonne. Et le film de se terminer sur des images d'une grande manifestation parisienne où l'on retrouve Nicole qui incarne, au milieu d'une foule de manifestants, cet espoir dans un avenir solidaire et humaniste... une fable disait-on...

Le film obtient le Grand Prix Anti-raciste de l'amicale des associations de travailleurs immigrés en Europe au Festival des Films sur l'immigration de Munich. Le même jour, Les Trois cousins obtient le prix du meilleur film pour les Droits de l'Homme au Festival des films des droits de l'Homme de Strasbourg. Un beau doublé pour ces deux films jumeaux qui se complètent et se répondent de part leur différence même.

La Caravelle (1970 – 4 min)

Après ces deux films sur l'immigration, Vautier tourne deux petits films, toujours produits par l'UPCB, où il revient sur le conflit algérien : La Caravelle et Techniquement si simple.

La Caravelle raconte l'expérience d'une jeune femme, installée à Tunis pendant la guerre d'Algérie où elle enseigne le Français à de jeunes algériens ayant fui la guerre. Elle raconte leur traumatisme et cette peur qui reste ancrée en eux. Comme cet enfant qui se réveille en hurlant car il rêve des bombardiers, ou cet autre qui a du mal à croire que cette caravelle française qu'il voit voler dans le ciel ne contient ni bombes, ni roquettes. Le film est constitué d'un unique plan séquence, la caméra (Bruno Muel est toujours de la partie) suivant de près le visage de la jeune femme tandis qu'elle raconte son histoire. Vautier use d'un dispositif très simple qui consiste à imiter le cinéma vérité, même si la diction et les airs de la narratrice nous font rapidement deviner qu'il s'agit d'une actrice et que l'on est dans une fiction. Mais ce qu'elle raconte est d'évidence une histoire vraie et le film travaille comme un écho à J'ai huit ans, sans toutefois retrouver la force brute du chef d’œuvre réalisé avec Yann Le Masson et Olga Poliakoff.

Techniquement si simple (1971 – 10 min 44)

Le principe de Techniquement si simple est identique à celui de La Caravelle, la caméra enregistrant le témoignage d'un technicien ayant servi pendant la guerre d'Algérie. Il raconte son travail au génie militaire, se targuant de n'avoir jamais tiré sur un algérien, de n'avoir même jamais tenu un fusil. Il était un "simple technicien" en charge de la pose de mines. Son unité était composée d'hommes sympathiques, raisonnables, pas des « têtes brûlées » comme dans les régiments d'infanterie. On leur confiait des missions très précises, demandant un vrai savoir-faire et il raconte par le menu comment ils disposaient les mines pour atteindre une efficacité a. Jovial, ses rires ponctuent son témoignage, le rendant d'autant plus terrible. Car bien sûr, l'horreur vient du fait qu'il ne conçoit pas qu'il ait tué des hommes. Il agissait de loin, faisait la guerre à distance, se considérant comme un simple « fonctionnaire » travaillant huit heures par jour. Vautier montre comment la mécanisation de la mort transforme des hommes en tueurs sans même qu'ils s'en rendent compte, ou du moins leur laisse l'opportunité de sortir de la guerre la conscience tranquille pour peu qu'ils acceptent de se laisser aveugler. La mécanisation, la banalisation de la mort, la logistique, la technique... tout cela permet de ne plus voir l'humain en face, les cadavres, les corps mutilés. Le film raconte comment ce technicien refuse de voir l'envers du décors, refuse d'enlever ses œillères et bien sûr on devine – comme dans La Caravelle – que c'est une construction fictionnelle à laquelle on a affaire et non à un témoignage pris sur le vif. Même si l'on imagine facilement que ce qu'il raconte est vrai et que de telles histoires ont été entendues par Vautier ou des camarades, il n'empêche qu'en concentrant ainsi les choses sur un même personnage – aveuglement et racisme quotidien - le trait paraît forcé et le film en perd de sa force. La même histoire racontée avec un peu plus de subtilité, ou en assumant la part de fiction, aurait rendu le témoignage bien plus marquant. Contre une pensée monolithique (ici « le techniquement si simple » martelé par ce technicien qui refuse de voir ses crimes), il vaut mieux opposer une pensée riche et contrastée, ce qui manque quelque peu à ce film. Vautier réagit souvent de manière épidermique, couchant sa colère en image. C'est la force de son cinéma mais aussi sa limite lorsqu'il se laisse déborder et en oublie de faire du cinéma...


La Guerre d'Algérie / La Bataille d'Alger

la guerre d'algerie dans le cinéma français

L'indépendance de l'Algérie ne provoque pas un sursaut de la part des médias français et le pays disparaît presque complètement du champ de vision des habitants de la métropole. Le cinéma ne s'en préoccupe pas plus et on peut sans peine lister les réalisateurs qui évoquent - parfois simplement au détour d'une séquence - la guerre qui vient de s'achever : Alain Resnais (Muriel, 1963), Jacques Rozier (Adieu Philippine, 1963), Agnès Varda (Cléo de 5 à 7, 1962), Alain Cavalier encore (L'Insoumis, 1964), Guy Gilles (L'Amour à la mer, 1964), Robert Enrico (La Belle vie, 1963)... (5)

Ils sont très peu comme Marceline Loridan et Jean-Pierre Sergent (deux des personnages de Chronique d'un été) à s'intéresser à la construction d'un État nouveau, sujet de leur film Algérie, année zéro qu'ils réalisent au lendemain de la déclaration d'indépendance. Pendant longtemps, il n'y a donc pas de retour sur la guerre d'indépendance et guère plus d'intérêt pour le devenir du peuple algérien.

Les premiers vrais films sur la Guerre d'Algérie sont réalisés à l'étranger en 1966 : La Bataille d'Alger par l'italien Gillo Pontecorvo, Les Centurions de Mark Robson (une adaptation américaine du roman de Jean Lartéguy publié en 1963 qui raconte les exactions de l'armée française) ou encore Le Vent des Aurès de Mohammed Lakhdar-Hamina. C'est en 1972, à l'occasion des dix ans de l'indépendance algérienne, que sortent deux films français traitant enfin de front le sujet : La Guerre d'Algérie, documentaire d'Yves Courrière et Philippe Monnier produit par Jacques Perrin (6) et Avoir 20 ans dans les Aurès.

Avoir 20 ans dans les Aurès (1972 – 102 min)

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Le Remords (1975 – 12 min)

Vautier écrit une première mouture du scénario de ce film en 1956 en réaction au silence des cinéastes français face à la guerre d'Algérie. Il essaye de le reprendre plus tard lorsqu'il constate que les réalisateurs contactés par le Comité Audin pour tourner Octobre à Paris se défilent à nouveau, par désintérêt, par crainte pour leur carrière ou parce qu'ils ont peur des représailles contre leurs familles. Autant de raisons de refuser qui permettent de mesurer le courage de Jacques Panigel et de son épouse Marie-Claude. En ressortant le scénario de son tiroir, Vautier veut rendre hommage à la force d'engagement de ce couple prêt à braver les menaces et les autorités pour défendre le droit à la liberté d'expression. Mais les acteurs qu'il contacte refusent de participer au projet, imaginant les réactions de tel ou tel réalisateur qu'ils imaginent être visé par Vautier.

Vautier finit par tourner ce petit film vingt ans après en avoir écrit le scénario, décidant finalement d'endosser lui-même le costume du réalisateur. Il le modifie pour coller à l'actualité et ajoute un petit « twist » final qui lui permet d'en moderniser le propos. Stylistiquement, Vautier semble de nouveau jouer la carte du cinéma vérité, comme dans La Caravelle et Techniquement si simple, à la différence que la présence de son nom et de celui de l'actrice qui lui donne la réplique au générique indique de suite que l'on est dans une fiction. Pas d’ambiguïté ici donc, sinon celle de la place que se donne Vautier dans le récit, jeu subtil qu'il offre au spectateur et qui donne tout son sel à ce petit film aussi singulier qu'impertinent.

Vautier se met dans la peau d'un cinéaste qui est témoin dans la rue, en plein jour, de la bastonnade d'un algérien par deux policiers. Sommé de quitter les lieux par les condés, il se rend chez une amie (Micheline Welter, qui tournera de nouveau pour Vautier dans La Folle de Toujane) à qui il raconte l'histoire et exprime son écœurement. Mais lorsque celle-ci l'interroge sur ce qu'est devenu le jeune homme, il se justifie de ne pas avoir appelé les secours et se persuade que d'autres que lui l'ont forcément fait. Son amie a pointé du doigt la différence entre le témoignage indigné et l'action, cette dernière venant avec l'empathie que l'on éprouve pour celui qui souffre. Car au départ, le témoignage est juste, sincère, le réalisateur interprété par Vautier étant véritablement choqué par la violence policière, la gratuité de cette bastonnade. Mais ce sont les faits qui le choque et on comprend qu'il n'a pas ressenti de véritable compassion pour l'algérien qui a subi les coups. Pour lui, le film à faire est plus important que l'homme à terre. Ou quand la caméra devient un filtre entre l'artiste et le monde.

Le film parle ainsi du rapport du citoyen à l'injustice, de la lâcheté quotidienne qui permet que jour après jour celle-ci se perpétue au vu et au su de tous, mais il questionne plus particulièrement la place du cinéaste face à cette injustice. Le réalisateur qu'interprète Vautier estime avoir été violé, contraint de regarder cette scène, de l'imprimer en lui. Il se sent être plus une caméra qu'un homme et il explique que ces images vont mûrir en lui et que dans quelques temps il en fera un film, une œuvre violente et dénonciatrice. Mais son amie lui demande dans combien de temps et lui de refuser de voir qu'alors son geste n'aura plus guère d'importance. Sans le courage d'un Panijel, on n'aurait pas parlé des morts de 61 avant des années...

Frontline (1976 – 74 min)

"J'ai réalisé en 1976 Frontline, un film sur l'apartheid en Afrique du Sud. Le film n'a jamais obtenu de visa de diffusion en France. Et là, qu'est-ce que j'apprends ! Qu'on veut offrir le film à Mandela quand il viendra en visite officielle en France. Au nom de quoi ? Au nom de qui ? Au nom des gusses qui l'ont interdit pendant vingt ans ?". Ainsi s'exprime René Vautier en 1998 dans les colonnes de Libération. On ne peut que partager la colère du cinéaste qui a vu ce film - co-réalisé avec Brigitte Criton et Kabué Buana et coproduit par l'UPCB et l'African National Congress - être mis au au placard pendant tant d'années

Le film s'ouvre dans une cour où un homme marche en évoquant la Frontline, cette "première ligne" qui est l'horizon des militants de l'ANC. Toujours en mouvement il parle de l'engagement, de l'espoir d'un peuple, de la promesse de l'égalité des hommes et des femmes, de la lutte nécessaire. La caméra, plantée au centre de la cour, le suit dans un panoramique circulaire tandis qu'il discourt. Nous sommes au centre de ce mouvement et sa voix, sa présence, soutenus par un chœur de chanteurs, nous enveloppe.

Puis d'autres voix interviennent. Celle d'Oliver Tambo, militant de la première heure (il fonde en 1943 avec Nelson Mandela la ligue des jeunes de l'ANC) en exil à Londres depuis 1958 et qui préside l'ANC depuis 1961. Celle de Miriam Makeba, l'héroïne de  Come Back Africa , expulsée d’Afrique du Sud à cause de sa participation au film de Rogosin et qui a fait depuis une belle carrière comme chanteuse aux Etats-Unis. Makeba qui raconte que son peuple a réussi à sauver sa langue et donc son futur. D'autre voix encore qui racontent les brimades, les violences, la ségrégation. Et une voix off qui explique la décolonisation de l'Afrique et ces derniers bastions qui demeurent, comme cette Afrique du Sud où quatre millions de blancs oppriment encore dix-huit millions d'africains. Le films explique par le menu l'histoire et les mécanises de l'apartheid, présente les tenants de sa politique (dont plusieurs anciens nazis), raconte comment au conseil général de l'ONU ce régime inique se retrouve sauvé par le veto des Etats-Unis, de la France et de la Grande Bretagne, dénonce la manière dont le gouvernement du premier ministre John Vorster essaye de crédibiliser son action aux yeux des Nations Unies et se rachète une bonne conduite par quelques gestes symboliques. Frontline recueille une foule de témoignages et de faits afin de démonter point par point cette manipulation qui tente de rendre acceptable le régime de l'apartheid.

Lorsque Vautier réalise ce documentaire, on compte sur les doigts d'une main les films consacrés à l'apartheid. On trouve quelques très rares fictions qui dénoncent (Pleure, ô pays bien-aimé de Zoltan Korda en 1956) ou au contraire soutiennent le régime de l'apartheid, comme The Cape Town Affair de Robert D. Webb en 1967 qui valorise la politique anti-communiste menée par Vorster, lutte que le premier ministre met en avant pour excuser nombre des exactions et des privations de liberté perpétrées dans son pays. Les deux seuls films prenant à bras le corps le sujet sont tournés clandestinement : Dernière tombe à Dimbaza de Nana Mahomo (1972) et Come Back Africa de Lionel Rogosin que nous citions plus haut. On comprend alors l'importance de Frontline, formidable film enquête aussi nécessaire que salutaire face au silence assourdissant qui accompagne la politique de l'apartheid. Un film de montage (beaucoup d'archives sont utilisées), d'entretien et de commentaire critique extrêmement bien construit et mené qui vise d'abord l'efficacité. Il s'agit pour Vautier d'aller contre le silence des mass-média et d'éduquer le spectateur, ce qui ne laisse certes guère de place à un regard singulier ou à une quelconque expression artistique personnelle. Ce qui fait qu'aussi réussi soit-il, Frontline peine à être aujourd'hui autre chose qu'un témoignage historique de premier plan. Et un film qui perme , une fois encore, de mesurer à quel point Vautier était de tous les fronts.

Déjà le sang de mai ensemençait novembre (1985 – 61 min)

L'UPCB doit fermer ses portes en 1981 mais Vautier a bien l'intention de continuer à tourner en toute liberté, hors du carcan de la production cinématographique et audiovisuelle classique. Il créé Images sans chaînes dans ce but - une association ayant pour objectif de diffuser des films interdits à la télévision française - et tourne quelques documentaires pour la télévision algérienne. En 1984, il réalise ainsi La Nuit du dernier recours où il revient sur la première journée de l'insurrection algérienne le 1er novembre 1954. Il poursuit ce travail de mémoire et de décryptage avec Déjà le sang de mai ensemençait novembre qu'il co-réalise avec Maïlise Frasson-Marin et les moyens de la Radio Télévision Algérienne, l'idée de ce nouveau film étant de mettre en lumière des faits encore peu connus de la colonisation de l'Algérie. Cette histoire de la colonisation est effectivement encore confisquée par le gouvernement français, les faits sont transformés, escamotés et Vautier entend comprendre et montrer la longue histoire de la colonisation qui a conduit à la guerre d'Algérie.

Vautier raconte l'illégitimité de la colonisation, la violence, les exactions. Il se veut pédagogue avec ce film, expliquant clairement cette histoire méconnue de l'Algérie depuis sa colonisation à son indépendance, en passant par ce 8 mai 1945 cité dans le titre. Il part à la rencontre d'algériens qui racontent la colonisation de l'intérieur. Quelques célébrités, comme l'écrivain Kateb Yacine ou Germaine Tillon interviennent, mais aussi des gens attrapés dans les rues d'Alger. Vautier est pleinement acteur du film, il ne cache pas sa présence, intervenant face caméra ou en voix off. Dans un long prologue, son commentaire est répété en Arabe, comme un pont dressé entre ceux qui hier se sont combattus. Car l'idée qui prévaut au film est celui de la réconciliation. Il rencontre ainsi des hommes et des femmes qui souhaitent créer un dialogue entre la France et l'Algérie. Un jeune homme raconte par exemple qu'il aimerait établir un jumelage entre des lycées français et algériens, affin d'échanger et apprendre à se connaître mutuellement.


Mais ce dialogue ne peut se faire qu'à partir du moment où l'on accepte de rétablir la vérité des faits. Or les mensonges remontent à loin et ne recouvrent pas seulement la guerre d'indépendance mais toute l'histoire de l'Algérie depuis sa conquête par la France. Ainsi, sous l'occupation, les enfants algériens apprenaient à l'école que leur pays était un désert culturel et social avant que la France n'intervienne dans son développement. Or un photographe montre des gravures d'avant la colonisation montrant qu'en 1830 son pays, contrairement à ce qui était raconté en France et dans ses colonies, avait un niveau de vie équivalent aux pays d'Europe non encore touchés par l'industrialisation, comme l'Espagne, l'Italie ou la Grèce. Un groupe de peintres travaille à reconstituer ce passé et à mettre à jour une autre histoire de la conquête de l'Algérie par la France que celle délivrée dans les manuels officiels. Ils réalisent des fresques qui racontent la lutte contre l'envahisseur, des hauts faits d'armes où encore célèbrent des héros algériens absents des livres d'Histoire. Une première pierre à l'édification d'une nouvelle histoire qui reste encore à réécrire.

Dans le film se glisse un passage entièrement fictionnel qui raconte la découverte par un instituteur breton du ridicule de sa mission en Algérie. Tout commence avec un enfant qui l'interroge sur le livre de classe qui parle de « nos ancêtres les gaulois » et se poursuit avec un inspecteur qui s'inquiète de ce que les élèves ne connaissent pas par cœur les préfectures françaises. L'instituteur comprend qu'il n'est là que pour former de dociles travailleurs pour la France et que ce qu'il doit enseigner à ses élèves ne correspond plus en rien avec sa vocation de professeur.

Pour comprendre la philosophie insufflée par les tenants de la colonisation, des lettres de colons et de soldats français sont lues par Vautier. Terrifiante, cette vision de l'algérien fainéant et des algériennes qui, « le climat aidant, sont naturellement disposées au plaisir ». On rit jaune aux amalgames, raccourcis et clichés racontés par les colons. On ne rit plus aux récits des massacres perpétrés par l'armée française.

Il faudrait des heures pour raconter l'histoire de l'Algérie et Déjà le sang de mai ensemençait novembre ne vise pas avec sa petite heure à une quelconque exhaustivité. Le film évoque beaucoup de sujets qui vont au-delà de l'histoire de la colonisation et de la libération de l'Algérie et le film ouvre énormément de pistes de réflexion. Seulement, Vautier n'a pas le temps de tout approfondir (il aurait fallu une véritable fresque pour cela) et son intention et avant tout de montrer l'urgence qu'il y a à lever le voile sur les mensonges et de travailler à rétablir la réalité historique de l'Algérie. Contrairement à ce qui lui est reproché, Vautier ne  souffler sur les braises que de révéler ces mensonges, ce n'est pas réveiller les rancœurs que de chercher la vérité. C'est au contraire préparer la paix. Comme l'exprime le jeune homme interrogé au début du film, il faut « réécrire l'histoire ensemble ». Il faut des images pour écrire l'Histoire.

Guerre aux images en Algérie (1985 – 73 min)

Ce deuxième documentaire que Vautier réalise en 1985 avec Elisabeth Frasson-Marin s'intéresse à l'histoire des images tournées pendant la guerre d'Algérie, revient sur leurs auteurs et sur l'impact qu'elles ont eu sur les spectateurs aussi bien Français qu'Algériens. Vautier explique en exergue que les Algériens ne comprennent pas qu'il n'y ait pas eu un seul film réalisé en France prenant partie pour l'indépendance, relevant qu'il en a été de même avec la guerre d'Indochine et tous les conflits durant lesquels la France oeuvrait pour conserver ses colonies. Le film essaye de comprendre pourquoi ces images là n'ont pas existé.

Déjà, il y a les films de fiction qui n'ont pu se faire à cause de la censure. Pierre Cast, Henri-George Clouzot ont par exemple essayé de monter de ces films, sans succès il va sans dire. Sadoul résume la situation en déclarant qu'en France on peut faire des films avec des grands idéaux, mais pas contre l'avis des banques... et la guerre d'Algérie est aussi une histoire de gros sous.

Vautier poursuit en expliquant que des images montrant les exactions de l'armée française, il en existe. Certaines ont été par exemple tournées par un journaliste américain, témoin avec sa caméra d'exécutions sommaires perpétrées par les soldats sur des civils désarmés. Des images qui ont scandalisé l'opinion publique lors de leur passage à la télévision américaine, mais qui ont été interdites de diffusion en France, le journaliste étant même accusé d'avoir payé des soldats pour commettre ces exactions. Vautier raconte qu'il a été contacté par ce journaliste et est parvenu grâce à des contacts à la Cinémathèque de la télévision française à subtiliser une copie du film ramenée par l'ambassadeur de France aux USA, à en faire un contretype et à replacer l'original avant d'être découvert. Vautier découvre ainsi la véracité de ces exécutions sommaires mais est choqué que le journaliste n'ait rien fait pour les empêcher et qu'il se soit contenté de filmer l'horreur.

Vautier raconte moult histoires qui montrent comment les menaces, les pressions, la peur, la censure, les manipulations ont empêché l'apparition d'autres images que celles autorisées. Et en amont, il y a ce refus délibéré de la France de donner accès aux peuples colonisés à de quelconques moyens d'expression, ou même plus largement à la culture. Ils peuvent peuvent être soignés – c'est utile pour des questions économiques évidentes – mais pas éduqués. Du coup, quand la Guerre d'Algérie débute, il n'y a pas un seul technicien formé au métier de l'image, d'où l'engagement de Vautier au côté des indépendantistes.

Si Guerre aux images en Algérie démarre sous les meilleurs auspices, le film se met soudain à décevoir nos attentes. On y retrouve déjà beaucoup d'anecdotes, d'histoires, de faits relatés dans d'autres films de Vautier. D'autre part, le film est par trop centré sur son parcours, sa personne pour réellement répondre au sujet annoncé. Vautier raconte son engagement, ses films tournés sans autorisation, sa lutte contre les censeurs de tout poil, son emprisonnement en Algérie, expliquant l'absence d'images dissidentes de la guerre par le prisme quasi unique (il raconte tout de même d'autres parcours, comme celui de Pierre Clément) de son expérience algérienne. Le cinéaste revient ainsi sur la réalisation d'Une Nation, l'Algérie et surtout d'Algérie en flammes (que l'on peut voir dans son intégralité !), ce qui lui donne l'occasion de raconter une foule d'anecdotes sur ces tournages. Ce qui fait qu'au final on a plus affaire à un nouveau documentaire – certes très intéressant et documenté – sur René Vautier qu'à un véritable film sur ces images invisibles. Le sujet est certes traité – Vautier y revient dans le dernier quart d'heure – mais pas assez profondément pour répondre à nos attentes, ce qui fait de Guerre aux images en Algérie un témoignage précieux mais qui n'est que l'ébauche d'un film qui reste encore à faire.

A propos de... l'autre détail (1988 – 45 min)

Entre 1980 et 1985 Vautier collecte en France, en Tunisie et en Algérie de nombreux témoignages sur la guerre d'Algérie. Il interroge des civils, des victimes, des personnalités de la guerre d'indépendance, des combattants des deux camps avec l'ambition de réaliser un documentaire au long cours montrant la guerre de l'intérieur, la guerre racontée par ceux qui l'ont faite ou l'on subit. Il s'entretient avec Mohammed Loulli, Mohammed Moullay, Germaine Tillon, Ali Rouchaï, Pierre Vidal-Naquet, le général de Bollardière, le général Massu ou encore l'ancien responsable de la police pendant la bataille d'Alger, Paul Teitgen, qui témoigne lui aussi des atrocités commises - torture, exécutions sommaires - par les forces de l'ordre française.

Le film – qui devait s'appeler Des images pour écrire l'Histoire ensemble - titre que l'on retrouve au générique de Déjà le sang de mai ensemençait novembre - ne va pas pouvoir être terminé. Vautier a en effet recueilli les témoignages d'Algériens ayant été torturés pendant la guerre, notamment par un certain lieutenant Jean-Marie Le Pen, alors candidat à l'élection présidentielle. Ce sont ces témoignages que Vautier diffuse en 1984 comme pièce à conviction devant la 17ème chambre correctionnelle à la demande des avocats du Canard Enchaîné. Le journal est attaqué pour diffamation par le président du Front National et les témoignages recueillis pas Vautier servent à la défense pour prouver la véracité des faits dénoncés dans ses colonnes (7).

Après le procès, de retour en Bretagne, il retrouve le dépôt où il entrepose ses archives vandalisé. Ce sont une soixantaine de kilomètres de pellicule qui ont été coupés à la hache et à la cisaille ou encore mazoutés par ce qui est très certainement un commando d'extrême droite. Son ami Yann Le Masson le rejoint et tourne Destruction des Archives, petit film qui montre René Vautier marchant au milieu de cette masse de documents et de films détruits. De la soixantaine d'heures enregistrées pour son projet de film sur l'histoire de la guerre d'Algérie à travers les témoignages de ceux qui l'ont vécu, il ne lui reste plus que trois heures.

A propos... de l'autre détail est un montage de ces images rescapées du désastre. On retrouve donc l'historien Pierre Vidal-Naquet et Paul Teitgen qui en 1984 expliquent le rôle de Le Pen en Algérie, Vautier leur demandant que faire des témoignages recueillis mettant en cause le député européen : « il ne faut pas les publier, il faut les hurler » lui enjoignant Vidal-Naquet. Germaine Tillon, grande figure de la résistance, raconte sa visite des prisons militaires algériennes en 1957 qui lui rappellent les conditions de détention qu'elle a connue pendant la seconde guerre mondiale. Si la loi d'amnistie protège les anciens tortionnaires, elle est persuadée qu'il faut, même s'il est impossible de poursuivre en justice les coupables, témoigner et faire connaître l'institutionnalisation de ce crime contre l'humanité. Le film se centre ensuite sur le cas particulier du Lieutenant Le Pen, multipliant les témoignages d'algériens torturés, de responsables de l'armée et même d'un coreligionnaire qui souligne que s'il avait déjà vu des sadiques, jamais il n'avait encore vu quelqu'un s'engageant d'une telle façon dans la torture.

Comme l'indique un carton, ce n'est pas un film fini, mais des notes pour un film à faire. Des notes sous forme de témoignages mis bout à bout, qui demanderaient à être retravaillés, montés, mis en perspective. Mais c'est déjà en l'état une œuvre passionnante, par la richesse et l'intelligence des témoignages recueillis, par les questions politiques et morales que les intervenants soulèvent. Une oeuvre à l'image de la carrière de Vautier : d'utilité publique. Filmer pour comprendre, filmer pour ne pas oublier, filmer pour transmettre...


(1) On trouve plus de tentatives dans la presse écrite et l'édition littéraire, mais la censure veille. L'hebdomadaire France-Observateur est ainsi saisi 34 fois en 1957 tout comme nombre de livres qui abordent les atrocités commises par l'armée française - comme La Question d'Henri Alleg qui sera plus tard adapté au cinéma - mais dont la diffusion est constamment empêchée.
(2) Le film obtient son visa mais ne sortira cependant pas dans les salles après la levée de l'interdiction, Jacques Panigel exigeant sans l'obtenir que soit indiqué en préambule du film que le 17 octobre 1961 était un crime d'Etat. Il décèdera en 2010 avant de voir son film projeté dans les salles de France, celui-ci sortant finalement en octobre 2011.
(3) Pendant la guerre, le FLN et l'ALN se structurent en six wilayas.
(4) Ce village tunisien frontalier avec l'Algérie recueillait beaucoup de réfugiés. Il a été bombardé le 8 février 1958 par l'aviation française, causant plus de 70 morts, dont des enfants qui se trouvaient dans une école.
(5) Plus tard, en 1970, Michel Drach avec Elise ou la vraie vie évoque sans détours la guerre d'Algérie et le racisme anti-arabe si fortement ancré dans la société française.
(6) Ce documentaire de 2h40 est un montage d'images inédites en France (mais pas à l'étranger), un document qui se veut objectif mais dont l'exactitude de certaines informations sera remise en cause par René Vautier.
(7) En 1988, Vautier est attaqué en justice par Le Pen pour avoir parlé à son propos d'un « présidentiable aux mains sanglantes»

Par Olivier Bitoun - le 20 février 2015