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Critique de film
Le film
Affiche du film

À bientôt, j'espère

L'histoire

Quatorze films réalisés entre 1967 et 1974 par les Groupes Medvedkine. Six heures de film, documentaire passionnant sur la fin flamboyante d’une certaine utopie prolétaire. Six heures et sept années où les travailleurs se réapproprient le cinéma, détournent son instrumentalisation bourgeoise, transforment un outil pour « abrutir les masses » en témoignages de leur vie.

Analyse et critique

GROUPE MEDVEDKINE DE BESANCON

A bientôt j’espère
(Chris Marker et Mario Marret, 1967-1968, 44 min)

Chris Marker filme la grève dans la filature de Rhodiaceta (groupe Rhônes-Poulenc) de Besançon en 1967, à la demande de Pol Cèbe, bibliothécaire de l’usine. Cèbe envisage un projet où les ouvriers pourraient prendre en main leur émancipation par la réappropriation d’une culture détenue par la bourgeoisie. Ses préoccupations rencontrent celles de Marker et Mario Marret qui désirent reproduire l’expérience du ciné-train du cinéaste Alexandre Medvedkine. En 1932, le réalisateur russe parcourait l’U.R.S.S. à bord d’un train, filmait les ouvriers et leur montrait juste après le montage dans la journée le résultat. Application des théories de Walter Benjamin (1), l’idée était alors de permettre aux ouvriers de se voir au travail, de leur donner les outils pour l’améliorer, bref construire la nouvelle Russie. La méthode est directement issue de la première période du cinéma où des cinéastes itinérants allaient de ville en ville filmer les sorties d’usines et montrer le soir même aux habitants le résultat. Les gens se déplaçaient en masse, heureux de se voir, de voir leurs voisins, leurs amis. Medvedkine dépasse le simple spectacle mercantile dans une optique politique et sociale, un outil de propagande au service d’un nouvel idéal. Marker et Marret décident donc de prolonger cette expérience. Leur idée consiste à filmer au plus près le travail des ouvriers, leur mode de vie, de manière à leur faire appréhender leurs spécificités, leur culture, leur mode de vie. Et leur donner les outils pour changer leur condition. Tout commence avec un appel lancé à Marker par René Berchoud, secrétaire du CCPPO (voir bonus du DVD). Il l’enjoint de venir à Rhodia car quelque chose s’y passe d’important. Déjà en 1936, les grandes grèves démarrèrent dans les filatures du Jura et Berchoud sent qu’il n’assiste pas seulement à une grève, mais à une prise de conscience. Une projection de Loin du Vietnam vient d’y être organisée, et ce pamphlet collectif a profondément marqué les ouvriers de l’usine. Pas seulement parce que c’est la première fois qu’une avant-première est dédiée aux travailleurs, mais également parce qu'à travers ce travail une idée se profile…

Marker et Marret tournent alors A bientôt j’espère, dont le titre même évoque quelque chose qui prend corps. Dans ce reportage sur la grève de la Rhodiaceta (groupe Rhônes-Poulec), les ouvriers se livrent, peut-être pour la première fois, devant la caméra. Leurs revendications portent non sur les salaires mais plus généralement sur leur qualité de vie, et surtout sur l’accès à une culture qui jusqu’ici leur paraissait impossible. Des paroles qui annoncent Mai-68. A l’origine, le mouvement naît des menaces de licenciement qui pèsent sur les 14 000 ouvriers du groupe. Les paroles des dirigeants résonnent bizarrement dans notre société actuelle. Ils se réfugient déjà derrière le Marché Commun, expliquant que les suppressions d’emploi ne sont pas de leur fait, mais leur sont imposées par des forces extérieures. A bientôt j’espère s’ouvre sur l’image d’ouvriers qui, Noël approchant, choisissent des sapins. C’est bien en quelque sorte la fête qui va marquer la fin du mouvement, les ouvriers voulant, malgré tout, pouvoir offrir des cadeaux à leurs enfants. Si l’ouverture annonce la fin du film, elle enchaîne immédiatement sur un meeting qui s’improvise sous la neige, annonçant d’emblée que malgré la fin abrupte du mouvement, il y a quelque chose qui en naît et qui se poursuivra.

Des visages fermés, tendus, où on lit l’accablement et la perte de repères. Au fur et à mesure du documentaire, on va assister à l’ouverture de ces visages par la prise de parole. Les sourires vont naître en même temps que l’espoir naît. Parler est déjà pour eux la première libération. Alors ils dévoilent tout ce qu’ils ont sur le cœur, dans une sorte de thérapie sociale. Si A bientôt j’espère n’était que cela, ce serait déjà énorme tant on sent le besoin de ces gens de s’exprimer, de montrer au monde leur vie et leur condition.

Alors ils parlent...

De la découverte du syndicalisme, de leur surprise face à leurs collègues qui d’un coup osent prendre la parole et monter au créneau, s’engager. Etonnés de voir leur langue se délier et trouver les mots justes, même hésitants. « Je venais de la campagne et j’étais impressionné de voir quelqu’un parler à une foule, que des gens étaient capables de tenir une foule. » L’homme qui parle ainsi, on le sent encore hésitant, peu sûr de ses mots. Mais il parle à l’écran, devant une caméra, une équipe technique, devant ses collègues. Alors que pour eux les syndicats se confondent avec les communistes, ils découvrent que chacun d’eux porte en germe cette volonté de lutter, de se battre pour améliorer leur quotidien. « J’ai découvert les communistes, [avant] je les évitais (…) [puis] ils m’apparaissaient comme des êtres normaux. Ceux qui militaient pour la paix, la culture, intelligemment, c’étaient des communistes. » C’est la naissance du militantisme par la prise de conscience de leur condition et du fait qu’un autre monde est possible. Tous sentent qu’il devient indispensable de monter au créneau, pas seulement pour améliorer leurs vies mais pour retrouver une dignité. Ils vont apprendre au contact des syndicats à passer de la spontanéité à l’organisation. L’un deux explique que venant, comme la majorité, de la campagne il arrive en ville et n’apprend qu’une théorie : « Heureusement qu’il y a des patrons, sinon vous n’auriez pas de boulot. » Tous sont arrivés dans le monde du travail avec ce seul axiome en main. Et l’on se rend compte que rien n’a changé, que le monde du travail est toujours gouverné par cette règle imprimée dans chaque jeune travailleur. La différence essentielle tient au fait que dans notre société, c’est l’individualisme et la lassitude qui enferment chaque travailleur dans son monde. Alors qu’à Rhodia, le manque d’unité tient d’abord de la méconnaissance du monde ouvrier. Tout justes arrivés « à la ville », ils ne connaissent pas l’histoire du monde ouvrier, ses luttes, ses batailles. Ils n’ont pas conscience qu’ils appartiennent à un groupe, que leur mode de vie rejoint celui de milliers d’autres personnes. Ils découvrent l’unité de leurs conditions et c’est cette révélation qui est le premier pas vers l’émancipation.

A Bientôt j’espère est donc d’abord un partage de leurs expériences. Des témoignages qui font entendre une seule voix, multiples échos d’un même cri qui cimente leur identité retrouvée. Tous parlent de la répétition des mêmes gestes, heure après heure, minute après minute. Des gestes si minimes dans la longue chaîne du travail qu’ils perdent leur sens, deviennent absurdes, sans but. « On travaille dans le vide », « J’arrive à huit heures, à huit heures dix je regarde déjà ma montre. » Le premier des crimes est ainsi de vider de toute signification le travail même des ouvriers. Jusqu’où peut-on traiter les hommes en simples machines, en bras sans visages ? L’automatisation joue son rôle dans cette disparition du sens - « C’est la machine qui décide » dit l’un, « On va manger quand on a faim, non ? A Rhodia, on va manger quand le cerveau électronique a décidé qu’il y avait un trou dans la production », renchérit un autre. Ils ont l’impression de « voir toujours le même film, de toujours écouter le même disque », alors que la machine dicte son rythme d’enfer, implacable. « L’automation ? Nous on appelle ça l’accélération des cadences. » Une mécanique insatiable qui se nourrit de leurs vies. Ainsi, après le travail, organisé en 4/8, sept jours consécutifs, du matin à la nuit, c’est l’appel du sommeil. Plus de temps libre, juste cette aspiration à se reposer, « Tout le temps je dors. » Des couples qui ne se voient jamais, où la femme après le turbin, repasse, fait les courses, s’occupe des enfants, du repas. Où le mari n’est plus qu’un fantôme qui navigue entre deux huit. « Le déséquilibre des conditions de travail entraîne le déséquilibre de toute une vie. »

Ils découvrent également les mensonges des médias. Aux informations, une manifestation de quatre cent, cinq cents personnes devient un regroupement de cinquante individus. D’un coup ils prennent conscience, en devenant sujet, de la coalition des médias avec les patrons. Du coup, ils désirent « remettre en question une société du bien-être et des loisirs. » Si la grève s’arrête soudainement, quelque chose a germé lors de ce mouvement que Marker et ses amis vont essayer de faire grandir. Déçus, ils reprennent le travail, mais sont intimement convaincus qu’un autre monde est possible, qu’un combat plus grand, quotidien, vient de démarrer. « Des ouvriers qui découvrent dans l’identité de leurs conditions, l’identité de leur lutte » nous explique Marker. Eux reprennent en chœur « On s’est découvert mutuellement. » Une première expérience de la collectivité alors que toute l’organisation du travail tourne autour de l’isolement. La fatigue, la répétition des tâches, l’absence de syndicat, autant d’éléments qui contribuent à enfermer chacun dans son monde. Le fait de découvrir tout ce qu’ils ont en commun, les peines et les joies qu’ils partagent, est quelque chose de fort et de beau, salutaire, salvateur. Au final « Dix mille personnes qui transfèrent leurs salaires [aux licenciés] c’est formidable ! C’est la solidarité, et ce n’est pas Guy Lux ! »

Ces ouvriers viennent de prendre conscience que ce combat, ils ne pourront le mener qu’en s’appropriant la culture, en s’émancipant par le savoir. Au désabusé « c’est à eux la culture, elle leur appartient, ils peuvent en parler » répond « On revendique le droit à la culture. »

A bientôt j’espère. Oui, car l’aventure ne fait que commencer...

La Charnière (son seul, 1968, 12 min 20)

Cet enregistrement sonore restitue la réaction à chaud des ouvriers lors de la projection d’A bientôt j’espère de Chris Marker et Mario Marret.

Le réalisateur recueille nombre de griefs. Le "film" s’ouvre sur un ouvrier criant au scandale : « Le réalisateur, c’est un incapable (…) c’est l’exploitation des travailleurs de Rhodia par des gens qui luttent contre le capitalisme. » Tous ne sont pas radicaux, mais beaucoup sont déçus. Trop de sujets ont été laissés de côté. La discipline, cette "tension permanente entre le pouvoir disciplinaire que détient le patronat et la tentative d’expression de la liberté de la part de l’ouvrier", la condition des femmes, le machisme ambiant qui laisse les contremaître siffler les employées. D’autres regrettent qu’on ne montre pas plus de leur vie en dehors de l’usine, du pouvoir d’achat qui baisse. Ils regrettent l’absence de solutions alors qu’ils sont force de proposition, auraient voulu pouvoir évoquer la société telle qu’ils l’imaginent. Les syndicalistes remarquent que l’on ne voit pas l’organisation ouvrière qui sous-tend le combat, les longues préparations de la lutte, tout ce travail en amont de la grève. La question du militantisme n’est pas abordée : pourquoi militer ? Avec qui ? Avec quoi ?

« On avait tellement de choses à dire ! » Les employés sont partagés entre le bonheur de voir ce film, si important à leurs yeux, avoir vu le jour et la tristesse de tout ce qui n’a pas été dit. On sent constamment leur envie de s’exprimer davantage, le regret de ne pas avoir su communiquer leur histoire et leur vie. Le titre évoque le grand changement que les réalisateurs d’A bientôt j'espère veulent proposer aux ouvriers. En effet, Marker et Marret ont compris que les ouvriers veulent aller au-delà, et leur propose de prendre en main eux-mêmes le langage et les techniques cinématographiques, de réaliser leurs propres films, de porter à l’écran leur propre vision du monde prolétaire. A bientôt j’espère leur donnait la parole, et le duo a dans l’idée de maintenant leur offrir les outils. Passer de devant à derrière la caméra.

Lorsque l’un des spectateurs explique à son avis pourquoi les ouvriers ne se reconnaissent pas dans le film, Marker et Marret prennent la balle au bond. A « Chris est un romantique. Il a vu les travailleurs, les syndicats, avec romantisme », ils répondent : « Nous, on sera toujours des explorateurs bien intentionnés. » Ils lancent leur grande idée : « Quand les ouvriers auront les outils en main, ils nous permettront de découvrir vraiment ce qu’est la classe ouvrière », « L’audiovisuel est à la portée de tout le monde. Pas besoin de sortir de l’IDHEC ou de Vaugirard pour faire un film », « Aujourd’hui nous savons que le cinéma militant ne peut naître que de la collaboration de cinéastes militants et d’ouvriers cinéastes. » Les deux réalisateurs sont persuadés que leur regard restera toujours extérieur, toujours travesti car ils n’appartiennent pas à la classe ouvrière. Seul l’appropriation par les ouvriers du médium peut refléter leur monde, vu de l’intérieur, vu avec leur cœur et leurs yeux. Ainsi pendant six mois, Marker, Marret, Antoine Bonfanti et Jacques Loiseleux forment une vingtaine d’ouvriers aux techniques du cinéma. Les Groupes Medvedkine sont nés.

Les employés de Rhodia en faisant grève réclamaient plus que l’amélioration de leur condition de travail, ils réclamaient la dignité. Pas seulement dans leurs emplois, mais dans leurs vies mêmes. Ils doivent prendre la parole. Leur combat consiste d’abord à se réapproprier le langage, à apprendre à s’exprimer. C’est tout l’enseignement de Pol Cèbe, et c’est ce que nous découvrons dans A bientôt j’espère. C’est lui qui a libéré la parole, a appris aux ouvriers à ne pas avoir peur de l’utiliser. Marker et les autres techniciens et réalisateurs "parisiens" vont leur apprendre un autre outil. D’abord méfiants, les ouvriers comprennent rapidement qu’ils ne sont pas là pour leur asséner des théories ou des idées, mais pour leur apprendre à utiliser un simple outil, « une formation technique qui devait nous libérer l’esprit par les yeux". Une fois que tu as mis les yeux derrière la caméra, tu n’es plus le même homme , ton regard a changé. »

Classe de lutte (1968, 39 min)
Ce premier film du groupe de Besançon marque une volonté qui animera l’ensemble des œuvres des Groupes Medvedkine : celle de ne pas se contenter de prendre la parole, mais de produire de l’art. Classe de lutte nous parle de la prise de conscience, de la naissance du militantisme à travers le parcours de Suzanne, suivie avant, pendant et après Mai-68. Une chanson espagnole ouvre le film, une succession de plans l’accompagne, politique et art se rencontrent et se mêlent. Suzanne Zedet regarde des rushes. A côté de la table de montage, un écriteau : "Le cinéma n’est pas une magie, mais une technique et une science, une technique née d’une science et mise au service d’une volonté : la volonté qu’ont les travailleurs de se libérer." Et de la magie il y en a pourtant dans cette réappropriation si personnelle des outils du cinéma, on est constamment surpris par la liberté de ton de Classe de lutte. Les ouvriers ne se libèrent pas, ils libèrent d’abord le cinéma de ses formes figées.

On avait déjà aperçu Suzanne, silencieuse près de son mari dans A bientôt j’espère. Classe de lutte reprend des rushes non utilisés par Marker et Marret. Tandis que son mari explique que Suzanne aimerait militer, mais que c’est impossible, qu’ils ne se verraient plus, sa femme acquiesce. Cependant, elle parle de son envie de militer, et au fur et à mesure de l’entretien, cette envie devient irrépressible. Malgré le temps qui manque, la méconnaissance du syndicalisme, elle affirme peu à peu ce désir et l’on voit son mari s’y résigner en quelque sorte. Scène magnifique saisie sur le vif qui voit renaître Suzanne. Son visage fermé s’éclaire, la volonté se lit dans ses yeux. Plus tard, elle mène la lutte. Devenue déléguée syndicale, la parole ne lui fait plus peur, ne lui fait plus défaut. Elle tient farouchement tête au patron paternaliste qui veut ramener les grévistes à la raison. Des discours toujours répétés, qui aujourd’hui sont les mêmes. Ils se réfugient derrière des volontés politiques contre lesquelles ils ne peuvent rien, sur la concurrence, le Marché Commun. Suzanne et ses camarades syndicalistes battent en brèche ces arguments, opposent à des faits posés comme rationnels, non pas des utopies mais des solutions. Que de force et d’intelligence lorsque l’on voit une brochure de la mairie s’enorgueillir du fait qu’à Besançon "le travail féminin représente 32 % de la population active, ce qui donne aux ménages un salaire d’appoint appréciable" !

Le syndicalisme est découvert par nombre d’ouvriers. Jusqu’alors ils étaient individualistes, ignorants des mécanismes du travail, et l’on est de nouveau effarés de voir que cette méconnaissance prime toujours dans notre société. Que de chemin à parcourir encore ! La première chose que le militantisme offre à Suzanne, et qui cimente tant de combats, c’est qu’elle « ne travaille plus dans le vide, [elle] apporte quelque chose aux gens. »

Classe de lutte replace cette naissance dans un contexte historique plus large, où le Vietnam et l’Espagne sont à côté. Il y a la prise de conscience d’un ailleurs, d’une vie qui ne s’arrête pas aux murs de Rhodia. Le film se termine sur Suzanne parlant de Picasso. En découvrant le militantisme, elle a découvert la culture d’un même mouvement. Cette notion de culture à toujours été au centre du combat syndical, dès la naissance de la CGT. Classe de lutte est la plus belle illustration de cette volonté d’émancipation par le savoir.

Nouvelle société 5. « Kelton » (1969, 7min 30)
Nouvelle société 6. « Biscuiterie Buhler » (1969, 9 min)
Nouvelle société 7. « Augé Découpage » (1970, 10 min 30)

Ces trois segments composant Nouvelle société sont les films les plus pamphlétaires du groupe de Besançon. Les mêmes génériques ouvrent et ferment chacun des films, découpage rapide de slogans, coupures de presse et photos qui d’un bloc rejettent ce que Pompidou, nouvellement élu président, propose (via Jacques Chaban-Delmas son Premier ministre), cette Nouvelle société du titre à laquelle les ouvriers cinéastes ne croient pas, imposée par le pouvoir politique et le CNPF, si éloignée des préoccupations des travailleurs et de leur vie réelle qu’elle en devient absurde. L’absurdité est au centre des trois films, à travers trois témoignages brossant un portrait au vitriol du monde du travail, de l’aliénation quotidienne, des conditions de vie indignes. Kelton s’ouvre sur une multitudes de réponses à la question : « A quelle heure embauchez-vous ? », « A quelle heure rentrez-vous chez vous ? »... « 5h00 », « 20h00 » répondent ils tous en chœur, « On bouffe et on va au lit. » Qu’on soit employé de Kelton ou d’Augé Découpage, l’expérience du travail est la même. Vue de l’extérieur, à travers le témoignage de la fille d’une employée de la biscuiterie Buhler, cette expérience devient encore plus terrifiante. Cette "histoire d’une petite fille" qui ne connaît pas sa mère est le plus terrible des pamphlets. Travaillant du matin au soir, cette mère n’a pu élever sa fille, la confiant aux soins de sa grand-mère. Au fil des ans, aucun lien ne s’est tissé entre eux, encore moins avec un père routier toujours sur les routes. Quand elles se voient, « il y a de la gêne », elles ne peuvent rien partager d’autre qu’un silence gêné. Cette vie, si terrible de par sa banalité, est le symbole d’un monde du travail qui vole la vie des gens. Comment imaginer une Nouvelle société qui s’appuie sur le même monde, qui ne se donne pas les moyens d’imaginer un nouveau partage ? Comment peut-on accepter de voir ainsi la valeur travail prendre le pas sur la vie même ? Les employés interrogés vivent dans un monde sans loisirs, où le travail chronophage broie sans états d’âme le temps de la vie. « Il faut que les travailleurs se rendent compte que toute journée, toute heure, perdue pour la production est une cause d’appauvrissement général. » La meilleure réponse à l’aberration et à la bêtise d’une telle sentence est la simple description d’un journée de travail.

Au-delà du temps, il y a également les conditions de travail qui sont invoquées. Untel relate comment un accident du travail est arrivé, un autre la chaleur qui fait s’évanouir les employées. La déshydratation, les pauses interdites, les cadences qui s’accélèrent toujours plus, le bruit des machines, les "gardes-chiourmes", l’absence de lumière du jour, les temps de transport, les pauses repas expéditives, les maux de ventre, la fatigue... Le plus effrayant, c’est que peu de choses ont changé depuis 1970 : les mêmes rengaines sur la productivité et la concurrence, sur les aides de l’Etat ou sur son impuissance érigée comme défense, le chômage et les chiffres d’affaire... Nouvelle société est donc bien plus qu’un témoignage historique, c’est un miroir tendu devant chaque travailleur. Il peut aider à se rendre compte à quel point l’histoire est figée, que toute une frange de la population est sacrifiée sur l’autel de la production. Que les mêmes arguments éculés servent de défense à une classe dirigeante, politique ou industrielle, qui se nourrit de la vie de la majorité de la population ou qui n’a pas le courage de s’attaquer frontalement à une véritable Nouvelle société.

Rhodia 4/8 (1969, 3 mn 30)

Rhodia 4/8 est un clip musical avec la chanteuse Colette Magny. Les Groupes Medvedkine ne voient pas leur utopie comme un outil politique, mais bien comme une ouverture à la culture. « Nous n’avions pas eu d’ouverture au beau. Je veux dire à la culture du beau : des beaux mots, des belles lettres, des belles images, de tout un monde que nous avions d’ailleurs bien du mal à identifier et que nous ressentions comme quelque chose d’inaccessible seulement réservé à la bourgeoisie. » Rhodia 4/8 se situe entre les trois volets de Nouvelle société, très ancrés dans le monde du travail, et les deux derniers courts de ce premier DVD. On y trouve à la fois une critique sociale virulente de par les textes, mais surtout cette envie d’autre chose, cette « ouverture au beau » que les membres des Groupes Medvedkine ressentent.

Lettre à mon ami Pol Cèbe (Michel Desrois, 1971, 16 min 30)
Le Traîneau-échelle (Jean-Pierre Thiébaud, 1971, 8 min)

Ces deux dernières expériences du Groupe Medvedkine de Besançon sont les plus libres, les plus détachées de la volonté initiale de faire découvrir un monde ouvrier jusqu’ici caché. Ces deux films sont portés par une forte volonté de poésie. Le premier est un chant d’amour au cinéma, « ma deuxième classe. » Le film nous montre trois hommes qui vont vers Lille en voiture pour montrer Classe de lutte. Ils parlent de cinéma, se passent la caméra à tour de rôle, une discussion à bâtons rompus qui n’est pas sans rappeler certaines séquences du Plein de super d'Alain Cavalier (tourné six ans plus tard) par sa spontanéité et sa fraîcheur. Le crépuscule succède au jour tandis que les paroles s’enchaînent. Mais la nuit venant, le film s’enfonce dans une longue tirade poétique, une rêverie accompagnée des feux des lampes et des phares de voiture. Cette lettre à Pol Cèbe, qui prend la forme d’un long poème, est un hommage indirect à leur mentor et ami. Michel, le narrateur, ne fait pas l’éloge de l’initiateur de cette expérience unique, il le remercie juste en faisant de la poésie, en jouant de mots que jusqu’alors il ne maîtrisait pas. Lettre à mon ami Pol Cèbe est un magnifique remerciement à l’attention de tous ceux qui ont libéré la parole. Montage sonore complexe de plusieurs voix, mêlant plusieurs monologues, usant de fondus et d’irruptions de sons étranges, ce court est une véritable expérience filmique. La multiplication des pistes sonores est comme un débordement d’une parole trop longtemps contenue. Le film bruisse de mille mots, semble incapable de contenir ce déluge verbal. La poésie, la littérature, la photographie, le son, le cinéma... tout un monde qui s’ouvre, tellement immense que les trois cinéastes en route vers Lille semblent fébriles, submergés par ce flot de sensations. La sensibilité de la pellicule, la sensibilité du preneur de son, la sensibilité de l’œil du cameraman, voilà les nouveaux outils qu’ils possèdent pour appréhender le monde. « L’homme doit gratter la terre de ses mains pour comprendre le monde, mais on utilise ces mains pour des salaires misérables et l’homme ne peut plus les utiliser pour lui » nous disent en substance les trois réalisateurs du film. Pol Cèbe les a aidés à réutiliser leurs mains pour autre chose que la chaîne et ce film est le cadeau qu’ils lui offrent en retour. Le Traîneau-échelle procède de la même intention. Sur une succession d’images fixes, Jean-Pierre Thiébaud récite un long poème. L’auteur de ces lignes étant assez hermétique et inculte en la matière, il serait bien en peine d’émettre un quelconque avis sur ce dernier segment du Groupe Medvedkine de Besançon !

GROUPES MEDVEDKINE DE SOCHAUX

Sochaux, 11 juin 1968
(Collectif cinéaste et travailleurs de Sochaux, 1970, 20 min)

Le 11 juin à Sochaux, une manifestation dégénère contre toute attente. Alors que Mai-68 s’efface, que les retours dans les usines se multiplient, le plus souvent dans le calme, les ouvriers de l’usine Peugeot de Sochaux débraillent et tout s’enflamme. La ville, la région entière, se transforment en champ de bataille. Les CRS s’enfuient sous les jets de pierres de la population entière qui semble s’être révoltée, laissant derrière eux cent cinquante blessés et deux morts. Aucun témoignage de journaliste pour expliquer ce qui s’est passé. Bruno Muel reçoit un coup de téléphone de Pol Cèbe qui le presse deux ans plus tard de réaliser un film commémoratif. Muel se rend sur place et trouve par son réseau un chauffeur de taxi qui a filmé les émeutes en 8mm. Il projette rapidement la bobine et la filme en 16mm. Ces images sont ensuite montées par Chris Marker et accompagnées de témoignages des ouvriers de Sochaux.

A l’image de son titre, Sochaux, 11 juin 1968 est une simple description des faits, dont la force tient à la rigueur avec laquelle ils sont évoqués. Nul discours politique n’est nécessaire, le déroulement seul de cette journée suffit à montrer le système d’oppression étatique, à rendre caduque l’affirmation que les événements de 68 se seraient déroulés dans le calme. En multipliant les niveaux de narration, les sources d’image, le rythme, Sochaux 11 juin 1968 dresse une mosaïque narrative qui mêle la violence de la répression à la violence quotidienne à laquelle les travailleurs sont soumis. Il y a un crime et il prend plusieurs formes. Le montage des images de la manifestation, étrangement colorées suite au transfert 8mm/16mm, prend un tour quasi fantasmatique. Une courte boucle sonore les accompagne, répétée, hypnotique. La brusque répression prend ainsi un tour incompréhensible. On dirait un événement surgit de nulle part, sans raison, sans but. Une simple expression de violence et de haine. Les témoignages montrent des CRS comme pris de folie, frappant les hommes à terre, lançant des grenades dans les voitures vides et sur les manifestants. Suite à cette furie, c’est la tristesse des visages lors de l’enterrement d’un des ouvriers tués. Le dernier plan, magnifique, sur une fillette qui prend la main à un adulte durant l’enterrement, est celui qui revenait déjà dans Nouvelle société. Le film est diffusé en boucle le jour de la commémoration, devant des salles combles. Les Groupes Medvedkine viennent de prendre pied à Sochaux. Petit à petit, autour de Pol Cèbe, Bruno Muel et Chris Marker, la curiosité grandit. Les ouvriers viennent de plus en plus nombreux voir les films du groupe de Besançon, et bientôt ils emboîtent le pas à leurs aînés en cinéma et prennent la caméra à leur tour...

Les Trois-quart de la vie (Groupe Medvedkine de Sochaux, 1971, 18 min)
Week-end à Sochaux (id. et Bruno Muel, 1971-1972, 53 min 30)

La culture, dit un ouvrier, c’est « la compréhension de la société dans laquelle nous vivons », et celle-ci passe nécessairement par la mise en fiction de leur quotidien, manière de s’en détacher et de la décrire de l’extérieur, mais toujours avec leur propre voix. Les ouvriers cinéastes peuvent ainsi nommer, pointer, décrire, en prenant un recul interdit par la forme du reportage. « Filmer non pas le travail directement, mais ses effets qui dégradent la vie quotidienne (…) l’inhumanité de la chaîne, la honte d’être soi, l’épuisement de la parole dans la routine des jours. » Les ¾ de la vie… je les donne au patron » entonne le chanteur) est le brouillon de Week-end à Sochaux. Tous deux témoignent du désir de fiction, du court ou du long métrage, du jeu d’acteurs, de l’improvisation, de la recréation. Conçue comme de la commedia dell’arte, ces deux films ne sont plus des témoignages directs, mais la reconstitution du quotidien des ouvriers, afin de mettre les ouvriers « devant une glace pour qu’ils se voient eux-mêmes". » Dans Les ¾ de la vie, un ouvrier raconte à ses camarades de l’usine Peugeot à Sochaux comment un véritable « sergent recruteur » de l’entreprise s’est rendu dans son école pour débaucher les élèves, promettant monts et merveilles : la nourriture pas chère, des logements, la situation géographique de Sochaux à la croisée des chemins... toute une rhétorique militaire jouant sur l’envie de voir du pays, la camaraderie. Puis après ce témoignage, la scène est reconstituée. Dans Week-end à Sochaux, le recruteur devient un bateleur de champ de foire, haranguant les foules et convaincant au final René, un Breton, de venir à Sochaux « s’engager » dans l’usine Peugeot. Il devient le personnage central du film, la caméra l’accompagnant dans les différentes étapes de son embauche en autant de sketchs comiques qui stigmatisent les méthodes militaires de l’usine, les mensonges et au final l’aliénation des travailleurs. Car sous ces dehors comiques, on ressent dans le film la vraie douleur de ces ouvriers trompés, et encore et toujours la douleur du travail à la chaîne, des gestes toujours répétés. L’usine Peugeot est montrée par des longs travellings sur ses murs, qui sont autant de palissades qui enferment les travailleurs, tandis que la bande-son reprend des « Peugeot » marmonnés ou hurlés, échos inquiétants de cris surgis de derrière les murs.

Le film balance constamment entre le plaisir évident et tangible des ouvriers cinéastes à se moquer de leur travail et de leur vie, des chefs et de la chaîne, et d’un autre côté porte une douleur sourde, notamment dans les témoignages qui ponctuent la fiction. Quand ils reconstituent une chaîne de travail avec leurs propres voitures (où Pol Cèbe joue un contrôleur), Peugeot ayant interdit le tournage dans l’enceinte de l’usine, l’effet est autant comique que tristement lucide. Les ouvriers exorcisent vraiment un mal-être par le jeu et le cinéma. Week-end à Sochaux capte une myriade d’événements et de faits qui témoignent du quotidien des employés de Peugeot, mais également d’autres travailleurs de Sochaux, comme une caissière interviewée longuement sur ses conditions de travail, un portrait diagonal du monde du travail des années Pompidou. Le racisme des employeurs qui menacent les travailleurs immigrés et qui les écartent au maximum des autres employés dans des cités éloignées ; le racket du logement où chaque travailleur paye en fait un loyer à Peugeot même, sur un modèle bien connu que l’on trouve toujours à EuroDisney par exemple ; les ouvriers traités « comme des gosses » dans ces logements, où le règlement intérieur interdit aux hommes et aux femmes de se rencontrer dans l’enceinte des murs ; les tentatives de récupération du comité d’entreprise de Peugeot, instance dirigée par les syndicats et qui est un outil primordial d’émancipation par la culture... C’est également la chaîne, toujours, le déracinement d’ouvriers venus de tous les horizons, mais aussi et surtout un bel hymne à la solidarité et l’entraide, à l’espoir et à la lutte.

Week-end à Sochaux a été présenté à Cannes dans la section Un certain regard.

Septembre chilien (Bruno Muel, Valérie Mayoux, Théo Robichet, 1973, 39 min)
Avec le sang des autres (Bruno Muel, 1974, 50 min)

Les deux derniers films sont emplis de désespoir. Les expérimentations formelles, la joie de filmer cèdent la place à un commentaire omniprésent, sombre, qui témoigne du désarroi et de la lassitude des ouvriers cinéastes, écrasés par de trop longues années d’usine et par une société qui ne leur a jamais paru si coercitive et liberticide. Mai-68 est déjà loin, et l’horizon si prometteur apporté par Cèbe et ses amis semble se refermer sur eux.

Septembre Chilien est tourné quinze jours après le coup d’Etat de Pinochet au Chili. Dès le départ, Pol Cèbe sent que les Groupes Medvedkine se doivent d’avoir une vision internationale des enjeux sociaux et politiques. Mai-68 ne s’est pas arrêté à la France, et les violences étatiques ne se sont pas limitées à Sochaux le 11 juin. En octobre 68, une manifestation estudiantine à Mexico fut noyée sous les tirs des forces de l’ordre, sur la Plaza de la Tres Cultura encerclée par trois cent chars d’assaut pour autant de tués. Aux Etats-Unis c’est Berkeley, Columbia et Brooklyn où des étudiants furent arrêtés. L’histoire se répète à Rome, Madrid, Bonn, Francfort, Dakar, Ankara, Brasilia et enfin Santiago du Chili. Le coup d’Etat de la junte militaire, avec l’appui de la CIA, marque une des pages les plus sombres des années 70 et le Groupe Medvedkine de Sochaux ressent le besoin d’aller filmer pour témoigner. Ils filment longuement les visages, interrogent de nombreux Chiliens, souvent dans l’illégalité. Une mosaïque de témoignages pris sur le vif qui touchent au cœur, dont l’effet est encore renforcé par la restitution de discours officiels d’une hypocrisie inimaginable.

Au-delà de son intérêt historique et social (« ceux qu’ils prennent, ce sont les travailleurs, les pauvres » expliquent en cœur les femmes des prisonniers politiques qui attendent en masse devant les stades mués en prisons), Septembre Chilien, pris dans le cadre de l’histoire des Groupes Medvedkine, marque à la fois l’aboutissement et une certaine dérive du rêve de Cèbe et des cinéastes instigateurs du projet. En effet, ce documentaire, passionnant là n’est pas la question, est très professionnel mais également très formaté. Si le discours s’éloigne du monde ouvrier français et représente le besoin et le désir de tisser des liens avec les peuples du monde, c’est au détriment de l’inventivité et de la joie de filmer qui jusqu’ici primaient chez les Medvedkine. Des commentaires lus par Simone Signoret ou Pierre Santini, des cadres impeccables... si ce n’était le thème, Septembre Chilien ressemblerait à n’importe quel programme diffusé sur la première chaîne. Certes, ici, les Medvedkine prouvent qu’ils peuvent égaler les plus professionnels des journalistes, mais on peut regretter que la joie de manipuler les formes cinématographiques, les expérimentations ait cédé la place à un formatage télévisuel.

Mais Septembre Chilien est en l’état est un très beau documentaire, il n’est qu’à voir cette longue séquence suivant l’enterrement de Pablo Neruda, mort d’un cancer quelques jours après le coup d’Etat. Scène magnifique, poignante, où les pleurs discrets et les chants révolutionnaires accompagnent le corps du poète. Un rassemblement où s’expriment la peur et la solidarité. La peur face au sentiment que ces chants qui s’élèvent le font pour la dernière fois, tant est prégnante la chape de plomb qui tombe sur le Chili. La solidarité devant le désastre d’un pays qui va étouffer sous la dictature. Ils chantent la fin d’un monde et l’espoir de le voir renaître un jour. L’évocation du sort réservé au musicien Victor Jara est un autre moment fort, avec ces images de désastres qui accompagnent des paroles qui en d’autres lieux peuvent paraître naïves et simplistes, mais qui montrent bien le gouffre qui sépare la démocratie de la dictature fasciste.

Dans Avec le sang des autres, Bruno Muel peut enfin filmer cette chaîne de Peugeot qui lui été interdite dans Week-end à Sochaux.

Là encore, Bruno Muel reprend une forme documentaire classique pour aller au cœur du monde ouvrier de Peugeot. Ce film, il l’a réalisé seul ou presque. Les artisans des Groupes Medvedkine n’ont pu conserver leur passion intacte face à la machine à broyer. Trop de luttes syndicales, au jour le jour, trop de fatigue, l’usure des corps et des esprits. La chaîne a repris ses droits et Muel tient à témoigner de sa force destructrice. Avec le sang des autres, c’est la description minutieuse d’une région entière sous la coupe de Peugeot. On découvre l’arbre généalogique de la famille dont les embranchements se répandent à tous les postes clés de Sochaux et des environs depuis des générations. Mainmise tentaculaire des homme Peugeot, mais aussi des moyens qui tissent un réseau aux mailles infranchissables. Les employés Peugeot sont allés à l’école privée Peugeot, à l’école d’apprentissage Peugeot, ont joué dans le club de sport Peugeot. Et ils sont enterrés dans des cercueils Peugeot portés par les corbillards Peugeot. Les habitations (vétustes), la chaîne de magasins RAVI où chacun se rend, les transports... toute la vie est estampillée Peugeot et il paraît impossible de s’en échapper. Peugeot établit une continuité entre le travail et la vie privée, en abolit les frontières. Sa gestion de la chaîne, afin d’empêcher qu’une lutte s’organise, il la reprend dans le réseau d’habitations de la ville. Sur la chaîne, Peugeot fait de la "gestion logique des placements" en alignant les hommes de manière à ce que chaque ouvrier ait le moins possible de points communs avec son voisin. En ville, Peugeot loge ses employés dans un semis de petites cités mal desservies. Chaque habitant peut difficilement gagner le centre ou d’autres foyers de travailleurs, le seul transport en commun est celui qui les mène à l’usine.

L’élément central d’Avec le sang des autres demeure la chaîne, véritable monstre destructeur qui avale la vie des ouvriers. On ne peut vraiment saisir par l’image toute l’horreur de cette entité. Par ses scènes répétitives du travail à la chaîne, le film entend décrire l’aliénation des ouvriers, mais ces longues séquences, déjà interminables, ne peuvent pleinement donner corps à cette longue et usante suite de gestes toujours répétés, reproduits à l’infini, vidés de sens. Il faut entendre le plus poignant des témoignages pour commencer à saisir une once de la destruction qui est à l’œuvre ici. En voix off, un employé parle, ou plutôt essaye de parler. Car sa voix est usée, brisée. : « Quand t’as pas parlé pendant neuf heures, tu as trop de choses à dire que tu n’y arrives pas... tu bégaies. » Il parle de ses mains abîmées, de ses pouces qu’il ne peut plus plier. Il ne peut plus toucher sa femme, déboutonner les vêtements de ses enfants. Cinq années de chaîne lui ont volé ses mains. Il nous parle de la honte, la honte de ce travail qui n’est pas un métier, la honte d’être soi-même. Il n’a plus de besoins, plus d’envie. Il ne peut plus lire, même pas par fatigue, par lassitude. « Je ne me dis même plus : "à quoi ça sert de lire ?" Et la peur chaque jour d’y retourner. Et la peur de ne plus pouvoir y travailler, car après c’est le balai. Et à 45 ans au balai, à 50 tu es mort »

Une employée parle de ses rêves détruits, d’une lute qu’elle ne peut plus mener. « Le Socialisme, on n’y pense même plus. On ne sait même plus ce qu’on attend (…) le bonheur on n’y croit plus, seulement par morceaux. » Avec le sang des autres est un documentaire magnifique, aussi poignant que juste dans sa description du monde ouvrier. Le film se termine sur une fête entre les ouvriers, des chants, une certaine joie que Muel coupe brutalement par de nouvelles images de la chaîne. Le bruit des machines, qui court tout au long du film, souvent en off sur d’autres images, assourdit toutes ces vies. La douleur vient aussi du fait qu’Avec le sang des autres marque la fin d’un rêve. Les Groupes Medvedkine, ce sont 330 minutes d’espoir et de lutte, une lutte souvent joyeuse, des espoirs souvent mélancoliques. Une expérience unique, un témoignage du monde ouvrier indispensable, qui dépasse son cadre historique pour parler de notre époque avec une lucidité rare et salvatrice.


(1) « Il y a chez Walter Benjamin, traversant ses textes sur la photographie et le cinéma, une conception du choc que les Notes sur quelques thèmes baudelairiens éclairent finalement. Cette conception implique la définition des conditions mêmes de l'expérience à l'époque de la reproduction. Ce qui est en jeu, depuis la photographie et le cinéma, ce n'est pas seulement une façon de voir, c'est aussi une façon d'être vu. Au regard se substituent, le cas échéant, la prise de vues, le coup d'oeil. Ces expériences forment une sensibilité et une esthétique qui ne sont pas réservées au monde de l'art. Nichées au coeur de l'urbanité, elles appartiennent aux foules modernes, foules en cela distinctes des masses. Peu à peu c'est à un singulier concept du commun que donne accès, au-delà de la lettre des textes, la compréhension benjaminienne du choc. » (Pierre-Damien Huyghe : Vers une esthétique de l’urbanité)

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Par Olivier Bitoun - le 21 mars 2006