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On peut considérer le musicien Jerry Goldsmith (1929-2004) comme un véritable auteur de film, au même titre qu'un cinéaste. Malgré la variété des genres qu'il a abordés, Goldsmith possède un univers, une "vision", un style, qu'on pourrait résumer à ce seul mot : folie. La folie, plus ou moins exacerbée, plus ou moins fiévreuse, est ce qui caractérise en effet des partitions aussi diverses que Freud, Le Crépuscule des Aigles, La Planète des singes, Patton, L'Autre, Papillon, Deux hommes dans l’Ouest (son western le plus personnel), la trilogie The Omen, Chinatown, Le Lion et le vent, Ces garçons qui venaient du Brésil, Magic, Alien, Star Trek, le film (à travers V'Ger), Brisby et le secret de NIMH, Rambo (pour la part sombre du héros), Poltergeist, La Quatrième dimension, Under Fire, Link, Total Recall, Basic Instinct ou Hantise. Et cette folie, souvent démoniaque, est traduite par le travail le plus inventif qui soit sur les percussions (traditionnelles ou synthétiques), imprimant à ses morceaux un rythme stressant, fiévreux, presque tribal : toutes ses musiques sont, chacune à leur manière, des danses au bord du gouffre, des valses déjantées avec la mort. Il y a de l'angoisse et de la névrose chez Goldsmith, y compris et surtout dans ses partitions les plus lumineuses, les plus enjouées (celles pour Joe Dante), qui sont comme un baume fragile sur un corps tremblant.

Dans cette filmographie gigantesque, Legend a une place particulière. Pour cette partition qu'il a élaborée pendant six mois, en 1984, travaillant en amont du tournage en vue des chansons féeriques et des scènes chorégraphiées (luxe rare pour un compositeur hollywoodien), Goldsmith fait la synthèse grandiose de tout son art, ce pour quoi il considérait à juste titre cette composition comme son meilleur travail... et ce pour quoi il a eu le cœur brisé quand, face aux previews catastrophiques, le metteur en scène Ridley Scott s'est "dégonflé" et a accepté un changement de score, appelant « à la rescousse » le célèbre groupe Tangerine Dream.

Dans le style, la musique de Legend est, on le sait, un hommage à Daphnis et Chloé de Ravel, l'un des compositeurs favoris de Goldsmith : c'est-à-dire une symphonie pastorale extrêmement fouillée, strates de cordes, de vents, de chœurs grandioses et envoûtants, qui se superposent de manière vertigineuse. Mais il s'agit surtout d'une symphonie schizophrène, sans cesse tiraillée, comme le veut la thématique du film, entre les forces du Bien et les forces du Mal. Il est symptomatique que, dans le très long morceau The Unicorns, Goldsmith ne puisse s'empêcher de "souiller" volontairement ses envolées lyriques par les "flatulences" intermittentes des synthétiseurs, imitant l'obscénité des gnomes guettant la blanche Licorne, pour la massacrer sadiquement. De fait, et là est la schizophrénie, la pure folie du compositeur, Goldsmith met autant de cœur, autant de force, autant d'amour éperdu à lancer son sublime thème romantique (celui illustrant l'amour entre Jack et Lili, issu de la chanson My True Love’s Eyes) qu'à se laisser emporter par les élans démoniaques des chœurs sombres et des cordes stridentes. C'est pourquoi le morceau le plus emblématique de la partition, qui nous coupe le souffle autant qu'à Lili (Mia Sara), est The Dress Waltz, où tout se rejoint dans un véritable orgasme : les cordes pleines de désir et les chœurs pleins de haine. Mais on peut en dire autant de Faerie Dance, qui commence gaiment comme un morceau folk (l’elfe Gump fait danser Jack avec son violon) pour s'achever sur une effrayante orgie stravinskienne.


Jamais plus Goldsmith ne composera une telle « énormité opératique », comme la qualifiait autrefois Christophe Gans dans Starfix. Il y a certes de très beaux chœurs dans Lancelot, Le Treizième guerrier, La Momie ou La Somme de toutes les peurs, mais ils ne sont pas accompagnés d'une symphonie aussi poétique, aussi complexe et expérimentale. Il faut dire que l'époque avait changé : déjà, en 1985, le score de Goldsmith s'était trouvé en porte-à-faux avec les nouveaux standards de musique de film, plus portés vers le dynamisme et la mélodie simple, entremêlée de chansons pop, du type Le Flic de Beverly Hills - ce pour quoi d'ailleurs le travail de Goldsmith avait été jeté à la poubelle pour la sortie américaine. A partir des années quatre-vingt-dix, et à plus forte raison aujourd'hui, ce type de score orchestral est devenu une aberration : pourquoi diable un compositeur irait-il s'embêter, au milieu d'une bande-son assourdissante, à composer une symphonie fouillée à l'européenne ? « Trop de notes ! », comme disait l'Empereur Joseph II à un Mozart abasourdi.... Seul John Williams et Howard Shore ont conservé le privilège de composer des symphonies grandioses, wagnériennes, avec couches orchestrales multiples et chœurs d'opéra.

Prisonnier d'un Hollywood devenu « bourrin », Goldsmith contournera l'obstacle, ou plutôt le pulvérisera, en le transcendant, par les rythmes synthétiques brutaux et affolants de Total Recall, composition de 1990 qui sert toujours de mètre-étalon à l'écurie de Hans Zimmer, sans - hélas ! - la complexité orchestrale et l'ironie mordante.

Ainsi, la ressortie, chez Music Box Records, de l'album Legend, servi par le prestigieux et virtuose National Philharmonic Orchestra de Londres et par une prise de son profonde et cristalline de Mike Ross-Trevor (album remastérisé pour l'occasion et agrémenté de deux morceaux inédits, le sinistre Darkness Arisen et le délirant Playmates), permet de nous replonger pleinement dans le génie féroce, le lyrisme mélancolique et l'incroyable inventivité du musicien Jerry Goldsmith, cinéaste par procuration, qui a souvent fait « ses propres films », dans sa tête, en parallèle des vrais.

De la musique hollywoodienne, énorme, audacieuse, expérimentale, comme on n’en fera sans doute plus jamais.

LEGEND,
Original Soundtrack by
jerry goldsmith

Music Box Records

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Par Claude Monnier - le 17 décembre 2021