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Critique de film
Le film

Le 13ème guerrier

(The 13th Warrior)

L'histoire

Banni de la ville de Bagdad pour avoir enflammé le coeur d'une femme déjà promise, le poète Ahmed Ibn Fahdlan est affecté dans une ambassade d'Asie mineure. Sur la route de son exil, il rencontre une peuplade viking avec laquelle il sympathise. Les moeurs étranges de ses compagnons de route, barbares et guerrières, fascinent le jeune poète. Un jour, un drakkar accoste sur les terres du roi Buliwyf. Le capitaine du navire demande l'aide du souverain pour venir à bout des démons qui ont dévasté son village en Scandinavie. L'oracle est on ne peut plus clair : treize guerriers, dont un étranger, devront se rendre sur les lieux pour sauver le peuple du roi Hrothgar...

Analyse et critique

Au milieu des années quatre-vingt-dix, le réalisateur John McTiernan est en position de force à Hollywood : il vient de triompher avec Une journée en enfer, le troisième volet de la saga Die Hard, faisant oublier les faibles scores de Medicine Man (1992) et de Last Action Hero (1993). Il a les mains libres pour monter un projet cher à son cœur : un film d’aventures sur les Vikings. Rappelons, en effet, que cette civilisation lointaine était déjà le sujet d’un long métrage amateur réalisé dans sa jeunesse, un film à tendance horrifique, toujours invisible à ce jour : The Demon’s Daughter (1974). Le choix de McTiernan se porte sur le roman de Michael Crichton, Les Mangeurs de morts, paru en 1976. 


L’auteur de Jurassic Park prend pour point de départ un véritable récit de voyage d'Ahmed Ibn Fahdlan, émissaire du Calife de Bagdad envoyé en Europe centrale et qui rencontra en l’an 922 après J.C. ces « étranges guerriers venus du Nord ». De ce contact fascinant entre la civilisation arabe et la civilisation viking, il ne reste qu’un récit fragmentaire mais, intelligemment et non sans humour, Crichton poursuit « le journal de voyage », comme si l’on avait retrouvé le manuscrit perdu. Fidèle à son esprit rationnel et ironique, l’auteur imagine une version réaliste de la légende médiévale de Beowulf, guerrier scandinave qui combattit Grendel, un monstre mangeur d’hommes, tua la mère du monstre, devint roi et mourut plus tard dans son combat contre un dragon. Version Crichton : dans son « journal de voyage », Fahdlan raconte comment, à la suite d’une superstition locale, il est obligé de suivre douze guerriers vikings dans leur terre natale afin de combattre une tribu énigmatique, les Wendols, qui s’acharne sur les villageois : ce sont les fameux mangeurs de morts du titre, des « monstres » qui, de loin, chevauchant avec leurs flambeaux, ont l’apparence d’un immense serpent de feu. On le voit, ce qui compte pour Crichton, c’est de donner une explication réaliste à cette légende et de montrer comment Fahdlan, Arabe distingué, monothéiste et érudit, se retrouve totalement désemparé par la violence de ces « païens » et par la rudesse des régions nordiques. Mais au fil du récit, le narrateur se prend d’admiration pour le courage de ses hôtes et notamment pour l’intelligence et le sens de l’honneur de leur chef Buliwyf (Beowulf).


McTiernan et Crichton s’associent pour monter le film et, sur la foi de cette équipe gagnante (pensez : l’homme de Jurassic Park avec celui de Die Hard !), les studios Disney, via leur filiale « adulte » Touchstone Pictures, acceptent de se lancer dans une superproduction à hauteur de 160 millions de dollars, avec comme garantie supplémentaire la vedette montante Antonio Banderas, sur le point de sortir Le Masque de Zorro. Passionné et perfectionniste, McTiernan refuse de filmer en studio et part lui-même en repérage aérien pour trouver le site idéal : ce sera la Colombie britannique, au milieu du Wilderness ! On l’aura compris : le froid, la boue, la forêt, la nuit, les décors en « dur », les costumes lourds plus vrais que nature, les interprètes scandinaves pas forcément anglophones dans le rôle de leurs ancêtres... le tournage est une véritable épreuve. Mais, selon McTiernan, c’est le prix à payer pour obtenir un cachet d’authenticité absolu : si le roman est censé être un fragment de manuscrit retrouvé, le film devra apparaître comme un « reportage retrouvé ». Et c’est pourquoi, avec son chef-opérateur Peter Menzies Jr., McTiernan filme tout le récit caméra à l’épaule et en lumière naturelle : dans la nuit, dans les huttes, dans les cavernes, la seule lumière sera celle du feu, quitte à ce que l’écran soit presque entièrement noir !


Tournage audacieux, difficile mais réussi, qui a lieu essentiellement en 1997. Galvanisé, McTiernan livre son montage quelques mois plus tard, en 1998. Les problèmes, comme souvent, vont commencer lors des projections-test. Les spectateurs américains n’aiment guère le réalisme documentaire du film et son côté volontairement « décevant » : un héros au départ dépassé par les événements, un point de vue « bouché », un dragon qui n’en est pas un, des créatures surnaturelles qui ne sont que des hommes primitifs... Le studio s’inquiète. Le coproducteur Michael Crichton (lui-même cinéaste compétent) en profite pour reprendre possession de son « bébé » (après tout, se dit-il, c’est son histoire) : il retire la bande-originale « ethnique » de Graeme Revell choisie par McTiernan, la remplace par une (magnifique) musique épique de son ami Jerry Goldsmith, il resserre le montage, retourne des scènes (celle notamment de la mère des Wendols)... Le superbe livret de Nicolas Rioult, inclus dans l’édition Blu-ray du film, détaille, d’après le script de tournage, les différences entre la version de Crichton et celle de McTiernan. Même si ces différences ne sont pas catastrophiques (le sens du film n’est pas changé et, d’après l’enquête minutieuse de Rioult, il n’y aurait « que » quinze minutes de sacrifiées), on rêve de voir un jour le montage de McTiernan. Ce dernier, dépité, impuissant face au studio, jette l’éponge et se consacre à son brillant remake de L’Affaire Thomas Crown. De nouvelles projections-test en ajournements, de remontages en changements de titre (l’épique 13ème guerrier est bien sûr préféré au sinistre Mangeurs de morts), le film est lancé sur les écrans durant l’été 1999. Mais, Crichton ou non, rien n’y fait, les Américains n’aiment pas ce récit « arabo-viking » sombre et chaotique. C’est un très lourd échec financier, première étape de la disgrâce de McTiernan à Hollywood. Seuls les Français offrent un vrai succès au film : 1 200 000 entrées ! Et c’est tout à notre honneur car, version dénaturée ou pas, le film reste en effet superbe. L’un des meilleurs de McTiernan, pour qui a des yeux pour voir.


Tout d’abord, l’aspect chaotique, fragmentaire, du récit, s’il est accentué par le remontage à la serpe de Crichton, fait partie intégrante du projet d’origine, voire respecte totalement l’essence du roman : nous sommes bien dans le point de vue unique, subjectif, incomplet d’un civilisé qui a du mal à comprendre ce qui se passe sous ses yeux. Sa vision est totalement parcellaire : Fahdlan, du moins au début, est toujours placé avec mépris dans un coin par les Vikings, il comprend les événements avec un temps de retard et la caméra est à sa place. Jamais McTiernan n’a poussé aussi loin sa philosophie du cinéma : la caméra doit être une personne réelle, un « reporter » plongé à l’improviste au milieu de l’action et qui doit, pour comprendre et s’adapter, scruter le regard, les paroles et les gestes des protagonistes. Des protagonistes souvent étranges... ou étrangers, s’exprimant dans leur langue d’origine, sans sous-titres. Il faut donc observer leur langage corporel, surveiller l’environnement, être sur le qui-vive. D’où les filages d’objectif d’un visage à un autre et les mises au point soudaines sur un objet, procédés constants chez McTiernan, qui imitent notre perception dans la vie, par exemple quand on marche et qu’on aperçoit soudain quelque chose sur le côté. Comme le répète souvent le cinéaste, intellectuel venant du théâtre et qui a beaucoup réfléchi au problème de la représentation en Occident, un film n’est pas un tableau ou une pièce, il ne doit pas donner au spectateur le sentiment d’être posé par rapport à un cadre, ou d’être une représentation répétée à l’avance, il doit donner le sentiment d’être capté.


McTiernan met donc au défi l’intelligence du spectateur, qui se retrouve ici dans la position de Fahdlan. Et la beauté du film vient justement de ce qu’il raconte, formellement, thématiquement, le triomphe de l’intelligence, c’est-à-dire de la Lumière sur les Ténèbres. C’est d’abord le triomphe personnel de Fahdlan et donc le nôtre, qui observons attentivement, en civilisé curieux, presque en anthropologue, les coutumes et le langage des Vikings, afin de mieux comprendre leur mentalité. Pensons à la fameuse scène itérative où, nuit après nuit, en mettant en liaison, patiemment, les paroles et les gestes, les sons et les objets, Fahdlan saisit peu à peu le sens de la culture viking. Et apprend ainsi à la respecter. Pure symbiose cinématographique : l’intelligence de l’Homme illumine l’écran, la musique de Goldsmith s’élève noblement. C’est ensuite le triomphe collectif des Vikings qui, sous l’influence de cet Arabe rationnel, acceptent de s’approcher du « dragon de feu » et constatent qu’il n’y a pas de monstres, qu’il n’y a que des hommes, et qu’il faut tâcher de comprendre leur mentalité : « Ils ressemblent à des ours... Ils se prennent pour des ours... Et où vivent les ours ?... »

En pénétrant dans le ventre de la terre comme nos héros, il faut donc accepter d’affronter nos origines, nos ténèbres, les regarder en face, les affronter et ainsi, en retour, mieux apprécier la beauté de la lumière.


Il y a dans Le 13ème guerrier ce qu’il faut bien appeler une dialectique, un va-et-vient constant et stimulant entre le lointain et le proche, entre ce qu’on voit au premier abord, et qui est éminemment impressionnant, grandiose, fantastique (McTiernan paye alors son tribut à l’Heroic Fantasy et multiplie les visions qui valent Thorgal ou le Conan de John Buscema) ;  ce qu’on voit en s’approchant des choses, en les démythifiant ; et ce qu’on voit en prenant à nouveau du recul, en revenant à une vision d’ensemble : un monde plus riche de connaissances, où la perte de la magie n’empêche pas d’admirer, au contraire, le stoïcisme et le courage réels des hommes face à la Mort. Dialectique synthétisée par les plans tour à tour proches et distants, de profil ou de dos, sur le taciturne Buliwyf (magnifique Vladimir Kulich), tel qu’il est constamment étudié par l’intellectuel Fahdlan.

Riche de son aventure, proche désormais des Vikings, avec qui il a « entrevu » les portes du Valhalla lors d’une dernière bataille grandiose, Fahdlan pourra alors, par l’écriture, immortaliser l’histoire de Buliwyf, l’inscrire dans le lointain du Temps...

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 11 juin 2019