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Critique de film
Le film
Affiche du film

Opération peur

(Operazione paura)

L'histoire

Convoqué par le commissaire Kruger pour autopsier le cadavre d’une femme, le docteur Eswai se rend dans le village reculé de Karmingen. Loin d’y être le bienvenu, il découvre que tous ses habitants vivent dans la terreur constante d’une malédiction qui remonte à vingt ans plus tôt. A cette nuit, où, dans l’indifférence générale des villageois, une petite fille de sept ans meurt dans des circonstances atroces. Et si le fantôme de celle-ci sillonnait toujours les rues étroites du village, poussant ses victimes au suicide ? Rationnel, Eswai ne veut d’abord pas entendre parler de ce qu’il nomme « superstition »...

Analyse et critique

Die Toten augen des Dr. Dracula (Les Yeux morts du Docteur Dracula), Kill, Baby... Kill !, Curse of the Living Dead, Don’t Walk in the Park sont certains des différents titres sous lequel Operazione Paura, de son titre original, a été exploité à la suite d’une première sortie en Italie en 1966. Si une multitude de titres pour un film étaient légion à cette époque, notamment du côté du cinéma bis, elle témoigne également d’une exploitation compliquée... découlant souvent d’une production complexe. Opération Peur n’est alors pas l’un des opus de la série des James Bond ou tout autre ersatz de film d’action mais bien un film de Mario Bava, et, surtout, l’un de ses plus passionnants.

Lorsqu’il accepte le projet, Bava est au firmament de sa carrière. Il a signé dans les années 1960 ses plus grands films, Le Masque du démon (1960), La Fille qui en savait trop (1963), Les Trois visages de la peur (1963), Six femmes pour l’assassin (1964) ou encore La Planète des vampires (1965). Opération Peur sera l’un de ses premiers projets avec un budget moins important, suivi de plus par des problèmes de trésorerie durant le tournage. Deux semaines après le début des prises de vues, la compagnie de production tombe en effet en faillite, et l’équipe technique ainsi que les acteurs décident finalement de continuer le tournage de manière gracieuse. Fait impensable ou presque aujourd’hui, cet élan artistique solidaire cimente la position de Bava en tant qu’auteur et le manque de moyens décuplera l’imagination du cinéaste.


Dès les premières minutes de l’œuvre, le réalisateur italien nous présente d’étranges ruines médiévales. Un homme de haute stature, cape noire sur le dos, descend d’une calèche pour se présenter devant une entrée à l’abandon. Influence visible du Nosferatu de Murnau, Bava nous prévient qu’à l’intérieur des murs sommeille le mal. Convoqué par le commissaire Becker pour effectuer une autopsie, le docteur Eswai va rapidement être confronté à un mysticisme et des superstitions auxquels il est totalement insensible. Lui, l’homme de science, ne peut accepter qu’une enfant morte d’une chute de cheval revienne hanter... et tuer les vivants. Le petit village des Carpates semble d’ailleurs, depuis une vingtaine d’années et l’évènement matriciel, vivre totalement reclus dans ses croyances, gousses d’ail et crucifix aux murs et portes des maisons. Personne n’aura le courage d’aider le docteur et le commissaire tandis que le bourgmestre et la sorcière Ruth, personnages semblant plus éclairés, vivent également dans la peur. Ils tarderont à guider Eswai ainsi que la jeune Monica Schutfan (du nom du chef opérateur célèbre, ayant donné son nom à l’effet utilisé par tout un pan du cinéma et notamment Bava), étudiante en médecine de retour dans son village d’enfance.


Mario Bava, manquant donc de moyens (il bouclera le film avec finalement seulement 50 000 dollars), va ruser pour parvenir à créer une ambiance teintée d’inquiétante étrangeté, qui aurait muté depuis la définition freudienne. Si on distingue dans le film une partie du « familier inquiétant » (le détournement de la petite fille, qui devient maléfique), l’étrangeté d’Opération Peur provient surtout de l’inexplicable et de l’incompréhensible du récit. Le pourquoi et le comment. Des éclairages et des techniques visuelles de Bava, aussi. Le village semble alors fixé dans un brouillard verdâtre, sans véritable sens topographique (il ne semble pas y avoir de place principale, les maisons sont construites à même les murs, des caveaux familiaux et des cimetières juxtaposent les habitations). La villa Graps, elle, en décrépitude totale et jonchée de toiles d’araignées. Une scène interpelle d’ailleurs lorsque la caméra semble prendre la place du regard d’un personnage. Si on entend de nouveau des ricanements, ils ne suffisent pourtant pas au spectateur pour être certain de ce qu’il voit ou en tout cas pour comprendre quel est le regard qui lui est substitué. Alors que la caméra, telle une grue, vogue d’avant en arrière sur la balançoire, Bava opère un décadrage pour nous dévoiler pour la première fois ou presque la jeune Mélissa.


Le personnage de la petite fille maléfique qui deviendra par la suite une des thématiques récurrentes du cinéma d’horreur (L’Exorciste ou encore La Malédiction de Richard Donner, parmi des dizaines d’autres). Bava rencontre pourtant des difficultés à trouver la petite fille parfaite pour le rôle. Celui-ci sera finalement dévolu... au jeune fils du concierge du plateau de tournage ! Les diverses apparitions du jeune garçon grimé seront alors toutes plus saisissantes les unes que les autres. Portant en elle, pour les villageois, une malédiction vengeresse, la jeune Mélissa ne trouvera pas le repos avant d’avoir tué tous ses agresseurs... ou plutôt ceux qui ne l’ont pas aidée lorsque qu’elle en avait le plus besoin. Rapidement néanmoins, Bava va désamorcer cette superstition en mettant l’accent sur la Baronne Graps. Vielle aristocrate déchue, elle pleure encore la mort de sa jeune fille survenue vingt ans plus tôt. Dans une scène où elle se regarde dans le miroir, Bava nous dévoile la véritable forme de la vielle femme. Elle est un médium qui peut contacter les esprits et également provoquer des hallucinations. Soutenu par une partition sonore criarde, mixant et superposant sonorités de vents et de voix, utilisant filtres déformants et surimpressions d’images de poupées macabres et du visage de Mélissa créant des visions cauchemardesques, le réalisateur rentre avec la baronne Graps dans l’esprit et les rêves de l’oie blanche Monica.



Lorsque le docteur Eswai revient dans la villa à la recherche de la jeune femme, il va se retrouver coincé dans le lieu. Effet kafkaïen s’il en est, Bava fait littéralement courir son personnage contre lui-même, revenant toujours dans la même pièce tentative après tentative. Le mythe de Sisyphe en image, dont saura se souvenir un certain David Lynch lorsqu’il créera la « black lodge » de Twin Peaks... ainsi que l’introduction de la série et les étranges similitudes entre les meurtres de Laura Palmer et Irina Hollander (on pourra également ajouter à cette filiation le morphotype similaire entre l’acteur italien Giacomo Rossi Stuart et le jeune Kyle MacLachlan). Difficile de dire si c’est le manque de moyens qui a permis à Bava de repousser les limites de sa création mais ce dernier en a toujours fait un leitmotiv et une force (ne pouvant payer son compositeur Carlo Rustichelli, il décidera d’utiliser des musiques de films précédents de ce dernier ainsi que des comptines pour enfants afin de créer une bande sonore hallucinée). On peut également noter le perfectionnement de l’effet « Vertigo », du film d’Hitchcock du même nom dans lequel le maître du suspense utilise à la fois un travelling et un zoom, un mouvement compensant l’autre, créant ainsi une sensation de vertige extrême pour le spectateur (mouvement ré-utilisé par la suite pour des scènes aussi célèbres que celles introduisant Les Dents de la mer, la discussion dans le café entre Robert De Niro et Ray Liotta dans Les Affranchis, un Frodon à la rencontre des Nazguls dans Le Seigneur des Anneaux ou encore une vue de Paris dans La Haine). Habitué des zooms et dé-zooms, Bava ne manque donc pas cette occasion et accentue la crise psychologique vécue par Monica. Un épisode psychotique généré par les pouvoirs de la médium Graps et qui permet au film de Bava de ne pas seulement être un film bis gothique italien générique mais une œuvre beaucoup plus relevée et saisissante.


Horreur psychologique, poésie gothique, véritable naissance de l’un des plus grands mythes du cinéma d’horreur (enfants maléfiques), Opération Peur conserve encore aujourd’hui toute sa force, malgré un manque de moyens évident et une production contrariée. Si l’œuvre de Bava a aujourd’hui retrouvé sa place (méritée) dans les histoires du cinéma, ce film de 1966, marquant pour certains spécialistes la fin du genre gothique italien (débuté par le même Bava avec Le Masque du démon en 1960), n’a cessé d’influencer les générations suivantes de cinéastes et ne manquera pas non plus d’influencer celles à venir. De Fellini reprenant trait pour trait la figure de la petite fille maléfique avec son ballon dans son sketch Toby Dammit du film collégial Histoires extraordinaires, à une influence majeure sur Kubrick (les jumelles de Shining) en passant par Scorsese (pastichant volontairement la colorimétrie de Bava sur A tombeau ouvert) et Guillermo Del Toro (Le Labyrinthe de Pan, Crimson Peak), Opération Peur et le cinéma de Bava sont présents partout, et encore pour longtemps. Et ici, rien avoir avec la superstition. Seulement le talent de l’un des plus grands artisans du cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Damien LeNy - le 6 octobre 2020