Menu
Critique de film
Le film
Affiche du film

Shining

(The Shining)

L'histoire

Jack Torrance, un écrivain en panne d'inspiration, accepte un poste de concierge intérimaire dans un hôtel de luxe isolé dans les montagnes enneigées. C'est l'hiver et l'établissement n'est ouvert qu'à la belle saison. Jack arrive dans cet endroit du bout du monde avec Wendy, sa femme, et Danny, leur jeune fils. Tout est tranquille et Jack sent qu'il pourra, dans cette atmosphère sereine, retrouver enfin le goût d'écrire. Mais le calme n'est qu'apparent. On dit que l'hôtel est hanté...

Analyse et critique

Le spectateur qui regarde Shining une première fois est condamné à le revoir ; celui qui aime le film reviendra sans arrêt dans les couloirs de l’Hôtel Overlook et s’interrogera sur ce qu’il a vu, échafaudant parfois des théories fumeuses (voir le documentaire Room 237) ; celui qui ne l’aime pas a deux choix possibles, ou bien refuser catégoriquement de replonger ou bien essayer à nouveau mais, dans les deux cas, il y pensera, obsédé sans doute par cette question : pourquoi les autres le voient-ils comme un grand film et pas moi ?

Vous connaissez déjà l’origine du projet : après l’échec au box-office américain de son onéreux et magnifique Barry Lyndon (1975), Stanley Kubrick souhaite réaliser un film plus « commercial » et rivaliser ainsi avec la génération montante du Nouvel Hollywood, qui triomphe alors sur les écrans. Le succès sans précédent de L’Exorciste de William Friedkin et des Dents de la mer de Steven Spielberg ne le laisse pas indifférent. Nous sommes dans l’ère post-Vietnam et post-Watergate, c’est-à-dire l’ère de la mauvaise conscience américaine. Kubrick comprend que l’horreur est désormais le Zeitgeist, l’esprit du temps. Shining sera donc l’horreur selon Stanley Kubrick, comme le disait la publicité lors de la sortie du film, en 1980. Vous savez déjà comment cela s’est passé : comment Kubrick a choisi le roman d’un auteur peu connu à l’époque, Stephen King, comment, au grand dam de ce dernier, il lui a été infidèle, transformant son récit à l’aide de Diane Johnson, une spécialiste de la littérature fantastique, modifiant la personnalité de Wendy (selon Kubrick, une femme belle et forte comme dans le roman n’aurait jamais épousé un raté comme Jack Torrance), supprimant les flash-back explicatifs sur l’alcoolisme de Jack, rejetant l’idée du jardin avec des buissons en forme d’animaux (qui finissent par prendre vie et devenir hostiles chez King), ainsi que l’explosion finale de l’hôtel démoniaque. De même, vous savez déjà que Kubrick s’est enfermé pendant des mois dans un studio londonien, ayant recréé à grand frais l’intérieur d’un hôtel gigantesque du Colorado, répétant systématiquement chaque prise plus de quarante fois, même s’il s’agissait pour Jack Nicholson d’ouvrir une simple porte... La maniaquerie de Kubrick semblant alors correspondre à celle de son personnage principal, qui tape sur sa machine à écrire le même texte à l’infini, dans d’infimes variations de mise en page ! Et, pour qui connaît la légende de Kubrick le casanier, incapable, dans la deuxième moitié de son existence, de partir en voyage, il est évident que le récit de cet homme qui s’enferme (et enferme sa famille) pour « créer » est un autoportrait à la fois amusé et angoissé. Un véritable exorcisme.


Oui, vous connaissez déjà tout cela, tant la personnalité légendaire de Kubrick a phagocyté ce film de genre. De fait, par l’omniprésence et l’omnipotence du cinéaste démiurge, par son humour aussi, Shining n’est pas tant une histoire à prendre au premier degré qu’un commentaire, à la limite de la caricature, sur le film d’épouvante. N’oublions pas l’esprit de satire de l’auteur de Docteur Folamour et d’Orange Mécanique. Si Nicholson cabotine outrageusement et se prend littéralement pour le grand méchant loup face aux trois petits cochons, si certaines images (par exemple les squelettes à la fin de la version américaine (1) ou tout simplement le torrent de sang dans le couloir) en font « trop », c’est que le cinéaste n’est pas réellement un amoureux du fantastique. De plus, c’est un homme rationnel qui observe avec distance tous les phénomènes dits « surnaturels ». Ainsi, l’une des raisons pour lesquelles il avait entrepris 2001 était de donner une explication rationnelle de Dieu : pour lui, « Dieu », ce sont tout simplement des scientifiques extraterrestres qui, depuis la nuit des temps, cherchent à entrer en contact avec nous, mais ces êtres sont tellement évolués que leur mode de communication (le monolithe) nous dépasse et nous paraît « divin ». Concernant Shining, le désillusionné Kubrick, disciple lucide de Freud, Schnitzler et Max Ophüls, déclarait de manière significative à Michel Ciment (2) : « L’attrait essentiel qu’exercent les histoires de revenants vient de ce qu’elles impliquent une promesse d’immortalité : au niveau inconscient, elles plaisent parce que, si l’on peut avoir peur des fantômes, c’est qu’on accepte, ne fût-ce qu’un instant, l’idée qu’il existe des êtres surnaturels, et cela suppose très évidemment qu’au-delà de la tombe il y a autre chose que l’oubli. » Kubrick est donc avant tout un pragmatique qui ambitionne, après avoir lu toutes les études sur le surnaturel, de faire le film-synthèse de l’épouvante.


Mais si ce film est trop « conscient de lui-même », pourquoi diable nous marque-t-il autant ? La première raison est que l’on subit, avec Shining, ce que j’appellerais l’obsession de la signature. L’obsession de la signature est une vieille maladie épidémique qui remonte au XIXème siècle, prenant sa souche dans le mythe du Génie romantique, puis proliférant avec la naissance de l‘art moderne à partir des impressionnistes. Les experts du « marché de l’art » nous l’affirment : si une œuvre est signée Cézanne, Picasso, Pollock ou Warhol, elle est donc forcément géniale. Et gare à ceux qui ne voient pas ce génie, ils passeront pour des ploucs et devront se torturer les méninges ! De fait, Kubrick « traumatise » le cinéphile par sa présence au générique de Shining. Il nous possède comme l’hôtel possède Jack Torrance.

Il faut donc tenter d’échapper à cette emprise et se demander honnêtement, en prenant du recul sur la mise en scène, si le film nous marquerait autant s’il n’y avait pas le nom de Kubrick au générique. Et là, force est de constater que, signature prestigieuse ou non, la deuxième raison pour laquelle Shining nous taraude, c’est qu’il est visuellement conçu pour impressionner notre rétine et, partant, posséder notre esprit. Une fois vus, impossible en effet d’oublier les plans aériens de l’introduction, fonçant sur les lacs purs et les montagnes glacées, impossible d’oublier les travellings-avant à la steadicam sur le tricycle de Danny parcourant en boucle les couloirs de l’Hôtel Overlook, ni le mouvement contrarié avant/arrière qui enserre Wendy dans l’escalier, tétanisée face à son mari furieux. Et comment effacer de notre mémoire les travellings sinueux qui suivent tour à tour le « Minotaure » et sa proie dans le labyrinthe gelé ? Immersion irrépressible, paradoxale : les personnages (et les spectateurs) sont aspirés dans un couloir immense et bouché. Vers le vide de la tombe.


Par la puissance, la précision et la pureté de son style, Kubrick est comparable aux grands compositeurs du XIXème siècle. Le mouvement rythmique de Shining évoque d’ailleurs celui d’une symphonie wagnérienne : montées en puissance répétées, entrecoupées d’explosions ; ici, grands travellings-avant qui accumulent l’énergie cinétique, interrompus violemment par un plan fixe (cassure soulignée par une percussion atonale). Voir par exemple le plan le plus traumatisant du film : l’apparition soudaine des sœurs jumelles au détour d’un couloir. C’est la fixité mécanique de ces deux petites filles qui les rend effrayantes, ainsi que le dédoublement étrange qu’elles opèrent dans la ligne de fuite. Nos yeux hallucinent. C’est presque un gag « bergsonien » (du mécanique plaqué sur du vivant) mais, comme tout gag, il constitue une anomalie monstrueuse dans la normalité, anomalie qui peut aussi bien faire rire que mettre mal à l’aise.

Le concept du film est de montrer que l’horreur ne vient pas forcément d’un château gothique ou d’un cloaque redneck, mais d’une moquette proprette et kitsch (David Lynch saura s’en souvenir), d’un éclairage électrique plat dans une salle de bain (héritage de Psychose), de l’inox impeccablement lustré d’un réfectoire ou d’une simple rame de papier. Ce qui fait peur au fond dans Shining, c’est le vide et la laideur fonctionnelle de la vie moderne, vide qui accuse notre stérilité existentielle et qui nous laisse encore plus seuls face à nos démons intérieurs.

Le labyrinthe résume visuellement et symboliquement l’essence du film : lorsqu’on y pénètre, on ne peut que tourner en rond dans un vide inquiétant, dans une sorte de gouffre « horizontal ». On entre en fait dans une boucle où la logique habituelle du temps et de l’espace, telle qu’on la conçoit dans notre société (aller d’un point A à un point B, de telle heure à telle heure, comme le fait Jack au début du film), s’efface peu à peu pour disparaître ensuite complètement : Jack a toujours vécu là, il a toujours été le gardien de l’Overlook. Le film est bel et bien une boucle spatio-temporelle où le domestique (ici la plus petite unité de la civilisation, le père, la mère, l’enfant) se dissout totalement dans le cosmique (la nature grandiose, la neige incessante qui recouvre tout). Et au fond du labyrinthe, Jack se tient face à nous, en miroir : notre double est dans la glace et nous regarde.

(1) Dans son ouvrage remarquable Stanley Kubrick, l’humain, ni plus ni moins, Cahiers du cinéma, 2005, Michel Chion recense minutieusement les différences entre la version longue américaine (144 min) et la version courte européenne (120 min) : Kubrick a voulu la version européenne plus percutante, plus « cut », supprimant de nombreux fondus enchaînés, ainsi que quelques scènes « banales » de liaison, comme la visite d’une pédiatre dans l’appartement des Torrance au début du film, un bout de conversation avec l’adjoint du directeur lors de l’embauche de Jack, une conversation apaisée entre Wendy et son mari dans leur appartement de fonction, ou bien encore les démarches laborieuses de Hallorann pour rejoindre l’hôtel à la fin ; la suppression de l’image choc des squelettes avec toiles d’araignée vient sans doute du fait que Kubrick l’a trouvée maladroite. Quant au fameux épilogue où le directeur de l’hôtel, joué par Barry Nelson, vient rendre visite à Wendy et Danny convalescents, Kubrick l’a coupé avant même la première américaine, jugeant sans doute qu’il valait mieux finir le film sur Jack. Cette scène est donc absente dans les deux versions.
(2) Voir Michel Ciment, Kubrick, Calmann-Lévy, édition 2004, p. 181.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 31 octobre 2019