Menu
Critique de film
Le film

Nixon

L'histoire

Evocation de la vie et de la carrière de Richard Nixon, président des Etats-Unis, à travers ses décisions politiques, ses jugements contradictoires, ses ambitions et l'affaire du Watergate qui le contraignit à démissionner.

Analyse et critique

A bien des égards, Oliver Stone est une anomalie dans le paysage cinématographique américain des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Issu du baby-boom, vétéran du Vietnam, c’est une espèce de cinéaste du Nouvel Hollywood qui n’a pas pu « exercer » pendant le Nouvel Hollywood et qui rattrape le temps perdu de manière fulgurante, dans l’urgence, de 1986 à 1995, de Platoon à Nixon. Le décalage vient de ce que ses œuvres engagées, enragées, résolument adultes, typiques des seventies par leur esprit (plus que par la forme), sont sorties en pleine ère Schwarzenegger ! Une sorte d’antidote à l’héroïsme mensonger de Hollywood. Avant 1986, et si l’on excepte deux séries B peu reluisantes (La Reine du mal, La Main du cauchemar), Stone fut toutefois cinéaste par procuration, rongeant son frein en écrivant brillamment pour Alan Parker (Midnight Express), John Milius (Conan le Barbare), Brian De Palma (Scarface) ou Michael Cimino (L’Année du dragon), et s’imaginant sans doute à leur place. Après 1995, c’est-à-dire après Nixon, Stone fut plus inégal et, excepté l’ambitieux Alexandre en 2004, péplum atypique qui semble l’avoir totalement épuisé, il n’est jamais revenu à la flamboyance de cette période 1986-1995.


N’allons pas par quatre chemins : Nixon est le plus grand film de sa carrière. Stone a voulu faire son Citizen Kane et, selon nous, y est parvenu. Aussi brillant, voire plus, que JFK, le film n’a pourtant pas eu le même succès, ni surtout la même reconnaissance critique (seul Norman Mailer y a vu tout de suite une œuvre majeure). La première explication vient sans doute du fait que JFK, malgré sa violence et son horreur, était un thriller spectaculaire et « ascensionnel », une quête vers la vérité et la lumière, avec un Kevin Costner héroïque. Ce n’est pas le cas de Nixon qui nous place constamment dans la tête d’un homme déchu, presque médiocre, s’engouffrant de plus en plus dans son trou ténébreux. A la fin du film, Nixon (Anthony Hopkins) se place sous le portrait de JFK à la Maison Blanche et déclare, amer : « Quand ils te regardent, ils voient ce qu’ils veulent être. Quand ils me regardent, ils voient ce qu’ils sont. » C’est peut-être la seconde raison, plus inconsciente, de l’échec commercial du film, malgré sa virtuosité et son casting prestigieux : les gens n’ont pas envie de voir une fresque sur un anti-héros, un loser. Par ailleurs, le jeu outré d’Anthony Hopkins n’a pas plu à tout le monde. Extérieurement, et en dépit de ses postiches, Hopkins ne ressemble pas du tout à Richard Nixon, ce qui a pu gêner les spectateurs épris de vérisme ; en revanche, intérieurement, il a parfaitement réussi à être Nixon : son mal-être, sa paranoïa, son sentiment d’imposture (et là, la « fausseté physique » de Hopkins devient un avantage) transpirent véritablement de l’écran. Ajoutons que les autres acteurs, d’une grande sobriété et physiquement ressemblants (notamment Joan Allen, superbe en Pat Nixon) compensent le jeu shakespearien de Hopkins. Enfin, le style volontairement fiévreux, éclaté et complexe du film pourrait constituer une dernière explication pour son insuccès mais, après tout, ce même style a plu au public de JFK, de The Doors et de Tueurs nés.


Il faut donc plutôt chercher du côté de la personnalité peu flamboyante de Richard Nixon : ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre sur un pastiche de publicité pour les vendeurs américains et leur sourire en toc. D’ailleurs, la Warner, qui avait produit JFK, a refusé de faire Nixon, sentant bien le peu de séduction que pouvaient offrir ces bourgeois bedonnants et bavards de l’Establishment, piégés par leur corruption dans les bureaux feutrés de Washington. Evidemment, le studio n’avait pas compris l’ampleur de la vision de Stone qui se sert de Richard Nixon pour couvrir toute l’histoire américaine du XXe siècle. Les cadres de la Warner ne pouvaient pas imaginer non plus le résultat final : le montage le plus complexe de l’histoire du cinéma américain (le cinéma commercial du moins), des milliers de plans qui s’entrechoquent savamment, montage qui n’a même pas été nommé aux Oscars (pas plus que la photographie fabuleuse de Robert Richardson !), l’Académie cette année-là ayant préféré, dans sa grande audace, récompenser le montage d’Apollo 13. Car en effet, l’ironie savoureuse de Stone, homme de gauche engagé, est d’avoir filmé et monté son film, dont le sujet est tout de même l’un des pires anticommunistes qui soient, comme l’auraient fait les cinéastes soviétiques des années vingt ! Grâce à l’usage du montage-attraction d’Eisenstein qu’il avait étudié dans les facs « gauchistes » de New York à son retour du Vietnam (et notamment sous l’enseignement de Martin Scorsese), Stone parvient à saisir puissamment l’inconscient de Nixon et, partant, la psyché de l’Amérique, pays jumeau de l’URSS par sa volonté de puissance et sa propagande : Nixon discute avec Hoover (Bob Hoskins) sur un champ de courses et la bave écumante des chevaux saisie en gros plan traduit leur besoin bestial de domination ; Nixon discute cordialement dans le bureau de Richard Helms (Sam Waterston) à la CIA et un plan furtif montre son vrai visage plein de haine ; Nixon regarde l’immense statue du Lincoln Memorial et en projection derrière lui le Cambodge s’embrase...



Il faut savoir que Nixon n’est pas un scénario original de Stone, celui-ci ayant adapté un script déjà complexe et fort documenté de Stephen J. Rivele et Christopher Wilkinson, mais il est évident qu’il s’approprie haut la main cette première matière, faisant du scénario sa chose, le transformant par trois écritures successives : d’abord sa propre réécriture, basée sur un savoir encyclopédique et un sens incroyable du dialogue réaliste, macho et vulgaire (il n’est pas l’auteur de Scarface pour rien !) ; ensuite son écriture visuelle, c’est-à-dire la mise en scène (ou en espace) des comédiens, avec l’aide de son chef-op de génie Robert Richardson (leur but a été de filmer la Maison Blanche comme un sous-marin en perdition, d’en avoir une approche claustrophobe, étouffante) ; enfin et surtout son « écriture » au montage, étape fondamentale où Stone remodèle totalement le récit, modifie la chronologie, trouve des échos visuels imprévus, intercale des images d’archives (passionnantes pour qui aime l’Histoire) ou des flashs sensitifs. On peut ne pas apprécier ce style exacerbé, fait de fragments hétérogènes (noir et blanc, couleur, 16mm, 35mm, vidéo), mais force est de reconnaître qu’il épouse parfaitement le thème : la déchirure d’un homme paranoïaque, presque schizophrène, qui se met lui-même sur écoute (!), déchirure qui est aussi celle d’un pays narcissique qui aime se filmer et se vendre, mentant aux autres et se mentant à lui-même, pays de pure surface qui se sent en porte-à-faux avec la vérité historique, comme le sourire de Nixon est en porte-à-faux avec ses yeux apeurés, sur le qui-vive. Une Amérique devenue totalement paranoïaque à partir de la guerre froide, avec une peur panique du socialisme qui pourrait menacer son sacro-saint business, et qui est prête à tout sacrifier pour anéantir le « gauchisme ».



Cette contradiction intolérable entre la liberté individuelle américaine et la persécution des libertés (celle des Noirs, celle des gens de gauche, celle des pays étrangers comme le Cambodge et le Chili) est la source de la mauvaise conscience américaine, et de la mauvaise conscience de Richard Nixon, qui concentre en lui un demi-siècle d’histoire. Une sale histoire. Le centre du film est là, dans la vision de cet homme calfeutré au fond de la Maison Blanche, dans son cabinet noir, à la veille de sa démission, en plein scandale du Watergate. Il boit, il prend des tranquillisants, il se blottit pathétiquement dans son fauteuil, et il se laisse submerger par son passé. Le film est cette submersion : pêle-mêle, car tout se mélange dans le cerveau du roi déchu, le cambriolage du Watergate en 1972, sur ses ordres indirects, avant que le scandale éclate ; puis une décennie plus tôt ses défaites face aux démocrates (Kennedy aux présidentielles de 1960, Pat Brown en Californie en 1962) ; puis plus loin encore dans le passé, après une séquence du type « News on the March » retraçant ses premiers pas à Washington sous Eisenhower (fausse séquence documentaire en noir et blanc en hommage à Citizen Kane), son enfance pauvre à Whittier dans les années vingt face à des parents puritains et autoritaires. De l’autre côté de cette plongée lointaine dans le passé, le film se concentre, en seconde partie, sur l’accession au pouvoir de 1968, en pleine guerre du Vietnam, guerre que Nixon va amplifier pour complaire au complexe militaro-industriel et à son électorat conservateur, avant de faire machine arrière face à l’impasse évidente, et d’ouvrir parallèlement, sous l’influence de Kissinger (Paul Sorvino) une voie diplomatique avec la Chine de Mao et l’URSS de Brejnev.



La dernière partie, magnifiquement rythmée en lento après cette fièvre vietnamienne et cet élan diplomatique, montre le naufrage de Nixon dans une Maison Blanche qu’on n’a jamais vue aussi sombre, Xanadu bourgeois et stérile qui sert de centre névralgique à l’Amérique. Stone filme cet homme comme une girouette ballottée par des vents contraires, une vitrine pour la droite conservatrice (voir la séquence du discours triomphal devant des milliers de Républicains, où les bobards de Nixon / Hopkins sont contrebalancés par les images réelles des bombardements monstrueux du Cambodge et des exactions de la police sur les manifestants). Il le filme surtout comme un homme perdu dans le labyrinthe de ses mensonges. « Depuis quand le connais-tu, vingt ans ? Ça fait vingt ans et lui as-tu seulement serré la main ? As-tu jamais eu une vraie conversation avec lui ? » demande le conseiller John Ehrlichman (J.T. Walsh) à son collègue Bob Haldeman (James Woods). Le montage, lui-même labyrinthique, tente de fixer sans succès cet homme creux, caverneux, qui a encore plus peur que nous de la « Bête », c’est-à-dire le pouvoir occulte de l’Amérique, celui de la CIA de Richard Helms, du FBI de Hoover, de Wall Street, du lobby des armes et du lobby pétrolier texan (« Et si Kennedy ne se représentait pas en 64 ?... » demande un financier patibulaire de Dallas).



L’étude pathologique du pouvoir patriarcal aura été au cœur de l’œuvre d’Oliver Stone, de Conan à Alexandre, de Scarface à Savage, de Wall Street à Snowden. Plus exactement, Stone l’érudit, féru d’histoire antique, ressent dans ses fibres les plus intimes l’écartèlement insoluble de l’homme entre ses aspirations à la paix, à la culture, et son désir bestial de guerre. Stone a compris, pour l’avoir vécu en tant que soldat (et en tant que metteur en scène autoritaire et colérique sur le plateau), que l’homme est dominé par son phallus, par son désir de force et de virilité, mais que la honte de la destruction vient inlassablement le tourmenter. Son destin, régi par des dieux capricieux, est de souffrir puis de mourir pitoyablement. Sous une musique tragique de John Williams, en opposition à la musique élégiaque du même compositeur pour JFK, Nixon est finalement transpercé par cette terrible vérité énoncée par Mao, au moment de leur rencontre (une séquence fascinante, l’un des sommets du film, avec carrément des inscriptions godardiennes sur la pellicule !) : « Nous sommes les nouveaux empereurs. Issus de familles pauvres, d’autres paient pour rassasier notre faim. Dans mon cas, des milliers de déviationnistes. Dans votre cas, des milliers de Vietnamiens... La véritable guerre est en nous. L’Histoire est un symptôme de notre maladie. »

lire la chronique de JFK

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 28 janvier 2021