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Critique de film
Le film

L'Impasse

(Carlito's Way)

L'histoire

New-York, 1975. Libéré après cinq années de prison pour racket et trafic de drogue, grâce à son avocat véreux, Carlito Brigante rentre chez lui dans le quartier espagnol de Harlem. Il souhaite se réinsérer dans la vie et monter aux Bahamas une affaire honnête avec la femme de sa vie. Mais bientôt, l'ancien caïd est rattrapé par son passé et se retrouve impliqué dans divers trafics et assassinats...

Analyse et critique


Pour les admirateurs de Brian De Palma, découvrir les premières images de L’Impasse en 1994 ne fut pas une révélation mais un soulagement. On a tendance à l’oublier aujourd’hui, étant donné la faiblesse de sa filmographie depuis vingt ans, mais à l’époque De Palma était, comme le disait son grand fan Quentin Tarantino, la « rock star » des cinéastes, une sorte de divinité infaillible de la pellicule, enchaînant les performances déjantées depuis Sœurs de sang en 1973. Or, ses deux précédents films, Le Bûcher des vanités (1990) et L’Esprit de Caïn (1992), avaient laissé à désirer par leur facture volontairement caricaturale, voire un peu « étriquée » dans le cas du second film. Peut-être était-ce lié à l’usage fréquent d’un objectif grand angle, déformant parfois de manière ingrate les visages des comédiens ? Peut-être était-ce lié également au format 1.85 ? Quoi qu’il en soit, le fan était inquiet. Mais avec L’Impasse et son splendide format Cinémascope, De Palma retrouvait tout à coup l’ampleur solennelle des Incorruptibles et d’Outrages. Surtout, l’intensité et le sérieux du jeu d’Al Pacino, dès les premières secondes, tranchait de manière étonnante avec le cabotinage maladroit de John Lithgow et nous ramenait d’un seul coup aux performances inoubliables de Sean Connery, Robert De Niro, Kevin Costner, Sean Penn ou Michael J. Fox. Avec le recul, on voit bien finalement que notre « dieu de la caméra » n’échappe pas à cette règle élémentaire : un grand film, c’est surtout, à quelques exceptions comme 2001, de grands comédiens. La caméra a beau être génialement manipulée, ce qu’on voit sur l’écran, c’est le comédien. Evidemment, le cinéma est à son meilleur quand un grand formaliste met son art au service d’un grand acteur. C’est le cas avec L’Impasse. Comme le disait pertinemment Luc Moullet qui a consacré un ouvrage remarquable à la question (1), la politique des auteurs c’est formidable, mais il ne faut pas oublier la politique des acteurs. Moullet prend l’exemple des grands comédiens d’autrefois (Gary Cooper, Cary Grant, James Stewart, John Wayne) et démontre qu’ils sont, par leur vision de la vie et les constances de leur jeu, les auteurs de leur film, autant que George Cukor, Howard Hawks, Anthony Mann, John Ford ou Alfred Hitchcock.



Ainsi, L’Impasse est avant tout l’enfant de Pacino. C’est lui qui l’a porté pendant de longues années. Passionné par les gangsters, qui sont à ses yeux des personnages shakespeariens, Pacino est tombé amoureux dans les années soixante-dix de deux romans du juge Edwin Torres : Carlito’s Way et After Hours, ancrés dans le « Barrio », quartier portoricain d’East Harlem. Le premier roman raconte l’ascension du caïd Carlito Brigante jusqu’à son arrestation ; le second raconte, cinq ans plus tard, sa sortie de prison et sa volonté de changer de vie ; volonté bien sûr contrariée par ses anciens compagnons, et notamment son avocat véreux, David Kleinfeld. Prenant de l’âge et ayant déjà traité, de manière ô combien définitive, de l’ascension fulgurante d’un gangster avec Scarface, Pacino décide à la fin des années quatre-vingt de se concentrer sur le second roman, en intervertissant simplement les titres pour éviter une confusion avec After Hours de Martin Scorsese. C’est donc bien Pacino qui apporte le projet sur le bureau de son ami, le producteur Martin Bregman, c’est lui qui travaille ligne à ligne avec le scénariste conseillé par Bregman, David Koepp, et surtout, c’est lui qui choisit Brian De Palma, le voulant lui et personne d’autre. On sait qu’au départ De Palma est réticent, croyant qu’il s’agit d’une simple resucée de Scarface, mais une lecture approfondie du script lui fait comprendre la véritable nature du projet : le récit d’un fantôme. Ce qui le ramène, lui le cinéphile obsessionnel, à deux de ses films préférés, Assurance sur la mort et Boulevard du crépuscule de Billy Wilder. D’où le choix, en total accord avec Pacino et Koepp, d’insister sur le flash-back d’un mourant et sur sa voix-off désabusée.


Bien sûr, à l’ère de Terminator 2 et de Jurassic Park, cet hommage sincère et émouvant au Film Noir des années quarante, ce beau film nostalgique et mature se déroulant dans les seventies, années du Nouvel Hollywood, ne pouvait pas plaire au grand public qui boudera quelque peu les salles, aussi bien en France qu’en Europe, même si ce ne fut pas un bide. Le film passa sous les radars de la critique américaine, toujours très clairvoyante, mais en revanche provoqua le délire (justifié selon nous) de la critique française, notamment des Cahiers du Cinéma qui le désignèrent d’ailleurs quelques années plus tard comme le meilleur film américain des années quatre-vingt-dix. Ce en quoi nous sommes d’accord, à condition de le mettre ex-aequo avec Impitoyable de Clint Eastwood et La Liste de Schindler de Steven Spielberg ! De manière significative, le délire critique autour de L’Impasse tourna autour de De Palma, vu comme un « ressuscité », ce qui était compréhensible après L’Esprit de Caïn. Les critiques recensèrent ainsi soigneusement les thématiques et les figures chères à l’auteur (la trahison, la manipulation, l’impuissance du héros, le point de vue subjectif, le plan-séquence, etc.), thématiques et figures que De Palma retrouvait ici avec une nouvelle maturité, plus invisible, plus apaisée, dans une superbe tonalité crépusculaire. Cette politique des auteurs ayant été fort bien appliquée (couverture de Positif s’il vous plaît) et ayant canonisé De Palma pour les années qui allaient suivre, nous voudrions ici plutôt insister, pour changer un peu, sur la politique des acteurs.


Magie de Pacino et première évidence de son génie : comment penser, ne serait-ce qu’un instant, en admirant ce bel Hidalgo à barbe noire qu’est Carlito Brigante, au vieux Michael Corleone du Parrain 3ème partie, sorti seulement trois ans auparavant, ou, encore mieux, comment penser à cet autre gangster hispanique qu’est Tony Montana ? Nous avons beau nous concentrer, nous n’y arrivons pas ! De Palma a souvent comparé Pacino à un danseur, faisant surtout référence à la virtuosité incroyable avec laquelle l’acteur évolue lors du fameux plan-séquence à Grand Central Station. Mais si l’on regarde attentivement tout le film, on voit que tout a été conçu comme un ballet, avec pour danseur étoile la star Pacino. Conception très belle et émouvante car l’essence du récit est d’être un chant du cygne. C’est aussi une « danse de mort », celle d’un homme ballotté par le destin, impuissant face au courant qui l’emporte. Si Pacino a voulu absolument De Palma à la réalisation, c’est qu’il avait constaté, au moment de Scarface, à quel point ce metteur en scène de cinéma était un metteur en scène de ballet contemporain, un véritable chorégraphe qui avait su, par une série de « tableaux », mettre en valeur la gestuelle féline de Tony Montana. Dans L’Impasse, le tigre se fait vieux lion. Pacino savait que De Palma, par le lyrisme de sa caméra, allait conférer au récit la fluidité adéquate, ce sentiment de flottement qui est celui du roi déchu sur son lit de mort, c’est-à-dire le brancard qui le transporte de Grand Central Station à l’hôpital. Mais Carlito n’ira pas jusqu’à l’hôpital, préférant s’éteindre doucement et se transfigurer dans l’affiche touristique des Caraïbes où sa compagne Gail (Penelope Ann Miller) dansera pour l’éternité. Voici ce que donne ce ballet fantomatique autour de Pacino :

Ouverture (décor en noir et blanc) : sur fond d’adagio, Pacino s’affaisse au ralenti dans sa cape de cuir noir, puis est porté à l’horizontale. Comme dans l’ouverture opératique de l’Othello d’Orson Welles, il flotte sur des bras inconnus qui le transportent d’un monde à l’autre. Avant de disparaître, il se souvient.

Premier tableau : après une longue stagnation contre-nature (la prison), Pacino descend les marches du tribunal en esquissant un premier pas de danse, mouvement de joie enchaîné et amplifié par la danse au night-club, dans la séquence suivante.

Deuxième tableau : Pacino parade au Barrio, tout en laissant la jeunesse s’agiter autour de lui. Il se repose de sa danse folle au night-club, il s’alanguit nonchalamment dans de multiples sièges (sur le trottoir face au parrain local, dans la voiture de son jeune cousin).


Troisième tableau (très célèbre, sur fond rouge infernal) : réveillé en sursaut par la folie meurtrière de la jeune pègre en plein trafic, Pacino improvise une chorégraphie en forme de fuite, ou de « fugue », réminiscence de la fusillade dans la boîte de nuit de Scarface. Il s’envole par-dessus billard et comptoir, fracasse les crânes et les miroirs, se cache un temps dans les sombres coulisses, puis s’enfuit en jetant gracieusement son révolver par-dessus son épaule.


Quatrième tableau : avec grande fluidité, Pacino arpente la scène de son night-club, « Le Paradis », au milieu des danseurs ; il file en tous sens, de long en large, de bas en haut, il croit trouver son rythme mais finit par percuter un jeune rival, Benny Blanco « from the Bronx » (John Leguizamo), véritable double symbolique de sa jeunesse criminelle, qu’il s’empressera de jeter hors de scène, imprudemment.



Cinquième tableau : Pacino retrouve Penelope Ann Miller, sa moitié, aussi blonde que lui est brun, et en profite pour la regarder danser longuement, d’abord au son du magnifique « duo des fleurs », extrait de Lakmé de Léo Delibes, ensuite chez elle pour leur nuit d’amour (là, c’est la caméra qui danse autour du couple), enfin au night-club, où il la confie volontiers aux bras d’un Italien virtuose, pour jouir lui-même de la beauté du spectacle.


Sixième tableau : Pacino est pris dans la toile du perfide Kleinfeld (Sean Penn, méconnaissable), d’abord dans la villa décadente de l’avocat, puis sur son bateau. Même s’il tente de rester à l’écart (dans la villa, il ignore royalement les fêtards pour regarder l’océan et songer à son paradis des Caraïbes), il est obligé, à cause de son sens de l’honneur tragique, d’aider son « ami ». Dans ce tableau maritime, Pacino ne danse plus, il stagne, puis il se laisse « flotter », impuissant, enfermé, ce qui rappelle sinistrement l’ouverture.


Septième tableau : Pacino tente désespérément de dominer à nouveau la scène, il recommence à arpenter son night-club en tous sens, après s’être « séparé » de Kleinfeld, mais il n’est plus seul : à chaque pas, un groupe de danseurs menaçants le surveille : des Italiens grandiloquents et hurlants, aux gestes saccadés.



Huitième tableau (le clou du spectacle) : Pacino cherche à fuir son destin, symbolisé par le métro au mouvement inexorable (superbe ligne de fuite du metteur en scène) ; à Grand Central Station, où il a donné rendez-vous à Gail, il entame un ballet désespéré avec les Italiens, les esquivant à plusieurs reprises, mais la caméra/destin le colle sans arrêt, comme une traîtresse, ce qui lui fait oublier, dans la dernière ligne droite (en pente descendante) que la Mort, habillée de blanc, court à ses côtés.

Fermeture : retour au « porté » horizontal de Pacino, qui dit adieu au monde et s’évanouit devant son affiche imaginaire, cette fois aux couleurs du paradis.

Quant à nous, voici l’affiche imaginaire que nous avons sous les yeux : « L’Impasse, ballet contemporain créé pour la scène cinématographique par Brian De Palma en 1993, sur une composition musicale de Patrick Doyle ; danseur étoile : Al Pacino. »

(1) Politique des acteurs, Luc Moullet, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, 1993.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 11 mai 2020