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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Liste de Schindler

(Schindler's List)

L'histoire

Oskar Schindler, un industriel allemand, a parfaitement compris, en 1939, que l'occupation de la Pologne pouvait lui procurer de réelles occasions de s'enrichir. Il prend donc la direction d'une fabrique d'articles de cuisine, devient le fournisseur de l'armée allemande et prospère en effet. Tandis qu'il fréquente assidûment les nazis de Cracovie, dont la camaraderie est essentielle à ses affaires, il embauche, sur les conseils de son comptable, Itzhak Stern, des travailleurs juifs. Peu à peu, au contact des uns et des autres, il prend conscience de la barbarie du régime qu'il sert et de la terrible menace qui pèse sur ses ouvriers. Le collaborateur insouciant va brusquement basculer dans la résistance...

Analyse et critique

La Liste de Schindler est un chef-d’œuvre, le plus beau film de Steven Spielberg, mais, pour certaines personnes, c’est justement tout le problème : a-t-on le droit de faire un chef-d’œuvre, une œuvre d’art, de gagner des Oscars sur le martyre d’un peuple, sur le crime le plus horrible, le plus abject, de l’histoire de l’humanité ? On se souvient de la colère de Claude Lanzmann, auteur du documentaire Shoah, à la sortie du film (cf. Le Monde du 3 mars 1994) : selon lui, on n’a pas le droit de représenter, au sens scénique du terme, ce qui est irreprésentable, c’est-à-dire le moment le plus noir, le plus aveugle, de l’Histoire. Autrement dit, on n’a pas le droit de prendre des comédiens, de faire le clap et de recommencer une prise sous les douches d’Auschwitz en disant : « Coupez ! Il va falloir recommencer, vos pleurs n’étaient pas assez convaincants. »

Sur ce point, Spielberg a été très clair : le mieux, en effet, c’est de regarder Shoah et d’écouter les témoignages des rescapés. Du reste, les recettes de La Liste de Schindler lui ont permis de créer la Shoah Foundation et d’enregistrer des milliers de témoignages pour les générations futures. Pour autant, Spielberg n’est pas naïf : il sait que le commun des spectateurs n’ira pas regarder Shoah et n’ira pas consulter les archives de la Shoah Foundation. Pire : il sait que les jeunes Américains se désintéressent totalement du génocide juif et il connaît l’influence grandissante et désastreuse des négationnistes. Comme le disait très bien Orson Welles, qui avait montré de véritables images des camps de la mort dans Le Criminel (1946) : « En général, je suis contre ce genre de choses, exploiter la misère, la souffrance ou la mort pour distraire. Mais dans ce cas, je pense que chaque fois que le public voit un camp de concentration, quel que soit le prétexte, c’est un pas en avant. Les gens refusent de savoir que ce genre de choses s’est réellement produit. » (1) Spielberg, prodige du cinéma comme Welles, a donc décidé en son âme et conscience de mettre son génie au service du devoir de mémoire. Remarquons qu’il abandonne ici ses chers mouvements de grue et qu’il utilise un style sec, dans un noir et blanc de Janusz Kaminski qui se rapproche parfois du cinéma-vérité européen, avec pour figurants des comédiens non professionnels.


Le choix très fort du noir et blanc, surtout pour le metteur en scène d’E.T. et d’Indiana Jones, mérite qu’on s’y arrête. On sait que c’est un choix qu’a refusé de faire Roman Polanski quand il s’est lancé dans Le Pianiste (2002), l’autre chef-d’œuvre sur la Shoah. Polanski a vécu, enfant, les horreurs du ghetto juif de Cracovie et les persécutions nazies, et il a vu ces événements tragiques « en couleurs » ; il a donc décidé tout naturellement de les représenter tels qu’il les a vus. Là encore, sur ce point, Spielberg est très clair : il sait que les Juifs ont parfois été assassinés sous un ciel bleu magnifique, avec les fleurs du printemps dans les arbres, mais pour lui, l’Holocauste reste une période « noire et blanche » (2) et il a préféré imiter le style des photos documentaires des années trente. Procédé artificiel ? Oui, mais surtout plus efficace : Spielberg sait que la couleur, ajoutée à un style classique (c’est-à-dire le style qu’adoptera Polanski), ne permettra pas totalement de plonger le spectateur dans ce cauchemar. Et il est vrai, même si c’est paradoxal à dire, que La Liste de Schindler, réalisé par un Américain qui n’a pas vécu les événements, nous donne plus la sensation d’être dans les années quarante, nous fait plus ressentir la rudesse du froid et la violence effrayante des nazis que Le Pianiste, réalisé par un rescapé.


Outre la colère de Lanzmann, cette « virtuosité hollywoodienne » a suscité des réactions ironiques chez certains cinéastes ou certains critiques. Par exemple, le reproche mainte fois entendu (3) disant que La Liste de Schindler ne traite pas vraiment de la Shoah puisque l’histoire d’Oskar Schindler (Liam Neeson) est celle d’un sauvetage réussi : 1 200 Juifs sauvés par un Juste contre six millions de morts que Spielberg ne montre pas. En somme, que l'on comprenne bien : si Spielberg montre, c’est mal, s’il ne montre pas, c’est mal aussi ! Il faudrait peut-être se décider, messieurs. Du reste, l’argument de la naïveté ne tient pas : d’abord, il n’y a pas que des rescapés dans ce récit, Spielberg montre l’horreur des meurtres de masse à plusieurs reprises, au point que son film est parfois traumatisant ; ensuite, rappelons à ces messieurs qu’Oskar Schindler n’est pas une création hollywoodienne, qu’il a existé et qu’il a réellement sauvé 1 200 Juifs. Pourquoi le passerait-on sous silence, surtout si l’on est un tant soit peu humaniste et que l’on tient à dire que tout n’est pas à jeter dans l’Homme ?

Autre reproche célèbre par rapport à cette virtuosité : ceux de Terry Gilliam ou Paul Verhoeven qui ont publiquement critiqué la mise en scène de la barbarie nazie par Spielberg, digne selon eux des Dents de la mer. (4) Observons donc le film. On remarque en effet, et ce sera pareil pour Il faut sauver le soldat Ryan, une propension de Spielberg à multiplier, comme dans ses divertissements, les mouvements chorégraphiques de foule, les entrées de champ surprenantes, les ellipses cocasses, certaines scènes étant construites comme des « gags » (d’ailleurs, les gens rient parfois lors des projections, y compris sur la séquence d'Omaha Beach du Soldat Ryan) : pensons, pêle-mêle, au soldat allemand maladroit qui manque de tuer ses collègues en exécutant un jeune Juif qui tente de s’échapper (travelling virtuose), aux deux fonctionnaires nazis refusant d’arrêter un convoi de déportés mais qui changent soudainement d’avis (ellipse) après que Schindler les a menacés de les envoyer sur le front russe, au pistolet qui s’enraye lorsque Amon Goeth (Ralph Fiennes) veut tuer un ouvrier, avec en arrière-fond d’autres ouvriers qui décampent à toute vitesse, mécaniquement, presque comme dans un dessin animé, etc. Spielberg est-il inconscient, inconséquent ? Non, au contraire. Jamais il n’a autant réfléchi à ce qu’il fait. Tous ces « gags » sont au détriment des nazis, jamais au détriment des Juifs. Spielberg a compris qu’une bonne manière de dénoncer le nazisme, c’est d’en montrer la médiocrité absolue, la bêtise profonde. Ajoutons que ces « gags » montrent également l’absurdité de la vie, dans un monde déboussolé : littéralement, la vie n’a plus aucun sens. Seul compte l’instinct de survie. Et si l’on en rit, c’est d’un rire jaune, douloureux, consterné. Quant à la fameuse scène de la douche à Auschwitz, tant décriée pour son suspense intolérable et son retournement de situation miraculeux, elle ne fait que reprendre le témoignage réel des survivantes (cf. les vidéos de la Shoah Foundation) et montre simplement ce qu’elles ont vécu : un suspense intolérable et un retournement de situation miraculeux.

Enfin, il y a un reproche plus profond, en quelque sorte « rétroactif » puisque venant de Jacques Rivette dans un célèbre article de 1961 des Cahiers du Cinéma, titré « De l’abjection », à propos de Kapo de Gillo Pontecorvo (film sur les camps de concentration) ; mutatis mutandis, c’est un reproche que certains pourraient être tentés de faire au film de Spielberg : « Voyez le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » (5) Bien conscient de cet écueil, Spielberg refuse donc, la plupart du temps, l’esthétisation de la violence, la barbarie étant le plus souvent filmée de manière sèche, chaotique, affolée, à l’épaule ; le cinéaste sait pertinemment que ce style est aussi « faux » qu’un plan léché, puisqu’il s’agit d’une imitation habile du style reportage, mais il cherche ici à nous faire vivre le maelstrom affolant dans lequel sont plongées les victimes, nous faisant ainsi comprendre qu’on pourrait être un jour à leur place (ce sera également sa démarche sur La Guerre des mondes). Cependant, il faut reconnaître qu’il y a quelques plans dans La Liste de Schindler qui pourraient dangereusement se rapprocher de celui de Kapo évoqué ci-dessus : par exemple, le gros plan en plongée verticale sur l’ouvrier manchot tué d’une balle dans la tête, avec ce sang presque noir qui se répand doucement dans la neige blanche et que la caméra suit avec attention ; le plan large sur Cracovie où les salves des mitraillettes illuminent les immeubles dans la nuit, avec Bach en fond sonore ; l’insert sur le chrome brillant d’un gramophone allemand, sur lequel se reflètent de manière déformée les corps dénudés des Juifs « sélectionnés » ; ou bien encore le panoramique montrant les cendres du charnier juif se déposer délicatement sur un parc bourgeois de Cracovie...

Spielberg est-il donc devenu fou ? Est-il fasciné par ce qu’il filme ? Là encore, ne nous méprenons pas : Spielberg est consterné, son cœur se brise à ce qu’il filme. Ces plans sont des dénonciations, ils nous font entrevoir, comme dans une fièvre soudaine, le point de vue déformé, dégénéré, des nazis. Oui, pendant la Seconde Guerre mondiale, le monde est devenu fou et l’on sait que, au milieu du maelstrom, parfois le regard humain s’arrête un instant, contemple et hallucine. C’est le cas ici. L’audace suprême du cinéaste est d’autant plus impressionnante qu’à l’époque, ne l’oublions pas, il vient de faire sa « traversée du désert », ayant enchaîné quatre films pour le moins inégaux, voire assez laids par endroits, ce qui ne lui ressemble pas : Indiana Jones et la dernière croisade, Always, Hook et Jurassic Park.

Mais en dehors de toute question esthétique, ce qui fait de La Liste de Schindler un chef-d’œuvre, c’est tout simplement sa bouleversante humanité, et cela grâce aux acteurs qui, depuis les rôles principaux jusqu’aux rôles secondaires, en passant par le plus petit figurant, se donnent à fond, presque de manière suicidaire : nous n’oublierons pas le regard tendre de cette malade sur son lit d’hôpital, « empoisonnée » par son infirmière pour échapper à la souffrance de la mitraille, nous n’oublierons pas le sourire reconnaissant de cette jeune femme qui observe de loin ses vieux parents sauvés par Schindler, ou cet enfant désespéré et tremblant qui regarde le ciel du fond des latrines. Ce qui compte pour Spielberg, comme dans La Couleur pourpre et Empire du soleil, mais de manière encore plus crue, comme un abcès à crever, c’est de sonder l’ambiguïté humaine, la folie, la perdition des âmes, le traumatisme, l’horreur, ainsi que cette petite flamme étrange qui vacille dans le noir. Et qui résiste.

(1) Moi, Orson Welles, Peter Bogdanovich, Belfond, p. 214)
(2) cf. interview dans Le Cinéphage, n° 17 de mars-avril 1994
(3) notamment chez Stanley Kubrick : cf. Frederic Raphael, Deux ans avec Kubrick, Plon, 1999)
(4) cf. entre autres Nathan Réra, Paul Verhoeven, au jardin des délices, Rouge Profond, p. 160-161
(5) Cahiers du Cinéma n° 120, juin 1961

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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 10 février 2020