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Critique de film
Le film
Affiche du film

Le Bûcher des vanités

(The Bonfire of the Vanities)

L'histoire

Marié, séduisant et ambitieux, le jeune Sherman McCoy gagne des millions à la Bourse, possède un magnifique appartement sur Park Avenue, en plein coeur de Manhattan, et se délasse en compagnie de sa ravissante maîtresse, Maria. Un jour, une erreur d'aiguillage sur l'autoroute les conduit dans le Bronx. A la suite d'un banal fait divers, Sherman McCoy devient la proie des politiciens, des médias et de la justice qui ont besoin de redorer leur blason...

Analyse et critique



Durant la seconde moitié des années quatre-vingt, le triomphe des Incorruptibles au box-office (et celui de Scarface en vidéo) a donné à Brian De Palma un très grand crédit auprès des studios. C’est pourquoi, malgré l’échec commercial d’Outrages, son film le plus ambitieux, les dirigeants de la Warner n’ont pas hésité à engager De Palma pour réaliser l’adaptation onéreuse du Bûcher des vanités, le best-seller de Tom Wolfe. Epoque bénie où l’on respectait encore les cinéastes à forte personnalité, où l’on faisait confiance à leur vision ! Ainsi, avec l’accord du studio qui a jugé cette approche plus commerciale, De Palma a voulu faire une comédie à partir de la grande fresque ironique de Wolfe, ce que beaucoup de critiques lui ont reproché lors de la sortie du film, trouvant sa vision boursouflée et maladroite. Si l’on peut concéder en effet que Tom Hanks, dans la première moitié du film, n’est pas très à l’aise dans son rôle de yuppie snob, amoindrissant quelque peu la charge satirique du récit, c’est oublier tout le reste, notamment les seconds rôles qui sont souvent délectables (Melanie Griffith, Morgan Freeman, F. Murray Abraham, Clifton James, Alan King, Kevin Dunn) mais aussi la star Bruce Willis, impayable en journaliste ivrogne. Il ne faut pas oublier que la comédie est le genre « naturel » de De Palma : il a commencé sa carrière par des œuvres satiriques et cet esprit de caricature bouffonne est présent dans la plupart de ses films. Mais nul étonnement à ce que la presse ait tiré à boulets rouges sur le cinéaste : rarement film aura aussi bien démonté (aux deux sens du terme) les mécanismes des médias, leur manière de jouer avec le « scandale de la semaine » avant de passer à autre chose. Cette attaque est supportable si elle vient d’un intellectuel prestigieux (Wolfe), elle l’est moins si elle vient de la « béotienne » Hollywood.



Et il est vrai qu’il y a au cœur de cette superproduction une contradiction insoluble : comment se moquer des riches et des puissants alors que la production elle-même ploie sous l’argent et le luxe ? C’est en effet ici la production la plus « bourgeoise » de De Palma, lui le gauchiste des sixties qui a toujours détesté le capitalisme et l’Establishment. Bien conscient de cette contradiction, le cinéaste a demandé à la journaliste Julie Salamon d’assister au tournage pour en tirer un ouvrage-vérité sur Hollywood. Ce sera The Devil’s Candy, sorti en 1991, puis réédité depuis (mais pas en France), pointant les caprices et les revirements incessants de De Palma, des vedettes et du studio. En somme le bûcher des vanités du Bûcher des vanités. Démarche perverse de la part du cinéaste, me direz-vous, que de se tirer volontairement une balle dans le pied et de mettre ainsi en danger sa réputation pour les films suivants. Mais que voulez-vous, on ne se refait pas : De Palma n’a-t-il pas été celui qui a offert la satire la plus noire du show-business avec Phantom of The Paradise ou du business tout court avec Scarface ? On peut même voir dans cette démarche une revanche (inconsciente ?) contre la Warner qui l’avait viré tout jeune homme, en 1970, durant la post-production de son premier film hollywoodien : Get To Know Your Rabbit. Expérience qui l’avait traumatisé.



Satiriste de talent, De Palma est aussi, on le sait, un cinéphile obsessionnel et profondément post-moderne, spécialiste du palimpseste cinématographique. Ici, le cinéaste a choisi comme matrice non pas Hitchcock, mais Orson Welles, qui avait d’ailleurs joué dans Get To Know Your Rabbit. Même si l’on cite souvent Le Grand chantage d’Alexander Mackendrick comme modèle possible (ce classique de 1957 porte également sur la presse à scandale), on peut soupçonner en effet le retors De Palma d’avoir « caché » la mise en scène de La Soif du mal sous celle du Bûcher des vanités, les deux films traitant de manipulation éhontée de la vérité et de la loi : même ouverture en plan-séquence virtuose pour accuser un « petit monde » où tout est lié, où tout est en vase clos, monde dégénéré au bord de la désintégration ; même usage du grand angle en contre-plongée pour caricaturer la vanité ou la bouffonnerie de certains protagonistes (Akim Tamiroff aurait parfaitement eu sa place ici) ; mêmes personnages droits noyés dans une mer de corruption (là Charlton Heston, ici Morgan Freeman) ; même usage du micro caché illégalement pour dénouer l’intrigue et rétablir la vérité... Le Bûcher des vanités a beau être une comédie luxueuse et La Soif du mal un polar poisseux, De Palma y déploie la même science de la « caméra visible » (expression de l’exégète Youssef Ishaghpour à propos du style de Welles) afin d’accuser, comme Welles, homme de gauche, le déséquilibre et la décadence de la société américaine. C’est ce que n’ont pas apprécié les journalistes américains qui ont dénoncé une faute de goût et un style boursouflé. Reconnaissons qu’il peut paraître « hors-sujet » de filmer une comédie comme Welles filmait La Soif du mal. Mais ce style boursouflé n’est-il pas approprié pour des personnages qui sans cesse se gonflent de leur « importance » ? N’est-ce pas le système médiatique qui est boursouflé, voire tout le système capitaliste américain ?



Ce qui est remarquable, c’est que, contrairement à ce pensent ces critiques, le moindre mouvement de caméra chez De Palma a un sens. A la fois artiste et ingénieur par sa formation (il aurait été heureux à la Renaissance !), De Palma est en effet un cinéaste-architecte qui ne fait jamais rien de gratuit. Toute sa mise en « volume » est pragmatique et possède les caractéristiques de la géométrie : efficacité et beauté. Ainsi, le plan-séquence d’ouverture n’est pas là pour « épater la galerie » mais pour faire ressentir l’ivresse de Peter Fallow (Bruce Willis) et toute la mise en scène nécessaire en coulisses pour qu’il soit présentable à l’arrivée, c’est-à-dire au bout du plan, lorsqu’il apparaît devant le tout New York, en pâmoison devant lui. L’ample mouvement de grue de gauche à droite, à Park Avenue, qui montre Sherman McCoy (Tom Hanks) rejoindre une cabine téléphonique sous des trombes d’eau afin d’appeler sa maîtresse, indique à la fois son cadre de vie grandiose mais également son destin contrarié : la caméra va à contresens de la lecture occidentale (régression au lieu de progression) et s’arrête là où tout le « drame » va se jouer, dans cette petite cabine confinée qui annonce le futur enfermement du yuppie millionnaire. Le travelling circulaire exagéré autour de Sherman et Maria Ruskin (Melanie Griffith) à l’aéroport Kennedy indique leur égocentrisme et leur élitisme : littéralement tout tourne (et tout s’efface) autour d’eux. Le split-screen durant la manifestation antiraciste du révérend Bacon (John Hancock) permet d’accentuer l’idée de manipulation de l’image médiatique : dans le fragment de gauche, nous voyons exactement ce que filme la caméra des journalistes, c’est-à-dire Bacon en train de faire son speech ; dans le fragment de droite, nous voyons Peter Fallow qui observe cette mise en scène du révérend avec ironie ; puis le fragment de gauche est immédiatement transposé dans l’écran de télévision du procureur Abe Weiss (F. Murray Abraham), en train de pester dans son bureau : il est certain que cette petite image, ce « fragment de la réalité », va gâcher sa campagne électorale.



Ce travail savant sur l’image s’inscrit en outre dans une structure en flash-back : face à l’élite new-yorkaise qui le vénère après l’avoir méprisé, Peter Fallow, ivre d’alcool et de gloire, se remémore les événements récents qui l’ont amené sur le « podium ». Tout au long du récit, sa voix-off ironique imposera le recul au spectateur. Ce procédé du flash-back, qui n’est pas dans le roman de Wolfe, a été choisi d’un commun accord entre De Palma et son scénariste, le moraliste Michael Cristopher (Les Sorcières d’Eastwick). Ce flash-back pourrait paraître « cliché », mais en fait il fonctionne à merveille car il met clairement entre parenthèses les déboires de Sherman McCoy, les réduisant de manière dérisoire au rôle de simple tremplin pour la carrière du journaliste, de la même manière que le flash-back d’Eve permettait à Mankiewicz d’inscrire la gloire de Margo Channing (Bette Davis) dans le lointain, au profit de celle d’Eve Harrington (Anne Baxter). Le Bûcher des vanités apparaît donc comme une réflexion pertinente sur la réputation (soit l’image que les autres ont de nous), sur la distorsion de la vérité et sur les caprices des médias, souvent prompts au lynchage. Et à l’heure de l’information en continu, le film prend encore plus de résonance : depuis sa sortie sur les écrans en effet, combien de Sherman McCoy ont-ils servi de « casse-croûte hebdomadaire » (dixit Peter Fallow) aux journalistes ? Le film n’est certes pas un chef-d’œuvre comme La Soif du mal, Eve ou Le Grand chantage, mais il a le mérite d’être unique et marquant sur son sujet : lorsqu’un cinéphile assiste à la cabale médiatique autour d’un homme haut placé, il songe au Bûcher des vanités.



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La fiche IMDb du film

Par Claude Monnier - le 4 mai 2020