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Critique de film
Le film

Je sais où je vais

('I Know Where I'm Going!')

L'histoire

Joan Webster (Wendy Hiller) est une jeune Anglaise prête à tout pour réussir sa vie. A l’occasion d’un dîner, elle fait part à son père de son intention d’épouser un riche homme d’affaires résidant à Kiloran, une île de l’archipel des Nouvelles Hébrides. Joan traverse la Grande-Bretagne du sud au nord pour atteindre Kiloran jusqu’à ce que des intempéries climatiques la bloquent sur l’île voisine de Mull. Elle y rencontre alors un jeune officier de la Royal Navy, Torquil McNeil (Roger Livesey), décidé lui aussi à rejoindre Kiloran. En l’espace de quelques jours, les deux jeunes gens vont apprendre à se connaître et à s’aimer malgré toutes leurs différences...

Analyse et critique

Le 21 août 1944, A Canterbury Tale est distribué sur les écrans du Royaume-Uni. Après plusieurs succès au box-office (Colonel Blimp et 49ème Parallèle notamment), les résultats de cette nouvelle collaboration entre Michael Powell et Emeric Pressburger sont décevants. Blessés dans leur orgueil, le réalisateur et le scénariste ne se laissent pourtant pas abattre et préparent leur prochain long métrage. Epaulé par Powell, Pressburger signe le scénario d’Une question de vie ou de mort. Par malchance, aucune caméra Technicolor n’étant disponible, les deux compères ne peuvent planifier le tournage ni même composer leur équipe. Néanmoins, ce serait mal connaître Michael Powell et Emeric Pressburger que de les imaginer attendre patiemment la fameuse caméra ! Pressburger déclare alors à son ami : « J’ai toujours eu envie de faire un film sur une jeune fille qui veut aller dans une île. A la fin du voyage, elle est si près qu’elle peut distinguer les gens sur l’île. Mais une tempête l’empêche de débarquer, et quand la tempête est passée, elle n’a plus envie d’y aller parce que sa vie a changé brusquement, comme cela arrive souvent aux jeunes filles... »

Enchanté par l’idée de son comparse, Michael Powell part alors en quête d’une île. Après avoir parcouru les côtes galloises, il pousse ses recherches au nord de la Grande-Bretagne où il découvre les Nouvelles Hébrides. Subjugué par la beauté sauvage de ces îles écossaises (en particulier Mull), le cinéaste décide d’y installer son équipe malgré les difficultés que cela implique : la principale d’entre elles consiste à réunir un casting prêt à tourner dans une contrée aussi reculée (le plateau sera installé sur une base militaire). Pour incarner l’héroïne, Joan Webster, il songe à Deborah Kerr : à cette période la comédienne vit une relation amoureuse avec Michael Powell mais leur couple traverse une passe difficile. Ne souhaitant pas mêler ses affaires de cœur à la réalisation de son nouveau film, le réalisateur abandonne l’idée d’engager sa compagne (qu’il retrouvera quelques années plus tard, et après leur séparation, pour Le Narcisse noir). Après réflexion, il propose le rôle à Wendy Hiller qui avait d’ailleurs vu celui dans Colonel Blimp lui échapper au profit de... Deborah Kerr. Powell pense également à James Mason pour le personnage de Torquil McNeil. Dans un premier temps, Mason accepte la proposition. Mais l’idée de séjourner sur une île perdue au large de l’Ecosse ne lui plaît guère et il abandonne le navire à quelques semaines du tournage. Nullement dépité, le cinéaste se tourne vers son cercle d’amis et suscite l’intérêt de Roger Livesey. Le comédien anglais qui tenait le rôle du Colonel Blimp veut absolument incarner Torquil McNeil. Powell lui indique qu’il est trop âgé pour le rôle mais Livesey ne renonce pas. Prêt à relever le défi, il perd 10 kilos en quelques jours, se teint les cheveux en blond et revient voir son ami. Convaincu par sa métamorphose et persuadé qu’il formera un très beau couple avec Wendy Hiller, Powell lui offre finalement le rôle. Quelques jours plus tard, un nouveau coup de tonnerre retentit dans cette phase de casting lorsque le comédien annonce qu’il ne pourra pas faire partie de l’équipe ! Homme de théâtre renommé, Livesey s’est engagé avec une troupe londonienne et ne peut revenir sur son contrat. Absolument opposé à l’idée de trouver un autre acteur, Powell demande à Livesey de tenir le rôle sans venir en Ecosse ! Aussi surprenant que cela puisse paraître à ceux qui découvriront le film, Livesey n’a en effet jamais mis les pieds sur l’île de Mull. Pour pallier son absence, Michael Powell fera preuve de tout son talent technique : il auditionne tout d’abord une vingtaine d’acteurs afin de doubler Livesey en extérieur (sur les plans larges ou pris de dos) puis tourne les scènes d’extérieur avec son acteur dans la banlieue de Londres. Enfin, il réussit des raccords ingénieux et filme des scènes en studio où il utilise des transparences (simulant ainsi le paysage des côtes écossaises). Le résultat est totalement bluffant et si Powell n’avait jamais raconté cette anecdote, fort est à parier que personne n’aurait remarqué le subterfuge !

Côté seconds rôles, Powell s’entoure de quelques fortes personnalités censées prendre place avec naturel dans le paysage sauvage des côtes écossaises. Il fait notamment appel à la fascinante Pamela Brown dont les immenses yeux en amande, les traits effilés et la démarche si particulière (elle souffrait d’une terrible maladie osseuse qu’elle essayait de cacher) évoquent certains personnages féminins des films de Tim Burton (avouons-le, elle ressemble terriblement à l’héroïne des Noces funèbres). Au cours de ce tournage, Michael Powell tombe sous son charme étrange et deviendra son compagnon pendant plus d’une trentaine d’années. Le réalisateur engage également Finlay Currie, un Ecossais de pure souche dont le visage semble avoir été taillé dans le roc. Déjà aperçu dans 49ème Parallèle, on le retrouvera par la suite dans quelques films d’aventure parmi lesquels Treasure Island de Byron Haskin ou Ivanhoe de Richard Thorpe. Par ailleurs, C.W.R. Knight incarne le jovial Colonel Barnstaple, un dresseur de rapaces. Egalement Ecossais, Knight était lui-même dresseur et tourna accompagné de ses oiseaux. Enfin, à titre d’anecdote, la petite fille du château de Sorne n’est autre que Petula Clark qui deviendra une célèbre chanteuse pop de la scène française des années 60-70.

Entouré de ce casting fort en caractère et totalement satisfait par le scénario d’Emeric Pressburger, Powell se prépare à donner les premiers tours de manivelle. Toutefois, un dernier problème persiste : le climax du récit prend place sur un bateau menacé par un tourbillon marin. Powell y voit de nouveau un défi à surmonter et part en pleine mer, accompagné de marins d’expérience et de son directeur photo, Erwinn Hillier. Attaché au mât du bateau avec sa caméra, il filme alors des courants marins violents au risque de chavirer à tout moment. Il revient de ce périple avec des images rares qu’il mixera avec des prises de vues miniatures afin de créer des effets spéciaux remarquables pour l’époque ! Le récit de la genèse de Je sais où je vais évoque la grande majorité des productions Powell / Pressburger également riches en péripéties et objets d’une créativité débordante. Mais si les tournages initiés par les "Archers" sont marqués du sceau de l’aventure et de la passion, il en est de même de leurs films. De ce point de vue, Je sais où je vais ne déroge évidemment pas à la règle.

"La Bonté mène le monde, pas l’argent."
Emeric Pressburger

Avec Je sais où je vais, Michael Powell et Emeric Pressburger signent une œuvre en prise directe avec son époque. Réalisé fin 1944, le film est l’occasion pour Powell d’égratigner la société anglaise qu’il juge beaucoup trop matérialiste en cette fin de conflit mondial. La première partie du récit donne l’occasion au public de découvrir l’environnement dont est issue l’héroïne, Joan Webster. Les scènes tournées en ville (au début du film) permettent au cinéaste de railler le mode de vie citadin. Powell utilise notamment des éléments du décor sur lesquels il insère son générique détournant ainsi avec humour des objets de tous les jours. Il imprègne également certains plans d’une dose de surréalisme (un chapeau melon fumant comme une locomotive, un rêve de mariage entre Joan et des produits chimiques) afin de montrer à quel point la société moderne reste perpétuellement liée aux objets qui l’entourent. En jouant ainsi de ces objets, Powell les démystifie et souligne le ridicule consistant à les idolâtrer.

La seconde partie du récit prend place sur les côtes sauvages de l’Ecosse. Le paysage devient radicalement différent et voit Joan Webster confrontée à un mode de vie rural. Michael Powell signe alors une déclaration d’amour à cette campagne écossaise et à ses habitants. La grande majorité des plans (tournés en extérieur) sont l’occasion pour le réalisateur de faire étal de son talent visuel. Avec son directeur de la photographie, Erwinn Hillier, il imprime sur pellicule des images où les cadrages, alliés à la lumière crépusculaire du nord de l’Ecosse, concourent à la beauté singulière de Je sais où je vais ! Après avoir vu le film, Raymond Chandler déclara dans une lettre : "Je n’avais jamais vu un film qui sentait le vent et la pluie à ce point et qui exploitait de façon si belle les paysages..." En effet, Powell fait ici preuve d’un attachement à la nature qu’il avait déjà démontré dans ses précédents longs métrages et notamment 49ème Parallèle tourné au Canada ou encore A Canterbury Tale (également avec Erwinn Hillier à la photographie). De ce point de vue, le travail de Powell tend vers un style naturaliste qu’il abandonnera peu à peu pour jouer des artifices afin de créer ses paysages (Le Narcisse noir en étant l’exemple le plus évident).

Outre cette description exaltée des Highlands écossais, Powell dresse un portrait passionné de leurs habitants qu’il oppose à ceux du monde urbain. Les hommes et les femmes que Joan Webster rencontre au cours de son périple font preuve d’une indépendance vis-à-vis de l’argent, d’une joie de vivre permanente et d’une relation sensible avec la nature (le Colonel Barnstaple et ses rapaces, Catriona accompagné de sa meute de chiens). Et dès que Joan arrive sur l’île de Mull, les personnages qu’elle croise ont tous ce point commun d’être souriants mais dotés d’un caractère bien trempé. Catriona, l’énigmatique femme incarnée par Pamela Brown, en est l’exemple le plus évident : lorsqu’on lui demande si elle serait dérangée par la venue de Joan dans sa demeure, elle répond avec une pointe de sarcasme : « Oh, ça ne me pose aucun problème. D’autant plus que je n’ai pas entendu le moindre non sens féminin intelligent depuis des mois ! » Néanmoins, cela ne l’empêchera pas d’être celle qui réconfortera Joan lors de ses chagrins. A l’instar de John Ford, Michael Powell décrit ainsi une galerie de personnages simples et chaleureux auxquels le spectateur s’attache avec un plaisir évident.

Par ailleurs, Michael Powell reste décidé à dresser un portrait pour le moins féroce des citadins. Lors de la scène où Joan est invitée au château de Sorne (loué par une famille d’industriels), elle est filmée en plan large : sa silhouette perdue dans les immenses salles de la demeure médiévale met ainsi en évidence le manque d’humanité qui y règne. Personne ne paraît vouloir l’accueillir jusqu’à ce qu’une petite fille (Petula Clark donc) fasse son apparition. Vêtue d’un tailleur strict et portant une immense paire de lunettes, elle adopte une attitude hautaine assez choquante pour une enfant. Par la suite, sa mère se présente et fait également preuve d’un manque flagrant de chaleur humaine. Il aura donc suffit d’une scène à Powell pour démontrer son aversion envers ces nouveaux riches qu’il semble exécrer par-dessus tout.

Le gouffre qui sépare ces deux catégories de personnages est également symbolisé par le couple de héros. Joan Webster est venue dans la région afin de rejoindre l’île de Kiloran où elle doit épouser son fiancé, un magnat de l’industrie chimique. Décrite comme une battante, la jeune femme ne semble jamais en proie au doute. Avec son élocution rapide et son énergie débordante, personne ne paraît pouvoir l’arrêter jusqu’à ce que les conditions climatiques la bloquent dans le petit port de Mull ! Le destin met alors sur son chemin Torquil McNeil. Héritier du château de Kiloran, McNeil est à l’exact opposé de Joan : épicurien, il n’est jamais angoissé par le temps qui passe. Toujours avenant, rien ne paraît l’inquiéter si ce n’est cette malédiction jetée sur sa famille et inscrite sur le mur d’un château. A l’instar des décors et des personnages secondaires, le duo Joan / Torquil symbolise l’opposition entre l’artificialité de la ville (Joan) et l’authenticité de la nature (Torquil). De façon plus large, leur caractérisation sert de matériau à une réflexion sur le Rationalisme omniprésent dans la société moderne que les auteurs de Je sais où je vais confrontent au Romantisme fantastique régnant dans les contrées sauvages (et rêvées) du nord de l’Ecosse. A partir de l’instant où Joan embarque pour l’île de Mull, Powell use de contrejours et de plans tournés dans la brume en adéquation parfaite avec le virage surnaturel que prend le récit de Pressburger. Un récit où les légendes celtiques viennent résonner en écho à la romance naissante de Torquil McNeil et Joan Webster.

"Il sera enchaîné à une femme et mourra dans ses chaînes."

Si Je sais où je vais est l’occasion pour Powell et Pressburger de dresser une satire de la société occidentale des années 40, il ne faut pas pour autant en oublier le romantisme qui règne à travers tout ce récit. Symbolisée par le légendaire malstrom marin de Corryvreckan, la passion amoureuse inonde les images du film. Le périple de Joan sur l’île de Mull prend alors l’allure d’un voyage initiatique. Au fil des scènes, notre héroïne est emportée par un courant amoureux balayant ses certitudes les plus profondes. La scène clé de cette romance prend forme lors d’une fête populaire où Torquil accompagne Joan. Cette séquence - qui n’est pas sans rappeler celle de Titanic (James Cameron, 1997) où Leonardo DiCaprio emmène Kate Winslet danser dans une fête irlandaise - voit naître la passion entre Torquil et Joan. Les danses, les chants et les sourires plongent nos deux héros dans une forme de transe qui poussera Torquil à déclarer sa flamme. Si l’efficacité de cette séquence repose en partie sur la mise en images de Powell, elle doit également beaucoup à la qualité des dialogues de Pressburger. A fortiori, ce long métrage est un florilège d’échanges savoureux entre Joan et Torquil d’où émerge lentement leur passion. Outre leur qualité intrinsèque, ces dialogues sont mis en valeur par les deux comédiens (Wendy Hiller et Roger Livesey) dont le talent et la complicité transparaissent à chaque instant. Enfin, Michael Powell accentue le romantisme du récit grâce à une photographie riche en contrastes et en contrejours symbolisant l’antagonisme des sentiments de Joan. Dans la dernière séquence, le soleil inondant la lande écossaise, la mer devenue calme et les mouvements de caméra empreints d’une douceur extrême ponctuent la sublime parabole romantique de Je sais où je vais. Joan Webster sait désormais qu’elle peut poser ses bagages et vivre son amour...

Matière à une critique sociale pertinente et marquée par le sceau du romantisme, Je sais où je vais est ainsi un chef-d’œuvre aux multiples facettes. Mêlant fantastique, surréalisme, naturalisme ou romantisme, Powell joue sur la gamme des styles avec une formidable maestria et aujourd’hui, ni son discours moraliste ni sa vision romantique n’ont pris une ride. Lors du tournage de Raging Bull, Martin Scorsese découvrait Je sais où je vais. Cinéphile aguerri et grand admirateur de Michael Powell, le cinéaste new-yorkais déclarait alors : "J’en étais à penser qu’il n’y avait plus de chefs-d’œuvre à découvrir, jusqu’à ce que je vois Je sais où je vais." Aujourd’hui, souhaitons que cette expérience soit partagée par le plus grand nombre des cinéphiles.

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La fiche IMDb du film

Par François-Olivier Lefèvre - le 21 novembre 2006