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Critique de film
Le film

A Canterbury Tale

L'histoire

1943. Un sergent américain en permission, un soldat anglais et une jeune volontaire à la Défense Civile se rencontrent à la descente d’un train de nuit, à quelques kilomètres de Canterbury. Alors qu’ils rejoignent l’hôtel du village, la jeune femme est agressée par un inconnu qui lui verse de la colle dans les cheveux. Les aventures de ces trois pèlerins modernes commencent...

Analyse et critique

1943. Alors que The Archers (1) avaient jusqu’alors toujours visé en plein cœur, la nouvelle flèche décochée par Emeric Pressburger et Michael Powell manque pour la première fois sa cible : leur nouveau film, A Canterbury Tale, est un échec public et critique cinglant, le premier pour le duo après un incroyable enchaînement de sommets... Il faudra d’ailleurs quelques trente ans aux deux compères pour digérer l’affront, oser revoir leur rejeton (2) et le réévaluer à sa juste valeur - disons le d’emblée, immense.

A Canterbury Tale c’est le gamin mal peigné sur la photo de famille Powell / Pressburger. Avec son scénario Club des Cinq, son dénouement Scoubidou, il ne ressemble à vrai dire pas à grand-chose. C’est le film du fond, un peu pâlichon, un peu falot, celui qu’on oublie d’autant plus facilement que Le Narcisse noir et Le Voyeur jouent les cadors au premier rang. Pourtant, à y regarder de plus près, le marmot pète la forme. Et ne méritait en rien l’embarras de ses créateurs. Dès l’entame, la leçon est magistrale : un faucon plane au-dessus d’un Canterbury moyenâgeux. Cut. Raccord sur un Spitfire britannique survolant le même Canterbury, bombardé par la Luftwaffe. 25 ans avant le mythique enchaînement cubitus / navette spatiale qui allait asseoir la réputation d’un certain Stanley Kubrick, Michael Powell invente, dans son coin, le raccord sur six siècles. Voilà une petite idée du niveau d’A Canterbury Tale...

Pour un projet parti sur de mauvais rails, l’arrivée du train en gare de Chilliingbourne au début du film sonne comme une victoire : quelques semaines avant le tournage, Michael Powell, laissé à quai par Deborah Kerr (3), ne sait tout simplement pas quoi faire du script de son compère. Ce n’est pas qu’il ne l’aime pas, mais quand même... quelque chose cloche : "En dépit des vaillants efforts d’Emeric pour donner une intrigue policière à A Canterbury Tale, l’histoire restait une structure fragile et peu convaincante." (4) Bref, pour tout dire, alors qu’en plus il n’a pas la tête à ça, Powell ne le sent pas. Même sentiment diffus du côté de la production, où Arthur Rank et John Davis sont évidemment prêts à remettre le couvert, mais avec tout de même ce vague pressentiment que, décidément, ce scénario est... bizarre. Car on a beau lui faire confiance, on se demande quand même en haut lieu ce qu’Emeric Pressburger veut bien raconter avec son mystérieux - et un rien sordide - Glue Man, triste sire souillant d’une matière visqueuse les cheveux de jeunes filles en fleur.

Le public ne tardera pas à se poser la même question... "A Canterbury Tale fut notre premier échec. L’histoire et le thème n’accrochèrent pas le public. Les Américains étaient déjà en Sicile, puis en Italie. Le centre d’intérêt s’était déplacé vers le continent. Les valeurs dont nous essayions de parler étaient déjà vieux jeu, et si l’on était indifférent au thème du film, il y avait là quelque chose d’inutile, voire de déplaisant... il nous fallut tous reconnaître que nous nous étions trompés". Aveuglement pour aveuglement, on laissera Powell à ses doutes pour admirer au contraire la déconcertante beauté de cette histoire mal fagotée. A Canterbury Tale, c’est en quelque sorte un film sur rien, ou plutôt sur tout un tas de choses, disséminées aux quatre coins de chaque scène, et qui n’auraient pas besoin de la légitimité d’un scénario bien charpenté pour s’épanouir. Je ne sais pas où je vais, en quelque sorte...

Il y a cette scène magnifique au cœur du film, cette scène qui dit tout de ce qu’est au fond A Canterbury Tale : alors que l’enquête sur le Glue Man bat son plein, Alison musarde dans les collines et tombe sur Thomas Colpeper, le principal suspect. Elle s’allonge dans l’herbe à ses côtés, et tous deux s’abandonnent à la contemplation de la nature. Radieuse, la jeune femme a tôt fait d’oublier son enquête et préfère se laisser porter par le vent, les nuages, les hautes herbes et la douce musique du Kent. Powell et son scénariste ne font rien d’autre : toute cette histoire d’homme à la colle, c’est leur petit McGuffin hitchcockien à eux, une sorte de vague prétexte, amusant et assez inoffensif, pour développer ce qui leur tient vraiment à cœur. Et là, c’est la corne d’abondance. Sous la plume d’Emeric Pressburger, l’insignifiante petite enquête se mue en un poème lyrique sur le Kent, la région d’enfance de Powell. En une romance, alors que le réalisateur connaît les affres de la rupture. Un film de guerre, deux ans après la Bataille d’Angleterre. Un documentaire, averti et sans concessions, sur la Défense Civile et les ravages des bombardements allemands. Un portrait, moderne, de femme émancipée. Une parabole sur la nécessaire amitié anglo-américaine, quelques mois avant le Débarquement. Une allégorie sur la vie, manière de fable où chacun trouvera sa place, sa récompense, et sa punition... Entamé comme une reconstitution historique, avec ses pèlerins moyenâgeux, A Canterbury Tale n’aura en fait de cesse de tromper son monde et, à chaque virage, de se trouver où on ne l’attend pas. Il y a là quelque chose de la flânerie. De la balade. Comme si le film n’avait finalement d’autre ambition que celle de suivre ses héros au gré de leurs pérégrinations, au travers de chemins de traverse mal débroussaillés. Une histoire qui parlerait de colle, mais dont les morceaux épars voleraient aux quatre vents. Où quand la "faiblesse" d’un scénario fait la force d’un film...

The Gloom Man

De retour sur les terres de son enfance, c’est sa propre histoire que Powell raconte à travers celle de ses personnages. Alison, amoureuse éperdue du Kent et sans nouvelles de son amant. Bob Johnson, délaissé par se bien-aimée. Colpeper et Peter Gibbs, seuls aussi, à leur manière... Tous, ils sont Michael Powell, dont la récente séparation d’avec Deborah Kerr infuse littéralement le film. Expédié en quelques lignes dans sa célèbre autobiographie, A Canterbury Tale n’a droit qu’à une vague réhabilitation, coincée entre cinq pages dédiées à sa muse et une longue évocation de Je sais où je vais... A Canterbury Tale est tout simplement mis sur la touche. Et pas forcément parce qu’il fut un échec. Mais parce que le film est une douleur. Sous ses aspects frivoles sourd une infinie mélancolie, comme si le long métrage tout entier était nimbé d’une langueur cotonneuse. Entre Sheila Sim, la remplaçante de Deborah Kerr, et la caméra de son metteur en scène s’établit une distance de l’ordre de la tristesse, qui n’est pas sans rajouter à la beauté et à l’étrangeté du film.

Le cast, d’ailleurs, est à l’image du script. Un peu de guingois, de bric et de broc... Deborah Kerr out, c’est donc une jeune inconnue, la future Lady Attenborough, qui hérite du rôle d’Alison. Eric Portman, dans le rôle de Colpeper, remplace le fidèle Roger Livesey, d’abord envisagé mais peu convaincu par le script de Pressburger... tandis que le rôle du soldat américain atterrit dans les pattes d’un parfait inconnu, John Sweet, sergent américain dont ce sera le seul et unique rôle. "Abandonné" par les siens, Powell se lance en fait dans cette aventure avec un œil neuf : alors que son égérie a préféré les sirènes hollywoodiennes à une carrière anglaise, il remet en quelque sorte les compteurs à zéro. Et histoire de bien faire table rase, s’adjoint les services d’un nouveau chef-opérateur, le génial Erwin Hillier. Quasi-débutant, le jeune directeur de la photo n’a qu’une poignée d’obscurs long métrages à son actif. Mais ses faits d’armes sont éloquents : assistant-caméra chez Fritz Lang (sur M) et chez F.W. Murnau (sur Tabu), Hillier apporte dans ses bagages expressionnisme, naturalisme, lyrisme, noirs charbonneux, ombres démesurées, blancs éblouissants, nature élégiaque... tout le bon pain du cinéma allemand. De fait, plastiquement, A Canterbury Tale est l’un des films les plus aboutis de Michael Powell. Entouré d’une équipe de bidouilleurs fous, Powell multiplie les prouesses, dissimulant dans l’éclat de ses plans des trésors d’invention et de bricolage. "La scène dans la nef de la cathédrale fut tournée sur le plateau 4 de Denham. Alfred Junge construisit le décor en perspective, et ce fut l’un de ses triomphes. On nous demande parfois pourquoi nous n’avons pas tourné dans la nef réelle. Les gens oublient que pendant la guerre les précieux vitraux de la cathédrale avaient été enlevés, et les fenêtres condamnées. Pour le carillon dans le clocher de Canterbury, il ne fut pas possible de filmer les véritables cloches, car je voulais un travelling avant qui passerait entre elles. Le plan fut tourné en studio. Le département d’Alfred Junge construisit en fibre de verre des cloches miniatures à l’échelle des vraies, puis les accrocha en suivant les conseils d’experts. Alan Gray choisit les notes du carillon à mixer avec sa musique au début et à la fin du film. On enregistra un play-back de ce carillon. Quand tout fut prêt, une équipe d’experts sonneurs vint au studio, on leur passa le play-back au haut parleur et ils sonnèrent sur les cloches miniatures, tirant sur les minuscules cordes avec le pouce et l’index. Voilà le genre de « gags » dont les Archers étaient coutumiers à l’époque."

Le reste du film est à l’avenant. A chaque détour de plan, une idée, une prouesse, un éclat. Ce n’est plus Canterbury, c’est Byzance. Les esprits moqueurs ont raillé, et raillent encore, le scénario d’Emeric Pressburger. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt - ces forêts du Kent, que personne n’aura si bien filmées que Michael Powell, l’enfant du pays. Dans une scène admirable au cœur du film, Bob Johnson se prend au jeu d’une guerre pour rire, celles d’enfants justement, qui se canardent avec trois bouts de bois pendant que leurs pères meurent sous les bombes. Tout le cinéma de Michael Powell est là, invention, espièglerie et gravité main dans la main, pour la plus belle des balades à travers la campagne anglaise.

Découverte "naphtalinée" de l'année. Et pur chef-d'oeuvre, tant qu'on y est.


(1) Comme le souligne Thelma Schoonmaker dans les bonus du film, Michael Powell et Emeric Pressburger tournèrent une version différente du célèbre logo The Archers, spécialement pour A Canterbury Tale : la flèche qui d’habitude mettait dans le mille dévie ici de sa trajectoire et finit légèrement sur le côté, comme un symbole de la frustration des deux artistes.
(2) A l’occasion d’une rétrospective au BIFI (British Film Institute) en 1976.
(3) Un mois avant le tournage, Deborah Kerr se voit proposer un contrat à la MGM par son agent. Après une longue hésitation, le couple se sépare : l’actrice rejoint les Etats-Unis avec le succès que l’on sait, Michael Powell reste lui en Angleterre, où il se mariera à Frankie Reidy quelques jours plus tard.
(4) Cette citation et les suivantes : Une vie dans le cinéma, Tome 1 (Michael Powell, Actes Sud)

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La fiche IMDb du film

Par Xavier Jamet - le 24 novembre 2006