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Critique de film
Le film
Affiche du film

Frances

L'histoire

Relevant du genre dit du biopic, Frances évoque le très réel et tout autant contrarié destin de Frances Farmer (1913-1970). Interprétée dans ce film par Jessica Lange, cette actrice hollywoodienne connut une fugitive célébrité cinématographique en jouant dans quelques succès de la seconde moitié des années 1930 : Rhythm on the Range (1936) où elle partageait l’affiche avec Bing Crosby, Le Vandale (1936) de Howard Hawks et William Wyler, ou bien encore L’Or et la chair (1937) dans lequel elle donna la réplique à Cary Grant. Par ailleurs comédienne de théâtre, ce n’est cependant pas par son art que Frances Farmer a laissé sa trace dans l’Histoire mais plutôt du fait de sa tragique biographie, celle-ci défrayant plus d’une fois la chronique médiatique d’alors. De 1942 à 1953, Frances Farmer séjourna en effet à plusieurs reprises dans des institutions psychiatriques, passant ses moments de "liberté" entre deux internements chez sa mère et tutrice légale (jouée dans le film par Kim Stanley). Et ce n’est donc qu’au début des années 1950 que Frances recouvra sa pleine liberté. Mais elle ne renoua jamais avec le succès cinématographique de ses débuts, travaillant avant tout pour la télévision avant de mourir d’un cancer à l’orée des années 1970.

Analyse et critique

Frances est l’un des très rares longs métrages de cinéma mis en scène par Graeme Clifford. Un réalisateur australien ayant avant tout œuvré dans le domaine télévisuel (Chapeau melon et Bottes de cuir, Twin Peaks entre autres) et qui - sans vouloir l’offenser - n’a guère marqué l’Histoire du Septième art. Pour les plus cinéphiles des lecteurs et lectrices de cette chronique, peut-être Graeme Clifford leur est-il avant tout connu comme le monteur de Ne vous retournez pas (1973) et de L’Homme qui venait d’ailleurs (1976) de Nicolas Roeg ainsi que de The Rocky Horror Picture Show (1975) de Jim Sharman. Ayant par ailleurs fait ses premières armes filmiques comme assistant de Robert Altman pour That Cold Day in the Park (1969) et John McCabe (1971), Graeme Clifford est ce qu’il est convenu d’appeler un habile artisan. Car c’est avec une efficacité certaine que ce réalisateur s’est manifestement mis au service du scénario de Frances, un récit qui agrège avec une même solidité des motifs narratifs et esthétiques empruntés à une histoire longue du cinéma hollywoodien.


Mettant en scène le personnage de Frances comme une figure fondamentalement rebelle, le premier acte du film semble ainsi puiser dans ces relectures progressistes de l’Histoire étasunienne du XXe siècle telles que Hollywood en produisit entre les années 1970 et le début des années 1980. On pense notamment à Nos plus belles années (1973) de Sydney Pollack ou bien encore à Reds (1981) de Warren Beatty. Témoignant de son anticonformisme dès son adolescence en niant crânement l’existence de Dieu lors d’un concours oratoire, Frances ne démord pas de sa singularité libertaire une fois devenue comédienne. Celle qui avait été certainement repérée par la Paramount pour ses qualités plastiques et cinégéniques est montrée comme résistant de plus en plus à l’entreprise de formatage du studio.

Jusqu’à ce qu’elle rompe avec celui-ci, préférant alors s’engager dans l’aventure militante d’un théâtre engagé à gauche et même à l’extrême-gauche au regard de l’horizon idéologique étasunien. On la voit, en effet, quitter la côte Ouest pour aller se produire à Broadway dans une pièce écrite par Clifford Odets (Jeffrey DeMunn), un dramaturge aux sympathies communistes affichées. Et Frances semble dès lors se ranger aux côtés de Katie Moroski (Barbra Streisand dans Nos plus belles années) et de John Reed (Warren Beatty dans Reds), ces figures hollywoodiennes d’une Amérique rouge.


Tout en s’inscrivant dans la lignée des films exhumant le passé communisant des États-Unis, Frances participe encore de celle mettant à nu les mécanismes de l’exploitation spectaculaire. À la façon d’Une étoile est née (1954) de George Cukor ou plus encore des Ensorcelés (1953) et de Quinze jours ailleurs (1962) de Vincente Minnelli, le film met en scène l’industrie cinématographique comme une impitoyable et aliénante fabrique du mensonge. Une séquence de shooting photographique montre la vérité existentielle de Frances disparaître derrière des oripeaux glamour, la réduisant à l’état d’objet destiné à satisfaire le "male gaze".

Réduite à n’être qu’un support pour la fantasmatique masculine, Frances voit encore son intimité contaminée par l’imposture hollywoodienne. C’est ainsi qu’elle s’engage dans un mariage sans amour avec Dwayne Steele (Christopher Pennock), un acteur de seconde catégorie. Croyant avoir défié la Paramount qui lui avait déconseillé d’épouser le bellâtre, Frances participe en réalité de son entreprise illusoire en permettant à la presse people de se nourrir de sa très médiatique union.


Réifiée par Hollywood, Frances l’est encore par cette gauche théâtrale au sein de laquelle elle pensait avoir trouvé une place à son hétérodoxe mesure. Croyant avoir trouvé en Odets un compagnon à la fois artistique et amoureux, Frances est finalement abandonnée par celui-ci. Ou plutôt est-elle trahie par ce dramaturge aux théories généreuses mais dont la praxis ne diffère guère de celle de la cynique et capitaliste Hollywood. Abusée à plus d’un titre par le fallacieux Odets et son aréopage de révolutionnaires de salon, Frances commence dès lors à s’effondrer...

Précipitée par l’implacable vengeance de Hollywood ne lui pardonnant pas d’avoir dérogé à son destin de star-objet, la chute de Frances la plonge dans un enfer psychiatrique. Le second acte du film emprunte alors d’autres voies cinématographiques explorées dans le passé. La peinture de la "folie" de Frances évoque en effet des portraits précédents de femmes en proie à la souffrance mentale. Notamment ceux qu’a dressés Robert Altman dans des films tels que That Cold Day in the Park (auquel Graeme Clifford a justement collaboré) ainsi que 3 Femmes (1977).


Sans doute y a-t-il aussi alors quelque chose d'Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes dans Frances. Non seulement par les échos liant le personnage de Frances à celui de Mabel Longhetti (Gena Rowlands), mais aussi par une certaine parenté entre les personnages de Harry York (Sam Shepard) et de Nick Longhetti (Peter Falk). Si le premier constitue la seule figure masculine apparemment positive de Frances (éternel amoureux de la comédienne, il se porte à son secours à plusieurs reprises), Harry n’en est pas moins dénué d’ambiguïté, à l’instar de Nick dans Une femme sous influence. Aimant à n’en pas douter réellement ces femmes en perdition que sont Frances et Mabel, les deux hommes que sont avant tout Harry et Nick peinent en effet à saisir l’origine de leur trouble. Et donc à apporter une réponse à celui-ci.

Car le "délire" féminin exposé par Frances ne puise pas tant sa source dans un dysfonctionnement de l’esprit d’un individu que dans l’action pathogène des cadres dans lesquels il s’inscrit. En d’autres termes, la femme trop libre qu’est Frances est littéralement rendue folle par une société patriarcale ne pouvant la tolérer. Marchant sur les traces de Shock Corridor (1963) de Samuel Fuller et de Vol au-dessus d’un nid de coucous (1975) de Miloš Forman, Frances décrit par ailleurs cliniques psychiatriques et autres asiles comme d’infernales structures carcérales, nullement destinées à soigner la maladie mentale mais au contraire à la fabriquer. Et ce jusqu’à l’anéantissement psychique de celles qu’on y relègue, qu’il s’agisse de Frances ou de ces inconnues en compagnie desquelles elle franchit le dernier cercle de l’enfer asilaire...


… celui formé par un dortoir insalubre où s’entassent des femmes contraintes à l’état prostitutionnel par un infirmier se faisant maquereau la nuit tombée. Basculant dans un éprouvant registre, duquel participe encore une séquence de lobotomie au pic à glace, Frances tutoie alors le registre de l’horreur gothico-asilaire à la manière de Meurtres par décret (1979) de Bob Clark ou d’Elephant Man (1980) de David Lynch. (1) Mais toutes les femmes ne font pas, dans Frances, l’objet de cette destructrice remise au pas. Témoignant là d’une lecture aussi nuancée que réaliste des mécanismes du patriarcat, le film rappelle que certaines d’entre elles s’en font parfois les auxiliaires zélées. Elles espèrent de la sorte grappiller quelques miettes de ce pouvoir que se réservent les hommes. Tel est le cas de Lilian, la mère de Frances, qui au lieu de protéger celle-ci la livre à ses bourreaux psychiatriques. Complice active et assumée de ceux-ci, Lilian constitue un échantillon particulièrement effrayant de mère toxique, évoquant notamment celle de Carrie au bal du diable (1976) de Brian De Palma.


Agrégeant avec une réussite certaine (et de laquelle participe, bien évidemment, la prestation en tous points impeccable de Jessica Lange) un large spectre d’influences cinématographiques, Frances offre une réflexion sur la domination misogyne qui n’a rien perdu de sa vigueur. Peut-être même, en ces temps dits "post-#MeToo", Frances revêt un sens encore plus marqué que lors de sa sortie initiale ? Grâces soient en tous cas rendus à la collection « Make My Day ! » d’avoir remis en avant ce maillon (en partie) oublié d’un féminisme cinématographique aussi stimulant que touchant.

(1) Elephant Man a par ailleurs été écrit par deux des scénaristes de Frances, Eric Bergren et Christopher Devore. Sans doute n’est-ce pas là uniquement une coïncidence...

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 29 juin 2021