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Critique de film
Le film
Affiche du film

Echec au porteur

L'histoire

Bastien Sassey (Serge Reggiani) promet à sa maîtresse (Jeanne Moreau) que c’est la dernière fois. La dernière fois qu’il transporte de la drogue pour un réseau de trafiquants. Mais il ignore que cette fois-ci, dans la dernière étape de sa course, le ballon qu’il a sous le bras ne dissimule pas la « marchandise » habituelle, mais une bombe à retardement destinée à éliminer définitivement une bande rivale de celle qui l’emploie. La situation se complique encore plus lorsque, à la suite d’une bousculade, il se retrouve avec, à la place de son ballon, un ballon appartenant à des enfants. Ce qui lui vaut d’être exécuté par ses employeurs juste après avoir appris d’eux la vérité. Toutefois, avant de rendre son dernier souffle, il parvient à informer un chauffeur de camion qu’une bombe est entre les mains d’un petit garçon. Commence alors une course contre la montre pour le commissaire Varzeilles (Paul Meurisse) et ses hommes...

Analyse et critique

Eh bien, faisons comme tout le monde et commençons par sacrifier au rite - autrement dit, au cliché - qui veut que, dès qu’on parle d’un film de Gilles Grangier, on fasse référence à François Truffaut. On sait en effet que celui-ci, lorsqu’il n’était encore « que » critique de cinéma, aux Cahiers ou à Arts-Spectacles, avait fait de celui-là sa bête noire. Grangier était pour lui l’un des pires représentants (avec Jean Delannoy) de ce qu’il appelait « le cinéma de papa », un homme qui ne réalisait pas des films, mais qui « gâchait de la pellicule ».

Le jugement se fit un peu plus nuancé par la suite. Truffaut expliqua qu’il préférerait toujours à un film parfait, mais anonyme, un film imparfait dans lequel on pouvait reconnaître un auteur. Cette idée, à vrai dire, n’était pas nouvelle. C’était déjà celle qu’avait exprimée son mentor André Bazin en titrant un article sur Ma femme est une sorcière « Un film de René Clair, mais qui aurait pu être réalisé par quelqu’un d’autre ». On pourrait citer aussi cette phrase d’Orson Welles, très logiquement reprise par Truffaut lui-même en exergue de son recueil Les Films de ma vie : « Je crois que n'importe quelle œuvre est bonne dans la mesure où elle exprime l’homme qui l’a créée. »


Il est évident que la lecture de certains titres dans la filmographie de Gilles Grangier incite à penser que le principe d’une politique des auteurs avait sa raison d’être : L’Amour, Madame , Les Femmes sont folles, Amour et compagnie, Le Plus Joli Péché du monde et bien d’autres encore de la même farine... Il est difficile d’imaginer que de telles « œuvres » aient pu être autre chose que des travaux de mercenaire. Mais on ne peut pas non plus s’empêcher de penser qu’en face, ce désir frénétique de Truffaut d’identifier dans un film la personnalité d’un réalisateur est à mettre en rapport avec les incertitudes, voire les angoisses qu’il porta longtemps en lui sur ses origines (la biographie d’Antoine de Baecque et de Serge Toubiana s’attarde longuement sur cette recherche du père) et qui ont leur écho dans ses propres films, avec ses héros mâles régulièrement tiraillés entre deux femmes (La Peau douce, Fahrenheit 451 avec Julie Christie dans un double rôle, Les Deux Anglaises et le continent) - ou inversement (Jules et Jim, bien sûr).

Mais oublions ici les questions de personnes et les attaques ad hominem, comme d’ailleurs Grangier lui-même eut la noblesse de le faire (1) : à travers cette affaire se pose la question du rapport entre l’artiste et sa création. Vraie question, d’autant plus vraie qu’elle est sans doute parfaitement insoluble. Car, à côté du principe de Truffaut, il y a aussi celui de William Wyler - l’homme de Ben Hur, mais également de L’Obsédé ou de La Rumeur - qui, estimant que le devoir d’un réalisateur était de trouver chaque fois un style qui corresponde au sujet, ne craignait pas d’affirmer : « I am not the author of my films, and there is no need to use a fancy French word though I am one of the few [American] directors who can pronounce it. (2)  It’s like the music world : I am not the composer, but the conductor. »


Le film de Grangier qui nous intéresse ici, c’est Échec au porteur, dont on pourrait dire a priori, en s’inspirant de la formule d’André Bazin citée plus haut : « un film de Gilles Grangier, mais qui aurait pu être réalisé par quelqu’un d’autre ». Parce que le scénario, directement inspiré d’un roman de Noël Calef (auteur également d’Ascenseur pour l’échafaud), repose sur une construction purement gratuite, sur une série de coïncidences, plausibles individuellement, mais parfaitement invraisemblables dans leur enchaînement : il nous faut un ballon rempli de drogue dans lequel la drogue est remplacée par une bombe ; puis un échange involontaire de ballons, le ballon explosif échouant entre les mains d’un petit garçon : et, pour couronner le tout, il faut que ce petit garçon ait juste à ce moment-là une crise d’appendicite qui exige une opération en urgence et qu’on lui permette d’emporter le ballon avec lui à l’hôpital. On a sans doute dans la réalité plus de chances de gagner au tiercé dimanche prochain que de voir se produire un tel concours de circonstances...


Mais l’intrigue est-elle vraiment ce qui compte ici ? Bien sûr, il est difficile de ne pas être pris par le suspense tournant autour de la vie d’un jeune garçon - même si l’on se doute bien que la fin sera plutôt happy -, mais l’essentiel n’est-il pas à chercher dans les moments où, comme a pu l’écrire un critique ricaneur, le film « s’endort » ? Le film s’endort peut-être, mais comme s’endort Simenon quand il se fiche visiblement de l’énigme que doit résoudre son ami Maigret pour s’attacher à l’étude d’un milieu, pour traduire, comme on dit, une atmosphère. (3) Comme on le souligne fort justement dans les bonus, Grangier n’avait pas attendu la Nouvelle Vague pour descendre dans la rue avec sa caméra, et l’on peut dire qu’à maints égards - mais ceci est un compliment - Échec au porteur a des allures de documentaire : le Paris des années cinquante, la banlieue des années cinquante avec ses terrains encore très vagues, les méthodes de police des années cinquante (époque où les ordinateurs et le téléphone portable étaient encore un rêve), voilà ce qui fait le charme de cette histoire, voilà où se trouve la « signature » de Grangier : dans les marges. Truffaut n’avait peut-être pas encore lu de près Flaubert (ce que son camarade Chabrol allait faire plus tard en adaptant Madame Bovary) : « L’auteur, dans son œuvre, doit être, comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. » C’est ce qu’un érudit anglais spécialiste du gros Gustave a appelé la personnalité involontaire.


(1) Il expliquait, dans son livre d’entretiens avec François Guérif - Passé la Loire, c’est l’aventure (éd. Institut Lumière/Actes Sud) - qu’il regrettait de n’avoir jamais eu l’occasion de rencontrer Truffaut, puisque la comédienne Claire Maurier, que tous deux avaient dirigée, lui avait assuré que celui-ci était « un type épatant ».
(2) Wyler était né à Mulhouse et avait fait ses études à Paris. (« Je ne suis pas l’auteur de mes films, et point n’est besoin d’aller chercher ici un mot français que je suis l’un des rares réalisateurs [américains] capables de prononcer correctement. Disons, si l’on veut employer une métaphore musicale, que je suis, non pas le compositeur, mais le chef d’orchestre. ») Est-il besoin de rappeler que ses films étaient régulièrement descendus par les Cahiers ?
Ajoutons que ce débat sur la nature du rôle du metteur en scène trouve son pendant chez les comédiens : il y a d’un côté ceux qui, chaque fois, se fondent dans leur personnage et, de l’autre, ceux qui, chaque fois, imposent leur propre personnage (Delon par exemple, de son propre aveu, n’a jamais fait que du Delon) et pour lesquels les scénaristes doivent tailler des dialogues sur mesure.
(3) Tourné en 1956, soit deux ans plus tôt qu’Échec au porteur, Le Sang à la tête, autre film de Gilles Grangier qui sort lui aussi en Blu-ray/DVD chez Pathé, est d’ailleurs tiré d’un roman de Simenon - Le Fils Cardinaud. Officiellement, l’intrigue tourne autour d’une affaire d’adultère, mais les déambulations de Gabin à la recherche de sa femme sont surtout l’occasion pour le spectateur de découvrir les activités des pêcheurs dans le port de La Rochelle.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Frédéric Albert Lévy - le 14 février 2022