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Critique de film
Le film

Jules et Jim

L'histoire

Jules (Oskar Werner), allemand d’origine, et Jim (Henri Serre) se rencontrent à Paris en 1912 et se lient rapidement d’amitié. Ils ont un intérêt commun pour la littérature, aiment jouer aux dominos et partagent leurs conquêtes féminines. La rencontre avec Catherine (Jeanne Moreau) est décisive. Avant que la Première Guerre mondiale ne les force à se séparer, Jules se marie avec Catherine qui élève leur petite fille Sabine. Après la guerre, Jim les rejoint en Allemagne dans leur chalet où ils vivent tous ensemble un amour libre loin des conventions morales.

Analyse et critique

« Depuis que j’avais douze ans, je notais sur un carnet tous les films que j’avais vus […] j’avais calculé que j’avais vu près de deux mille films en six ou sept ans et que j’avais donc perdu quatre mille heures de lecture » (1) déplore François Truffaut dans un entretien datant de 1968. Si, dans ses années d’apprentissage, son amour de la littérature et du cinéma ont pu entrer en conflit, il n’a eu de cesse de les réconcilier dans sa carrière de cinéaste au cours de laquelle il a adapté pas moins de douze romans, dont deux écrits par Henri-Pierre Roché. Si son acte de naissance cinématographique se fait sous le signe de l’autobiographie avec Les Quatre cents coups, ses premiers pas dans l’adaptation littéraire demeurent une étape essentielle de sa mue en réalisateur confirmé. Depuis qu’il a découvert Jules et Jim par hasard en 1955, il n’a qu’une obsession, celle de le transposer sur grand écran. Un an auparavant, il écrivait dans les Cahiers du Cinéma l’article à charge « Une certaine tendance du cinéma français », conspuant le cinéma dit de « qualité ». S’attaquant farouchement à des scénaristes comme Aurenche et Bost, il remettait en cause leur manière d’adapter la littérature, qui sous couvert d’être fidèle à la lettre et à l’esprit du roman, trahissait en réalité le texte original. François Truffaut Jean Gruault ne cherchent pas à être fidèles à tout prix à l’œuvre autobiographique de Roché, puisqu’ils n’ont pas hésité à effectuer des remaniements substantiels, à faire disparaître des personnages ou développer au contraire des passages seulement esquissés. Car adapter un univers créé préalablement par un écrivain n’empêche pas de se l’approprier. Cela dit, jamais Truffaut et Gruault ne trahissent l’essence littéraire de Jules et Jim.

Plus qu’une adaptation purement cinématographique, le film s’impose même comme un modèle de « roman filmé » (2), selon l’expression de François Truffaut. D’ailleurs, la poésie des mots précède le tourbillon des images : avant le générique de début, la voix rugueuse de Jeanne Moreau se superpose à un écran noir, ce qui préfigure l’utilisation massive de la voix-off qui émaille le film d’un bout à l’autre. Grâce à ce procédé, la plume d’Henri-Pierre Roché rencontre naturellement la caméra de Truffaut. La scène où Jim raconte son histoire à Catherine au cours d’une promenade nocturne dans la nature est une bonne illustration de cette connivence : tandis qu’un travelling épouse la marche des promeneurs, la voix-off résume en quelques secondes le long monologue de Jim ; toujours au cours du même plan-séquence, Catherine commence alors à raconter sa propre histoire en temps réel. François Truffaut ne se soucie pas ici de réalisme mais recherche dans sa manière de filmer la sobriété et la concision du style d’Henri-Pierre Roché. A cet égard, l’incipit est d’une précision remarquable : en un peu plus d’une minute, la voix-off pose le décor, relate la genèse de l’amitié entre Jules et Jim, leur complicité intellectuelle et leur quête de la femme désirable. Le montage vif épouse le débit rapide du narrateur, qui impose son rythme au film.

Mais la dimension littéraire ne transparaît pas seulement à travers la voix-off. La mise en scène de Truffaut offre bien plus qu’une simple illustration du texte d’Henri-Pierre Roché. Les livres peuplent les bibliothèques, les personnages se livrent une correspondance nourrie, vont au théâtre, citent des grands auteurs comme Oscar Wilde, et multiplient les allusions à la littérature pour décrypter leurs relations avec les autres. Car l’existence est faite de symboles qu’il s’agit d’interpréter. Pour tenter de percer à jour Catherine, Jim lui cite un passage qu’elle a souligné dans un roman et qui se révèle représentatif de sa personnalité. De la sorte, l’intertexte est lourd de signification car il délivre des clés d’interprétation. Les objets manipulés par Catherine revêtent également un sens nouveau : la cigarette, érotisée lorsqu’un homme l’allume pour une femme, se métamorphose en cigare entre ses dents. Comme lors de son plongeon dans la Seine, elle se débarrasse de ses atours féminins pour mieux dominer la société des hommes qui l’entourent. De même, qu’il s’agisse des Affinités électives de Goethe ou d’un pyjama blanc, elle use avec liberté des objets les plus inattendus pour triompher de ses amants. Manipulatrice, Catherine est une « femme fatale » - expression au cœur de la chanson Le Tourbillon de la vie - qui profite de l’aveuglement des hommes. Et cet aveuglement est caractéristique des héros tragiques qui se débattent dans les mains des dieux. A la fin, ce manque de discernement s’avère fatal pour Jim.

Avant l’apparition de Catherine et la naissance du triangle amoureux qui s’ensuit, l’amitié de Jules et Jim se nourrissait d’activités intellectuelles. « Chacun enseignait à l’autre jusque tard dans la nuit sa langue et sa littérature, ils se montraient leurs poèmes et les traduisaient ensemble. » Jim est le double fictif d’Henri-Pierre Roché. Il écrit lui-même un roman autobiographique relatant son amitié avec Jules. Cette mise en abime pousse les personnages à se représenter comme des héros de papier, aussi romanesques que « Don Quichotte et Sancho Pança ». Il ne faut pas les appeler Jim et Jules, mais Jules et Jim, en prenant garde à prononcer Jim à l’anglaise. En s’immisçant dans ce couple, Catherine vient perturber un modèle qui a fait ses preuves aussi bien en littérature avec Bouvard et Pécuchet qu’au cinéma comique avec Laurel et Hardy. Jules et Jim n’est d’ailleurs pas dénué d’un certain humour visuel propre au cinéma muet : l’attente de Jim dans le café ou la locomotive à vapeur de Thérèse sont autant de saynètes qui peuvent prêter à sourire.

Plus qu’un personnage de papier, Catherine s’impose comme une véritable héroïne de cinéma. Interprétée par Jeanne Moreau, elle écrase de sa stature de vedette les autres acteurs du film. Pour Jules, elle est une « reine », une icône devant laquelle on s’incline. Catherine est une femme en constante représentation, qui aime être vue et entendue. Elle se travestit en homme, chante, saute dans la Seine : cet électron libre échappe aux règles machistes qu’énonce Jules après la pièce de théâtre, et n’est satisfaite que lorsque les hommes se soumettent à ses désirs. Consciente de son pouvoir, elle vient interférer avec la voie littéraire que le film emprunte. Lorsque Jim fait le récit de la guerre assis dans l’herbe entre Albert et Jules, Catherine interrompt ce pur instant de littérature filmée. Sa voix vient briser le statisme du plan fixe, et la caméra retrouve peu à peu sa mobilité.  Elle est "une force de la nature", sans cesse en mouvement, toujours en tête à la course à pied ou en promenade à bicyclette. A l’image de sa chanson, elle est un véritable "tourbillon" qui remue tout sur son passage. La mise en scène de François Truffaut fait du motif du tourbillon un élément esthétique structurel. D’abord emblématique d’une insouciante légèreté, ce leitmotiv se fait porteur de menaces sourdes, à l’image des virages intempestifs de la voiture de Catherine sur la place vide, avertissant Jim du sort fatidique qui l’attend.

Menés à la baguette comme des enfants, Jules et Jim accourent au moindre de ses ordres, applaudissent chacune de ses décisions et sont privés de toute prise d’initiative. Ne supportant pas d’être ignorée, elle donne une gifle à Jules suite à une impertinence de sa part. Sa vision machiste de la femme se retourne déjà violemment contre lui. « Ce qui est important dans un couple, c’est la fidélité de la femme, celle de l’homme est secondaire », affirme-t-il bien naïvement au début de son aventure avec Catherine. Sans cesse trompé par son épouse, Jules se retrouve dépossédé de son rôle de mari et d’amant, se complaisant dans une position de confident. Figure transgressive, Catherine renverse systématiquement les conventions. Cependant, François Truffaut n’avait point d’ambitions féministes avec ce film. Bien au contraire, c’est même une vision assez conservatrice de la femme qui triomphe : si le lien entre Catherine et Jim se rompt, c’est parce qu’elle n’a pas réussi à avoir des enfants avec lui. Il préfère alors se marier avec Gilberte.

L’amour libre tel qu’il est montré dans Jules et Jim prend une ampleur universelle et intemporelle. Les personnages traversent tout un pan de la première moitié du XXème siècle sans vieillir, comme s’ils évoluaient dans un hors-temps fictionnel. Catherine, immuable comme le buste antique dessiné à son effigie, est une créature mythologique élevée au rang de déesse. C’est d’ailleurs sous la forme d’une statue, fascinante et hypnotisante, qu’elle apparaît pour la première fois aux yeux de ses amants. De même, Jules et Jim connaissent cette amitié extraordinaire et infaillible qui les métamorphose en héros immortels. Les autres protagonistes sont alors de simples faire-valoir, ancrés dans un monde de fiction qui échappe aux règles du monde réel. Lorsque Thérèse se met à réciter à une vitesse folle les multiples péripéties de son existence, elle semble presque reprocher aux scénaristes de ne pas lui avoir accordé plus de place dans le film !

En même temps, François Truffaut met l’accent sur les grands bouleversements de l’Histoire. La Première Guerre mondiale est montrée de manière très précise grâce au recours d’images d’archives. Héritiers d’une tradition romantique, appuyée par la musique de Georges Delerue, les héros ont beau se réfugier loin du fracas d’une urbanisation grandissante, ils ne peuvent pas échapper au train en marche de l’Histoire. Jim est français, Jules allemand : leur amitié est transgressive dans un monde où les nations se replient derrière leurs frontières. Il suffit que Jules chante avec ferveur la Marseillaise pour que la Première Guerre mondiale soit déclarée. Et si leur amitié survit à la Grande Guerre, elle se meurt aux pieds de la Seconde.

La trajectoire individuelle des héros embrasse une destinée commune qui les dépasse. Comme le suggère Jim, les personnages mènent leur petite guerre dans la Grande, leur combat personnel à côté des grands bouleversements du siècle. Pourquoi par exemple insister avec un soin aussi méticuleux sur les os calcinés et broyés de Catherine et Jim ? Cette image est une trace annonciatrice de la grande tragédie à venir. Plus que la fin d’une amitié, c’est la fin d’une époque qui plane dans la dernière partie du film. L’univers construit par François Truffaut, illuminé par les toiles des grands maîtres et peuplé de livres et de chansons, est condamné à disparaître. A la fin, les protagonistes se retrouvent par hasard dans un cinéma qui diffuse un film d’actualités sur les autodafés. Cette montagne de livres en feu ne peut que présager le pire pour des héros aussi romanesques que Jules, Catherine et Jim. D’une certaine manière, le dénouement, marqué par l’arrivée du totalitarisme et du feu dévorant les livres et leurs héros, est une préfiguration de l’adaptation de Fahrenheit 451 en 1966.

Bien que tourné avec peu de moyens, Jules et Jim est un film riche qui se nourrit d’art, de littérature et de cinéma. La bande-son est une vraie partition de symphonie : la polyphonie des voix et la musique de Georges Delerue sont aussi harmonieusement orchestrées qu’un enchainement d’accords parfaits. Le montage et la souplesse de la caméra participent également à la fluidité du récit, écrit et filmé dans un style d’une grande pureté. Comme dans bien d’autres de ses œuvres à venir, François Truffaut exalte l’image de la femme, en mettant en valeur la beauté des actrices et leur pouvoir de séduction. Et c’est sans doute dans ce rapport aux femmes que le cinéaste se reconnaît le plus dans l’œuvre d’Henri-Pierre Roché. Près de dix ans plus tard, il poursuit sa relation spirituelle avec l’écrivain en adaptant son second roman, Deux Anglaises et le continent.


(1) Le Cinéma selon François Truffaut, Entretien avec Luce Sand, Jeune Cinéma, n°31, mai 1968, ed. Flammarion
(2) idem, Entretien avec Jean Claude Marti, La Suisse, 9 mars 1973.

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La fiche IMDb du film

Par François Giraud - le 12 septembre 2012