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Critique de film
Le film
Affiche du film

Au Nom de la Loi

(In nome della legge)

L'histoire

Au nom de la loi se déroule dans la Sicile de l’immédiat après-guerre (celle de 1939-1945), plus précisément dans la très retirée (et tout à fait fictive) localité de Capodarso. Ce gros bourg rural aux allures médiévales vient d’être le théâtre de l’assassinat d’un muletier, victime des deux hommes lui ayant préalablement volé les bêtes dont il avait la garde. Il s’agit là de la première affaire dont a la charge le jeune magistrat palermitain, Guido Schiavi (Massimo Girotti), tout juste muté à Capodarso. Son prédécesseur, pourtant lui-même nommé peu avant, a en effet brutalement démissionné pour des raisons que Schiavi comprendra bientôt. Ce dernier découvre ainsi qu’aux autorités politique du maire Pappalardo (Alfio Macri), économique du baron Lo Vasto (Camillo Mastrocinque) ou bien encore juridique de l’avocat Faraglia (Peppino Spadaro) s’ajoute celle de la Mafia. Celle-ci s’incarne plus précisément dans la figure de Massaro Turi Passalacqua (Charles Vanel), un don d’autant plus redouté qu’il s’appuie sur une manière d’armée personnelle. Au sein d’une population massivement soumise à l’emprise mafieuse (les élites comprises), Schiavi ne va donc pouvoir compter que sur très peu de soutiens dans la lutte qu’il va engager contre le syndicat criminel. Pour faire triompher la loi, Schiaivi n’aura en effet pour seuls alliés que l’incorruptible carabinier Grifò (Saro Urzì), l’idéaliste villageois Paolino (Bernardo Indelicato) et la baronne Lo Vasto (Jone Salinas), avec laquelle le magistrat noue une idylle tourmentée…

Analyse et critique

Si (du moins à notre connaissance) Jean-Baptiste Thoret n’a pas encore consacré d’écrit aux films dits de Mafia, ce fécond sous-genre du cinéma criminel semble néanmoins et mieux encore fort intéresser le critique. Avec l’inscription à son catalogue d’Au nom de la loi (1949) de Pietro Germi, sa collection Make My Day! compte désormais pas moins de cinq titres consacrés à l’une ou l’autres des nombreuses déclinaisons du crime organisé transalpin. Ce dernier était ainsi déjà présent dans le trio de poliziotteschi formé par Le Témoin à abattre, Le Conseiller et Assaut sur la ville ainsi que (comme le trahit son titre français) dans La Mafia fait la loi. Sans doute, est-ce avec ce dernier qu’Au nom de la loi entretient la plus grande proximité, plutôt qu’avec les trois poliziotteschi. Notamment parce que, tout comme le fera selon sa remarquable façon La Mafia fait la loi à la fin des années 1960, Au nom de la loi entrelace vingt ans plus tôt une stimulante enquête sur les rouages socio-économiques du phénomène mafieux à sa prenante fiction criminelle. Soit une double cible qu’Au nom de la loi atteint avec une belle efficacité cinématographique, notamment par ses brillants usages de l’espace ainsi que le fera là encore La Mafia fait la loi (1).


Les plans liminaux d’Au nom de la loi donnent en effet la spectaculaire mesure de l’importance centrale accordée par la réalisation de Pietri Germi à la topographie sicilienne. Il faudra en effet attendre presque deux minutes avant de voir enfin s’inscrire à l’écran le premier être humain. Les cartons du générique se succèdent sur fond des seules vues d’un sol d’une blancheur sableuse, comme menacé d’écrasement par un ciel immense. Soit une tonalité désertique que souligne encore un peu plus la séquence introductive. L’on suit alors une route poussiéreuse, serpentant entre des semblants de champs uniformément brûlés par le soleil. Et c’est sur ce qui n’est en réalité qu’un mauvais chemin que se dessine, enfin, la silhouette d’un modeste attelage formé par un muletier et ses deux bêtes.


Ainsi d’emblée photographiée, la Sicile dans laquelle s’inscrit Au nom de la loi s’impose comme un lieu en proie à une pauvreté matérielle extrême (celle, notamment, d’une contrée ignorée par la modernité économique) mais duquel se dégage aussi un surprenant exotisme. Les paysages siciliens déployés à l’écran sont en effet susceptibles de susciter dans l’imaginaire cinéphile du public des échos plus africains ou "westerniens" que proprement italiens. Manifestement désireuse de définitivement camper la Sicile en un Ailleurs misérable, la réalisation double ces images fondatrices d’un explicite commentaire en voix-off. On entend ainsi la voix puissamment évocatrice du comédien Gualtiero de Angelis – un spécialiste éprouvé du doublage all’italiana – décrire la Sicile comme « une terre nue et brûlée, […] et d’hommes enracinés dans leurs traditions étrangères aux inconnus. » Dès lors plus que clairement défini, ce programme à la fois misérabiliste et dépaysant quant à la représentation de la Sicile ne cessera d’être mis en œuvre par la réalisation.


Quant à la peinture de la Sicile en excroissance transalpine du Tiers-Monde, elle se déploie de manière particulièrement spectaculaire lors des séquences se déroulant dans l’imaginaire localité de Capodarso (en réalité la ville de Sciacca). Les prises de vue révèlent un espace urbain comme figé dans une éternité moyenâgeuse. S’y dressent des bâtisses aux façades lépreuses, posées de guingois à même un sol zébré de veines rocheuses que ne recouvre aucun macadam, pas même un pavage. Décatie et non pas pittoresque, Capodarso transpire un dénuement rendu encore plus criant par les quelques incursions dans la demeure du baron Lo Vasto, seule enclave d’aisance dans le bourg loqueteux. Contrastant violemment avec ces intérieurs palatiaux, ceux des masures du prolétariat de Capodarso révèlent de très frustes habitats, aux allures de repaires troglodytes.


Ne se contentant cependant pas seulement d’inscrire son intrigue mafieuse dans un cadre à mille lieues de la modernité industrielle transalpine, Au nom de la loi campe par ailleurs un espace apparaissant comme étranger à l’Italie elle-même. Adoptant pour ce faire une imagerie cinématographique empruntée au western, le film semble de la sorte préfigurer les déclinaisons à venir et "léoniennes" du genre cher à Hollywood. L’arrivée en train du magistrat Schiavi à Capordarso évoque en effet irrésistiblement la fameuse séquence d’ouverture de Il était une fois dans l’Ouest. On y voit le jeune magistrat palermitain descendre d’un train emmené par une locomotive à vapeur, puis découvrir un paysage aux allures américaines, celui d’une modeste gare comme oubliée au milieu du désert sicilien, environnée par les silhouettes torturées de massifs de cactus. Promenant un regard que l’on imagine volontiers déconcerté sur cet étrange environnement, Schiavi finit par constater la présence d’un homme attendant le prochain train pour Palerme. Derrière lui se dessine une voie ferrée se déroulant vers un horizon rythmé par la seule présence d’une théorie de poteaux électriques évoquant ceux, télégraphiques, parsemant canoniquement la voie ferrée d’un western.


Les codes du genre sont encore manifestement convoqués lorsqu’il s’agit de représenter les paysans de Capodarso, notamment lors d’une séquence consacrée à une noce dans une ferme des environs. Faite d’un rustique torchis, environnée par un bosquet d’oliviers d’une maigreur tordue, la bâtisse semble transporter Au nom de la loi en un lointain terroir texano-mexicain. Une impression que soulignent encore les allures de péones des membres de la noce, avec ces hommes d’une bruneur moustachue et ces femmes vêtues de noir pour les plus âgées ou d’un chemisier échancré pour les plus jeunes. Eminemment westerniennes sont encore les visions équestres de Passalacqua et de ses nervis, galopant armés à travers les étendues désolées, et faisant montre de leur force à Schiavi et ses hommes eux-mêmes juchés sur des chevaux, lors d’une séquence sur laquelle plane l’ombre d’un duel…


Figée dans une misère hors d’âge et échappant à la loi commune au reste de l’Italie, la Sicile mise en scène par Au nom de la loi forme ainsi le terreau inévitablement propice à l’épanouissement toxique du pouvoir mafieux. Ce que Schiavi après avoir inlassablement parcouru Capodarso et ses alentours, ne tarde pas à comprendre, menant dès lors une lutte non seulement juridique mais aussi économique contre "l’honorable société". Une partie de l’intrigue est en effet consacrée aux efforts déployés par le magistrat progressiste pour tenter d’arracher Capodarso à son sous-développement ancestral. Schiavi use notamment de ses prérogatives juridiques pour relancer l’activité minière de la ville. Celle-ci est en effet iniquement empêchée par les menées d’élites corrompues, permettant à ses complices mafieux de se poser hypocritement en recours à la pauvreté volontairement entretenue.


Luttant pour offrir à la population locale une source moderne et honnête de subsistance, Schiavi déploie les mêmes efforts pour faire enfin entrer Capodarso dans l’âge de la Loi. Ce qu’il parvient à faire lors d’une séquence (quasi) finale durant laquelle il transforme la place centrale de la ville, jusque-là théâtre westernien de la toute-puissance mafieuse, en une agora égalitaire. S’érigeant pour l’occasion en orateur évoquant ceux des temps fondateurs de la démocratie, face à la foule des habitant.e.s de Capodarso peu à peu conquise par la force de son seul verbe, le magistrat parvient enfin à créer un consensus civique autour de la Loi. Et à laquelle Passalacqua et sa troupe semblent eux-mêmes se plier, puisque plutôt que de s’en prendre à Schiavi, les mafieux quittent alors l’endroit…

Les images ultimes d’Au nom de la loi semblent cependant suggérer que la victoire remportée par l’incorruptible Schiavi est rien moins que définitive. Si elles montrent certes Passalacqua et sa bande comme s’enfuyant vers leur repaire, la vigueur de leur cavalcade, la vision, de leurs dos barrés par de lourds fusils de chasse suggèrent que leur capacité de nuisance demeure entière. Et que la lutte menée par l’État italien contre Cosa Nostra est en réalité une guerre sans cesse recommencée. Comme le démontrera notamment vingt ans plus tard La Mafia fait la loi

(1) Soient autant d’échos qui amènent inévitablement à se demander dans quelle mesure Au nom de la loi n’aurait pas pu constituer une influence si ce n’est majeure, du moins significative de La Mafia fait la loi ? Lecteurs et lectrices possédant des lumières sur la question sont invité.e.s à en faire part à la rédaction de DVDCLASSIK !

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 12 janvier 2023