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Critique de film
Le film
Affiche du film

La Mafia fait la loi

(Il giorno della civetta)

L'histoire

Se déroulant au plus brûlant d'un été sicilien de la fin des années 1960, La Mafia fait la loi s'ouvre par le meurtre de Salvatore Colasberna (Bruno Arie), chef d'une petite entreprise de travaux publics. L'homme est abattu à l'aube, au détour d'une route sinuant à travers la campagne palermitaine. Si l'identité exacte de son assassin échappe d'abord aux Carabiniers du capitaine Bellodi (Franco Nero), ils ne doutent cependant pas que l'entrepreneur a été tué sur ordre de Don Mariano Arena (Lee. J. Cobb), le capo local de Cosa Nostra. Il apparaît en effet que Colasberna avait refusé de se faire le complice des menées mafieuses sur un important chantier routier. Pour tenter de confondre le matois Arena, l'audacieux Bellodi fait feu de tout bois policier. S’appuyant sur les révélations de Parrinieddu (Serge Reggiani), indicateur de son état, le gendarme tente encore de retrouver la trace de Nicolosi, un paysan à proximité de la ferme duquel a eu lieu le meurtre. Mais ce témoin-clef demeure insaisissable. Et son épouse Rosa (Claudia Cardinale) peine à déroger à l'omerta en vigueur dans ce recoin rural de Sicile où la Mafia fait, effectivement, la loi. Ne se décourageant pas pour autant, l'incorruptible Bellodi tentera de mener à son terme cette guerre au crime...

Analyse et critique

La Mafia fait la loi est l’adaptation d’un remarquable roman de l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia. Intitulée Le Jour de la chouette et parue en Italie en 1961, cette fiction démontait avec une puissante acuité les ressorts du système mafieux. Pour ce faire, le très grand écrivain qu’était Sciascia composa avec brio une œuvre tenant du roman psychologique plutôt que du polar. Inscrivant dans le cadre narratif d’une enquête criminelle l’exploration des psychés de ses personnages, le romancier parvenait ainsi à évoquer au plus près et au plus juste le phénomène mafieux. L’adaptation cinématographique d’une œuvre aussi éminemment littéraire, avant tout constituée par la restitution de l’intériorité de ses protagonistes, constituait donc une manière de défi. Et dont les auteurs de La Mafia fait la loi se sont, affirmons-le d’emblée, acquitté de manière certainement réussie. Notamment parce que ceux-ci - en impeccables professionnels d’un septième art transalpin alors florissant (1) - n’oublièrent pas en transposant Le Jour de la chouette que le cinéma est un art de l’espace, pour paraphraser la formule rohmérienne.


Dès le générique du film s’affirme ainsi une lecture fondamentalement territoriale de Cosa Nostra. Tandis que défilent sur l’écran les noms du générique, un gros plan montre les mains d’un homme charger un fusil à double canon, à l’abri d’un bosquet de roseaux élancés. Ainsi filmé au plus près, le mafieux s’apprêtant à assassiner Colasberna semble comme se fondre dans la végétation l’environnant, en constituer en quelque sorte une composante consubstantielle. Soit une façon toute visuelle de traduire l’enracinement profond de la Mafia dans le sol sicilien que la caméra prend par ailleurs bien soin de montrer, en filmant les mains du tueur s’abaissant vers sa besace déposée à terre.

Présentant d’emblée la Mafia comme profondément inscrite dans l’espace, cette séquence liminaire en affirme ensuite la capacité à l’organiser à sa convenance, non sans un certain sens du spectaculaire. Puisque le tueur, une fois son crime accompli, laisse derrière lui ce qui tient aussi bien d’une scène de crime que de théâtre. Ne dissimulant aucunement le cadavre de Colasberna, mais le laissant au contraire parfaitement en vue au bord de la chaussée, le mafieux transforme l’anodin segment de route en un plateau où s’expose la toute-puissance mafieuse. Celle-là même que les passagers des véhicules passant ensuite à la hauteur du corps ensanglanté contempleront avec une stupeur mêlée de terreur, d’autant plus saisissante que la caméra se fait alors subjective.


L’expression spatiale du pouvoir de la Mafia passe encore par la place que celle-ci attribue à ses séides ou impose à ses victimes. C’est ainsi que Don Mariano, en tant que plus haut gradé local de Cosa Nostra, a pour résidence une maison de maître, dominant de sa façade richement ouvragée la place principale de la ville où se déroule La Mafia fait la loi. Ostensiblement installée au centre topographique de la cité, la demeure de Don Mariano en constitue le véritable cœur du pouvoir, sorte d’hôtel de ville occulte du balcon duquel le capo règne sur celle-ci. Épousant la verticale hiérarchie de l’organisation criminelle, les places dévolues aux lieutenants de Don Mariano se trouvent au pied de sa demeure, en partie occupé par une gelateria d’anodine apparence. C’est à la terrasse du troquet que se rassemblent les hommes au service du capo. Ils y attendent ses ordres, mais s’y montrent aussi aux passant.e.s, selon une logique là encore théâtrale, transformant la place en une autre scène exaltant le pouvoir mafieux.

Mais si certain.e.s viennent à le menacer, celui-ci s’emploie alors à les rejeter dans des marges. Ainsi, lorsque le mafieux Pizzucco (Nehemiah Persoff) vient intimider Rosa chez elle, il la repousse peu à peu jusqu’au fond du corps de ferme délabré, la contraignant à se cloîtrer dans une chambre devenue un semblant de cellule carcérale. Et lorsque, tel l’indic Parrinieddu, un individu présente un danger menaçant par trop de puissance, c’est sous le sol qu’il est définitivement relégué. Enterré qu’il y est après avoir été préalablement assassiné, comme voué en un ultime geste d’aliénation à constituer un matériau du sol sur lequel règne la Mafia.



Par ses usages de l’espace, La Mafia fait la loi démontre donc que la géographie sert à Cosa Nostra à faire la guerre à la société sicilienne, pour paraphraser cette fois-ci le géopolitologue Yves Lacoste. Ce que le capitaine Bellodi a, quant à lui, parfaitement compris dans la lutte qu’il a entreprise contre l’organisation criminelle. Une conscience que vient manifester l’association récurrente dans le cadre de Bellodi aux cartes d’état-major accrochées aux murs des locaux des Carabiniers. Pénétré de l’idée que le combat qu’il mène contre Don Mariano et ses séides est d’essence spatiale, Bellodi s’emploie d’abord à s’assurer la connaissance des territoires contrôlés par ses adversaires, selon une dynamique exploratoire. Embarqué dans une jeep, le carabinier use ainsi de ce véhicule tout-terrain pour s’enfoncer au plus profond de celui placé sous la coupe de la Mafia. Ou bien, transformant la caserne des Carabiniers en une véritable tour d’observation, il scrute depuis celle-ci à l’aide de jumelles les agissements mafieux sur la place, de l’autre côté de laquelle se dresse la demeure de Don Mariano.

Bientôt fort de cette connaissance topographique de l’emprise de Cosa Nostra, Bellodi s’emploie à retourner contre celle-ci les stratégies qu’elle a développées en la matière. C’est ainsi au tour des mafieux d’être à la fois (spatialement) relégués et (littéralement) emprisonnés lorsque Bellodi les fait enfermer en d’étroites et aveugles cellules. Et il fait encore sienne la spectacularisation mafieuse de l’espace. Par exemple lorsque le Carabinier transforme la place s’étendant au pied du repaire de Don Mariano en scène non plus de la puissance criminelle mais de sa défaite. Puisqu’il oblige le capo, menotté et encadré d’un escadron de Carabiniers, à parcourir la piazza à pied, sous les regards médusés des habitant.e.s.


Mais ce démonstratif triomphe demeurera sans lendemain, puisqu’au terme du film, la Mafia continuera à faire la loi... Sans doute parce que Bellodi aura échoué à investir l’ensemble des places contrôlées par la Mafia, notamment ces lieux de pouvoir politique sur lesquels elle exerce une influence corruptrice. Une scène montre par exemple Don Mariano pénétrer ostensiblement dans la permanence locale du parti de la Démocratie Chrétienne, soulignant tout aussi explicitement le soutien institutionnel dont jouit Cosa Nostra. Impuissant à pénétrer les contrées les plus secrètes de la géographie mafieuse, celles se situant au cœur même de l’État, Bellodi n’aura in fine d’autre choix que de reconnaître sa défaite. Elle s’exprimera, là encore, par une série de motifs spatiaux. Muté sur le continent, sans doute renvoyé dans sa nordique et natale Parme, le courageux Carabinier disparaît ainsi littéralement d’un territoire sur lequel Don Mariano règne à nouveau sans partage. Ce que suggèrent ces plans ultimes et monarchiques du capo, le montrant au balcon de sa demeure aux allures maintenant palatiales, à la fois saluer et observer les sortes de sujets que sont les femmes et les hommes sous sa coupe.

A la fois libre et fidèle au romanesque Jour de la chouette, La Mafia fait la loi achève ainsi de restituer de manière remarquablement cinématographique l’amère et littéraire leçon de Sciascia...

(1) Hormis le scénario de La Mafia fait la loi, on doit encore à Ugo Pirro notamment ceux d’ Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon et du Le Jardin des Finzi-Contini. Quant à Damiano Damiani, il a mis en scène des films croisant heureusement "mauvais genres" et critique politique, tel le western El Chuncho ou le polar Confession d’un commissaire au procureur de la République, un autre récit mafieux mettant en vedette Franco Nero.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 18 janvier 2022