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Portraits

portrait de john carpenter à travers ses films

C'est avec un plaisir non dissimulé que la rédaction de DVDClassik présente aujourd'hui ce voyage à travers les films de John Carpenter, un cinéaste pour qui la majorité d'entre nous éprouve un fort sentiment d'empathie et de reconnaissance. Chose qui pourrait sembler étonnante compte tenu de la noirceur et du désenchantement qui pointent à travers les thèmes développés par Carpenter et via son parcours chaotique et douloureux à Hollywood, entre réussites puis échecs cuisants au box-office et tentatives de maintenir une indépendance créatrice au sein d'un système gangrené par l'argent-roi et une censure économique qui ne dit pas son nom. Longtemps considéré comme un "petit maître du cinéma de genre" (pour schématiser, mais cette expression se révèle en fait assez juste), ce qui est une manière de mésestimer à la fois un artiste et tout un pan du cinéma, il est heureusement tenu depuis un certain nombre d'années pour un cinéaste d'importance même si, hélas, l'homme est aujourd'hui désabusé et que ses dernières productions se montrent loin d'être à la hauteur de son passé glorieux.

Qu'importe, ce n'est pas ici que l'on trouvera des cinéphiles pressés de juger un grand artiste à l'aune de ses tout derniers films. Ce portrait nous permet justement de souligner à quel point John Carpenter possède un style unique, une science de la mise en scène et du point de vue qui a influencé toute une génération de réalisateurs (en Amérique comme en Europe), un regard acéré et clivant sur notre société, comment à travers un genre et ses codes il a su parler de notre rapport au monde et des dangers matériels et spirituels qui menacent les fondements de notre civilisation consumériste fragilisée par ses croyances et son assurance. De même, ce portrait chronologique tente de mettre en lumière une personnalité plus complexe qu'il n'y paraît, un fou amoureux du cinéma américain classique et des ses légendes qui vomit les USA actuels, un être épris d'indépendance qui célèbre l'individualisme tout en stigmatisant l'égoïsme d'un système corrompu tapant sur les plus faibles, un sentimental contrarié qui n'a pu s'épanouir que dans la mise en images de la violence intrinsèque à l'être humain et la mise en exergue de l'effroi que provoquent les visions les plus horribles surgies de notre imaginaire et de nos rêves. Bon voyage !

R.C.

Dark Star - L'étoile noire (Dark Star, 1974)

Dark Star est un premier film fauché, bricolé de A à Z, tourné sur une longue période par John Carpenter, tout frais émoulu de l’USC, et son ami Dan O’Bannon. Il est difficile de donner une véritable paternité au film, car même si John Carpenter est seul crédité au générique comme metteur en scène, O’Bannon participe aussi à la réalisation et son engagement sur le film (il est co-scénariste, acteur, monteur, directeur artistique et responsable de la post-production des effets spéciaux) est au moins aussi important que celui de son camarade. Le tournage démarre en 1970 avec des acteurs et des techniciens bénévoles, et un budget de départ de 6 000 dollars apporté par Carpenter et O’Bannon. Les deux hommes ont au début pour ambition de tourner un moyen métrage. L’équipe collecte des emballages de polystyrène et des bouts de ferraille ou d’électroménager et construisent pas moins de seize décors, utilisant comme plateau la chaufferie de l’immeuble où loge Carpenter. Le tournage est interrompu trois fois par manque d’argent mais, vers 1972, un film d'une cinquantaine de minutes est enfin terminé. Intervient alors un producteur providentiel qui, enthousiasmé par le résultat, rallonge le budget et pousse l’équipe à poursuive l’aventure et à réaliser un long métrage. Le tournage reprend, en 35mm cette fois (ce qui n’est pas sans occasionner de grosses sautes qualitatives dans le résultat final), et le film sort en 1974, soit quatre ans après le premier tour de manivelle.

On peut être étonnés de retrouver au générique de ce film foutraque deux grands noms du cinéma fantastique (O’Bannon signera cinq ans pus tard le scénario d’Alien). Il n’est qu’à voir la précision et l’intelligence de la mise en scène d’Assaut, tourné deux ans plus tard par Carpenter, et avec un budget également très réduit, pour comprendre que le cinéaste tourne ce Dark Star un peu par-dessus la jambe. Le film se veut avant tout être une pochade, l’aventure d’une bande d’amis qui veulent en remontrer à l’université qui a refusé de prendre leur script comme sujet de film de fin d’études. Ce n’est pas un exercice de style, un film sur lequel Carpenter ferait ses gammes, juste une comédie loufoque au cheap assumé. On parle souvent à son propos d’une parodie de 2001. Or, l’originalité de Dark Star est justement de ne pas être une parodie, mais une comédie teintée de mélancolie au ton très particulier. En maniant un sens de l’absurde (qui donne au film un côté discrètement contestataire) et une atmosphère tout en spleen, O’Bannon et Carpenter abordent le genre science-fiction avec une sensibilité proche de Moebius, ce dernier venant de fonder avec Dionnet et Druillet le magazine Metal Hurlant (O’Bannon travaillera d’ailleurs sur le film Heavey Metal quelques années plus tard). En suivant la vie de quatre astronautes qui parcourent l’univers depuis vingt ans (leur travail est celui de démolisseurs de planètes instables), le film prend une forme ouatée et onirique, très proche par exemple des histoires du Garage hermétique de Jerry Cornelius. Les situations absurdes se succèdent (un alien farceur, une bombe qui parle de Descartes...) sans que les héros ne semblent heurtés par l’incongru de ces situations.

Pour qui est friand de ces univers décalés, de cet humour très proche du "non-sens" britannique, Dark Star se suit avec un grand plaisir. Certes le scénario est bancal (on imagine que le fait de transformer le film en cours de route de moyen en long métrage est en grande partie responsable de la faiblesse de la structure), et le film accuse de cruelles baisses de rythme. Mais il emporte tout de même l’adhésion, d’une part car historiquement il propose un univers de science-fiction inédit au cinéma, d’autre part car on ne sait jamais ce qui nous attend, si ce n’est que l’absurde sera forcément au rendez-vous. Pour les autres, inutiles de s’attarder, d’autant que rien d’autre ne vient vraiment retenir l’attention du spectateur. Le côté cheap des décors amuse un temps, les effets de mise en scène aussi, mais le manque de rythme ne peut que provoquer un ennui insondable si l’on reste hermétique à l’humour décalé du film. Dark Star n’est finalement pas tant à conseiller aux fans de Big Daddy John (il faut sacrément se creuser les méninges pour trouver des liens thématiques ou même stylistiques avec son œuvre à venir, si ce n’est un sens du cadre, de la gestion de l’espace et de la profondeur de champ déjà assez évident) qu’à ceux sensibles à l’univers de Moebius. Une curiosité.

Olivier Bitoun

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Assaut (Assault on Precinct 13, 1976)

Dark Star, premier essai semi-amateur, potache et plus œuvre collective que personnelle, n’avait pas permis à John Carpenter de lancer réellement sa carrière de réalisateur. Il parvient néanmoins à convaincre la CKK Corporation, un groupe d’investissement de Chicago, de financer son vrai premier film professionnel. Ses rêves de western fondent malheureusement devant la maigre enveloppe de 100 000 dollars qui lui est accordée. Faute de signer un vrai western (un rêve souvent caressé mais jamais accompli), Carpenter en réalise un masqué - comme de nombreuses fois durant sa carrière - en revisitant Rio Bravo dont il reprend le postulat dans un cadre contemporain et urbain. C'est ainsi que naît Assaut, un huis clos où des personnages d’horizons différents vont devoir unir leurs forces pour faire face à une menace extérieure. Un commissariat désaffecté et en voie de transfert va ainsi se trouver assailli par un gang, tandis qu’à l’intérieur le lieutenant Bishop (Austin Stoker) va devoir faire confiance au criminel Napoléon Wilson (Darwin Johnston) pour repousser la menace. Avant d’en arriver là, Carpenter pose une atmosphère de sourde menace urbaine dans une longue introduction où sa maîtrise s’impose déjà. Les membres du gang arpentent ainsi longuement un centre-ville désertique en quête d’une victime pour leurs représailles, le Cinemascope capturant leur errance avec ce même regard omniscient et incertain qui sera celui de Michael Myers dans la première partie de Halloween.

Carpenter illustre là pour la première fois sa vision du Mal, entité indistincte et omnisciente pouvant frapper à tout moment. Pour lui, ce Mal n’a pas de visage et constitue une sorte de force brute, surnaturelle et indestructible dont on ne peut réchapper. On pense évidemment au masque sans émotion du tueur de Halloween, à la créature protéiforme de The Thing ou encore à l’entité innommable de Prince des ténèbres. Dans Assaut, il fait du gang une pure abstraction symbolisant ce mal. Tant qu’il fait encore jour, il leur donne certes des visages mais ces criminels demeurent mutiques et n’existent que par leurs actions néfastes. La nuit venue, ils sont réduits à l’état de silhouettes se fondant dans l’obscurité, avançant dans un mouvement unique tels des spectres rampant et sur lesquels les armes n’ont pas prise, chaque cadavre étant récupéré pour donner l’illusion de calme dans le quartier. D’ailleurs, en plus de Rio Bravo, une des grandes influences du film semble aussi être le western Quand les tambours s’arrêteront de Hugo Fregonese dont le traitement préfigure grandement celui d'Assaut.

Si le Mal forme un bloc homogène et sans identité, le Bien se distingue par ses personnalités marquées. Le personnage le plus emblématique est bien évidemment Napoléon Wilson, un détenu en transfert dont les aptitudes vont s’avérer précieuses. Carpenter en fait un sociopathe (une extension exacerbée de sa propre personnalité) qui annonce le Snake Plissken de New York 1997 (1981). Tout comme lui, sa réputation le précède, c’est un être taiseux et charismatique qui s’affirme dans l’action. Carpenter en fait cependant un être plus jovial et avenant que Snake avec cet humour à froid et les gimmicks que constituent ses répliques (« Got a smoke ? »). Chacun des héros survit d’ailleurs en s'affirmant quand les moins attachants (tel cet agent d’accueil qui toise Bishop) et les moins courageux (la standardiste jouée par Nancy Kyes) des protagonistes disparaissent rapidement. L’économie de moyens de Carpenter sert à merveille leurs interactions, que ce soit le respect voire l’amitié naissante des compagnons d’armes que sont Bishop et Wilson ou la romance sous-jacente entre Wilson et Leigh (Laurie Zimmer) tout en regards et dialogues à double sens. Carpenter réalise un pont idéal entre le pessimisme et la noirceur chers aux seventies désabusées (la mort cruelle de la fillette) et un classicisme assumé, célébrant l’American Hero, dans une incarnation certes revue et corrigée : un Noir et un criminel qui tiennent la dragée haute à un John Wayne d’antan. Le film passe pourtant inaperçu lors de sa sortie aux USA mais rencontre un triomphe critique en Europe. Un malentendu qui aura cours tout au long de la carrière du réalisateur.

Justin Kwedi

Meurtre au 43ème étage (Someone's Watching Me !, 1978)

Leigh Michaels (Lauren Hutton) quitte New York suite à une déception amoureuse et emménage à Los Angeles dans un bel appartement situé au 43ème étage d'un immeuble moderne. Seulement, de l'autre côté de la rue, un voyeur l'épie au télescope et écoute ses conversations après avoir caché un micro dans son salon. Leigh commence à recevoir des coups de fil anonymes du maniaque, des lettres et des colis. Elle panique, et avec l'aide de sa collègue de travail Sophie (Adrienne Barbeau) et de son petit ami (David Birney), tente de démasquer le pervers...

Après Dark Star, John Carpenter enchaîne l'écriture de scripts, une activité lucrative qui lui permet aussi de peaufiner ses techniques de récit. Si tous ses scénarios ne trouvent pas acquéreur, il vend ainsi Les Yeux de Laura Mars (qui sera tourné en 1978 par Irvin Kershner) et participe à des téléfilms visiblement très alimentaires (Zuma Beach, Better Late Than Never). Warner s'intéresse à High Rise, un thriller inspiré d'un fait divers réel que Carpenter destine au cinéma mais que la société souhaite produire directement pour la télévision. Elle lui propose en revanche de le réaliser, ce que Carpenter accepte. Après avoir travaillé avec des amis et des débutants, il se retrouve ainsi à la tête d'une équipe de professionnels de la télévision et boucle son film en une quinzaine de jours de tournage. Finalement renommé Someone's Watching Me, il est diffusé sur NBC un mois après la sortie en salle de Halloween, que Carpenter tourne dans la foulée, et remporte l'Edgar Poe Award de la meilleure création télévisée. Avec le succès en salle de Halloween, la carrière de Carpenter est lancée...

Le téléfilm est un évident hommage à Alfred Hitchcock. Carpenter fera encore référence au maître dans The Fog en faisant jouer Janet Leigh et en tournant à Bodega Bay, la ville des Oiseaux. Ici l'hommage est plus direct, du générique qui fait inévitablement songer à celui créé par Saul Bass pour La Mort aux trousses (des lignes dessinant la façade d'un immeuble) au scénario hitchcockien en diable qui fait allusion notamment - jusqu'à une séquence variation que n'aurait pas renié un Brian De Palma - à Fenêtre sur cour. Someone's Watching Me est un délicieux exercice de style porté par des dialogues enlevés, une interprétation impeccable (Lauren Hutton, que l'on reverra dans American Gigolo mais qui ne fera pas une carrière exemplaire par la suite ; la charismatique Adrienne Barbeau, qui deviendra l'épouse de Carpenter l'année suivante) et un scénario astucieux qui maintient la tension jusqu'à la dernière minute. Mais cette tension tient d'abord à une mise en scène impeccable, à l'inventivité surprenante dans le cadre d'une production télé. Carpenter épouse parfaitement l'espace à l'aide de panoramiques qui glissent sur les surfaces des immeubles et de travellings qui nous immergent dans l'espace en trois dimensions des intérieurs. Il oppose ainsi la 2D et la 3D, offrant une discrète - mais bien présente - réflexion sur l'écran de cinéma et la place du spectateur. Il joue constamment sur cette dernière en nous mettant tour à tour dans la position du voyeur ou de la proie, nous faisant aussi bien épouser la panique de Leigh par de rapides travellings subjectifs que partager la position du maniaque observant depuis le hors-champ. Il faut également citer cette scène absolument admirable, digne des meilleurs trouvailles de Hitchcock, où la caméra ne cesse de revenir sur une valise (le premier cadeau du pervers), poussant, obligeant même notre héroïne à se décider à l'ouvrir.

Carpenter propose également un sous-texte réjouissant sur la domination masculine, le pervers harcelant une figure de femme libre et indépendante. La manière dont Carpenter filme sa première apparition en contre-plongée, Leigh cachée sous une grille, évoque cette volonté de domination. Mais a contrario du schéma habituel, il ne s'agit pas ici de punir la femme libérée, mais de montrer comment elle va réussir à inverser la donne et prendre le dessus sur le prédateur masculin. C'est aussi la première production d'une network à montrer un personnage homosexuel de manière naturelle, sans en faire un enjeu du récit, si ce n'est de montrer une autre figure échappant à la domination masculine. Film riche et ludique porté par de superbes propositions de mise en scène, Meurtre au 43ème étage termine d’asseoir Carpenter comme un réalisateur talentueux œuvrant dans l'esprit des meilleurs réalisateurs de série B... avec ce supplément de génie qui allait rapidement en faire l'un des cinéastes les plus importants de sa génération.

Olivier Bitoun

La Nuit des masques (Halloween, 1978)

John Carpenter n’a réalisé que deux films lorsque Halloween débarque sur les écrans. Si Dark Star, sympathique pochade SF, laissait entrevoir les talents de bricoleur du cinéaste, Assaut était déjà une révélation. Les talents de mise en scène et de montage de Carpenter étaient évidents et ce film, variation sur Rio Bravo de Howard Hawks, s’imposait comme une œuvre majeure du cinéma de genre. Deux ans plus tard, c’est la consécration publique du cinéaste avec ce film fondateur (avec Massacre à la tronçonneuse et les gialli) du slasher, un imparable leçon de mise en scène, un modèle souvent copié, jamais égalé.

Carpenter répond dix-huit ans plus tard à Psychose d’Alfred Hitchcock. Certes, il y est question de serial killer masqué. Certes, on y découvre Jamie Lee Curtis, la fille de Janet Leigh, et Donald Pleasance incarne le docteur Loomis, patronyme du personnage joué par John Gavin dans le film de Hitchcock. Mais la filiation directe se trouve dans le partage de la même conception de "cinéma pur" : le seul usage de la mise en scène comme source de terreur. Pour créer la tension Carpenter n’utilise pas la psychologie des personnages, pour faire monter l’angoisse il ne fait pas appel à des circonvolutions narratives. Seul l’enchaînement des plans, leur composition, la bande-son et les mouvements de caméra sont utilisés pour effrayer le spectateur. Ainsi la caméra très mobile du cinéaste épouse le regard de Michael Myers traquant ses victimes avant de nous offrir en contrepoint l’effroi de ces dernières, le spectateur basculant du statut de voyeur à celui de victime. Dans un premier temps, les longs travellings accompagnant Myers créent une frontière qui circonscrit la victime à un espace létal. Rien n’existe d’autre que cet espace, en dehors de celui-ci il n’y a que la nuit, le silence et le vide. En dedans, il y a la mort qui rôde. Le spectateur est contraint de "vivre" dans cet espace délimité (créé) par la mise en scène. Lorsque la bascule du point de vue s'opère, il ne peut que partager au plus profond la frayeur des victimes prisonnières. Il n’y a pas d’échappatoire.

Carpenter joue également sur d’autres points de vue. Selon la position que la caméra adopte, le spectateur ressent de l’impuissance devant les crimes, a l’impression d’être la cible d’un regard extérieur, se trouve dans la position d’un voyeur. Souvent, on ne sait plus si l’on partage le regard de Myers ou si le plan est neutre. Carpenter a toujours réfléchi aux implications de chacun de ses emplacements de caméra et Halloween est à ce titre une profession de foi pour le cinéaste, foi dans  les capacités du seul langage cinématographique à créer des émotions. Il faudrait un livre entier pour évoquer le génie de la mise en scène, on terminera donc juste par une note sur la musique de Carpenter, d’une simplicité et d’une efficacité redoutables, une boucle hypnotique de quelques notes qui hante longtemps le spectateur après la fin du film, tout comme le masque sans traits de Michael Myers, l’une de ces personnifications du Mal que Carpenter ne cessera jamais de mettre en scène.

Olivier Bitoun

Le Roman d'Elvis (Elvis, 1979)

Après les tournages de Meurtre au 43eme étage et de Halloween, John Carpenter enchaîne avec ce Roman d'Elvis. Une année non stop pour le cinéaste qui voit ainsi en l'espace de cinq mois (d'octobre 78 à février 79) un film sortir en salle et deux autres être diffusés à la télévision. Carpenter apprend beaucoup de cette nouvelle expérience pour la télé qui impose une grande rapidité d'exécution et demande donc d'être d'une efficacité constante. Il a ainsi trente jours pour tourner ce téléfilm de trois heures, une tâche dont il s'acquitte avec brio mais en remisant toutefois toutes velléités de style. Car si film est bien réalisé - pour preuve l'intérêt qui ne faiblit pas malgré sa longueur - il faut reconnaître que l'on ne retrouve en rien la patte du cinéaste, sa mise en scène se révélant aussi soignée qu'anonyme.

Kurt Russell a déjà été choisi pour incarner le King quand Carpenter arrive sur le projet. Dès ses débuts d'enfant acteur en 1960, Russell se retrouve sous contrat avec Disney. Jeune homme, il incarne le beau gosse sympathique et athlétique dans une pléthore de productions interchangeables, que ce soit au cinéma ou pour la télévision. Désireux d'échapper à ce carcan, il quitte le giron de Disney mais peine à trouver des rôles intéressants et poursuit bon an mal an sa carrière télévisée. Le Roman d'Elvis est vraiment le film du renouveau pour lui, Russell se révélant complètement habité par son rôle et livrant une de ses plus étonnantes prestations. Pour l'anecdote, le comédien a fait l'une de ses premières apparitions devant une caméra à l'âge de douze ans dans Blondes, brunes et rousses (It Happened at the World's Fair, 1963), film dans lequel il donne un coup de pied au King himself ! Elvis le poursuivra encore plus tard, Russell faisant sa voix dans Forrest Gump (1994) et jouant l'un de ses imitateurs dans 3 000 Miles to Graceland (2001). Possédé ou non par l'esprit du King, toujours est-il que Carpenter est estomaqué par la performance de Russell et c'est ainsi que démarre leur amitié et une longue collaboration.

Le film raconte la vie d'Elvis Presley de son enfance à la fin des années 60. L'hagiographie prend une tonalité assez mélancolique et sombre, l'ombre d'un jumeau mort hantant tout le film et le parcours du King. Elvis est dépeint comme un homme isolé, par le succès certes, mais dès le début on sent qu'il est condamné à vivre seul avec ses fantômes. Le scénario écrit par Anthony Lawrence, qui connaît bien le King pour lui avoir écrit trois films entre 1964 et 1967, ne joue pas la carte de la success story et ce biopic étonne par ses partis pris. Noirceur générale, attention portée à éviter le pathos (voir la manière dont Carpenter met en scène la mort de la mère avec une économie stupéfiante), volonté de se concentrer sur les moments de creux plutôt que sur les éclats... : autant de choix étonnants dans le cadre d'une production télévisée que l'on aurait pu imaginer bien plus calibrée. Des choix risqués qui n'empêchent pas le film d'être captivant - preuve que malgré l'apparente invisibilité de la réalisation, Carpenter maîtrise parfaitement sa mise en scène - et de rencontrer un énorme succès d'audience. Une oeuvre complètement à part dans la carrière de Big Daddy John, impersonnelle mais passionnante.

Olivier Bitoun

The Fog (1980)

Port Antonio, sur la côte californienne. La célébration du centenaire de cette petite ville dont l'activité repose sur la pêche approche. La veille de l'hommage qui va être rendu à ses fondateurs, une étrange brume marine apparaît à minuit et s'approche d'un bateau. Les marins ont à peine le temps d'apercevoir l'ombre d'un voilier qu'une horde de fantômes les massacrent...

John Carpenter, pour son premier essai dans le fantastique, propose quelque chose de très traditionnel. Il puise même à la source de la tradition, faisant de son film une véritable profession de foi. Le genre fonctionne en effet sur un pacte entre le conteur et son spectateur, et ce pacte est affiché dès l'ouverture par le cinéaste : sur une plage, rassemblés autour d'un feu de camp, un vieil homme raconte à un groupe d'enfants une histoire de fantômes. Le vieil homme c'est le cinéaste, les enfants c'est nous, spectateurs, qui attendons d'être embarqués dans l'histoire, le feu c'est le faisceau du projecteur. La caméra s'élève alors le long de la falaise tandis que le narrateur poursuit son histoire, mouvement qui nous fait quitter le temps présent pour nous emmener dans celui du conte, dans l'espace du film. Juste avant cette séquence magnifique, Carpenter a ouvert son film par une citation d'Edgar Allan Poe et l'on pensera ensuite souvent aux ambiances des récits de Lovecraft. L'écrit, la parole, l'image... tout se mêle en quelques admirables minutes. Les récits fantastiques sont les descendants des craintes des premiers hommes face aux mystères du monde, les réminiscences des récits d'enfants qui se racontent des histoires effrayantes pour conjurer leurs propres peurs, et Carpenter évoque avec ce film l'importance de la tradition orale, du conte, des superstitions et des légendes dans l'imaginaire collectif. Après le croquemitaine moderne qu'était Michael Myers, c'est ici l'image de la brume qui recouvre tout de mystère et fait naître presque naturellement des histoires effrayantes.

Après cette ouverture magistrale, Carpenter travaille son film sur des motifs classiques et éprouvés, jouant sur l'invisible, l'inconnu. Les fantômes enveloppés dans le brouillard sont autant de figures inquiétantes car difficilement cernables. Le brouillard lui-même est un personnage à part entière, un personnage de cinéma fantastique parfait car il possède en lui son propre hors-champ, une figure incontournable de tout film jouant sur le suspense et l'effroi. « Tout le temps passé, toute la peine et toutes les dépenses ne l'ont nullement été en pure perte, parce qu'en définitive nous ne nous sommes donnés tout ce mal que pour nous assurer que le "jeu" de la vedette (en l'occurrence le brouillard) aurait atteint la perfection » : comme l'explique Carpenter, la mise en scène de ce brouillard n'a pas été sans poser problème, le tournage sur la côte californienne induisant la présence de vent et donc une grande difficulté pour maîtriser le brouillard artificiel. Le tournage s'étale ainsi sur trois mois, Carpenter bénéficiant heureusement suite au succès de Halloween d'un budget confortable. Le résultat à l'écran est somptueux. Les cadres (incroyable gestion du Cinémascope comme toujours chez Carpenter), les jeux d'ombres, les couleurs... tout concourt à nous offrir des visions inoubliables. Le film pèche en revanche un peu du côté du rythme, Carpenter ayant parfois du mal à relancer l'intérêt d'un récit bien balisé.

Suite à une projection test calamiteuse, Carpenter tourne de nouvelles scènes et se remet au montage. Mais à l'heure ou le cinéma fantastique mise de plus en plus sur les effets horrifiques et gore, The Fog dénote avec son goût pour le hors-champ à la Jacques Tourneur. Jugé trop classique, le film est plutôt mal reçu par la critique et boudé par le public. C'est pourtant l'une des plus belles réussites du cinéaste, un film presque poétique, plein de mystère, qui parle à l'enfant qui est en nous et qui aime toujours autant qu'on lui raconte des histoires à glacer le sang...

Olivier Bitoun

New York 1997 (Escape from New York, 1981)

New York, 1997 : pour répondre à une criminalité en hausse de 400 %, Manhattan a été isolée afin d'en faire une immense prison à ciel ouvert où trois millions d'individus croupissent. Suite à une action terroriste, l'avion présidentiel s'écrase dans Manhattan. Le gouvernement propose à Snake Plissken, un dangereux criminel qui vient d'être arrêté, de mener une opération commando afin de récupérer le président en échange de sa liberté. Un marché truqué, Bob Hauk, le chef de la police, inoculant à Plissken une bombe corporelle à retardement qui lui donne seulement 24 heures pour remplir sa mission...

Comme Walter Hill avec Les Guerriers de la nuit réalisé deux ans plus tôt, Carpenter signe avec Escape from New York un véritable comic-book d’anticipation qui décrit la déliquescence d’une grande mégalopole. Et tout comme chez Hill, la série B est porteuse du regard aigu d'un cinéaste sur les dérives de la société américaine. La plongée de Snake Plissken dans l'enfer de Manhattan devient une autopsie de cette Amérique qui vient de porter Ronald Reagan au pouvoir, Amérique de la ghettoïsation dont l'île-prison n'est qu'une extrapolation à peine exagérée. Charge politique féroce, le film n’oublie jamais qu’il est aussi, et avant tout, un actioner de haute volée, placé comme souvent chez Carpenter sous le signe du western : « Snake Plissken est un gunfighter solitaire qui se révolte à la fois contre l’autorité et les hors-la-loi » comme l'explique le réalisateur. Durant tout le film, on ne cesse d'accoster Plissken, surpris (« I thought you were dead ! ») comme s'il était une figure mythique de la légende de l'Ouest soudain surgie des brumes du passé américain. Mais les temps ont changé et le héros incarné en son temps par John Wayne ou Gary Cooper est devenu un personnage cynique, amoral, qui pousse encore plus loin les limites déjà franchies par les modèles de Plissken que sont l'Homme sans nom de la Trilogie des Dollars ou Dirty Harry. Plissken ne se fait pas le défenseur de la veuve et de l’orphelin (il passe sans sourciller devant une femme qui se fait violer), c'est un bounty hunter qui avance, implacable, vers sa cible, dans le seul but de survivre à l'enfer qui l'entoure et dont il fait lui même partie. Le nihilisme du personnage répond à celui de Carpenter, "anarchiste de droite" qui signe ici l'une des ses charges les plus virulentes contre le système.

Avec son Cinémascope magnifique, LE format de Carpenter, Escape from New York est une formidable leçon de cinéma. Bénéficiant pour la première fois d'un budget correct (sept millions de dollars), le cinéaste doit cependant faire preuve d'une constante inventivité pour parvenir à créer, pour une somme qui reste malgré tout modique, la vision futuriste qu'il a en tête. Sa capacité à nous donner à voir plus qu’il ne montre vraiment donne à l’écran un résultat qui n’a aucunement à rougir face aux blockbusters des grands studios. On trouve d’ailleurs James Cameron au générique et c’est à lui que l’on doit les matte paintings criants de vérité du film. La réalisation sèche de Carpenter accompagne à merveille un récit simple et direct d’une efficacité redoutable, le réalisateur jouant sur l'iconisation de son héros et la portée mythique de ses actes. Mené par un casting impérial où se succèdent de vraies gueules de cinéma (Lee Van Cleef, Donald Pleasence, Harry Dean Stanton, Ernest Borgnine, Isaac Hayes) et par le charisme naturel de Kurt Russell (imposé par le cinéaste au studio), Escape from New York est un modèle du genre, un film racé, hargneux, qui - comme Halloween - va lancer dans son sillage toute une série d’ersatz aussi inutiles que faisandés. N’est pas Carpenter qui veut...

Olivier Bitoun

The Thing (1982)

Douze hommes au fin fond de la banquise, réfugiés dans des abris battus par les vents mortels du Grand Nord. Un îlot humain perdu au milieu d’une étendue neigeuse qui semble sans fin. L’irruption d’un force maléfique, polymorphe, insaisissable. Et l’intérieur, jusqu’ici seul garant de la survie du groupe, qui devient lieu de toutes les peurs, lieu de mort et de destruction... John Carpenter signe avec The Thing un de ces huis clos qu’il affectionne tant (de Assault on Precinct 13 à Prince of Darkness), grattant toute la chair du genre jusqu’à en obtenir le squelette sur lequel il va bâtir son intrigue. C'est un film terrifiant, paranoïaque, où le Mal peut surgir de partout et prendre n'importe quelle apparence. Un Mal à l’état brut, sans justification, pure force de destruction.

Après Assaut, Halloween et The Fog, The Thing est une importante évolution dans la carrière de Carpenter, le film étant marqué par sa volonté de montrer et non plus de masquer, le cinéaste prenant le contrepied de l’habituelle figuration du Mal et de cette idée (de Jacques Tourneur à Alien sorti trois ans plus tôt) que la peur naît du noir, des ombres, de l’inconnu. Les effets spéciaux du génial Rob Bottin (Hurlements, Legend, Robocop...) donnent vie aux visions infernales de Carpenter. Corps déchirés, amalgames de chair, visages déformés et figés dans des expressions rappelant Le Cri de Munch... rien ne semble pouvoir stopper la prolifération du Mal, les transformations qu’il impose aux corps. Si Carpenter pense sciemment au SIDA ou au cancer en tournant son film, on a constamment l’impression qu’il a touché quelque chose de plus viscéralement enfoui en nous, quelque chose qui a à voir avec nos peurs enfantines, primales, nos cauchemars les plus effrayants.

Carpenter offre avec ce film un sommet de mise en scène. Que ce soit sa manière de filmer les espaces clos (en Cinémascope !), de faire sourdre une menace diffuse, de faire monter la tension pendant des moments de calme... chaque minute de film tient de la perfection. Mécanique rigoureuse et implacable qui nous transporte dans un univers inquiétant et primitif, The Thing - incompréhensible échec critique et public - est un sommet du genre, souvent copié, jamais égalé.

Olivier Bitoun

La Chronique du film

Christine (1983)

Arnie (Keith - Pulsions - Gordon) est un ado complexé, timide, au visage caché derrière de grandes lunettes. Il trouve chez un vieil homme une voiture (une Plymouth Fury 1957 rouge) complètement délabrée dont il tombe immédiatement amoureux. Son ami Dennis, un beau gosse athlète et tombeur de filles, essaye de le dissuader d'acheter cette épave, mais rien n'y fait et Arnie s'échine dès lors à la retaper. Au fur et à mesure que la voiture reprend forme, Arnie se transforme : il sort avec Leigh, la plus belle fille du Lycée, devient arrogant et cynique. Mais au-delà de cette assurance insupportable qui pourrait n'être due qu'au sentiment de supériorité d'un garçon au volant d'une voiture magnifique, il y a quelque chose de plus profond qui se tisse entre Christine et Arnie : un amour véritable, amour que la voiture lui rend au centuple, amour exclusif qu'elle entend protéger.

C'est connu, la voiture est un symbole de la jeunesse, une image de virilité et John Carpenter, à partir de l'adaptation d'un roman de Stephen King signée Bill Philips, joue constamment sur ces deux aspects. En montrant la fierté et l'arrogance d'Arnie, il évoque cet instinct de possession, ce penchant pour le consumérisme de la société américaine. Quant à la sexualité, il parvient à rendre la liaison de Christine et Arnie trouble jusqu'au malaise. C'est certainement ce qui intéresse le plus le cinéaste, montrer la sexualité obsessive de son jeune héros et l'ancrer dans un fétichisme automobile propre au mâle américain. Carpenter use (et abuse parfois) de la symbolique de ses images pour traiter de cette sexualité, mais il parvient à faire de la relation entre Arnie et Christine une histoire d'amour dévorante, totale et finalement touchante. Mais le sujet a ses limites et Carpenter ne parvient pas toujours à dépasser le postulat de base et le déroulement d'un scénario finalement attendu. Le film semble même par moment être en pilotage automatique, abandonné au studio dont l'ambition consiste simplement à capitaliser sur un best-seller, la préparation du film commençant même avant la publication du roman histoire de surfer en direct sur un succès de libraire attendu. Une manière pour Carpenter de montrer patte blanche ? Certainement, tant le réalisateur a du mal à se remettre de l'incompréhensible échec de The Thing. Il expurge Christine de la violence visuelle et des ambiances étouffantes de ses précédents films et utilise son savoir-faire avant tout pour provoquer des frissons, certes bien présents, mais assez inoffensifs.

Christine est une œuvre bâtarde, entre la description d'une relation tordue et le simple teenage movie d'horreur, entre la critique du consumérisme et les blagues potaches à la Porky's. Mais l'objectif est atteint : le film rapporte plus de vingt millions de dollars (pour un budget d'une dizaine) et il est salué par l'ensemble de la critique américaine. Un succès qui permet à Carpenter de rebondir et de réaliser Starman, une œuvre autrement plus surprenante et personnelle. Reste que Christine possède suffisamment de zones d'ombres et que John Carpenter fait preuve d'un tel sens de la mise en scène que le plaisir pris à la vision du film dépasse la déception de voir le cinéaste s'être ainsi fourvoyé dans un projet qui ne lui ressemble guère.

Olivier Bitoun

La  Chronique du film

Starman (1984)

Jenny Hayden, une jeune veuve éplorée, vit seule dans sa maison dans un endroit isolé du Wisconsin. Un soir, alors qu'elle se projette pour une énième fois un film de famille célébrant le bonheur perdu de son couple, un extraterrestre s'introduit chez elle. Ce mystérieux alien, un corps énergétique luminescent et métamorphe, grâce à l'ADN prélevé dans un cheveu du défunt mari prend l'apparence humaine de ce dernier, Scott, pour établir le contact. D'abord surprise, décontenancée puis horrifiée par cette vision semblant surgir d'outre-tombe, Jenny se laisse progressivement attendrir par ce visiteur aimable et candide. Il se trouve que cet extraterrestre a répondu à l'appel pacifiste enregistré par les humains puis transporté par la sonde Voyager II lancée dans les années 70, mais son vaisseau a été abattu par l'aviation militaire. Il a désormais trois jours pour rejoindre l'Arizona où ses congénères doivent venir le chercher, autrement il mourra. Alors qu'avec Jenny ils sillonnent les routes pour se rendre dans cet Etat, l'alien est poursuivi par un militaire méfiant aux noirs desseins accompagné d'un jeune scientifique convaincu au contraire de ses louables intentions. Au cours du voyage, il découvre un certain nombre de choses sur la nature humaine, à l'exemple du sentiment amoureux au fur et à mesure qu'une romance se noue avec la belle Jenny.

En 1984, il a dû paraître extrêmement surprenant pour l'amateur de Halloween, The Thing ou New York 1997 de voir le nom de John Carpenter au générique de ce Starman aux ambitions thématiques a priori complètement à l'opposé de la noirceur apocalyptique et des visions terrifiantes propres à ce nouveau maître du genre fantastique et horreur. Contempteur d'une Amérique toujours plus en proie à des tendances totalitaires, pourchassant constamment la figure du Mal tapie dans nos sociétés cyniques et en manque de transcendance, Carpenter lorgne ici bien plus du côté de la fable poétique et sociale héritée de Frank Capra que du cinéma de Howard Hawks qu'il revisite de film en film en tirant son héritage vers les ténèbres de la psyché humaine. On découvre donc à cette occasion qu'il existe un autre John Carpenter, ou du moins un Carpenter qui ne s'était pas encore livré complètement, un cinéaste sentimental qui peinait à poindre derrière ce fameux regard cruel et désabusé porté sur notre civilisation et l'esprit sardonique qui imprègne sa filmographie déjà comptable de nombreux films majeurs.

Mais une autre raison vient expliquer cette parenthèse romantique chez "Big John". Alors qu'à cette époque il affiche toujours la volonté de travailler au sein des studios, Carpenter sort de deux films de nature différente. En 1982, il signait The Thing, probablement son œuvre maîtresse, qui connut hélas des critiques peu enthousiastes et surtout un bide colossal au box-office alors qu'au même moment E.T. de Steven Spielberg raflait tous les suffrages du public et allait s'installer comme l'un de plus gros succès de l'histoire du cinéma. Il avait été affirmé alors que la réussite de l'un avait provoqué l'échec de l'autre puisque les deux films étaient totalement opposés dans leur esprit. Et Carpenter, dépité par le cuisant revers de The Thing, était lui-même parvenu à le penser. Cette opposition futile et stupide entre Spielberg et Carpenter perdura hélas pendant de nombreuses années, alors qu'il apparaît depuis comme une évidence que, malgré leurs ambitions thématiques formelles et plastiques différentes, leurs deux films constituaient parmi ce que le cinéma américain avait su produire de mieux dans les années 80. En 1983, Carpenter, désœuvré, accepta pour la Columbia de porter à l'écran l'adaptation de Christine de Stephen King pour lequel il n'éprouvait que peu d'attirance, mais heureusement pour lui un certain succès public fut au rendez-vous. Si le cinéaste livre un travail plutôt efficace et visuellement séduisant, il doit aussi composer avec un scénario sur lequel il n'a pas la main et qui ne le passionne pas. Mais  Carpenter sort ragaillardi par l'expérience. L'ironie du sort vint que le projet Starman, porté depuis 1979 par le comédien producteur Michael Douglas, suscita l'intérêt de Hollywood depuis que la figure de l'extraterrestre gentil popularisé par E.T. connut un empathie considérable auprès du public ! De même que la dernière version du scénario partage quelques points communs avec le chef-d'œuvre de Spielberg. Après que plusieurs réalisateurs furent envisagés, Douglas porta son dévolu sur Carpenter qui allait ainsi travailler à nouveau sous la férule de la Columbia.

Pour Starman, John Carpenter est cette fois-ci passionné par son sujet et Michael Douglas le laisse entièrement libre de ses choix. Et si l'approche envisagée est celle d'un conte fantastique et sentimental, loin des développements horrifiques et désenchantés auxquels le réalisateur nous avaient jusqu'ici habitué, c'est bien un film de Carpenter qui se déroule sous nos yeux. Un rythme lent et hypnotique est savamment entretenu, le format large bénéficie toujours de compositions étudiées (même si pour la première fois, les gros plans sont très nombreux pour signifier qu'il s'agit d'un film centré sur des personnages), un genre américain par excellence - le road movie - transparaît derrière le genre "officiel" fantastique à la manière du western dans d'autres productions du cinéaste. Le rapprochement entre l'extraterrestre et Jenny se fera donc progressivement sur les routes à mesure que Carpenter nous fait visiter l'Amérique profonde aux paysages superbes mais avec sa violence sous-jacente. L'intelligence du scénario et de la mise en scène fait que c'est à travers le regard de l'alien que la nature complexe de l'être humain est abordée. Une vision de notre espèce est traduite par une projection naïve d'un être qui apprend en l'espace de trois jours à devenir un homme et parvient à en révéler parfois son absurdité existentielle - souvent par le biais de la dérision. Et l'on retrouve également une constante dans le cinéma de Carpenter, à savoir la méfiance vis-à-vis de notre société duale (car trompeuse et contradictoire) éprouvée par deux marginaux esseulés et traqués qui doivent douloureusement composer avec elle. L'originalité ici réside dans le fait que ces personnages effectuent un parcours parallèle et surtout positif dans sa conclusion ; le premier (l'alien) se construit peu à peu une personnalité dans son apprentissage auprès des humains alors que la deuxième (Jenny) se reconstruit à son contact et réapprend à vivre alors qu'elle est constamment confrontée à l'image de son défunt mari. Elle "mourra même à son ancienne existence" en revenant à la vie grâce aux pouvoirs de l'extraterrestre.

La force de Starman est également et essentiellement de placer sur le même plan les facultés surnaturelles de l'alien et la force du sentiment amoureux. Et ce qui pouvait nous apparaître ridicule et à l'eau de rose sur le papier devient alors profondément émouvant à l'écran grâce au mélange de légèreté, de beauté, d'amplitude, d'apesanteur et d'évidence entretenu par la réalisation de John Carpenter, par la photographie douce de Donald Morgan, et bien sûr par l'interprétation ultra sensible de Karen Allen et surtout celle constamment sur le fil du rasoir de Jeff Bridges. Entre l'enfant et l'ingénu, évoluant progressivement tel un Pinocchio désarticulé vers un homme de plus en plus sûr de ses mouvements, Bridges apporte une puissance émotionnelle rare par sa gestuelle, ses jeux de regard et son élocution savamment étudiée qui finit par transmettre une sorte de sagesse. L'alchimie entre Karen Allen et Jeff Bridges entre pour beaucoup dans la réussite du film et dans la croyance que se bâtit le spectateur au sujet de leur romance improbable. Faire oublier l'image du mari décédé et si profondément aimé - alors qu'elle est fatalement toujours présente aux yeux de Jenny comme des spectateurs - pour mettre en place un sentiment amoureux d'égale intensité vis-à-vis d'une toute nouvelle personnalité n'est pas un mince exploit de la part du cinéaste et de ses deux comédiens. Via son personnage principal qui repart après avoir délivré un message d'amour et de confiance en l'avenir (comme en témoigne la future arrivée d'un enfant), John Carpenter semble affirmer pour une fois que les tentations autodestructrices de l'espèce humaine ne sont pas nécessairement une fatalité, que le Mal qui nous ronge peut être circonscrit en pariant sur une franchise, une compassion et une naïveté dans les relations qui ne sont pas forcément synonymes d'inconscience ou de bêtise. Puis Carpenter de s'en aller gaiment tourner Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin... et de se prendre un nouveau bide douloureux. Et ainsi d'abandonner définitivement la fable humaniste pour plonger encore plus profondément dans l'obscurité et l'horreur afin de faire remonter ou de mettre en lumière les monstres qui nous condamnent à une vie de souffrances et de désillusions...

Ronny Chester

Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du Mandarin (Big Trouble in Little China, 1986)

En véritable amateur du cinéma d’exploitation japonais et hongkongais, notamment de la Shaw Brothers, John Carpenter rend ici hommage à tout un pan de la culture populaire. Il avait auparavant développé The Ninja, un projet pour la 20th Century Fox. Suite au désengagement du studio, c’est sur un autre script qu’il jette son dévolu : un western (combien de fois a-t-il tourné autour de ce genre de prédilection sans jamais franchir le pas, hormis deux scénarios finalement utilisés pour la télévision ?) se déroulant dans une communauté asiatique et qui verse dans le fantastique le plus pur. Mais W.D. Richter, réalisateur des Aventures de Buckaroo Banzaï, le convainc que c’est une fausse bonne idée de mêler deux genres aussi codés et Carpenter lui propose de transposer le script dans l’Amérique contemporaine. Richter, frustré de l’échec de Buckaroo Banzaï, qu’il considérait comme le premier film d’une longue série, en profite pour réinjecter de nombreuses idées développées pour cette franchise mort-née.

Le résultat est détonnant, d’une inventivité folle et d’un respect total pour le genre qu’il investit. Carpenter et Richter s’immergent dans ce cinéma, en assument la naïveté et le kitsch, refusent d’en américaniser la forme. Porté par les ballets aériens, la magie et le mystère de la mystique chinoise, Carpenter se libère totalement, se débarrasse de tout complexe "auteurisant", se lâche comme jamais. Il s’amuse à opposer la pesanteur du héros américain, génialement incarné par un Kurt Russell plus John Wayne que jamais, à la légèreté des chorégraphies martiales. Jack Burton se révèle une comédie aussi critique envers la société américaine - ses idées arrêtées, sa suffisance - qu'elle est d’un respect total pour la mythologie chinoise. Jack Burton est un héros lourd, machiste, frimeur et d’une incroyable incompétence tandis que tous les beaux rôles sont tenus par des Asiatiques et des femmes. Cette immersion dans le sujet se ressent aussi au niveau des décors et des effets spéciaux. Richard - Star Wars - Edlund réalise un travail admirable, mêlant blue screens, rétroprojections, créatures mécatronics et trucages des premiers temps du cinéma. Il s’inspire de la picturalité chinoise, en s’imprégnant par exemple de sa calligraphie pour dessiner la forme des éclairs qui parsèment le film, ou encore en utilisant une symbolique des couleurs héritée de l’Orient.

Les influences ne s’arrêtent pas au wu xia pian et Carpenter rend un magnifique hommage aux serials de sa jeunesse (Fu Manchu), au chambara (les trois guerriers de l’orage tout droit sortis de Baby Cart.), au western, sans jamais que le poids de ces multiples influences ne se fasse ressentir. Tout coule de source dans ce fabuleux voyage, drôle de bout en bout, virevoltant, surprenant, constamment jouissif. Le montage très rythmé ne craint pas de passer du coq à l’âne, de perdre le spectateur qui se trouve aussi perdu que l’est Jack Burton dans les quartiers de Chinatown et ses légendes ancestrales. Deux heures de concentré de bonheur, d’action ininterrompue, de dialogues savoureux, et au final un troisième échec commercial pour Carpenter après The Thing et Starman. Voilà ce que c’est que d’avoir à chaque fois dix ans d’avance sur tout le monde...

Olivier Bitoun

Prince des ténèbres (Prince of Darkness, 1987)

Il est difficile pour le fan de Big Daddy John de savoir au juste lequel des films du réalisateur est à placer au panthéon. De The Thing à New York 1997, de Halloween à Invasion L.A., de L’Antre de la folie à Assaut, ils sont trop nombreux à avoir marqué notre imaginaire cinéphile, trop nombreux à montrer l'inventivité et le talent inouï de John Carpenter à imposer une atmosphère avec une économie de moyens proprement stupéfiante. Sous cette montagne imposante de chefs-d’œuvre, il y a ce Prince of Darkness, œuvre souterraine qui semble vivre à la frontière de notre regard, dans cet endroit où l’on sent que quelque chose vit tapi mais qui refuse obstinément de se laisser voir en pleine lumière. Prince of Darkness demeure dans l’ombre de la filmographie de Carpenter, film peu aimable, film imparfait et bancal, mais dont la force d’évocation laisse une empreinte indélébile sur le spectateur.

Carpenter reprend comme dans Fog, Assaut - et bien d’autres - un lieu clos dans lequel une bataille sans merci entre le Bien et le Mal va se livrer. Un Mal insaisissable, protéiforme, comme l’extraterrestre de The Thing. Après l’échec douloureux de Jack Burton, Carpenter renoue avec l’univers de ses films pré-Starman, une œuvre avec laquelle le cinéaste tentait d’explorer de nouveaux horizons. Malheureusement le public refusa cette nouvelle proposition et Carpenter, violemment rappelé à l’ordre, se retrouve contraint de troquer le confort financier acquis auprès des grands studios pour les budgets ridicules de petites maisons indépendantes afin de conserver le contrôle de ses films. C’est pour Alive Films et trois millions de dollars que Carpenter va signer ses deux œuvres les plus noires, les plus absolues et radicales : They Live et ce tétanisant Prince of Darkness.

Film à l’esthétique étrange, au climat oppressant fonctionnant d’abord sur des éléments du quotidien qui se dérèglent (des colonies de fourmis, des clochards au comportement de zombis couverts de blattes) puis sur l’apparition de l’inexplicable (l’eau qui monte vers le plafond, des miroirs qui s’ouvrent sur des abîmes, des communications venues du futur...), Prince of Darkness repose sur un rythme calme et presque apaisé et les visions d’horreur qui bientôt surgissent sont extrêmement stylisées, quasi abstraites. Il en découle une ambiance unique dans le paysage du cinéma d’horreur contemporain, une ambiance dont la force d’évocation rend presque palpable l’évidence du Mal. Constatant que la tradition horrifique descendant du grand-guignol était au final incapable de nous faire ressentir l’omnipotence de ce Mal, Carpenter par des effets simples et directs décide de nous le décrire de manière presque clinique, documentaire, faisant de multiples références à la science des quanta. Et lorsque les visions de l’au-delà deviennent outrancières et sanguinolentes, nous les acceptons comme des émanations réalistes de ce qui jusqu’ici était tapi dans l’ombre de nos consciences, dans l’angle mort de notre perception.

Poème sombre et désespéré, Prince of Darkness est un pur chef-d’œuvre qui se situe à mille lieues des habituelles représentations du Malin, un film qui emprunte tout autant à l’imaginaire de Lovecraft et Poe qu’aux théories scientifiques de pointe, qui donne à ses élans gore une beauté morbide que n’aurait pas renié un Bunuel.

Olivier Bitoun

(Remarque futile en passant : étaient présentés à Avoriaz en 88 outre Prince of Darkness, qui obtient le Prix de la Critique, Robocop, Hidden, Near Dark, Anguish, Princess Bride, Hellraiser, Brain Damage, Histoire de fantômes chinois... on imagine mal aujourd'hui autant de films fantastiques aussi différents, novateurs, originaux réunis dans une même année).

Invasion Los Angeles (They Live, 1988)

Il y a des réalisateurs qui donnent toute leur puissance dans la démesure de projets pharaoniques et d’autres qui s’épanouissent complètement dans les petits budgets. Après de sévères échecs commerciaux, John Carpenter est sommé de revenir à une économie de production qui le ramène des années en arrière, du temps où il bricolait l’iconoclaste Dark Star avec trois bouts de ficelle et deux morceaux de tôle ondulée. Après Prince of Darkness, They Live est le deuxième film produit par Alive Productions et de nouveau Carpenter frappe très fort, porté par l’urgence de la série B, libéré des diktats des costards-cravates de Hollywood, ce qui lui permet de déverser tout son fiel contre l’Amérique des années Reagan.

Invasion L.A. est le film le plus ouvertement contestataire de son auteur, un pamphlet d'une rare virulence qui n’hésite pas à montrer Yuppies et Golden Boys comme des extraterrestres venus s’emparer de la planète. Ici, pas de sous-texte politique plus ou moins caché derrière le cinéma de genre : la charge est évidente, frontale, à l’image de Homecoming, l’admirable segment anti-Bush que réalisera Joe Dante pour les Masters of Horror quelques temps plus tard. « Consommez », « Obéissez », « Restez devant votre télé », « Respectez l’autorité », « Mariez-vous », « Reproduisez-vous », « L’argent est votre Dieu »... : le peuple américain est soumis à un véritable lavage de cerveau visant à le transformer en mouton servile, masse amorphe dont la seule finalité est de consommer et de nourrir une poignée de dirigeants et de décideurs. Anarchiste, nihiliste (voir le nom de son personnage principal, John Nada), Invasion L.A. brosse un portrait au vitriol d’une Amérique qui non seulement abandonne une partie de sa population (Carpenter décrit magnifiquement le monde des homeless, le chômage, les travailleurs pauvres...) mais s’en repaît aussi littéralement à l’image de la Society de Brian Yuzna. Des boursicoteurs aux "hommes pressés" des médias, un seul but : croître et endormir. Carpenter en appelle à un réveil salutaire, à la prise des armes face à une société qui a abandonné toute idéologie, toute valeur, tout humanisme pour ne se concentrer que sur un bien-être égoïste et illusoire. Il nous montre un monde artificiellement colorisé, faux, mensonger, dont le symbole est le cinéma des studios, la standardisation télévisuelle, un art dévoyé qui ne fait plus qu’abrutir et rassurer sans aucune considération pour la réalité des choses.

Invasion L.A., malgré ses extraterrestres, ses courses poursuite, ses gunfights, est un film bien plus réaliste que la production lambda des studios, un film de science-fiction qui se raccroche véritablement à ce qu'est notre société actuelle. La scène d’anthologie, une bagarre à mains nues d’une dizaine de minutes, porte tout le discours de Carpenter : accepter de voir c’est long, c’est douloureux, c’est une série de coups dans la gueule... mais comment peut-on vivre sans les recevoir ? Carpenter manie avec génie le Cinémascope, transformant les décors des bidonvilles en villes fantômes où une poignée de laissés-pour-compte représente les derniers vestiges d’une humanité en voie d’extinction. Il isole ces résistants par l’usage de la profondeur de champ ou de perspectives bouchées. Le cinéaste nous éblouit une fois de plus par la maestria de sa mise en scène, par son sens inné du montage (des scènes d’action d’une perfection formelle ahurissante), par l’intelligence de son propos. Invasion L.A., un chef-d’œuvre du cinéma de genre, un film primordial et salutaire.

Olivier Bitoun

Les Aventures d'un homme invisible (Memoirs of an Invisible Man, 1992)

John Carpenter a déjà utilisé le remake pour faire passer son amour du cinéma fantastique classique ou du western - on se souvient de The Thing et d’Assaut, deux des sommets absolus de sa carrière venus de la filmographie de Howard Hawks. Memoirs of an Invisible Man n’est pas à proprement parler un remake, le film étant une adaptation d’un roman de H.F. Saint et non une nouvelle variation sur celui d’H.G. Wells, mais la référence au film de 1933 s’impose malgré tout. Carpenter réalise de nouveau une œuvre évoquant son amour du cinéma classique hollywoodien, un film fidèle à ses grandes figures et qui dans un même temps nous en offre une lecture moderne et personnelle. En fait, Memoirs of an Invisible Man ressemble bien plus aux comédies de Hawks qu’à la version quelque peu surannée de L'Homme invisible de James Whale. Ce qui intéresse Carpenter, ce sont les difficultés qu’entraînent le caractère invisible de son héros, son non basculement dans la folie ou la soif de pouvoir. Rien que dans le titre (An Invisible Man, et non The), le cinéaste met l’accent sur l’idée d’un monsieur tout le monde plongé malgré lui dans une aventure qui le dépasse.

Chevy Chase joue ainsi un "Yuppie" déjà transparent avant même qu'il ne soit la victime d’une expérience scientifique qui finit de l’effacer aux yeux du monde. Carpenter ne s’intéresse pas aux capacités fantastiques de son héros mais à ses problèmes bien concrets de digestion, de déplacement, d’habillement, et surtout à la question de se faire remarquer par la belle Alice Monroe (Daryl Hannah). Les effets spéciaux (pourtant bluffants) passent ainsi en arrière-plan, les prouesses techniques s’effaçant au profit des seuls personnages. Dans la carrière de Carpenter, Les Aventures d’un homme invisible fait écho au sublime Starman par son romantisme assumé, le film rompant avec la hargne de ces deux films coup-de-poing que sont Prince des Ténèbres et Invasion L.A. Mais la comparaison avec Starman n'est pas en la faveur de ces aventures, la mise en scène de Carpenter, très en retrait, ne témoignant pas de son audace et de sa perfection habituelles. La gestion d’un gros budget, et donc d’un marketing lourd, le besoin d’apprivoiser pour la première fois de sa carrière des effets numériques et surtout l’utilisation d’une voix off imposée par Chevy Chase (ce qui va complètement à l’encontre de la narration purement visuelle du cinéaste)... tout cela fait que le cinéaste peine à insuffler au film sa patte si précieuse. Les Aventures d’un homme invisible est donc un film mineur dans la prodigieuse carrière du cinéaste, mais demeure une comédie romantique enlevée qui lorgne avec humilité du côté de La Mort aux trousses d'Alfred Hitchcock.

Olivier Bitoun

petits cauchemars avant la nuit (body bags ,1993)

En 1993, Showtime lance Body Bags, un projet de série télé au concept proche de celui de Creepshow. La chaîne contacte des cinéastes marqués par les comics horrifiques des 50's - type EC Comics - et demande à John Carpenter et à Tobe Hooper d'en réaliser les trois premiers épisodes. Carpenter saisit avec plaisir cette occasion de rendre un hommage amusé à tout un pan de cette culture populaire alliant humour noir et effets horrifiques. Il n'est pas le seul et l'on retrouve devant la caméra des figures du cinéma de genre comme Sam Raimi, Wes Craven, Greg Nicotero, Tobe Hooper, Roger Corman ou encore Mark Hamill, Carpenter se réservant pour sa part le rôle du monsieur loyal de la série en la personne du coroner. Il met en scène deux des trois épisodes du téléfilm pilote, The Gas Station et Hair, Tobe Hooper se chargeant de réaliser The Eye.

The Gas Station, qui met en scène une jolie pompiste pourchassée par un tueur en série armé d'une machette, est une amusante variation sur Halloween, Carpenter reprenant même quasi à l'exact certains plans et effets de son chef d'oeuvre. Bien sûr la maigreur des moyens et le fait que l'humour fasse partie de l'esprit de la série font qu'on ne retrouve pas l'incroyable tension du modèle, mais l'ensemble s'avère assez efficace dans ses effets de surprise et de suspense. The Hair joue plus la carte de la comédie avec son pitch délirant, un Stacy Keach chauve se faisant poser des implants qui se retournent contre lui et se révèlent venir de l'espace. Le pilote ne recueille guère les suffrages de la chaîne, pas plus que celui des spectateurs, et la série tombe aux oubliettes. On ne leur en tiendra pas trop rigueur, le résultat s'avérant certes sympathique mais également totalement anecdotique. Quelques semaines plus tard, sur la Fox, démarrera X-Files, une série fantastique autrement plus ambitieuse et réussie...

Olivier Bitoun

L'Antre de la folie (In the Mouth of Madness, 1994)

Après avoir réalisé le ludique Les Aventures d'un homme invisible, John Carpenter revient aux sources du genre horrifique avec L’Antre de la folie, l’un de ses films les plus fous et les plus aboutis. A l’heure où les grands studios s’emparent du fantastique en en ressuscitant les grandes figures (sont sortis coup sur coup le Dracula de Coppola, Entretien avec un Vampire avec Tom Cruise et Brad Pitt, et les pathétiques Wolf de Mike Nichols avec Jack Nicholson et Frankenstein de Kenneth Branagh), Carpenter réalise l’une de ces œuvres étranges et décalées qui font tout le sel du cinéma d'horreur, dans un mouvement à la fois d’allégeance au genre et de renouvellement. Aussi inattendu et surprenant que fidèle aux grandes figures du fantastique (le film évoque pêle-mêle Lovecraft, les films de SF paranoïaque des années 50, Stephen King, les zombies, Quatermass et Rendez-vous avec la peur), L’Antre de la folie est tout autant une virée étouffante dans l’imaginaire de l’horreur (le film nous offre des moments de pure angoisse) qu’une réflexion jubilatoire sur les rapports qu’entretiennent les fans et les œuvres qu’ils chérissent. Ni post-moderne, ni abstrait, ni cynique, le film de Carpenter est un chant d’amour au cinéma d’horreur, à ses incroyables capacités d’identification, de catharsis.

Le cinéaste nous emporte dans un monde glissant où règnent la folie, les phobies et la paranoïa. Lui qui souvent pose comme base de ses récits horrifiques des univers réalistes, s’amuse ici à décrire un monde de faux-semblants et de doutes, du cinéma gigogne où le spectateur, les protagonistes de l’histoire, le réalisateur, le scénariste voient leurs rôles et leurs places malmenés par un récit labyrinthique où l’imaginaire et le réel sont des données mouvantes. Si le propos ambitieux de Carpenter fonctionne si bien, c’est que le cinéaste connaît parfaitement les attentes du public, son rapport au cinéma fantastique, la mythologie du genre, ses enjeux, son histoire. Il peut donc délaisser le réalisme (condition normalement nécessaire pour faire naître la peur) pour dépeindre un monde contaminé par le fantastique mais qui, pour les spectateurs, aura la même réalité qu’un quotidien duquel surgirait soudainement l’horreur. Une piste également explorée la même année par Wes Craven avec Freddy sort de le nuit puis plus tard avec sa série des Scream. Expérimentant tant au niveau du montage que de la mise en scène, Carpenter explore des chemins de traverse, réalise des scènes inédites comme celle où Trent (le héros du film, joué par un remarquable Sam Neill) se réveille dans un univers entièrement bleu, ou encore l’effrayante séquence en boucle qui rejoint nos pires cauchemars. Magnifiquement photographié par Gary B. Kibbe, servi par des décors magnifiques, L’Antre de la folie est un film revigorant, très drôle, absurde, presque surréaliste. Une expérience hors norme, tant dans la filmographie de Carpenter que dans le paysage trop souvent balisé du cinéma fantastique.

Olivier Bitoun

Le Village des damnés (Village of the Damned, 1995)

Le roman de John Wyndham, The Midwich Cuckoos, avait été adapté une première fois avec bonheur (et avec succès) par Wolf Rilla en 1960, déjà sous le titre de Village of the Damned. Malgré la piteuse réputation du film de John Carpenter - en partie due aux aveux du cinéaste sur les raisons purement financières l’ayant poussé à réaliser ce remake - on se gardera bien pour autant d’assurer l’inutilité d’une telle entreprise voire même d’affirmer que l’original lui est infiniment supérieur, tant les films s’avèrent deux franches réussites, proches mais complémentaires. En effet, le déroulement des intrigues des deux films sont plus qu’analogues, et il convient par exemple de relever que John Carpenter reprend telle quelle l’une des plus évidentes idées de mise en scène du film de Rilla (le mur de briques psychologique de la séquence finale). Mais si les deux films reposent sur ce principe des « mystérieux enfants tueurs aux pouvoirs psychologiques terribles » (avec de réelles similitudes, ne serait-ce que dans leurs apparences), l’intention inhérente n’est, elle, pas du tout la même. Wolf Rilla avait réalisé son film en pleine Guerre Froide, et derrière la froide uniformisation des enfants se cachait en réalité la menace communiste, entité maléfique cherchant à s’immiscer dans les paisibles foyers britanniques. Lorsque John Carpenter s’attelle au remake, la Guerre Froide est finie, le bloc soviétique ne fait plus peur et la paranoïa n’est plus - en tout cas de la même manière - de mise. Fidèle à ses principes, Big John profite donc de l’occasion pour sensiblement modifier l’esprit de l’œuvre, et régler ses comptes avec Oncle Sam (nombreuses sont les institutions - armée, gouvernement, église - généreusement ébranlées par le film).

Comme souvent chez le cinéaste, la première partie prend le temps d’installer une atmosphère inquiétante et dérangeante ; si ceux qui attendent des frissons immédiats risquent d’y trouver le temps long, cette introduction cherche surtout à décrire la communauté de Midwich, petite bourgade typique des Etats-Unis. L’American Way of Life y déploie sa routine, jusqu’à ce que, simultanément, tous les habitants s’évanouissent, victimes d’un mal indéfini. L’apparent havre de paix se transforme alors en un inquiétant espace clos, dont la réclusion s’affirme par la révélation d’une invisible mais infranchissable frontière (littéralement illustrée par une belle trouvaille visuelle). Ce qu’il y a dès lors de plus troublant ne réside pas dans l’irruption soudaine de la violence ou de l’horreur, mais dans la perturbation insidieuse d’un modèle social : l’ « heureux événement » qu’attendent toutes les mères de Midwich se trouble alors, et l’idée même de maternité se teinte d’une composante mi-grotesque (l’usine à bébés installée par l’armée) mi-effrayante. Par ailleurs, une fois les bébés nés, et devenus de jeunes enfants - à noter une utilisation singulière de l’ellipse temporelle qui participe au trouble distillé par cette première partie - le remake se démarque assez nettement des intentions du film original au travers du personnage de David, l’un des jeunes envahisseurs.

Là où Wolf Rilla travaillait sur l’uniformisation et la synchronisation mécanique des enfants, Carpenter cherche le déséquilibre en le laissant à la marge du groupe ; David agit donc autant comme perturbateur (et donc comme révélateur des faiblesses des enfants) que comme lien entre les envahisseurs et les envahis, mais il ne pourra jamais, par sa nature même, prétendre rejoindre l’un des groupes, ni même les aider, et il est donc condamné à la solitude (à ce sujet, le tout dernier plan du film est remarquable). Là où les enfants du film de Rilla dégageaient une puissance froide, implacable, David vient apporter de l’émotion, notamment dans une très belle scène où, se démarquant de la marche organisée de ses congénères, il va au cimetière pour y trouver une jeune mère éperdue dont il saisira la détresse mais qu’il ne sauvera pas. A travers ce personnage, Carpenter évoque toute la dualité des sociétés humaines, la manière dont elles se déshumanisent, la multiplicité des facettes adoptées par le Mal pour y germer, la force exclusive et aliénante du groupe : tant de thématiques, d’obsessions, que l’on retrouve de part en part dans toute son œuvre. Souvent négligé, parfois injustement dénigré, Le Village des damnés est un vrai bon Carpenter.

Antoine  Royer

Los Angeles 2013 (Escape from L.A., 1996)

La productrice Debra Hill, John Carpenter et Kurt Russell se retrouvent quinze ans après leur plus grand succès pour écrire une suite à Escape from New York. Si le pitch reste le même, le traitement est, lui, radicalement différent. A la sècheresse du premier opus répond une profusion visuelle lorgnant vers le baroque et le grand-guignol. Au trajet implacable de Snake Plissken dans le New York de 1997 répond une succession de péripéties toutes plus rocambolesques les unes que les autres. C’est que de NY nous sommes passé à L.A., et que l’enfant prodige du cinéma de genre subit depuis dix ans l'échec de Big Trouble in Little China et peine à maintenir sa place dans une industrie de plus en plus carnassière. Ce nouvel Escape ne sera donc plus une charge anarchisante contre la politique de son pays, mais un règlement de comptes avec l’industrie du spectacle.

Si Carpenter accepte de tourner une suite, c’est certainement avec l'idée de pointer du doigt l’une des absurdités du système. Lui qui n’a cessé de se renouveler, d’innover, allant le premier rendre un hommage brillant aux délires martiaux de la Shaw Brothers avec Jack Burton dans les griffes du Mandarin, réalisant sa satire politique la plus radicale avec They Live !, tournant son film le plus poignant avec Starman, s'est vu contraint de tourner coup sur coup deux "remakes" (Memoirs of an Invisible Man et Village of the Damned) et doit maintenant faire un bond de quinze années en arrière pour décalquer son hit. En répétant la même histoire, Carpenter semble bien nous montrer le refus ou l’incapacité du système à se repenser, à évoluer. Une fois le postulat de base posé, la satire peut prendre corps à travers les péripéties de Snake dans ce Disneyland sous acide. Culte de la beauté (hilarante scène des ratés de la chirurgie esthétique) et du corps (surf et body building), puritanisme, dictature du "politiquement correct"... : Hollywood en prend pour son grade. Mais si les grands studios ici sont la cible privilégiée de Carpenter, il n’en demeure pas moins que l’industrie du cinéma n’est que le reflet de la politique américaine. Le fait que toute tentative émancipatrice et contestataire d’un cinéaste fait qu'il se trouve repoussé à la marge de l'industrie n'est que l'écho d’une société ultra-libérale.

L.A., isolée du continent par un tremblement de terre (en 92 la ville en a effectivement subi un très important), devient un no man’s land où l’Amérique se débarrasse de ses has been et des laissés-pour-compte du système (là encore, Carpenter fait écho à l’actualité et aux émeutes qui submergèrent la ville en 92). Ode aux marginaux et aux losers, Escape from L.A. prend bien garde de ne pas se positionner du côté d’un anti-américanisme primaire. Les factions rebelles et révolutionnaires alter-mondialistes ont bien des utopistes dans leurs rangs, mais leurs gourous n’ont rien à envier aux dictateurs qui parsèment notre planète. Même si renvoyer dos à dos les libéraux et leurs opposants montre le côté réactionnaire de Carpenter, le cinéaste fait preuve d’une certaine acuité dans sa caricature. Carpenter aime son pays, ses mythes, ses légendes, un amour qui nourrit sa haine féroce des institutions liberticides et des dérives fascisantes. Visuellement, Escape from L.A. s’affranchit constamment de son modèle new-yorkais. Sa mise en scène outrancière, son esthétique grotesque peuvent certes rebuter, mais c’est bien en jouant sur les codes, en grossissant le trait que Carpenter parvient à nous plonger dans ce grand-huit cinématographique aussi déroutant que jouissif. Film iconoclaste, impertinent, qui épouse les formes d’un grand spectacle grand-guignolesque pour mieux en démonter les rouages, Los Angeles 2013 est une petite perle à réhabiliter d’urgence !

Olivier Bitoun

Vampires (1998)

Désert du nouveau Mexique. Sable soulevé par un vent hurlant, aube rouge qui annonce le règlement de comptes à venir. Une horde de mercenaires attaque un ranch et en décime les occupants. Le crépuscule, un saloon et sa faune interlope. Repos du guerrier et tequila. Rires et chants qui bientôt cèdent la place aux hurlements lorsque les survivants du massacre du matin viennent réclamer vengeance. Western fin de monde à la Peckinpah ? Oui, mais à la sauce Carpenter. Pas de hors-la-loi mais des vampires, donc. En deux scènes le ton est donné. De l’aube au crépuscule : le western et ses codes. Du crépuscule à l’aube : le cinéma d’horreur où le vampire gothique reprend ses droits.

Vampires est, après le Rio Bravo sauce survival qu’était Assaut et le Rio Lobo version futuriste que sera Ghosts of Mars, le film dans lequel Big Daddy John se laisse le plus naturellement aller à son grand amour du western. Cependant ici Carpenter se réfère plus à Peckinpah qu’à Hawks, multipliant les clins d’œil à La Horde sauvage et Alfredo Garcia. Moins des clins d’œil d’ailleurs qu’un terreau commun duquel naissent des histoires similaires. Des histoires où le Bien ne peut exister que parce que le Mal est là, des histoires où la morale se dessèche au contact du désert, territoire sans autre loi que celle des hommes. Pas de glorification du héros chez Carpenter : Jack Crow (magistral James Woods) est une brute dont les méthodes expéditives le rendent plus d’une fois antipathique. Comme Snake Plissken dans New York 1997, il est au service d’un gouvernement fasciste (ici le Vatican) qu’il ne respecte que parce qu’il lui donne les moyens d’accomplir sa mission. Jack Crow fait partie, comme toujours chez Carpenter, de ces combattants de l’ombre qui en coulisse empêchent le monde de sombrer dans l’enfer. La construction du récit épouse la trajectoire de son héros. Tandis que le dernier compagnon de Jack Crow doute de sa mission (il tombe amoureux d’une jeune fille qui peu à peu se transforme en vampire), que le spectateur est choqué par les méthodes employées pour éradiquer le Mal (Carpenter réalise là son film le plus gore) et que des trahisons voient le jour, le film, lui, suit une ligne droite, directe. D’où l’apparente simplicité de Vampires qui ne s’embarrasse d’aucune circonvolution scénaristique mais au contraire se réduit de plus en plus à une petite poignée de personnages, décimant la quasi-totalité des deux clans rivaux en à peine un quart d’heure.

Vampires est un film primitif, comme l’étaient The Fog ou Prince of Darkness, un film où le Mal prend sa source dans un passé immuable, une terre ancestrale. Un Mal qui fait partie des fondements même de la civilisation américaine et qui n’est pas l’émanation d’un système politique ou social déliquescent (New York 1997, Invasion L.A., Los Angeles 2013...). Film primitif dans son imagerie également : violence des combats, sueur et sang, rites chrétiens des premiers âges. Primitif encore dans sa mise en scène, Carpenter abandonnant le formalisme de ses précédents films au profit d’un filmage brut, impur. Il utilise pour la première fois de longues focales, des zooms, et tourne à l’aide de plusieurs caméras. Vampires perd ainsi en précision ce qu’il gagne en sauvagerie, se démarquant ainsi complètement du Dracula de Coppola et d’Entretien avec un Vampire de Neil Jordan. Même avec un sujet aussi classique que Van Helsing contre Dracula, Carpenter est bien incapable de se couler dans un moule. Point de romantisme donc, nul tourment existentiel, juste l’affrontement sauvage entre deux clans. Affrontement sans vainqueur, l’annihilation de l’un entraînant de facto la disparition de l’autre. Film âpre et jusqu’au-boutiste, Vampires est le dernier chef-d’œuvre en date du maître de l’horreur contemporaine.

Olivier Bitoun

Ghosts of Mars (2001)

Après Vampires, John Carpenter était attendu au tournant par ses nombreux fans. Il l’était également par une critique toujours fascinée et déroutée par le culte voué à ce réalisateur hors du commun. Il aura donc fallu attendre 2001 et le retour à la mode des films "martiens" pour découvrir Ghosts of Mars. Malheureusement pour Carpenter, son film fut un véritable fiasco. Sorti aux USA le 24 août 2001, soit deux semaines avant les évènements du 11- Septembre, le film fut à la fois conspué par la critique et boudé par un public non réceptif à la violence mise en scène par Carpenter. Construit sur la base d’un scénario original, Ghosts of Mars raconte l’histoire de deux femmes militaires envoyées sur Mars afin d’appréhender Desolation Williams, un dangereux criminel sévissant aux alentours de la Terre. Mais lorsqu’elles arrivent à destination, la planète semble vidée de ses habitants. Seuls quelques mutants au comportement violent hantent les alentours de la colonie. On retrouve ici les grandes thématiques du cinéma de John Carpenter : l’affrontement entre deux civilisations, la nécessité de l’alliance entre les hommes et la figure du "siège" empruntée au Rio Bravo de Howard Hawks. Mais là où Carpenter innove, c’est en inventant une société matriarcale : souvent taxé de machisme, le cinéaste fait ici preuve d’une approche assez moderne du monde. Un monde dominé par des femmes dont l’intelligence et la réussite sociale sont à la mesure de leur caractère. Ici, le cinéma de Carpenter fait un nouveau pas vers celui de Howard Hawks, cinéaste amoureux des femmes et féministe devant l’éternel.

Ghosts of Mars brille également par la qualité de son écriture scénaristique. Car si l’histoire imaginée par Carpenter n’est pas très originale, son scénario est pour sa part extrêmement malin. Construit à l’aide de courts flash-back répétitifs, le script du film balade avec habileté le spectateur dans les méandres d’une intrigue maîtrisée de bout en bout. De plus, Carpenter prouve encore une fois sa maestria dans l'utilisation du Cinémascope. Combien de cinéastes de sa génération sont capables de rivaliser avec lui sur ce point ? Artiste polyvalent, Carpenter signe également la bande originale du film, une partition métal dont les relents apocalyptiques donnent à la planète rouge une atmosphère trash. Côté interprétation, il faut avouer que si Ice Cube manque de charisme, Pam Grier et Natasha Henstridge donnent corps et âme à leurs personnages. Si Pam Grier n’avait plus grand-chose à prouver, la jeune Natasha Henstridge montre ici qu’elle est autre chose qu’une beauté plastique quelconque, une comédienne dont Carpenter a su déceler le talent mais qui n’a malheureusement jamais su sortir du rang après Ghosts of Mars. Voilà, le plaidoyer de la défense est rendu, à vous de juger et de donner une nouvelle chance à la dernière grande expérience cinématographique de John Carpenter.

François-Olivier Lefèvre

masters of horror : Cigarette Burns (2005) & pro-life (2006)

Ce n'est jamais agréable d'évoquer les œuvres mineures d'un artiste, les fin de carrière décevantes mais c'est malheureusement le jeu de l'intégrale. Il faut donc en passer pour terminer ce portrait par des réalisations anecdotiques et qui laissent un goût amer alors qu'il s'agit ici d'évoquer un cinéaste aussi important que Carpenter. Le déclin, entamé avec Ghosts of Mars, se poursuit donc pour Big Daddy John alors que c'est à la télévision qu'il trouve refuge pour tourner deux épisodes de la série Masters of Horror. Après l'échec public des Aventures d'un homme invisible, Carpenter était déjà passé par la case télé avec Body Bags qui se révéla être une grosse déconvenue, la chaîne annulant la série après la réalisation d'un pilote. Le principe des Masters of Horror initiée par Mick Garris est le même, une anthologie d'histoires horrifiques, à ceci près que l'aspect humoristique est au contraire des autres essais du genre - Creepshow, Les Contes de la crypte - plutôt mis de côté. Garris parvient à embarquer sur ce projet Don Coscarelli, Stuart Gordon, Tobe Hooper, Dario Argento, Joe Dante, John Landis, Larry Cohen, Lucky McKee, John McNaughton, Takashi Miike... et donc Carpenter qui intervient par deux fois, dans la première saison en 2005 et la seconde tournée l'année suivante.

Depuis Les Aventures d'un homme invisible, Carpenter essuie échec sur échec au box-office. Hormis Vampires qui rentre tout juste dans ses frais, Los Angeles 2013, Le Village des damnés et Ghosts of Mars sont de véritables fours, et au bout de dix ans de ce régime sévère Carpenter voit les portes des studios se fermer définitivement devant lui. Certainement que quelques années auparavant il aurait réagi, qu'en bon contrebandier et artisan qu'il est il aurait trouvé une solution. Mais très clairement, Carpenter a perdu le mojo, déclarant à l'époque préférer passer ses journées à faire de la musique ou des jeux vidéo plutôt que de se bagarrer avec les executives. Pour le coup, la proposition de Garris tombe à pic, l'idée de passer seulement dix jours sur un plateau et d'ensuite retourner à ses claviers et à ses consoles lui convenant parfaitement.

Cigarette Burns avec son film maudit qui rend fou quiconque le voit est une sorte de variation de L'Antre de la folie tandis que Pro-Life fait penser à un mix entre Prince of Darkness et The Thing. Les scénaristes Scott Wann et Drew McWeeney livrent donc sur un plateau à Carpenter deux scripts parfaitement conformes à son univers. Pourtant, fait significatif, Carpenter choisit ces deux histoires dans la pile proposée par Garris, elles n'ont pas été écrites spécifiquement pour lui (Wann et McWeeney pensent même à Joe Dante pour Cigarette Burns). Si l'on imagine sans peine que les deux scénaristes ont été bercés par les films de Big Daddy John et quelque part influencés par lui dans leur écriture - ils n'oublient pas la portée politique en prenant pour cible les militants anti-IVG dans Pro-Life - il est surtout symptomatique de voir le cinéaste choisir la facilité en choisissant ces deux récits sur mesure. Huitième épisode de la première saison des Masters of Horror, Cigarette Burns est aussi le meilleur de l'anthologie, par la qualité de l'histoire et quelques visions très efficaces proposées par le cinéaste. Pro-Life, plus confus et bancal, réserve quelques bons moments et s'avère tout à fait estimable. Il n'empêche que l'on a affaire à un Carpenter offrant le minimum syndical, remplissant son contrat avec sérieux mais sans s'investir outre mesure dans la réalisation. On pourrait même mettre plus au crédit de l'équipe des effets spéciaux qu'à celui du cinéaste les meilleurs moments des deux films. Ces deux épisodes auraient été suivis d'un bon film au cinéma, on aurait largement excusé le côté alimentaire de l'entreprise. Las, ce sont les deux dernières propositions à peu près décentes d'un Carpenter usé et désabusé.

Olivier Bitoun

The Ward - L'hôpital de la terreur (2010)

1966. Kristen (la très graphique Amber - Tous les garçons aiment Mandy Lane - Heard) est retrouvée près d'une ferme incendiée. Elle est internée dans l'asile psychiatrique de North Bend où, la nuit venue, les patientes (il s'agit d'un hôpital pour femmes) disparaissent sans laisser de traces et sans que cela ne semble inquiéter le personnel médical. Kristen ne tarde pas à découvrir qu'un fantôme hante les lieux...

Il a fallu attendre dix ans pour voir revenir Big Daddy John au cinéma. Las, The Ward montre un cinéaste qui n'y croit plus vraiment, Carpenter ne signant ni le scénario ni même la musique de ce produit de série aussi sympathique que parfaitement anecdotique. L'Hôpital de la terreur est un film de fantôme ultra-balisé à la construction et aux rebondissements attendus dont chaque élément a déjà été vu et revu mille fois, jusqu'au décor de l'asile psychiatrique usé jusqu'à la moelle par des générations de cinéastes d'épouvante. Tout ici se révèle convenu, le récit avançant sur ses rails en mode automatique.

Reste la mise en scène. On est à mille lieues de ce que le cinéaste a pu proposer par le passé, mais The Ward est loin de démériter sur ce (seul) aspect. Certes, John Carpenter use et abuse des travellings dans les couloirs ou de scare-jumps qui deviennent autant de gimmicks ennuyeux (voir gênants pour un cinéaste de sa trempe), mais sa mise en scène sait aussi se révéler d'une grande fluidité et il parvient à installer une ambiance assez angoissante et à ménager quelques séquences particulièrement réussies. Carpenter, en bon descendant des maîtres de la série B, propose un film d'une tenue assez impeccable pour un budget dérisoire, s'arrangeant pour éviter les effets spéciaux cheap.

Ni honteux, ni mémorable, The Ward fait partie de ces films aussitôt vus, aussitôt oubliés. Signé par un anonyme, il aurait constitué une sympathique découverte, un film old school sans surprise mais soigné. Signé par Big Daddy John, il nous laisse un goût amer en bouche...

Olivier Bitoun

Lost Themes (2015)

La première passion de John Carpenter, avant même le cinéma, c'est la musique. Son père violoniste, compositeur et musicien de studio de Nashville, l'y initie très tôt. Il s'essaye lui même sans succès au violon avant de se tourner vers la guitare et les synthés qui lui conviennent bien mieux. Il joue dans un petit groupe de rock et, devenu cinéaste, va tout au long de sa carrière poursuivre sa passion en composant lui même la musique de la grande majorité de ses films. Il se ménage aussi des activités hors de la sphère du cinéma en montant dans les années 80 The Coupe de Villes avec ses potes Tommy Lee Wallace (réalisateur et scénariste de Halloween III qui apparaît en Michael Myers dans le premier chapitre de la saga et fait aussi une apparition dans The Fog) et Nick Castle (scénariste de New York 1997, qui double l'alien de Dark Star et porte également The Shape Mask dans Halloween), un groupe aux influences pop et californiennes si marqué par les sons et gimmicks 80's qu'on ne sait trop s'il relève ou non de la parodie (voir leur clip accompagnant Les Aventures de Jack Burton).

Après avoir travaillé sur les ambiances sonores de Dark Star, il devient véritablement compositeur avec Assaut, improvisant et enregistrant la B.O. en deux jours seulement. Une BO composée de trois morceaux, dont un thème implacable qu'il utilise à répétition durant tout le film, trouvant ainsi de manière complètement empirique ce qui va devenir la Carpenter's touch, une signature aussi reconnaissable que ne l'est sa gestion du Cinémascope. Avec Halloween il met en place sa méthode de travail, montant d'abord puis s'enfermant pendant deux semaines pour improviser la partition avec le film en tête. Les compositions de Carpenter reposent sur une rythmique basique (mais qui peut se révéler originale avec l'utilisation régulière du 5/4) et des nappes digitales sur lesquelles se développent des boucles répétitives basées sur quelques suites de notes répétées. Des mélodies synthétiques anxiogènes minimalistes, obsédantes, iconiques et imparables qui vont avoir une grande influence sur de nombreux musiciens, notamment dans les années 2000 avec de nombreux groupes synthwave qui se réclament de son travail - voire s'y réfèrent directement comme Zombie Zombie (l'album de reprises Plays John Carpenter), Zombi et Carpenter Brut - mais aussi des formations plus rock comme Les Tigres du futur.

Lost Themes est son premier album. Il improvise pendant plusieurs années des titres avec son fils Cody entre deux sessions de jeux vidéo et se retrouve avec deux heures de compositions originales. Daniel Davies (le fils de Dave - The Kinks - Davies), filleul de Carpenter et ami d'enfance de Cody, vient prêter main forte au projet qui se retrouve édité par l'excellent label Sacred Bones Records (Moon Duo, Black Mass mais aussi David Lynch). On retrouve ici tout l'univers du musicien cinéaste, ces ambiances lourdes dont il a le secret, rehaussées ici d'envolées au clavier et de riffs de guitare très Hard FM. Car si la base demeure minimaliste, Carpenter s'ouvre ici à des orchestrations lyriques et baroques qui font parfois pencher les compositions dans une atmosphère très "globlinesque". Et au fur et à mesure que les morceaux défilent, on s'imagine des histoires, on se projette des images inédites du maître. Lost Themes est un B.O. imaginaire qui nous permet de retrouver l'univers du cinéaste, la musique réveillant ce stock d'images carpenteriennes que l'on a en nous, les recombinant et en faisant surgir des nouvelles. Si tous les morceaux ne sont pas à la hauteur, si quelques digressions se révèlent surchargées et indigestes, on retrouve le Carpenter que l'on aime et non celui usé, vieilli des Masters of Horror et The Ward.

Olivier Bitoun

Bibliographie

Mad Movies Hors Série John Carpenter (novembre 2001)
Mythes et masques, les fantômes de John Carpenter de Luc Lagier, Jean-Baptiste Thoret (Dreamland, 1998)

Le Top Carpenter de la rédac

Par Olivier Bitoun, Justin Kwedi, Antoine Royer, François-Olivier Lefèvre et Ronny Chester - le 25 janvier 2016